[Préface.]
Multa magis quam multorum lectione formanda mens et ducendus est color… Paucos, qui sunt eminentissimi, excerpere in animo fuit ; facile autem erit studiosis, qui sint his simillimi, judicare1.
Les plans d’études les plus récents de renseignement secondaire ont établi qu’il serait fait usage, dans toutes les classes des lycées et des collèges, pour que la connaissance de notre langue et de notre littérature y fût plus répandue et plus approfondie, de recueils de morceaux choisis, empruntés à nos meilleurs écrivains, prosateurs et poètes, à ceux que nous pouvons appeler nos classiques.
Cette prescription était conforme aux plus saines traditions de l’enseignement public et privé : les maîtres les plus accrédités de la jeunesse l’avaient hautement recommandée. « Jamais il ne faut permettre, a dit Nicole, que les enfants apprennent rien par cœur qui ne soit excellent ; car les choses qu’ils ont apprises sont comme des moules ou des formes que prennent leurs pensées lorsqu’ils les veulent exprimer. »
Rollin demandait, d’après ce motif, des recueils français « qui, composés exprès, épargnassent aux maîtres la peine nécessaire pour feuilleter beaucoup de volumes, et aux élèves des frais considérables pour se les procurer. »
Rien n’était plus efficace, selon le judicieux auteur du Traité des études, pour donner aux jeunes gens de bons principes et l’habitude d’un bon langage, que « des extraits faits avec soin et qui pourraient avoir quelquefois une longueur raisonnable. »
En applaudissant à une pratique d’enseignement confirmée par de tels suffrages et très sagement rétablie, il nous sera permis de nous féliciter d’avoir reçu du ministre une haute marque de confiance, lorsqu’il a bien voulu nous inviter à composer un recueil de morceaux choisis, pour les classes de grammaire particulièrement, et en recommander l’usage à MM. les proviseurs et principaux.
Cette œuvre modeste, qui n’a pas paru inutile, se complète par deux recueils du même genre, où domine, avec de légères modifications de méthode, une pensée commune : d’un côté, par un recueil plus simple, rédigé pour les classes élémentaires ; de l’autre, par le présent recueil plus élevé, spécialement destiné aux classes supérieures2.
Dans ces trois publications distinctes, mais formant un ensemble qui embrasse le cercle classique tout entier, nous avons eu pour but de réunir, en les graduant suivant l’âge et l’intelligence de ceux qui les doivent étudier, les modèles les plus incontestés et les plus purs, les morceaux les plus propres à former le cœur autant que l’esprit de la jeunesse. Nous avons voulu qu’au sortir de leurs cours, les élèves des lycées et des collèges connussent, avec les plus grands noms de notre littérature, ce qu’elle a produit de plus parfait ; et ce sera là, nous l’espérons, le fruit d’une étude attentive de ces recueils, conçus dans un dessein unique, malgré quelques différences de compositions qu’il a semblé à propos d’y introduire.
Pour les enfants des classes élémentaires, convaincu qu’il fallait avant tout les former à l’usage de la langue de nos jours, nous avons, sans acception de temps, choisi chez ceux qui l’ont le mieux écrite, même chez les auteurs contemporains, ce qui nous a paru en rapport avec leur jeune intelligence. Dans la disposition des morceaux, nous n’avons apporté d’autre ordre que celui qui semblait indiqué par la nature des idées, selon que leur simplicité et leur clarté plus parfaites les rendaient plus faciles à saisir.
Pour les classes de grammaire, où commence à s’éveiller le goût, où les élèves, par l’exercice de la version, s’essayent à écrire, nous avons jugé nécessaire, en vue de leur donner les premières leçons de style, d’être très rigoureux dans nos choix ; nous les avons donc restreints à l’époque où, d’un accord unanime, le plus haut degré de perfection a été atteint parmi nous, au dix-septième siècle.
Pour les classes supérieures, le cercle des auteurs où nous avons puisé a dû être un peu élargi ; mais nous n’y avons fait entrer toutefois, avec le dix-septième siècle, que l’élite du dix-huitième. Cette circonspection sévère n’a pas besoin d’être excusée. Puisque de légitimes désirs de réformes ont préoccupé de nos jours la conscience publique sur tout ce qui regarde l’éducation et l’instruction, il fallait mettre au premier rang de ces réformes un soin plus vigilant à ne présenter aux jeunes intelligences que des modèles accomplis sous le rapport moral ainsi que sous le rapport littéraire.
Dans les recueils destinés aux classes de grammaire et aux classes supérieures des lettres, nous avons pensé qu’il convenait d’adopter, pour le classement des auteurs, l’ordre chronologique, comme favorable à l’exercice de la mémoire et susceptible d’ajouter à l’utilité de la lecture, en plaçant sous les regards, avec la marche insensible de notre idiome parvenu à sa maturité, le magnifique développement de notre littérature arrivée à son plus grand éclat.
On ne perdra pas de vue qu’aux termes de l’instruction générale du 15 novembre 1854 on doit expliquer le français dans les classes3 : ce qu’on s’était trop généralement borné à faire jusqu’ici pour le latin et pour le grec. Parmi nos textes, il en est qui pourront être uniquement la matière d’explications et d’analyses, tandis que d’autres, et les plus parfaits, serviront en outre à la culture et à l’ornement de la mémoire. Ce choix appartient au bon goût du professeur.
C’est là le plan que nous avons cru devoir suivre, en ne négligeant rien peur obtenir le succès le plus flatteur à nos yeux, celui de répondre aux intentions du ministre. Nous nous estimerons heureux si nous paraissons à nos collègues n’être pas demeuré trop loin du but que nous avions à cœur d’atteindre, et si ces recueils en particulier, rédigés pour les classes supérieures, sont considérés comme un manuel de composition et de style, où les jeunes gens puissent apprendre, non par d’arides théories, mais par la pratique des chefs-d’œuvre de notre langue, à penser et à écrire.
Chefs-d’œuvre de prose.
Balzac (1594-1655.)
[Notice.]
Balzac, dont l’éloquence a excité l’enthousiasme de son époque, peut offrir à la nôtre plus d’un modèle oratoire. Né à Angoulême (1594) vers le temps où Henri IV faisait sa rentrée dans Paris, il mourut en 1655, lorsque Louis XIV, majeur, laissait encore son pouvoir aux mains de Mazarin. C’est le premier de nos auteurs qui ait écrit supérieurement, dans ses moments heureux, notre langue parvenue à sa maturité. Ses principaux ouvrages sont le Socrate chrétien, où une teinte antique relève la beauté de la morale moderne ; le Prince, où il trace à Louis XIII ses devoirs et célèbre Richelieu son protecteur ; ses Dissertations politiques et critiques ; Aristippe ou la Cour, et la Relation à Ménandre, en d’autres termes sa justification ou sa réponse aux ennemis que lui avait faits sa gloire. « On trouve dans ce dernier livre, remarque M. Nisard, de grands traits de mélancolie que semble avoir recueillis Pascal4. »
Les chefs d’empire au double tribunal de la renommée et de la conscience.
Que les princes se glorifient tant qu’il leur plaira de ne voir rien que le ciel qui soit plus élevé que leur trône ; qu’ils parlent tant qu’ils voudront de l’indépendance de leurs couronnes ; il y a deux tribunaux dont ils ne peuvent décliner la juridiction, et devant lesquels il faut tôt ou tard qu’ils se représentent : c’est, au dehors, le tribunal de la renommée, et celui de la conscience, au dedans. Quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils disent, ils sont du ressort de ces deux juges : ils ne sauraient s’empêcher de comparaître devant l’un et l’autre tribunal et d’y rendre compte de leurs actions.
Tibère a humilié toutes les âmes, il a dompté tous les courages5, il a mis sous ses pieds toutes les têtes, il s’est élevé au-dessus de la raison, de la justice et des lois ; il pense avoir ôté à Rome jusqu’à la liberté de la voix et de la respiration : ou les pauvres Romains sont muets, ou ils n’ouvrent la bouche que pour flatter le tyran6. Mais un homme possédera-t-il sans trouble la gloire d’être plus craint que les dieux (on parlait ainsi en ce temps-là) ? Goûtera-t-il sans contradiction le fruit de cette victoire inhumaine qu’il a remportée sur les esprits ? Jouira-t-il paisiblement des avantages de sa cruauté, de la peur et du silence de ses sujets, de la lâcheté et des mensonges de ses courtisans ? La vérité, qu’on retient captive, ne sortira-t-elle point par quelque endroit ? ne paraîtra-t-elle point en quelque lieu, à la honte et à la confusion de Tibère ? Oui, certes, et d’une étrange sorte.
Des extrémités de l’Orient il lui vient une grande lettre, qui délivre la vérité opprimée, qui la venge des espions et des délateurs, qui efface les odes et les panégyriques de la flatterie. Cette lettre injurieuse est écrite de la main du roi des Parthes, et il n’y a pas moyen de la supprimer. Ce n’est point un cartel d’ennemi à ennemi : c’est une satire, c’est un pasquin7, c’est quelque chose de pis ; ou plutôt ce sont les premières pièces d’un procès criminel intenté par le genre humain, que les vices de Tibère avaient offensé. Au nom de toute la terre, un roi se déclare partie et prend la parole contre un empereur.
