(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section troisième. La Tribune sacrée. — Chapitre VI. Massillon. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section troisième. La Tribune sacrée. — Chapitre VI. Massillon. »

Chapitre VI.
Massillon.

Ce qui peut manquer aux sermons de Bossuet du côté de l’élégance et de la correction soutenue du style, ceux de Massillon le réunissent à un point qu’il n’est guère probable que l’on surpasse jamais. C’est le Racine des prosateurs ; et nous ne connaissons rien au-dessus d’un pareil éloge, quand il est aussi bien mérité. Ce jugement est celui de tous les bons juges en littérature, et de M. de La Harpe entre autres, que nous nous faisons d’autant plus un mérite de suivre ici, qu’il serait difficile de penser plus juste et de s’exprimer mieux.

« Un charme d’élocution continuel, dit-il, en parlant de Massillon, une harmonie enchanteresse, un choix de mots qui vont tous au cœur ou qui parlent à l’imagination ; un assemblage de force et de douceur, de dignité et de grâce, de sévérité et d’onction ; une intarissable fécondité de moyens se fortifiant tous les uns par les autres ; une surprenante richesse de développements ; un art de pénétrer dans les plus secrets replis du cœur humain ; de l’effrayer et de le consoler tour à tour ; de tonner dans les consciences et de les rassurer ; de tempérer ce que l’évangile a d’austère par tout ce que la pratique des vertus a de plus attrayant : c’est à ces traits que tous les juges éclairés ont reconnu dans Massillon un homme du très petit nombre de ceux que la nature fit éloquents ».

Tout en rendant à Massillon la même justice, M. Maury observe cependant qu’il abuse quelquefois de la fécondité de son style, qu’il commente et paraphrase trop ses idées. « Prenez-le à l’ouverture du livre, dit-il, vous verrez qu’on ne trouve souvent dans chaque alinéa qu’une seule pensée énoncée avec autant d’élégance que de variété ; mais ses sermons sont si supérieurement écrits, si touchants, si affectueux, qu’on les trouve trop courts : c’est un ami qui vous embrasse en vous reprochant vos fautes ; et, malgré cette stérilité d’idées, dont l’esprit murmure quelquefois, le cœur est tellement satisfait, que Massillon vivra autant que la langue française ». Aussi a-t-il trouvé des admirateurs dans tous les temps ; et ceux même qui ne croyaient pas à sa doctrine, ont cru à son talent, par respect pour leurs propres lumières, qu’ils eussent craint de compromettre en pensant autrement. Mais c’est surtout pour les âmes sensibles et aimantes que Massillon est le livre chéri, qu’elles recherchent avec le plus de soin, auquel elles reviennent avec le plus de plaisir. C’est pour elles qu’il est cet ami, dont parlait il n’y a qu’un instant M. Maury, qui sonde et qui guérit les plaies du cœur, qui calme les troubles de -l’imagination, et qui met à la place des chimères qui l’abusent, des vérités douces qui la consolent. S’il est de ces écrivains privilégiés qu’on ne lit point sans être plus content de soi, et sans se trouver meilleur, Massillon est du nombre, plus rare encore, de ceux qu’on n’a jamais quittés sans se sentir plus heureux.

À quoi tient donc chez lui ce charme irrésistible, dont l’effet est aussi sûr que général ? Sacrifie-t-il quelquefois la dignité de son ministère à la vaine ambition de faire briller son esprit ? flatte-t-il les passions aux dépens de la vérité ? compose-t-il avec la sévérité du dogme, avec les faiblesses de l’humanité ? Jamais. Pourquoi donc ce triomphe si constant, si universel, dans le cours de sa carrière oratoire ? pourquoi donc cette place toujours réservée pour lui dans les bibliothèques de tous ceux qui ont une âme et du goût ? Ah ! c’est que la religion est dans Massillon ce qu’elle devrait être partout, et ce qu’on la trouve en effet, quand on la considère dans le véritable esprit de ses maximes ; c’est qu’il n’est pas une classe de la société, pas une circonstance dans la vie, où l’on ne puisse faire ce que nous prescrit cette religion par la bouche de l’orateur : tous les devoirs qu’il nous impose, en son nom, se trouvent si essentiellement liés à notre félicité temporelle, que l’on court volontiers au-devant d’un joug qui n’a rien d’effrayant dans la perspective, rien de pénible dans la pratique.

Qui pourrait se refuser, par exemple, à l’obligation si simple et si générale de la prière, quand elle nous est présentée comme le plus naturel, comme le plus facile des devoirs, et environnée de tout ce qui doit et peut nous la faire chérir ? Comment ne pas en croire un ami qui nous dit :

« Ah ! mes frères, si nous sentions les misères de notre âme, comme nous sentons celles de notre corps ; si notre salut éternel nous intéressait autant qu’une fortune de boue, ou une santé fragile et périssable, nous serions habiles dans l’art divin de la prière ; nous ne nous plaindrions pas que nous n’avons rien à dire en la présence d’un Dieu à qui nous avons tant à demander ; il ne faudrait pas donner la gêne à notre esprit, pour trouver de quoi nous entretenir avec lui ; nos maux parleraient tout seuls ; notre cœur s’échapperait malgré nous-mêmes en saintes effusions, comme celui de la mère de Samuel devant l’arche du Seigneur ; nous ne serions plus maîtres de notre douleur et de nos larmes ; et la plus sûre marque que nous n’avons point de foi, et que nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, c’est que nous ne savons que dire au Seigneur dans le court intervalle d’une prière. — Faut-il apprendre à un malade à demander sa guérison ; à un homme pressé de la faim, à solliciter de la nourriture ; à un infortuné battu de la tempête, et sur le point d’un triste naufrage, à implorer du secours ? Hélas ! la nécessité toute seule ne fournit-elle pas alors des expressions ? ne trouve-t-on pas dans le sentiment tout seul des maux qu’on endure, cette éloquence vive, ces mouvements persuasifs, ces remontrances pressantes qui en sollicitent le remède ? Un cœur qui souffre a-t-il besoin de maître pour savoir comment il faut se plaindre ! Tout parle en lui ; tout exprime sa douleur ; tout annonce sa peine ; tout sollicite son soulagement : son silence même est éloquent. — Dès qu’une infirmité fâcheuse menace votre vie, qu’un événement inattendu met vos biens et votre fortune en péril, qu’une mort prochaine est sur le point de vous enlever une personne ou chère ou nécessaire ; alors vous levez les mains au ciel, vous y faites monter des gémissements et des prières ; vous vous adressez au Dieu qui frappe et qui guérit ; vous savez prier alors ; vous n’allez pas chercher hors de votre cœur des leçons et des règles pour apprendre à lui exposer votre peine, ni consulter des maîtres habiles pour savoir ce qu’il faut lui dire ; vous n’avez besoin que de votre douleur : vos maux tout seuls ont su vous instruire. — Si vous priez rarement, le Seigneur sera toujours pour vous un Dieu étranger et inconnu, pour ainsi dire, devant qui vous serez dans une espèce de gêne et de contrainte ; avec qui vous n’aurez jamais ces effusions de cœur, cette douce confiance, cette sainte liberté que la familiarité toute seule donne, et qui fait tout le plaisir de ce commerce divin. Dieu veut être connu pour être aimé. Le monde perd à être approfondi ; il n’a rien de riant que sa surface et le premier coup d’œil. Entrez plus avant ; ce n’est plus que vide, vanité, chagrin, agitation et misère Mais, le Seigneur ! il faut le connaître et le goûter à loisir, pour sentir tout ce qu’il a d’aimable. Plus vous le connaissez, plus vous l’aimez ; plus vous vous unissez à lui, plus vous sentez qu’il n’y a de véritable bonheur sur la terre, que celui de le connaître et de l’aimer ».