Après lui avoir reproché sa tête pelée, son visage pétri de bouc et de sang, les monstres et les prodiges de ses débauches, en un mot les plus visibles défauts de sa personne et les crimes les plus connus de sa vie, cette grande lettre, cette lettre injurieuse lui conseille, pour conclusion, de mettre fin par une mort volontaire à tant de maux qu’il souffre et qu’il fait souffrir, l’exhorte de donner par là à toute la terre la seule satisfaction qu’elle pouvait recevoir de lui.
Vous voyez comme la renommée condamne Tibère par la bouche des étrangers ; mais la conscience souscrit à cet arrêt par le propre témoignage de Tibère : car, environ ce temps-là8, il écrit lui-même une autre lettre au sénat, dans laquelle il maudit sa malheureuse grandeur avec des paroles de désespoir. Il découvre à nu les inquiétudes et les peines d’une âme ennuyée de tout, et mal satisfaite de soi-même, abandonnée de Dieu et des hommes ; qui a perdu jusqu’à ses propres désirs ; qui ne peut ni vivre ni mourir. Il semble qu’il veuille faire pitié à ceux à qui il faisait encore peur.
« Quid scribam vobis, patres conscripti, aut quomodo scribam, aut quid omnino non scribam hoc tempore ? Dii me deæque pejus perdant quam perire me quotidie sentio, si scio. » L’histoire ajoute : « Adeo facinora atque flagitia sua ipsi quoque in supplicium verterant9. »
Les saintes Écritures, et les saints Pères qui les expliquent, sont partout de l’opinion de l’histoire, et ne trouvent point de pareil supplice à celui de la conscience. Si nous les en croyons, la mauvaise chose que c’est10, quand le bourreau est la même personne que le criminel. La justice divine paraît quelquefois avec éclat, et fait des exemples qui sont vus de tout le monde ; quelquefois aussi elle s’exerce secrètement, et abandonne les méchants à leurs propres cœurs et à leurs propres pensées. Cette impunité apparente n’est ni grâce ni faveur. L’entrée du palais ne montre rien de funeste, et tout rit par le dehors ; mais le lieu du supplice, c’est l’intérieur de l’homme, c’est le plus profond de l’âme. Et là-dedans il y a une solitude affreuse et terrible, qui est plus à craindre que les spectateurs et que l’échafaud, parce qu’elle n’a ni qui la console11 ni qui la plaigne. Sans parler de ce qui se doit faire en l’autre monde, Dieu a divers moyens de se venger de ses ennemis en celui-ci ; mais il ne saurait mieux les punir qu’en laissant leur peine à leur discrétion.
Démosthène.
La souveraine éloquence gouverna longtemps la plus fine partie du genre humain et présida aux affaires de la Grèce. Elle tenait lieu de grandeur et de majesté à des seigneuries aussi petites que sont celles de Lucques et de Genève. Elle ne souffrait rien de servile dans l’esprit des artisans ; elle élevait les pensées d’un particulier au-dessus du trône et de la tiare du roi de Perse, et, pour passer du spécieux12 à l’utile, elle réunissait les Grecs divisés et formait les ligues contre les barbares : elle était la liaison du sénat avec le peuple, et la barrière entre Philippe et la liberté.
Philippe ne le dissimulait pas. Il reconnaissait que Démosthène pouvait plus que lui, et avait coutume de dire que les harangues de cet orateur renversaient les entreprises des rois, et que sa rhétorique était l’arsenal et le magasin d’Athènes. Il disait qu’en vain on députait des ambassadeurs pour résister à Démosthène, aux assemblées où il se trouvait, vu qu’ils n’y pouvaient servir leurs maîtres qu’en s’accommodant à ses opinions ; que la valeur pouvait combattre la force, et avoir l’avantage sur le nombre ; mais qu’il était également impossible au nombre, à la force et à la valeur d’ériger de trophée contre l’éloquence de Démosthène13.
Pour avoir ce Démosthène en son pouvoir, ce Philippe offrit aux Athéniens la ville d’Amphipolis ; et il ne s’en faut point étonner, puisque par cet échange il mettait en danger celle14 d’Athènes, et qu’il assurait toutes celles de son royaume. Il estimait un homme plus que vingt mille hommes, parce qu’il savait qu’un homme est quelquefois l’esprit et la force d’un État, et que celui-ci, selon la relation que lui en avait faite Antipater, tout nu et désarmé qu’il était, sans vaisseaux, sans soldats et sans argent, combattant seulement avec des lois, des ordonnances et des paroles, attaquait la Macédoine de tous côtés, investissait ses meilleures places, et rendait inutiles ses plus puissantes armées.
Un homme de ce mérite n’était pas le bouffon et le bateleur de ceux d’Athènes, comme notre Apulée15 de ceux de Carthage, quand il leur récitait ses Florides. C’était leur magistrat naturel ; c’était un maître qui s’accordait avec la liberté, qui se faisait obéir, quoiqu’il ne leur fît point de commandement absolu, quoiqu’il n’eût ni archers ni hallebardes ; quoiqu’il ne les haranguât point de dessus les bastions d’une citadelle. Ce n’était pas le flatteur et le parasite du peuple : c’était son censeur et son pédagogue16 qui le tançait quelquefois de cette façon : « Ne secourons plus de nos fautes notre ennemi ; ce sont ses principales forces et sa plus grande puissance. Que ne la ruinons-nous en nous corrigeant ? Mais, au lieu de faire ce qu’il faut, vous ne faites rien que vous enquérir de ce qu’on dit, et toute votre vie se passe à demander des nouvelles. À quoi bon cette vaine curiosité ? Voulez-vous savoir quelque chose de bien nouveau et de bien étrange ? Je vais vous le dire : Un homme de la Macédoine se rend maître de la Grèce et commence par les Athéniens. Mais le bruit court, me répondrez-vous, que cet homme est mort ou pour le moins qu’il est bien malade. Quand cela serait, je ne vois pas que vous en puissiez tirer aucun avantage. Si vous ne changez de procédé, vous ne manquerez jamais de Philippe, et quand la fièvre ou la guerre vous défera aujourd’hui de celui-ci, vous en ferez demain un autre par votre mauvaise conduite. »
Que ces grâces austères me plaisent ! que cette sévérité est attrayante ! que cette amertume me semble bien de meilleur goût que toutes les douceurs fades et tout le sucre des beaux parleurs ! Les paroles que notre flatterie a nommées puissantes et pathétiques n’étaient que de la cendre et des charbons morts, au prix d’un feu si pur et si vif.
Semblables éclairs sortaient de la bouche de Démosthène, et n’échauffaient pas moins qu’ils éblouissaient. Ils faisaient passer la vérité en un instant d’un bout de la Grèce à l’autre et découvraient le tyran qui se cachait.
Au cardinal de La Valette qui allait partir pour l’Italie.
Monseigneur, l’espérance que l’on me donne depuis trois mois, que vous devez passer tous les jours en ce pays, m’a empêché jusqu’ici de vous écrire, et de me servir de ce seul moyen qui me reste de me rapprocher de votre personne.
À Rome, vous marcherez sur des pierres qui ont été les dieux de César et de Pompée ; vous considérerez les ruines de ces grands ouvrages, dont la vieillesse est encore belle, et vous vous promènerez tous les jours parmi les histoires et les fables : mais ce sont des amusements d’un esprit qui se contente de peu, et non pas les occupations d’un homme qui prend plaisir de naviguer dans l’orage17. Quand vous aurez vu le Tibre, au bord duquel les Romains ont fait l’apprentissage de leurs victoires et commencé ce long dessein qu’ils n’achevèrent qu’aux extrémités de la terre ; quand vous serez monté au Capitole, où ils croyaient que Dieu était aussi présent que dans le ciel, et qu’il avait enfermé le destin de la monarchie universelle18 ; après que vous aurez passé au travers de ce grand espace qui était dédié aux plaisirs du peuple, je ne doute point qu’après avoir regardé encore beaucoup d’autres choses, vous ne vous lassiez à la fin du repos et de la tranquillité de Rome.
Il est besoin, pour une infinité de considérations importantes, que vous soyez au premier conclave19. Quelque grand objet que se propose votre ambition, elle ne saurait rien concevoir de si haut que de donner en même temps un successeur aux consuls, aux empereurs et aux apôtres, et d’aller faire de votre bouche celui qui a la conduite de toutes les âmes.
Descartes (1596-1650.)
[Notice.]