(Sermon sur la prière).

C’est avec un pareil langage que l’on touche, que l’on pénètre les cœurs les plus indifférents, et que l’on porte la persuasion dans les moins disposés à se laisser persuader ; parce qu’avec un léger retour sur soi-même, il est impossible qu’on ne trouve passa conscience d’accord avec l’orateur, et que l’on ne se rende pas à sa voix. Un homme, dont la belle âme avait plus d’un rapport avec celle de Massillon, et à qui la religion, les mœurs et les lettres doivent tant, Fénelon, a parlé aussi de la prière, et en a donné la définition la plus juste, la plus conforme au génie du christianisme et à l’esprit de son divin auteur.

« Être en prière, c’est lui demander (à Dieu) que sa volonté se fasse ; c’est former quelque bon désir ; c’est élever son cœur à Dieu ; c’est soupirer après les biens qu’il nous promet ; c’est gémir à la vue de nos misères et des dangers où nous sommes de lui déplaire et de violer sa loi. Or, cette prière ne demande ni science ni méthode, ni raisonnement ; ce ne doit point être un travail de tête ; il ne faut qu’un instant de notre temps et un bon mouvement de notre cœur. On peut prier sans aucune pensée distincte ; il ne faut qu’un retour du cœur d’un moment ; encore ce moment peut-il être employé à quelque autre chose. La condescendance de Dieu à notre faiblesse est si grande, qu’il nous permet de partager pour le besoin ce moment entre lui et les créatures. Oui, dans ce moment occupez-vous selon vos emplois : il suffit que vous offriez à Dieu, ou que vous fassiez, avec une intention générale de le glorifier, les choses les plus communes que vous êtes engagés à faire.

» C’est cette prière sans interruption que demande saint Paul : prière que beaucoup de gens de piété s’imaginent être impraticable, mais dont la pratique sera très facile à quiconque saura que la meilleure de toutes les prières est d’agir avec une intention pure, en se renouvelant souvent dans le désir de faire tout selon Dieu et pour Dieu ».

(Entretien sur la prière).

Est-il possible maintenant de trouver des objections plausibles contre la pratique d’un devoir rendu aussi facile ? N’est-ce pas là réduire bien complètement la mauvaise foi à l’impuissance de répondre ? Comment, ne pas suivre, ne pas aimer une religion qui descend à la faiblesse de l’homme, pour lui donner la force de s’élever jusqu’à elle ; qui compatit à ses infirmités, et ne lui impose rien qui excède la portée de ses moyens ? Si elle lui fait un devoir quelquefois de sacrifices en apparence plus pénibles, ou réellement coûteux pour l’amour-propre, que l’on y réfléchisse un moment, et l’on verra bientôt que l’ordre social et l’intérêt du bonheur individuel commandent impérieusement ces sacrifices ; et l’on sera forcé de se prosterner devant ce chef-d’œuvre de la législation morale.

Partout Massillon persuade, parce que l’intérêt de ses auditeurs est le seul qui l’occupe ; parce qu’il semble n’être monté en chaire que pour les prévenir du danger qui les menace ; et ce danger, il en est lui-même si pénétré, il le peint de couleurs si vraies, soutenues de preuves si convaincantes, toujours puisées dans la nature et dans le cœur de l’homme, que l’on ne peut pas ne pas rester convaincu avec lui de la réalité et de l’importance des vérités qu’il annonce. S’agit-il de prouver la nécessité qu’impose la religion de pardonner à nos ennemis les plus déclarés ; il sait quel obstacle il va trouver dans la fierté du cœur de l’homme, eh bien ! c’est ce même cœur qu’il va forcer de pardonner pour l’intérêt de sa propre tranquillité. Écoutons-le.