Descartes, né en 1596 à la Haye, en Touraine, élève du collège de la Flèche dans les dernières années de Henri IV, et militaire à vingt ans, ne renversa pas seulement l’édifice de l’ancienne philosophie pour créer une philosophie nouvelle ; plusieurs de ses travaux furent pour la langue le signal d’un grand progrès. Son chef-d’œuvre philosophique, le Discours de la Méthode (1637), passera pour un des chefs-d’œuvre de notre prose, tant que la netteté, la justesse et l’exactitude seront les qualités dominantes de l’esprit français. Il avait cependant vécu beaucoup d’années à l’étranger, et il mourut à Stockholm21, le 11 février 1650, un an avant que Louis XIV fut déclaré majeur. Dans la préface de ses Pensées de Pascal, M. Cousin a ainsi apprécié Descartes : « Je le considère, avec Pascal, comme le fondateur de la prose française ; Descartes l’a trouvée, et Pascal l’a fixée. Or, Descartes et Pascal, ce sont deux géomètres et deux philosophes ; et c’est d’eux que notre prose a reçu d’abord les qualités qui désormais la constituent et qu’elle doit garder, sous peine de périr. C’est Descartes qui a porté le coup mortel non pas seulement à la scolastique, qui partout succombait, mais à la littérature maniérée de la Renaissance. Il est le Malherbe de la prose ; ajoutons qu’il en est le Malherbe et le Corneille tout ensemble. Dès que le
Discours de la Méthode
parut, à peu près en même temps que
le Cid
, tout ce qu’il y avait en France d’esprits solides, amateurs du vrai, du beau et du grand, reconnurent à l’instant même le langage qu’ils cherchaient. Depuis on ne parla plus que celui-là, les faibles médiocrement, les forts en y ajoutant leurs qualités diverses, mais sur un fond invariable, devenu le patrimoine et la règle de tous. »
Plan de conduite que s’était tracé Descartes.
Descartes, résolu de chercher la vérité en lui-même et non plus dans les livres, entreprend d’ôter de son esprit toutes les opinions qu’il a reçues, pour ne les admettre de nouveau qu’après un sévère contrôle de la raison. Le philosophe se trace une morale provisoire, qui devait être la règle de ses actions pendant cette épreuve du doute méthodique à laquelle il veut soumettre ses jugements. Les maximes de cette morale sont : 1º obéir aux lois et coutumes de son pays, être fidèle à la religion dans laquelle il a été élevé ; 2º choisit toujours l’opinion la plus vraisemblable, et ce choix une fois fait, la suivre avec fermeté ; 3º tâcher de se vaincre plutôt que la fortune.
Faisant une revue des diverses occupations auxquelles se livrent les hommes, Descartes juge qu’il a choisi la meilleure, qui est d’employer toute sa vie à la recherche de la vérité.
Sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres ; et, me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m’éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait ; et j’avais toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux, pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cette vie22.
J’étais alors en Allemagne, où l’occasion des guerres qui n’y sont pas encore finies m’avait appelé ; j’avais tout le loisir de m’entretenir de mes pensées : entre lesquelles l’une des premières fut que je m’avisai de considérer que souvent il n’y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces et faits de la main de divers maîtres qu’en ceux auxquels un seul a travaillé. Ainsi voit-on que les bâtiments qu’un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d’être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bâties à d’autres fins : ainsi je pensai que les sciences des livres, s’étant composées et grossies peu à peu des opinions de plusieurs diverses personnes, ne sont point si approchantes de la vérité que les simples raisonnements que peut faire naturellement un homme de bon sens touchant les choses qui se présentent. Je me persuadai que, pour toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, je ne pouvais mieux faire que d’entreprendre une bonne fois de les en ôter, afin d’y en remettre après ou d’autres meilleures, ou bien les mêmes, lorsque je les aurais ajustées au niveau de la raison. Et je crus fermement que par ce moyen je réussirais à conduire ma vie beaucoup mieux que si je ne bâtissais que sur de vieux fondements, et que je ne m’appuyasse que sur les principes que je m’étais laissé persuader en ma jeunesse, sans avoir jamais examiné s’ils étaient vrais23.
Comme ce n’est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où on demeure, que de l’abattre, et de faire provision de matériaux et d’architectes, ou s’exercer soi-même à l’architecture, et outre cela d’en avoir soigneusement tracé le dessin, mais qu’il faut aussi s’être pourvu de quelque autre où on puisse être logé commodément pendant le temps qu’on y travaillera ; ainsi, afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que la raison m’obligerait de l’être en mes jugements, et que je ne laissasse pas de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrais, je me formai une morale par provision, qui ne consistait qu’en trois ou quatre maximes dont je veux bien vous faire part.
La première était d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j’aurais à vivre…
Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées ; imitant en ceci les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que24 ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir ; car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins, à la fin, quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt. Et ainsi les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c’est une vérité très certaine que, lorsqu’il n’est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables ; et même qu’encore que nous ne remarquions point davantage de probabilité aux unes qu’aux autres, nous devons néanmoins nous déterminer à quelques-unes, et les considérer après, non plus comme douteuses en tant qu’elles se rapportent à la pratique, mais comme très vraies et très certaines, à cause que la raison qui nous y a fait déterminer se trouve telle25. Et ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous les repentirs et les remords qui ont coutume d’agiter les consciences de ces esprits faibles et chancelants qui se laissent aller inconstamment à pratiquer comme bonnes les choses qu’ils jugent après être mauvaises.
Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde, et généralement de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. Et ceci seul me semblait être suffisant pour m’empêcher de rien désirer à l’avenir que je n’acquisse, et ainsi pour me rendre content : car, notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que, si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n’aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou du Mexique ; et, que, faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d’être sains étant malades, ou d’être libres étant en prison, que nous faisons maintenant d’avoir des corps d’une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Mais j’avoue qu’il est besoin d’un long exercice et d’une méditation souvent réitérée pour s’accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses ; et je crois que c’est principalement en ceci que consistait le secret de ces philosophes qui ont pu autrefois se soustraire de l’empire de la fortune, et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux26. Car, s’occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient prescrites par la nature, ils se persuadaient si parfaitement que rien n’était en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul était suffisant pour les empêcher d’avoir aucune affection pour d’autres choses ; et ils disposaient d’elles si absolument, qu’ils avaient en cela quelque raison de s’estimer plus riches et plus puissants, et plus libres et plus heureux qu’aucun des autres hommes, qui n’ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu’ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu’ils veulent.
Enfin, pour conclusion de cette morale27, je m’avisai de faire une revue sur les diverses occupations qu’ont les hommes en cette vie, pour tâcher à faire choix de la meilleure ; et, sans que je veuille rien dire de celles des autres, je pensai que je ne pouvais mieux que de continuer en celle-là même où je me trouvais, c’est-à-dire que d’employer toute ma vie à cultiver ma raison, et m’avancer autant que je pourrais en la connaissance de la vérité, suivant la méthode que je m’étais prescrite. J’avais éprouvé de si extrêmes contentements depuis que j’avais commencé à me servir de cette méthode, que je ne croyais pas qu’on en pût recevoir de plus doux ni de plus innocents en cette vie ; et découvrant tous les jours, par son moyen, quelques vérités qui me semblaient assez importantes et communément ignorées des autres hommes, la satisfaction que j’en avais remplissait tellement mon esprit, que tout le reste ne me touchait point.
Après m’être ainsi assuré de ces maximes, et les avoir mises à part avec les vérités de la foi, qui ont toujours été les premières en ma créance, je jugeai que pour tout le reste de mes opinions je pouvais librement entreprendre de m’en défaire28.
À un de ses amis, qui venait de faire une perte douloureuse dans sa famille.
Quoique je me sois retiré assez loin du monde, la triste nouvelle de votre affliction n’a pas laissé de parvenir jusqu’à moi. Je ne suis pas de ceux qui estiment que les larmes et la tristesse n’appartiennent qu’aux femmes, et que, pour paraître homme de cœur, on doive s’efforcer de montrer toujours un visage tranquille. J’ai senti depuis peu la perte de deux personnes qui m’étaient très proches, et j’ai éprouvé que ceux qui voulaient me défendre la tristesse l’irritaient, au lieu que j’étais soulagé par la complaisance de ceux que je voyais touchés de mon déplaisir. Mais il doit néanmoins y avoir quelque mesure ; et, comme ce serait être barbare que de ne se point affliger du tout lorsqu’on en a sujet, aussi serait-ce faire mal son compte que de ne travailler pas, de tout son pouvoir, à se délivrer d’une passion si incommode.
Il est vrai que les esprits faibles et vulgaires s’imaginent que Dieu est comme obligé de faire pour l’amour d’eux tout ce qu’ils veulent ; mais une âme forte et généreuse, comme la vôtre, sachant la condition de notre nature, se soumet toujours à la nécessité de sa loi. Maintenant que votre deuil, ne pouvant plus être utile, ne saurait être accompagné de cette joie et satisfaction intérieure qui suit les actions vertueuses, si je pensais que votre raison ne le pût vaincre, j’irais importunément vous trouver, et je tâcherais par toute sorte de moyens de vous distraire, parce que je ne sache point d’autre remède pour un tel mal.