« Rien n’est plus ordinaire que de vous entendre justifier vos animosités, en nous disant que cet homme n’a rien oublié pour vous perdre ; qu’il a fait échouer votre fortune ; qu’il vous suscite tous les jours des affaires injustes ; que vous le trouvez partout sur votre chemin, et qu’il est difficile d’aimer un ennemi acharné à vous nuire.

» Mais je suppose que vous dites vrai, et je vous réponds : Pourquoi voulez-vous ajouter à tous les autres maux que votre frère vous a faits, celui de le haïr, et qui est le plus grand de tous ? — Votre haine envers votre frère vous restitue-t-elle les avantages qu’il vous a ravis ? rend-elle votre condition meilleure ? Que vous revient-il de votre animosité et de votre amertume ? Vous vous consolez, dites-vous, en le haïssant, et c’est la seule consolation qui vous reste. Quelle consolation, grand Dieu ! que celle de la haine, c’est-à-dire, d’une passion noire et violente, qui déchire le cœur, qui répand le trouble et la tristesse au-dedans de nous-mêmes, et qui commence par nous punir et nous rendre malheureux ! Quel plaisir cruel que celui de haïr, c’est-à-dire, de porter sur le cœur le poids d’amertume qui empoisonne tout le reste de la vie ! Quelle manière barbare de se consoler ! et n’êtes-vous pas malheureux de chercher à vos maux une ressource qui ne fait qu’éterniser par la haine une offense passagère » !

(Sermon du pardon des offenses).

Sans doute les gens qui se piquent de répondre à tout, et qui ont surtout une objection, toujours prête pour tout ce qu’on leur présente au nom de la religion, ne manqueront pas de nous dire ici que rien de tout cela n’est bien nouveau, quant au fonds ; que les philosophes de tous les temps et de tous les lieux leur ont appris cela depuis longtemps. Voilà donc la religion d’accord avec la philosophie ; et il faut convenir que cela doit être quelque chose pour des philosophes. Il y a cependant quelque différence à observer : Massillon va nous la faire sentir, et les philosophes la jugeront.

« La morale des philosophes, dit-il, avait mis le pardon des offenses au nombre des vertus ; mais c’était un prétexte de vanité plutôt qu’une règle de discipline. C’est que la vengeance leur semblait traîner après elle je ne sais quoi de bas et d’emporté, qui eût défiguré le portrait et l’orgueilleuse tranquillité de leur sage ; c’est qu’il leur paraissait honteux de ne pouvoir se mettre au-dessus d’une offense. Le pardon des ennemis n’était donc fondé que sur le mépris qu’on avait pour eux. On se vengeait en dédaignant la vengeance ; et l’orgueil se relâchait sans peine du plaisir de nuire à ceux qui nous ont nui, par le plaisir qu’on trouvait à les mépriser ».

Voilà bien l’esprit de la morgue philosophique qui respire, en général, dans les anciens, qui sont ou beaucoup trop relâchés, ou infiniment trop austères dans leurs principes : stoïques ou épicuriens, et toujours hors des limites du vrai. C’est donc à l’évangile, et à l’évangile seul, qu’il appartenait d’épurer cette morale ; et, l’évangile l’a fait, parce que lui seul pouvait le faire.

« Mais la loi de l’évangile sur l’amour des ennemis ne flatte pas l’orgueil et ne ménage point l’amour-propre. Rien ne doit dédommager le chrétien dans le pardon des offenses, que la consolation d’imiter Jésus-Christ, et de lui obéir ; que les titres qui, dans un ennemi, lui découvrent un frère ; que l’espérance de retrouver devant le juge éternel la même indulgence dont il aura usé envers les hommes. Rien ne doit le borner dans sa charité que la charité elle-même, qui n’a point de bornes, qui n’excepte ni lieux, ni temps, ni personnes ; qui ne doit jamais s’éteindre. Et quand la religion des chrétiens n’aurait point d’autre preuves contre l’incrédulité, que l’élévation de cette maxime, elle aurait toujours ce degré de sainteté, et par conséquent de vraisemblance, sur toutes les sectes qui ont jamais paru sur la terre ».