Quant à l’intérêt de la personne que vous regrettez, ni la raison ni la religion ne font craindre du mal, après cette vie, à ceux qui ont vécu en gens d’honneur, mais au contraire l’une et l’autre leur promet des joies et des récompenses30. Je sais bien que je ne vous apprends ici rien de nouveau : mais on ne doit pas mépriser les bons remèdes parce qu’ils sont vulgaires ; et m’étant servi de celui-ci avec fruit, j’ai cru être obligé de vous l’écrire.
À Balzac pour lui vanter le séjour d’Amsterdam, qu’il habite.
J’ai porté ma main contre mes yeux pour voir si je ne dormais point, lorsque j’ai lu dans votre lettre que vous aviez dessein de venir ici ; et, maintenant encore, je n’ose me réjouir autrement de cette nouvelle que comme si je l’avais seulement songée. Cependant je ne trouve pas fort étrange qu’un esprit grand et généreux comme le vôtre ne puisse s’accommoder de ces contraintes serviles auxquelles on est obligé à la cour : vous devez même pardonner à mon zèle, si je vous invite à choisir Amsterdam pour votre retraite, et à le préférer à toutes les plus belles demeures de France et d’Italie, et même à ce célèbre ermitage que vous habitiez l’année passée. Quelque accomplie que puisse être une maison des champs, il y manque toujours une infinité de commodités qui ne se trouvent que dans les villes ; et la solitude même qu’on y espère ne s’y rencontre jamais parfaitement. Je veux bien que vous y trouviez un canal qui fasse rêver les plus grands parleurs, une vallée si solitaire, qu’elle puisse leur inspirer du transport et de la joie ; mais malaisément peut-il se faire que vous n’ayez aussi quantité de petits voisins qui vous vont quelquefois importuner, et dont les visites sont encore plus incommodes que celles que vous recevez à Paris, au lieu qu’en cette grande ville où je suis, n’y ayant aucun homme, excepté moi, qui n’exerce le négoce, chacun y est tellement attentif à son profit, que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne. Je vais me promener tous les jours au milieu d’un grand peuple avec autant de liberté et de repos que vous en auriez dans vos allées, et je n’y considère pas autrement les hommes que j’y vois, que je ferais les arbres qui se rencontrent dans vos forêts ou les animaux qui y paissent. Le bruit même de leur tracas n’interrompt pas plus mes rêveries que ferait celui de quelque ruisseau. Si je fais quelque réflexion sur leurs actions, j’en reçois le même plaisir que vous auriez de voir les paysans qui cultivent vos campagnes ; car je vois que tout leur travail sert à embellir le lieu de ma demeure et à faire que je n’y manque d’aucune chose. S’il y a du plaisir à voir croître les fruits dans vos vergers et à y être dans l’abondance jusqu’aux yeux, pensez-vous qu’il n’y en ait pas bien autant à voir venir ici des vaisseaux qui nous apportent abondamment tout ce que produisent les Indes et tout ce qu’il y a de rare en Europe ? Quel autre lieu pourrait-on choisir, dans le reste du monde, où toutes les commodités de la vie soient si faciles à trouver que dans celui-ci ? Quel autre pays où l’on puisse jouir d’une liberté aussi entière, où l’on puisse dormir avec moins d’inquiétude, où il y ait toujours des armées sur pied, exprès pour nous garder, où les empoisonnements, les trahisons, les calomnies, soient moins connus, et où il soit demeuré plus de restes de l’innocence de nos aïeux31 ?
Corneille (1606-1681.)
[Notice.]
Non content d’offrir à nos yeux d’admirables compositions dramatiques, le grand Corneille exposa le premier, dans un parfait langage, les règles de l’art où il a excellé. Ses trois Discours sur la tragédie, modèles de saine discussion littéraire et de critique élevée, parurent au moment où Racine et Molière allaient remplacer sur la scène française l’auteur du Cid et du Menteur. Ils renferment les meilleures leçons que l’on puisse donner encore aujourd’hui, celles qu’accepteront et suivront toujours les auteurs curieux de trouver dans les travaux du théâtre une réputation solide, non désavouée par la morale et le bon sens.
Pour les détails biographiques, voir plus loin la notice insérée aux Chefs-d’Œuvre de Poésie. Bornons-nous à rappeler que Corneille, né à Rouen le 6 juin 1606, y mourut le 30 septembre 1684.
Des trois unités du théâtre33.
1. Ce qu’il faut entendre par l’unité d’action. Ses caractères : l’action doit être complète, ce qui arrive quand les actions particulières aboutissent à la principale, et continue, c’est-à-dire progressive, ce qui est produit par la liaison des scènes.
Du nœud et du dénouement de la pièce. Réflexions sur les récits d’événements qui ont précédé l’action représentée, et sur les dénouements merveilleux dont le théâtre ancien nous offre de nombreux exemples.
2. De l’unité de jour. Il doit être permis au poète de ne pas s’astreindre à la lettre même du précepte ; mais cette règle n’en est pas moins conforme à la raison, parce qu’elle contribue à donner à l’œuvre dramatique, qui est l’image de la vie, une ressemblance plus fidèle avec la vérité.
3. De l’unité de lieu. Il faut l’observer autant qu’il est possible, mais sans gêner sa liberté par la recherche d’une trop rigoureuse exactitude.
Je tiens que l’unité d’action consiste, dans la comédie, en l’unité d’intrigue ou d’obstacle aux desseins des principaux acteurs, et en l’unité de péril dans la tragédie, soit que son héros y succombe, soit qu’il en sorte. Ce n’est pas que je prétende qu’on ne puisse admettre plusieurs périls dans l’une et plusieurs intrigues ou obstacles dans l’autre, pourvu que de l’un on tombe nécessairement dans l’autre : car alors la sortie du premier péril ne rend point l’action complète, puisqu’elle en attire un second ; et l’éclaircissement d’une intrigue ne met point les acteurs en repos, puisqu’il les embarrasse dans une nouvelle. En second lieu, ce mot d’unité d’action ne veut pas dire que la tragédie n’en doive faire voir qu’une sur le théâtre. Celle que le poète choisit pour son sujet doit avoir un commencement, un milieu et une fin ; et ces trois parties non seulement sont autant d’actions qui aboutissent à la principale, mais en outre chacune d’elles en peut contenir plusieurs avec la même subordination. Il n’y doit avoir qu’une action complète34, qui laisse l’esprit de l’auditeur dans le calme : mais elle ne peut le devenir que par plusieurs autres imparfaites qui lui servent d’acheminement, et tiennent cet auditeur dans une agréable suspension. C’est ce qu’il faut pratiquer à la fin de chaque acte pour rendre l’action continue. Il n’est pas besoin qu’on sache précisément tout ce que font les acteurs durant les intervalles qui les séparent ni même qu’ils agissent lorsqu’ils ne paraissent point sur le théâtre ; mais il est nécessaire que chaque acte laisse une attente de quelque chose qui se doive faire dans celui qui le suit.
La liaison des scènes, qui unit toutes les actions particulières de chaque acte l’une avec l’autre, est un grand ornement dans un poème, et qui sert beaucoup à former une continuité d’action par la continuité de la représentation ; mais enfin ce n’est qu’un ornement, et non pas une règle.
Les anciens ne s’y sont pas toujours assujettis, bien que la plupart de leurs actes ne soient chargés que de deux ou trois scènes ; ce qui la rendait bien plus facile pour eux que pour nous qui leur en donnons quelquefois jusqu’à neuf ou dix.
Mais nous y avons tellement accoutumé nos spectateurs, qu’ils ne sauraient plus voir une scène détachée35 sans la marquer pour un défaut : l’œil et l’oreille même s’en scandalisent avant que l’esprit y ait pu faire de réflexion ; et ce qui n’était point une règle autrefois l’est devenu maintenant par l’assiduité de la pratique36.
Bien que l’action du poème dramatique doive avoir son unité, il y faut considérer deux parties, le nœud et le dénouement. « Le nœud est composé, selon Aristote, en partie de ce qui s’est passé hors du théâtre avant le commencement de l’action qu’on y décrit, et en partie de ce qui s’y passe ; le reste appartient au dénouement. Le changement d’une fortune en l’autre fait la séparation de ces deux parties. Tout ce qui le précède est de la première ; et ce changement avec ce qui le suit regarde l’autre. » Le nœud dépend entièrement du choix et de l’imagination industrieuse du poète, et l’on n’y peut donner de règle, sinon qu’il y doit ranger toutes choses selon le vraisemblable ou le nécessaire ; à quoi j’ajoute un conseil, de s’embarrasser le moins qu’il lui est possible de choses arrivées avant l’action qui se représente. Ces narrations importunent d’ordinaire, parce qu’elles ne sont pas attendues ; mais celles qui se font des choses qui arrivent et se passent derrière le théâtre depuis l’action commencée font toujours un meilleur effet, parce qu’elles sont attendues avec quelque curiosité et font partie de cette action qui se représente. Une des raisons qui donnent tant d’illustres suffrages à Cinna pour le mettre au-dessus de ce que j’ai fait, c’est qu’il n’y a aucune narration du passé, celle qu’il fait de sa conspiration à Émilie étant plutôt un ornement qui chatouille l’esprit des spectateurs qu’une instruction nécessaire de particularités qu’ils doivent savoir et imprimer dans leur mémoire pour l’intelligence de la suite. Il y a des intrigues qui commencent dès la naissance du héros, comme celle d’Héraclius ; mais ces grands efforts d’imagination en demandent un extraordinaire à l’attention du spectateur, et l’empêchent souvent de prendre un plaisir entier aux premières représentations, tant ils le fatiguent !