(Ibid.)

Comme Bourdaloue et Bossuet, Massillon a consacré des discours entiers à prouver les dogmes, sur la certitude et la croyance desquels repose essentiellement le bonheur de l’homme. Mais c’est ici que la différence des manières va devenir plus sensible encore. Au lieu de cette logiqne vigoureuse, de cette dialectique pressante de Bourdaloue, et de la foudroyante énergie de Bossuet, Massillon va nous présenter la raison dans sa grave et touchante simplicité, triomphant avec modestie des sophismes de l’impiété et du libertinage ; plaignant ses ennemis, et cherchant à les éclairer, à les encourager dans la recherche de la vérité, bien plutôt qu’à les accabler par la masse des preuves qui font sa force. Dans presque tous les discours de Massillon, c’est une espèce de dialogue entre lui et ses auditeurs : il interroge, il répond, il se met à la place des autres, fait ou prévient les objections ; et sa réponse est toujours celle que ceux qui l’écoutent avaient dans leur cœur.

Prenons pour exemple le beau discours sur la vérité d’un avenir, et suivons la marche de l’orateur dans l’ordre et le développement de ses preuves.

Il commence par gémir de la nécessité que lui impose la corruption des mœurs, de venir prouver à des hommes, à des chrétiens, la certitude d’une vérité qui n’excitait pas même de doutes chez les philosophes païens, et qui était l’âme de tout ce qui se faisait alors de grand ou d’estimable.

« Il est triste, sans doute, dit-il, de venir prouver à des hommes à qui l’on a annoncé Jésus-Christ, que leur être n’est pas un assemblage bizarre et le fruit du hasard ; qu’un ouvrier sage et tout-puissant a présidé à notre formation et à notre naissance ; qu’un souffle d’immortalité anime notre boue ; qu’une portion de nous-mêmes nous survivra, etc. »

Il est triste en effet, que de pareilles idées aient besoin d’être rappelées au souvenir des hommes ; plus triste encore qu’elles aient besoin de preuves ! Mais ce qui est plus déplorable cent fois que le reste, c’est que ces mêmes vérités, appuyées de leurs preuves, ne laissent souvent aucune trace dans les cœurs ; et que les sophistes, qui ne prouvent rien, l’emportent si aisément sur le philosophe religieux, qui raisonne et qui prouve. Revenons à Massillon, et poursuivons l’analyse de son discours.

Les simples lumières de la raison ont convaincu dans tous les temps les hommes de l’immortalité de leur âme ; et s’il s’en est trouvé quelquefois d’assez malheureux pour en douter, d’assez imprudents pour afficher ce doute, le mépris de leurs propres contemporains les a dénoncés d’avance à la postérité qui en a fait justice. Puisque l’âme est immortelle, puisque c’est un ridicule pour le vrai philosophe, et un blasphème pour le chrétien que d’en douter, il n’est pas moins certain qu’un sort quelconque attend dans l’avenir cette âme, quand elle aura brisé les liens qui l’arrêtent ici-bas : l’un est une conséquence indispensable de l’autre.

Mais voilà précisément ce que ne veulent point admettre ceux pour qui cet avenir aurait nécessairement quelque chose d’effrayant ; et, comme il n’y a plus de terme à la folie de l’homme abandonné à lui-même, ils ne rougissent pas de se ravaler à la condition de la brute, et ils commencent par se persuader qu’ils n’ont point d’âme, pour se dispenser de songer à son état futur. Remontons ici à la cause de ce philosophisme impudent, qui doute sans cause et rejette sans examen tout ce qui contrarie, non pas ses principes, il n’en connaît qu’un, et c’est de n’en point avoir, mais ses penchants, qui lui sont plus chers, à proportion qu’ils sont plus déréglés.