Dans le dénouement, je trouve deux choses à éviter, le simple changement de volonté et la machine, Il n’y a pas grand artifice à finir un poème quand celui qui a fait obstacle au dessein des premiers acteurs durant quatre actes s’en désiste au cinquième, sans aucun événement notable qui l’y oblige37. La machine n’a pas plus d’adresse quand elle ne sert qu’à faire descendre un dieu pour accommoder toutes choses sur le point38 que les acteurs ne savent plus comment les terminer. C’est ainsi qu’Apollon agit dans Oreste : ce prince et son ami Pylade, accusés par Tyndare et Ménélas de la mort de Clytemnestre, et condamnés à leur poursuite, se saisissent d’Hélène et d’Hermione : ils tuent ou croient tuer la première, et menacent d’en faire autant de l’autre, si on ne révoque l’arrêt prononcé contre eux. Pour apaiser ces troubles, Euripide ne cherche point d’autre finesse que de faire descendre Apollon du ciel, qui, d’autorité absolue, ordonne qu’Oreste épouse Hermione, et Pylade, Électre ; et de peur que la mort d’Hélène n’y servît d’obstacle, n’y ayant pas d’apparence qu’Hermione épousât Oreste qui venait de tuer sa mère, il leur apprend qu’elle n’est pas morte, et qu’il l’a dérobée à leurs coups et enlevée au ciel dans l’instant qu’ils pensaient la tuer. Cette sorte de machine est entièrement hors de propos, n’ayant aucun fondement sur le reste de la pièce, et fait un dénouement vicieux39. Mais je trouve un peu de rigueur au sentiment d’Aristote, qui met en même rang le char dont Médée se sert pour s’enfuir de Corinthe après la vengeance qu’elle a prise de Créon : il me semble que c’en est un assez grand fondement que de l’avoir faite magicienne, et d’en avoir rapporté dans le poème des actions autant au-dessus des forces de la nature que celle-là. Après ce qu’elle a fait pour Jason à Colchos, après qu’elle a rajeuni son père Éson depuis son retour, après qu’elle a attaché des feux invisibles au présent qu’elle a fait à Créuse, ce char volant n’est point hors de la vraisemblance ; et ce poème n’a pas besoin d’autre préparation pour cet effet extraordinaire. Sénèque lui en donne une par ce vers que Médée dit à sa nourrice :
Tuum quoque ipsa corpus hinc mecum aveham ;et moi, par celui-ci qu’elle dit à Égée :
Je vous suivrai demain par un chemin nouveau.Ainsi la condamnation d’Euripide, qui ne s’y est servi d’aucune précaution, peut être juste, et ne retomber ni sur Sénèque ni sur moi ; et je n’ai point besoin de contredire Aristote pour me justifier sur cet article40.
La règle de l’unité de jour a son fondement sur ce mot d’Aristote, « que la tragédie doit renfermer la durée de son action dans un tour du soleil, ou tâcher de ne le passer pas de beaucoup41. » Ces paroles donnent lieu à cette dispute fameuse, si elles doivent être entendues d’un jour naturel de vingt-quatre heures ou d’un jour artificiel de douze : ce sont deux opinions dont chacune a des partisans considérables ; et pour moi, je trouve qu’il y a des sujets si malaisés à renfermer en si peu de temps, que non seulement je leur accorderais les vingt-quatre heures entières, mais je me servirais même de la licence que donne ce philosophe de les excéder un peu, et les pousserais sans scrupule jusqu’à trente. Nous avons une maxime en droit qu’il faut élargir la faveur et restreindre les rigueurs, odia restringenda, favores ampliandi ; et je trouve qu’un auteur est assez gêné par cette contrainte, qui a forcé quelques-uns de nos anciens d’aller jusqu’à l’impossible. Euripide, dans les Suppliantes, fait partir Thésée d’Athènes avec une armée, donner une bataille devant les murs de Thèbes, qui en étaient éloignés de douze ou quinze lieues, et revenir victorieux en l’acte suivant ; et depuis qu’il est parti jusqu’à l’arrivée du messager qui vient faire le récit de sa victoire, Éthra et le chœur n’ont que trente-six vers à dire. C’est assez bien employer un temps si court. Eschyle fait revenir Agamemnon de Troie avec une vitesse encore tout autre. Il était demeuré d’accord avec Clytemnestre sa femme que, sitôt que cette ville serait prise, il le lui ferait savoir par des flambeaux disposés de montagne en montagne, dont le second s’allumerait incontinent à la vue du premier, le troisième à la vue du second, et ainsi du reste, et par ce moyen elle devait apprendre cette grande nouvelle dès la nuit : cependant à peine l’a-t-elle apprise par ces flambeaux allumés, qu’Agamemnon arrive ; donc il faut que le navire, quoique battu d’une tempête, si j’ai bonne mémoire, ait été aussi vite que l’œil à découvrir ces lumières. Le Cid et Pompée, où les actions sont un peu précipitées, sont bien éloignées de cette licence ; et s’ils forcent la vraisemblance commune en quelque chose, du moins ils ne vont point jusqu’à de telles impossibilités.
Beaucoup déclament contre cette règle, qu’ils nomment tyrannique, et auraient raison si elle n’était fondée que sur l’autorité d’Aristote ; mais ce qui la doit faire accepter, c’est la raison naturelle qui lui sert d’appui. Le poème dramatique est une imitation, ou, pour en mieux parler, un portrait des actions des hommes ; et il est hors de doute que les portraits sont d’autant plus excellents qu’ils ressemblent mieux à l’original. La représentation dure deux heures, et ressemblerait parfaitement, si l’action qu’elle représente n’en demandait pas davantage pour sa réalité. Ainsi ne nous arrêtons point ni aux douze ni aux vingt-quatre heures, mais resserrons l’action du poème dans la moindre durée qu’il nous sera possible, afin que sa représentation ressemble mieux et soit plus parfaite. Ne donnons, s’il se peut, à l’une que les deux heures que l’autre remplit : je ne crois pas que Rodogune en demande guère davantage, et peut-être qu’elles suffiraient pour Cinna. Si nous ne pouvons la renfermer dans ces deux heures, prenons-en quatre, six, dix ; mais ne passons pas de beaucoup les vingt-quatre heures, de peur de tomber dans le dérèglement et de réduire tellement le portrait en petit, qu’il n’ait plus ses dimensions proportionnées et ne soit qu’imperfection42.
Quant à l’unité, de lieu, je n’en trouve aucun précepte ni dans Aristote ni dans Horace : c’est ce qui porte quelques-uns à croire que la règle ne s’en est établie qu’en conséquence de l’unité du jour, et à se persuader ensuite qu’on le peut étendre jusques où un homme peut aller et revenir en vingt-quatre heures. Cette opinion est un peu licencieuse ; et si l’on faisait aller un acteur en poste, les deux côtés du théâtre pourraient représenter Paris et Rouen43 Je souhaiterais, pour ne point gêner du tout le spectateur, que ce qu’on lui fait voir sur un théâtre, qui ne change point, pût s’arrêter dans une chambre ou dans une salle, suivant le choix qu’on en aurait fait ; mais souvent cela est si malaisé, pour ne pas dire impossible, qu’il faut de nécessité trouver quelque élargissement pour le lieu comme pour le temps. Nos anciens, qui faisaient parler leurs rois en place publique, donnaient assez aisément l’unité rigoureuse de lieu à leurs tragédies. Sophocle, toutefois, ne l’a pas observée dans son Ajax, qui sort du théâtre afin de chercher un lieu écarté pour se tuer44. Nous ne prenons pas la même liberté de tirer les rois et les princesses de leurs appartements ; et, comme souvent la différence et l’opposition des intérêts de ceux qui sont logés dans le même palais ne souffrent pas qu’ils fassent leurs confidences et ouvrent leurs secrets en même chambre, il nous faut chercher quelque autre accommodement pour l’unité de lieu, si nous la voulons conserver dans tous nos poèmes : autrement il faudrait prononcer contre beaucoup de ceux que nous voyons réussir avec éclat.
Je tiens donc qu’il faut chercher cette unité exacte autant qu’il est possible ; mais, comme elle ne s’accommode pas avec toute sorte de sujets, j’accorderais très volontiers que ce qu’on ferait passer en une seule ville aurait l’unité de lieu. Ce n’est pas que je voulusse que le théâtre représentât cette ville tout entière, cela serait un peu trop vaste, mais seulement deux ou trois lieux particuliers enfermés dans l’enclos de ses murailles45.
Beaucoup de mes pièces manqueront de l’unité de lieu si l’on ne veut point admettre cette modération, dont je me contenterai toujours à l’avenir, quand je ne pourrai satisfaire à la dernière rigueur de la règle. Je n’ai pu y en réduire que trois, Horace, Polyeucte et Pompée. Si je me donne trop d’indulgence dans les autres, j’en aurai encore davantage pour ceux dont je verrai réussir les ouvrages sur la scène avec quelque apparence de régularité. Il est facile aux spéculatifs d’être sévères ; mais s’ils voulaient donner dix ou douze poèmes de cette nature au public, ils élargiraient peut-être les règles encore plus que je ne fais, sitôt qu’ils auraient reconnu par l’expérience quelle contrainte apporte leur exactitude, et combien de belles choses elle bannit de notre théâtre. Quoi qu’il en soit, voilà mes opinions46, ou, si vous voulez, mes hérésies touchant les principaux points de l’art ; et je ne sais point mieux accorder les règles anciennes avec les agréments modernes. Je ne doute point qu’il ne soit aisé d’en trouver de meilleurs moyens, et je serai tout prêt de les suivre lorsqu’on les aura mis en pratique aussi heureusement qu’on y a vu les miens.
Arnauld (1612-1694.)
[Notice.]
Les nombreux ouvrages de celui que le siècle de Louis XIV appela le grand Arnauld sont presque tous écrits sur des matières religieuses ; ils attestent une rare vigueur de pensée et un savoir immense48. Mais leur auteur est demeuré particulièrement célèbre comme l’un des principaux représentants de cette école de Port-Royal qui a si bien mérité de l’esprit français par les progrès qu’elle introduisit dans les méthodes et les livres consacrés à l’instruction de la jeunesse. La Logique, composée par Arnauld en collaboration avec Nicole (1662), tient un rang distingué parmi ces chefs-d’œuvre destinés à l’éducation : on estime surtout les deux discours qui en forment le début. Né à Paris en 1612, il mourut à Liège l’année 1694.
De la justesse de l’esprit : du soin qu’il faut apporter à la cultiver.
Arnauld montre que la qualité la plus précieuse de l’esprit est l’exactitude de la raison, parce qu’elle est utile dans toutes les parties de la vie. Nos études doivent tendre à développer une qualité si nécessaire et si rare.
Des différents genres d’esprits que l’on rencontre dans la société :
1º Les esprits grossiers, qui ne peuvent s’élever jusqu’à la connaissance de la vérité ;
2º Les esprits superficiels, qui par inattention ou dédain de la vérité acceptent sans raisonner tout ce qui leur est proposé ;
3º Les esprits sceptiques, qui, pour ne pas paraître crédules, mettent leur vanité à douter des vérités les plus certaines.
La raison se tient à une égale distance de tous ces dérèglements d’esprit : si elle se défend des surprises, elle se rend aussi à la vérité, quand sa lumière lui apparaît.
Il n’y a rien de plus estimable que le bon sens et la justesse de l’esprit dans le discernement du vrai et du faux49. Toutes les autres qualités d’esprit ont des usages bornés ; mais l’exactitude de la raison est généralement utile dans toutes les parties et dans tous les emplois de la vie. Ce n’est pas seulement dans les sciences qu’il est difficile de distinguer la vérité de l’erreur, mais aussi dans la plupart des sujets dont les hommes parlent et des affaires qu’ils traitent. Il y a presque partout des routes différentes, les unes vraies, les autres fausses ; et c’est à la raison d’en faire le choix. Ceux qui choisissent bien sont ceux qui ont l’esprit juste ; ceux qui prennent le mauvais parti sont ceux qui ont l’esprit faux : et c’est la première et la plus importante différence qu’on peut mettre entre les qualités de l’esprit des hommes.
Ainsi la principale application qu’on devrait avoir serait de former son jugement, et de le rendre aussi exact qu’il peut l’être ; et c’est à quoi devrait tendre la plus grande partie de nos études. On se sert de la raison comme d’un instrument pour acquérir les sciences, et on devrait se servir, au contraire, des sciences comme d’un instrument pour perfectionner sa raison ; la justesse de l’esprit étant infiniment plus considérable que toutes les connaissances spéculatives, auxquelles on peut arriver par le moyen des sciences les plus véritables et les plus solides : ce qui doit porter les personnes sages à ne s’y engager qu’autant qu’elles peuvent servir à cette fin, et à n’en faire que l’essai et non l’emploi des forces de leur esprit…
Non seulement ces sciences ont des recoins et des enfoncements fort peu utiles ; mais elles sont toutes inutiles, si on les considère en elles-mêmes et pour elles-mêmes50. Les hommes ne sont pas nés pour employer leur temps à mesurer des lignes, à examiner les rapports des angles, à considérer les divers mouvements de la matière. Leur esprit est trop grand, leur vie trop courte, leur temps trop précieux, pour l’occuper à de si petits objets ; mais ils sont obligés d’être justes, équitables, judicieux dans tous leurs discours, dans toutes leurs actions et dans toutes les affaires qu’ils manient ; et c’est à quoi ils doivent particulièrement s’exercer et se former.
Ce soin et cette étude est d’autant plus nécessaire, qu’il est étrange combien c’est une qualité rare que cette exactitude de jugement. On ne rencontre partout que des esprits faux qui n’ont presque aucun discernement de la vérité ; qui prennent toutes choses d’un mauvais biais ; qui se payent des plus mauvaises raisons, et qui veulent en payer les autres ; qui se laissent emporter par les moindres apparences ; qui sont toujours dans l’excès et dans les extrémités ; qui n’ont point de serres pour se tenir fermes dans les vérités qu’ils savent, parce que c’est plutôt le hasard qui les y attache qu’une solide lumière, ou qui s’arrêtent, au contraire, à leur sens avec tant d’opiniâtreté, qu’ils n’écoutent rien de ce qui pourrait les détromper ; qui décident hardiment ce qu’ils ignorent, ce qu’ils n’entendent pas, et ce que personne n’a peut-être jamais entendu ; qui ne font point de différence entre parler et parler, ou qui ne jugent de la vérité des choses que par le ton de la voix : celui qui parle facilement et gravement a raison ; celui qui a quelque peine à s’expliquer, ou qui fait paraître quelque chaleur, a tort. Ils n’en savent pas davantage.
C’est pourquoi il n’y a point d’absurdités si insupportables qui ne trouvent des approbateurs. Quiconque a dessein de piper51 le monde est assuré de trouver des personnes qui seront bien aises d’être pipées ; et les plus ridicules sottises rencontrent toujours des esprits auxquels elles sont proportionnées. Après que l’on voit tant de gens infatués des folies de l’astrologie judiciaire52 et que des personnes graves traitent cette matière sérieusement, on ne doit plus s’étonner de rien. Il y a une constellation dans le ciel qu’il a plu à quelques personnes de nommer Balance, et qui ressemble à une balance comme à un moulin à vent ; la balance est le symbole de la justice : donc ceux qui naîtront sous cette constellation seront justes et équitables. Quelque extravagants que soient ces raisonnements, il se trouve des personnes qui les débitent et d’autres qui s’en laissent persuader.
Cette fausseté d’esprit n’est pas seulement cause des erreurs que l’on mêle dans les sciences, mais aussi de la plupart des fautes que l’on commet dans la vie civile ; des querelles injustes, des procès mal fondés, des avis téméraires, des entreprises mal concertées. Il y en a peu qui n’aient leur source dans quelque erreur et dans quelque faute de jugement : de sorte qu’il n’y a point de défaut dont on ait plus d’intérêt de se corriger.
Mais autant que53 cette correction est souhaitable, autant est-il difficile d’y réussir, parce qu’elle dépend beaucoup de la mesure d’intelligence que nous apportons en naissant.
Le sens commun n’est pas une qualité si commune que l’on pense. Il y a une infinité d’esprits grossiers et stupides que l’on ne peut réformer en leur donnant l’intelligence de la vérité, mais en les retenant dans les choses qui sont à leur portée, et en les empêchant de juger de ce qu’ils ne sont pas capables de connaître. Il est vrai néanmoins qu’une grande partie des faux jugements des hommes ne vient pas de ce principe, et qu’elle n’est causée que par la précipitation de l’esprit, et par le défaut d’attention, qui fait que l’on juge témérairement de ce que l’on ne connaît que confusément et obscurément. Le peu d’amour que les hommes ont pour la vérité fait qu’ils ne se mettent pas en peine la plupart du temps de distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux. Ils laissent entrer dans leur âme toutes sortes de discours et de maximes ; ils aiment mieux les supposer pour véritables que de les examiner : s’ils ne les entendent pas, ils veulent croire que d’autres les entendent bien ; et ainsi ils se remplissent la mémoire d’une infinité de choses fausses, obscures et non entendues, et raisonnent ensuite sur ces principes, sans presque considérer ni ce qu’ils disent ni ce qu’ils pensent.
La vanité et la présomption contribuent encore beaucoup à ce défaut. On croit qu’il y a de la honte à douter et à ignorer ; et l’on aime mieux parler et décider au hasard, que de reconnaître qu’on n’est pas assez informé des choses pour en porter jugement. Nous sommes tous pleins d’ignorances et d’erreurs ; et cependant on a toutes les peines du monde de tirer de la bouche des hommes cette confession si juste et si conforme à leur condition naturelle : Je me trompe, et Je n’en sais rien.