« L’impie apporta en naissant les principes de religion naturelle communs à tous les hommes : il trouva écrite dans son cœur une loi qui défendait la violence, l’injustice, la perfidie, et tout ce qu’on ne peut pas souffrir soi-même. L’éducation fortifia ces sentiments de la nature : on lui apprit à connaître un Dieu, à l’aimer, à le craindre ; on lui montra la vertu dans les règles ; on la lui rendit aimable par des exemples ; et quoiqu’il trouvât en lui des penchants opposés au devoir, lorsqu’il lui arrivait de s’y laisser emporter, son cœur prenait en secret le parti de sa vertu contre sa propre faiblesse.

» Ainsi vécut d’abord l’impie sur la terre : il adora avec le reste des hommes un être suprême ; il redouta ses châtiments, il attendit ses promesses. D’où vient donc qu’il n’a plus connu de Dieu ; que le crime lui a paru des polices humaines ; l’avenir, une chimère ; l’âme, un souffle qui s’éteint avec le corps ?

» À mesure que ses mœurs se sont déréglées, les règles lui ont paru suspectes ; à mesure qu’il s’est abruti, il a tâché de se persuader que l’homme était semblable à la brute. Il n’est devenu impie qu’en se fermant toutes les voies qui pouvaient le conduire à la vérité ; en ne faisant plus de la religion une affaire sérieuse ; en ne l’examinant plus que pour la déshonorer par des blasphèmes et des plaisanteries sacrilèges ; il n’est devenu impie qu’en cherchant à s’endurcir contre les cris de sa conscience, et se livrant aux plus infâmes voluptés. C’est par cette voie qu’il est parvenu aux connaissances rares et sublimes de l’incrédulité ; c’est à ces grands efforts qu’il doit la découverte d’une vérité, que le reste des hommes, jusqu’à lui, avait ignorée ou détestée ».

Les raisonnements de cette espèce de philosophie sont en conséquence de ses principes : cela est naturel ; et en voici la preuve :

« On ne sait (dit le philosophe) ce qui se passe dans cet autre monde dont on nous parle. Le juste meurt comme l’impie, l’homme comme la bête ; et nul ne revient pour nous dire lequel des deux avait eu tort. — Des discours vagues, des doutes usés, des incertitudes éternelles, des suppositions chimériques, sur lesquels on ne voudrait pas risquer le malheur ou le bonheur d’un seul de ses jours, et sur lesquels on hasarde une éternité tout entière ! Voilà les raisons insurmontables que l’impie oppose à la foi de tout l’univers ; voilà cette évidence qui l’emporte, dans son esprit, sur tout ce qu’il y a de plus évident et de mieux établi sur la terre » !

Après avoir démontré la futilité de ces sortes de raisonnements, l’orateur en prouve le danger ; et c’est là qu’abandonnant, comme il le dit lui-même, les grandes raisons de doctrine, il ne s’adresse qu’à la conscience de l’incrédule, et s’en tient aux preuves de sentiment.