Il s’en trouve d’autres, au contraire, qui ayant assez de lumières pour connaître qu’il y a quantité de choses obscures et incertaines, et voulant par une autre sorte de vanité témoigner qu’ils ne se laissent pas aller à la crédulité populaire, mettent leur gloire à soutenir qu’il n’y a rien de certain : ils se déchargent ainsi de la peine de les examiner ; et sur ce mauvais principe ils mettent en doute les vérités les plus constantes, et la religion même. C’est la source du pyrrhonisme54, qui est une autre extravagance de l’esprit humain, qui, paraissant contraire à la témérité de ceux qui croient tout et décident de tout, vient néanmoins de la même source, qui est le défaut d’attention ; car, comme les uns ne veulent pas se donner la peine de discerner les erreurs, les autres ne veulent pas prendre celle d’envisager la vérité avec le soin nécessaire pour en apercevoir l’évidence. La moindre lueur suffit aux uns pour les persuader de choses très fausses, et elle suffit aux autres pour les faire douter des choses les plus certaines ; mais, dans les uns et dans les autres, c’est le même défaut d’application qui produit des effets si différents.
La vraie raison place toutes choses dans le rang qui leur convient ; elle fait douter de celles qui sont douteuses, rejeter celles qui sont fausses, et reconnaître de bonne foi celles qui sont évidentes, sans s’arrêter aux vaines raisons des pyrrhoniens, qui ne détruisent pas l’assurance raisonnable que l’on a des choses certaines, non pas même dans l’esprit de ceux qui les proposent. Personne ne douta jamais sérieusement s’il y a une terre, un soleil et une lune, ni si le tout est plus grand que sa partie. On peut bien faire dire extérieurement à sa bouche qu’on en doute, parce que l’on peut mentir ; mais on ne peut pas le faire dire à son esprit. Ainsi le pyrrhonisme n’est pas une secte de gens qui soient persuadés de ce qu’ils disent, mais c’est une secte de menteurs55.
Comme ces dérèglements d’esprit qui paraissent opposés, l’un portant à croire légèrement ce qui est obscur et incertain, et l’autre à douter de ce qui est clair et certain, ont néanmoins le même principe, qui est la négligence à se rendre attentif autant qu’il faut pour discerner la vérité, il est visible qu’il faut y remédier de la même sorte, et que l’unique moyen de s’en garantir est d’apporter une attention exacte à nos jugements et à nos pensées. C’est la seule chose qui soit absolument nécessaire pour se défendre des surprises : car ce que les Académiciens disaient, qu’il était impossible de trouver la vérité, si on n’en avait des marques, n’est qu’une vaine subtilité. Comme il ne faut point d’autres marques pour distinguer la lumière des ténèbres que la lumière même, qui se fait assez sentir, ainsi il n’en faut point d’autres, pour reconnaître la vérité, que la clarté même qui l’environne, et qui se soumet l’esprit et le persuade, malgré qu’il en ait ; de sorte que toutes les raisons de ces philosophes ne sont pas plus capables d’empêcher l’âme de se rendre à la vérité, lorsqu’elle en est fortement pénétrée, qu’elles ne sont capables d’empêcher les yeux de voir, lorsqu’étant ouverts ils sont frappés par la lumière du soleil56.
Mais parce que l’esprit se laisse quelquefois abuser par de fausses lueurs, lorsqu’il n’y apporte pas l’attention nécessaire, et qu’il y a bien des choses que l’on ne connaît que par un long et difficile examen, il est certain qu’il serait utile d’avoir des règles pour s’y conduire de telle sorte que la recherche de la vérité en fût et plus facile et plus sûre ; et ces règles, sans doute, ne sont pas impossibles : car, puisque les hommes se trompent quelquefois dans leurs jugements, et que quelquefois aussi ils ne s’y trompent pas, qu’ils raisonnent tantôt bien et tantôt mal, et qu’après avoir mal raisonné, ils sont capables de reconnaître leur faute, ils peuvent remarquer, en faisant des réflexions sur leurs pensées, quelle méthode ils ont suivie lorsqu’ils ont bien raisonne, et quelle a été la cause de leur erreur lorsqu’ils se sont trompés, et former ainsi des règles sur ces réflexions pour éviter à l’avenir d’être surpris.
C’est proprement ce que les philosophes entreprennent, et sur quoi ils nous font des promesses magnifiques. Si on veut les en croire, ils nous fournissent dans cette partie qu’ils destinent à cet effet, et qu’ils appellent logique, une lumière capable de dissiper toutes les ténèbres de notre esprit ; ils corrigent toutes les erreurs de nos pensées, et ils nous donnent des règles si sûres, qu’elles nous conduisent infailliblement à la vérité, et si nécessaires tout ensemble, que sans elles il est impossible de la reconnaître avec une entière certitude57. Ce sont les éloges qu’ils donnent eux-mêmes à leurs préceptes. Mais si l’on considère ce que l’expérience vous fait voir de l’usage que ces philosophes en font, et dans la logique, et dans les autres parties de la philosophie, on aura beaucoup de sujet de se défier de la vérité de ces promesses.
Néanmoins, parce qu’il n’est pas juste de rejeter absolument ce qu’il y a de bon dans la logique à cause de l’abus qu’on peut en faire, et qu’il n’est pas vraisemblable que tant de grands esprits qui se sont appliqués avec tant de soin aux règles du raisonnement n’aient rien du tout trouvé de solide, et enfin parce que la coutume a introduit une certaine nécessité de savoir au moins grossièrement ce que c’est que la logique, on a cru que ce serait contribuer en quelque sorte à l’utilité publique que d’en tirer ce qui peut le plus servir à former le jugement.
La Rochefoucauld (1613-1680.)
[Notice.]
Doué d’un coup d’œil plein de pénétration et de justesse, qui s’exerçait autour de lui sur une cour spirituelle et brillante où la nature et l’art avaient singulièrement varié les physionomies, le duc de La Rochefoucauld, par le talent de définir et de peindre, se plaça au rang des écrivains illustres du dix-septième siècle. Né à Paris en 1613, il fut homme d’intrigue et de guerre pendant les désordres de la régence d’Anne d’Autriche, mais il finit par être sous l’autorité de Louis XIV, qui lui pardonna son humeur turbulente, un observateur calme et impartial. Après une vieillesse tranquille et heureuse, il mourut en 1680. Il raconta, dans ses Mémoires attachants, ce qu’il avait vu, et fit paraître, sous le nom de Sentences ou Maximes morales, les réflexions qu’il avait eu le loisir de faire et qui annoncent, par malheur, un esprit et un temps trop préoccupés de l’intérêt et de l’amour-propre. En blâmant très souvent le fond de ses idées, on ne peut qu’en louer la forme, puisqu’il offre un des plus parfaits modèles d’une concision vive et piquante. Il excelle, ce qui est le caractère des maîtres, à ne montrer qu’à moitié sa pensée, pour donner au lecteur le plaisir d’une sorte de découverte ; il provoque les esprits à s’éveiller et à s’exercer, en leur faisant deviner beaucoup au-delà de ce que semblent exprimer ses paroles59.
État de la France au dedans et au dehors, vers le début du règne de Louis XIV. Commencements de la Fronde.
La France avait déclaré la guerre en l’année 1635 à la maison d’Autriche, et la fortune avait favorisé une si haute entreprise par tant d’heureux succès, qu’elle était victorieuse par tous les endroits où elle portait ses armes. Nous avions pénétré dans le cœur de la Flandre, ayant assujetti toute la rivière de la Lys : l’on avait porté en Allemagne la victoire jusques au Danube, par la fameuse bataille de Nordlingue : le Milanais était le théâtre de la guerre d’Italie ; et du côté de l’Espagne, nos conquêtes n’auraient pas été bornées par le Roussillon et la Catalogne sans Lérida60, qui en était le terme fatal.
Ces prospérités, qui avaient commencé du temps du feu roi, avaient encore continué avec plus d’éclat pendant les cinq premières années de la régence, qui s’étaient rendues fameuses par de si belles et célèbres victoires ; non sans admiration que dans un temps de minorité, d’ordinaire exposé aux guerres civiles et domestiques, l’on eût remporté des avantages si considérables sur les étrangers.
Mais comme c’est l’étoile de notre nation de se lasser de son propre bonheur, et de se combattre elle-même quand elle ne trouve pas de résistance au dehors, ou bien que Dieu ait prescrit aux empires de certaines limites de puissance et de durée qui sont hors de la juridiction des hommes, nous avons perdu dans une campagne, par nos divisions, la plupart des conquêtes que nous avions faites pendant le cours heureux de plusieurs années. Mais, avant que d’entrer dans la narration de ces troubles, il est à propos de dire comme les choses se gouvernaient dans le cabinet.