« Si tout doit finir avec nous, si l’homme ne doit rien attendre après cette vie, et que ce soit ici notre patrie, notre origine, et la seule félicité que nous pouvons nous promettre, pourquoi n’y sommes-nous pas heureux ? Si nous ne naissons que pour les plaisirs des sens, pourquoi ne peuvent-ils nous satisfaire, et laissent-ils toujours un fonds d’ennui et de tristesse dans notre cœur ? Si l’homme n’a rien au-dessus de la bête, que ne coule-t-il ses jours comme elle, sans souci, sans inquiétude, sans dégoût, sans tristesse, dans la félicité des sens et de la chair ? Si l’homme n’a point d’autre bonheur à espérer, qu’un bonheur temporel, pourquoi ne le trouve-t-il nulle part sur la terre ? D’où vient que les richesses l’inquiètent, que les honneurs le fatiguent, que les plaisirs le lassent, que les sciences le confondent et irritent sa curiosité, loin de la satisfaire ; que tout cela ensemble ne peut remplir l’immensité de son cœur, et lui laisse encore quelque chose à désirer ? — Si tout meurt avec le corps, qui est-ce qui a pu persuader à tous les hommes de tous les siècles et de tous les pays, que leur âme était immortelle ? D’où a pu venir au genre humain cette idée étrange d’immortalité ? Un sentiment si éloigné de la nature de l’homme, puisqu’il ne serait né que pour les fonctions des sens, aurait-il pu prévaloir sur la terre ? — Cependant cette idée si extraordinaire est devenue l’idée de tous les hommes : ce sentiment, qui n’aurait pas dû même trouver un inventeur dans l’univers, a trouvé une docilité universelle parmi tous les peuples. — Ce n’est pas ici une collusion ; car comment ferez-vous convenir ensemble les hommes de tous les pays et de tous les siècles ? Ce n’est pas un préjugé de l’éducation ; car les mœurs, les usages, le culte, qui d’ordinaire sont la suite des préjugés, ne sont pas les mêmes parmi tous les peuples : le sentiment de l’immortalité leur est commun à tous. Ce n’est pas une secte ; car, outre que c’est la religion universelle du monde, ce dogme n’a point eu de chef et de protecteur. Les hommes se le sont persuadés eux-mêmes, ou plutôt la nature le leur a appris sans le secours des maîtres ; et seul, depuis le commencement des choses, il a passé des pères aux enfants, et s’est toujours maintenu sur la terre.

» Ô vous, qui croyez être un amas de boue, sortez donc du monde, où vous vous trouvez seul de votre avis ; allez donc chercher dans une autre terre des hommes d’une autre espèce, et semblables à la bête ; ou plutôt, ayez horreur de vous-même, de vous trouver comme seul dans l’univers, de vous révolter contre toute la nature, de désavouer votre propre cœur ; et reconnaissez, dans un sentiment commun à tous les hommes, l’impression commune de l’auteur qui les a tous formés ».

À la certitude démontrée de l’avenir succède sa nécessité ; et Massillon la prouve par sa conformité avec l’idée d’un Dieu sage, et par le sentiment de la propre conscience. Il tire ensuite de toutes les vérités qu’il vient d’établir, la conclusion suivante :

« Que conclure de ce discours ? Que l’impie est à plaindre de chercher dans une affreuse incertitude sur les vérités de la foi, la plus douce espérance de sa destinée : qu’il est à plaindre de ne pouvoir vivre tranquille, qu’en vivant sans foi, sans culte, sans Dieu, sans confiance : qu’il est à plaindre, s’il faut que l’évangile soit une fable ; la foi de tous les siècles, une crédulité ; le sentiment de tous les hommes, une erreur populaire ; les premiers principes de la nature et de la raison, des préjugés de l’enfance ; en un mot, s’il faut que tout ce qu’il y a de mieux établi dans l’univers se trouve faux, pour qu’il ne soit pas éternellement malheureux.

» Ô homme ! je vous montrerai une voie plus sûre de vous calmer. Craignez cet avenir que vous vous efforcez de ne pas croire : ne nous demandez plus ce qui se passe dans cette autre vie dont on vous parle ; mais demandez-vous sans cesse à vous-même ce que vous faites dans celle-ci : calmez votre conscience par l’innocence de vos mœurs, et non par l’impiété de vos sentiments : mettez votre cœur en repos, en y appelant Dieu, et non pas en doutant s’il vous regarde. La paix de l’impie n’est qu’un affreux désespoir : cherchez votre bonheur, non en secouant le joug de la foi, mais en goûtant combien il est doux : pratiquez les maximes qu’elle vous prescrit, et votre raison ne refusera plus de se soumettre aux mystères qu’elle vous ordonne de croire. L’avenir cessera de vous paraître incroyable, dès que vous cesserez de vivre comme ceux qui bornent toute leur félicité dans le court espace de cette vie ».

Rapprochons un moment de Masillon un homme dont les philosophes récuseront peut-être l’autorité, par cela seul qu’il a raison ici, et qu’il a eu raison surtout de mépriser certains philosophes, qu’il connaissait bien, et qu’il a peints, comme il peignait tout ce qu’il sentait fortement.

« Plus je rentre en moi, dit-il, plus je me consulte, et plus je lis ces mots écrits dans mon âme : Sois juste, et tu seras heureux. Il n’en est rien pourtant, à considérer l’état présent des choses. Le méchant prospère, et le juste reste opprimé. Voyez aussi quelle indignation s’allume en nous, quand cette attente est frustrée ! La conscience s’élève et murmure contre son auteur ; elle lui crie, en gémissant : tu m’as trompée ! Je t’ai trompée, téméraire ! et qui te l’a dit ? Ton âme est-elle anéantie ? as-tu cessé d’exister ? Ô Brutus ! ô mon fils ! ne souille point ta noble vie, en la finissant ; ne laisse point ton espoir et la gloire aux champs de Philippes. Pourquoi dis-tu : La vertu n’est rien, quand tu vas jouir du prix de la tienne ? Tu vas mourir, penses-tu ? Non, tu vas vivre ; et c’est alors que je tiendrai tout ce que je t’ai promis.

» Si l’âme est immatérielle, elle peut survivre au corps ; et si elle lui survit, la providence est justifiée. Quand je n’aurais d’autre preuve de l’immortalité de l’âme, que le triomphe du méchant, et l’oppression du juste en ce monde, cela seul m’empêcherait d’en douter. Une si choquante dissonance dans l’harmonie universelle me ferait chercher à la résoudre. Je me dirais : Tout ne finit pas pour nous avec la vie, tout rentre dans l’ordre à la mort ».

(J.-J. Rousseau, Émile).

La richesse et l’élégance ne sont pas les seuls caractères de l’éloquence et du style de Massillon : ses discours offrent aussi de la grandeur et de l’énergie, et s’élèvent, quand il le faut, à l’éloquence la plus sublime. Voyez ce tableau du pécheur mourant :

« Alors le pécheur mourant ne trouvant plus dans le souvenir du passé que des regrets qui l’accablent ; dans tout ce qui se passe à ses yeux, que des images qui l’affligent ; dans la pensée de l’avenir, que des horreurs qui l’épouvantent : ne sachant plus à quoi avoir recours, ni aux créatures qui lui échappent, ni au monde qui s’évanouit, ni aux hommes qui ne sauraient le délivrer de la mort, ni au Dieu juste qu’il regarde comme un ennemi déclaré, dont il ne doit plus attendre d’indulgence, il se roule dans ses propres horreurs ; il se tourmente, il s’agite pour fuir la mort qui le saisit, ou du moins pour se fuir lui-même. Il sort de ses yeux mourans je ne sais quoi de sombre et de farouche qui exprime les fureurs de son âme ; il pousse, du fond de sa tristesse, des paroles entrecoupées de sanglots, qu’on n’entend qu’à demi, et qu’on ne sait si c’est le désespoir ou le repentir qui les a formées ; il jette sur un Dieu crucifié des regards affreux, et qui laissent douter si c’est la crainte ou l’espérance, la haine ou l’amour qu’ils expriment : il entre dans des saisissements ou l’on ignore si c’est le corps qui se dissout, ou l’âme qui sent l’approche de son juge : il soupire profondément, et l’on ne sait si c’est le souvenir de ses crimes qui lui arrache ces soupirs, ou le désespoir de quitter la vie. Enfin, au milieu de ces tristes efforts, ses yeux se fixent, ses traits changent, son visage se défigure, sa bouche livide s’entrouvre d’elle-même, tout son esprit frémit ; et, par ce dernier effort, son âme infortunée s’arrache comme à regret de ce corps de boue, tombe entre les mains de Dieu, et se trouve seule au pied du tribunal redoutable ».