Le conseil du roi, pendant la régence de la reine, était composé de M. le duc d’Orléans, de M. le prince et du cardinal Mazarin. Les autres ministres, comme le chancelier, M. de Longueville, le surintendant Chavigny et Servien, y avaient peu de considération.
Les principales affaires se réglaient du conseil des princes et du cardinal, qui en avait l’entière direction, par la confiance que la reine prenait en lui.
Les princes du sang étaient fort unis à la reine, et cette union produisait le bonheur public, d’autant que par là toutes les espérances des nouveautés étant ôtées, auxquelles notre nation a une pente naturelle, chacun aspirait par des services légitimes à quelque accroissement en sa fortune.
Le cardinal Mazarin entretenait cette bonne intelligence, avantageuse à sa conservation, et lorsque l’un des princes voulait s’élever, il le modérait par l’opposition de l’autre ; et balançant leur puissance, la sienne était sans comparaison la plus respectée.
D’ailleurs il avait procuré au duc d’Orléans le gouvernement du Languedoc. Pour le duc d’Enghien, le cardinal satisfaisait à son ambition par le gouvernement de Champagne et de Stenay, et par le commandement des armées qu’il lui procurait : joint que Mazarin étant étranger, sans parents, sans établissement, d’une nature assez douce, il était moins appréhendé ; et les princes moins appliqués aux affaires s’en déchargeaient sans envie sur lui.
Or, comme il prévoyait que la liaison des princes et de leur autorité affaiblirait celle de la reine, il jetait adroitement dans leurs esprits des soupçons de jalousie et de défiance l’un de l’autre, lesquels il dissipait à propos, de crainte qu’ils ne vinssent à une rupture : ainsi étant l’auteur de leurs différends, il lui était aisé d’être l’arbitre de leur réconciliation, et même de s’en attirer le mérite. Pour les autres grands du royaume, comme ils étaient sans pouvoir, leur bonne ou mauvaise volonté n’était pas regardée.
Telle était l’assiette de la cour, lorsque des événements rompant cette union, si nécessaire à l’État, lui causèrent des maux très funestes.
Avant que de les dire, je remarquerai la mort du prince de Condé61, arrivée à la veille de ces mouvements, d’autant plus considérable que l’opinion publique est que, s’il eût vécu, il les aurait prévenus par sa prudence et son autorité, qui donnait de la retenue aux ministres, et à laquelle le parlement aurait déféré.
L’union de ces puissances était un gage si solide de la tranquillité du royaume, qu’elle donnait trop de confiance aux ministres, et ne retenait point Emery, surintendant des finances, de faire de grandes levées de deniers. Après avoir consommé62 la substance des peuples par des subsides nouveaux, il porta ses soins dans les villes, taxa les aisés et malaisés, fit de nouvelles créations d’offices, prit les gages des anciens officiers, saisit les rentes publiques, exigea des emprunts, prépara encore de nouveaux édits, et, par cette inquisition rigoureuse sur les biens de toute nature, il poussa dans une révolte secrète les compagnies, les communautés et les corps de ville ; enfin, toutes ressources étant épuisées, il voulut prendre les gages des chambres des comptes, des cours des aides et grand conseil, qui firent leurs plaintes au parlement, qui donna le célèbre arrêt d’union63.
Cet arrêt fut un signal pour tous les mécontents, les rentiers, les trésoriers de France, les secrétaires du roi, les officiers des tailles et des gabelles. Enfin les peuples64 de toutes conditions se rallièrent, exposant leurs griefs au parlement et en demandant la réparation.
Les noms des partisans d’Emery tombèrent dans l’exécration publique : chacun déclama contre l’exaction violente des traitants, la puissance démesurée des intendants, les contraintes rigoureuses contre le pauvre peuple, par la vente de leurs biens, l’emprisonnement de leurs personnes, bref cette oppression dernière, nuisible à la vie, à la liberté et aux biens de tous les sujets du roi.
Le parlement, paraissant touché des misères publiques, reçut les supplications des malheureux, offrit de leur faire justice, et par la part qu’il témoigna prendre aux souffrances des peuples, acquit leur bienveillance à un tel point qu’ils65 furent respectés comme leurs dieux vengeurs et libérateurs.
Je ne prétends pas faire un récit des assemblées des chambres, des matières que l’on y a traitées, des avis et résultats, et des remontrances de la compagnie portées par le premier président Molé à Leurs Majestés66 : assez de mémoires en sont remplis ; il me suffit de dire qu’il y avait trois sortes de partis dans le parlement.
Le premier était des Frondeurs, nom donné par raillerie à ceux qui étaient contre les sentiments de la cour. Ces gens-là, étant touchés du désir d’arrêter le cours des calamités présentes, avaient le même objet, quoique par un différent motif, que ceux qui étaient intéressés par leur fortune ou par leur haine particulière contre le principal ministre.
Le deuxième parti était des Mazarins, qui étaient persuadés que l’on devait une obéissance aveugle à la cour, les uns par conscience, pour entretenir le repos de l’État, les autres par les liaisons qu’ils avaient avec les ministres ou par intérêt avec les gens d’affaires.
Et le dernier était de ceux qui blâmaient l’emportement des premiers et n’approuvaient pas aussi la retenue des seconds, et qui se tenaient dans un parti mitoyen, pour agir dans les occasions ou selon leur intérêt ou selon leur devoir.
C’était la disposition du parlement, dont la plupart au commencement n’avaient point d’amour pour les nouveautés ; mais parce que l’expérience des affaires du monde leur manquait, ils étaient bien aises d’être commis pour régler des abus qui s’étaient glissés dans l’administration de l’État, et de se voir médiateurs entre la cour et le peuple. On leur insinuait que cet emploi donnerait de la considération et de l’éclat à leurs personnes ; que la charité les obligeait à secourir les malheureux dans leurs pressantes nécessités, et que le devoir de leurs charges, qui sont instituées pour modérer l’extrême puissance des rois et s’opposer à leurs dérèglements, les y conviait ; que les peuples réclamaient leur justice comme le seul asile pour prévenir leur dernière oppression ; qu’une si sainte mission, étant approuvée du ciel et suivie des acclamations publiques, les mettrait à couvert de toute crainte ; mais, quand il y aurait du péril, que c’est le propre d’une rare vertu de se signaler plutôt dans la tempête que dans le calme, et que la mort, qui est égale pour tous les hommes, n’est distinguée que par l’oubli ou par la gloire.
Ces discours empoisonnés firent d’autant plus d’impression sur leurs esprits, que les hommes ont une inclination naturelle à croire ce qui flatte leur grandeur : si bien qu’ils se laissèrent charmer par ces douces voix de dieux tutélaires de la patrie et de restaurateurs de la liberté publique. Celui qui leur inspirait ce venin avec plus d’artifice était Longueil, conseiller en la grand’chambre, lequel, poussé d’un esprit d’ambition de rendre sa fortune meilleure dans les divisions publiques, avait depuis quelques années, en des assemblées secrètes, préparé plusieurs de ses confrères à combattre la domination des favoris, sous couleur du bien du royaume : de sorte que, dans la naissance de ces mouvements et dans leurs progrès, il était consulté comme l’oracle de la Fronde, tant qu’il a été constant dans son parti.
Cependant le parlement, paraissant appliqué à la réformation de l’État, s’assemblait tous les jours : il avait déjà supprimé des édits et des droits nouveaux ; il avait révoqué les intendants des provinces, et rétabli les trésoriers de France en la fonction de leurs charges ; il prétendait encore faire rendre compte de l’emploi des deniers levés depuis la régence, et insensiblement il attaquait l’administration du cardinal.
D’ailleurs, la cour n’oubliait aucun moyen qui servît à faire cesser les assemblées : M. le duc d’Orléans, le premier président et le président de Mesmes en représentaient la conséquence préjudiciable à la paix générale ; que les ennemis s’en figuraient un triomphe qui les rétablirait de leurs pertes passées : et néanmoins, le roi avait autorisé tous les arrêts que la compagnie avait donnés ; mais les voies de douceur étaient mal interprétées, et passaient pour des marques de faiblesse et de crainte qui rendraient les ennemis du cardinal plus fiers et plus actifs à le pousser.
En ce temps-là, M. le prince commandait l’armée du roi en Flandre : il avait pris Ypres ; mais, durant ce siège, les Espagnols avaient repris Courtray et remporté d’autres petits avantages : or, comme son génie est puissant et heureux à la guerre, il trouva l’armée d’Espagne le vingt-unième jour d’août dans les plaines d’Arras et de Lens, la combattit, et obtint une victoire célèbre.
Le duc de Châtillon, qui s’y était glorieusement signalé, vint de sa part en porter les nouvelles à la cour.
Le conseil du roi regarda ce grand succès comme un coup du ciel, dont il se fallait prévaloir pour arrêter le cours des désordres que le temps et la patience augmentaient, et résolut de s’assurer de ceux du parlement qui étaient les plus animés, principalement de Broussel, conseiller en la grand’chambre, personnage d’une ancienne probité, de médiocre suffisance, et qui avait vieilli dans la haine des favoris.
Or, comme le peuple, qui ne bougeait du palais, était informé qu’il s’intéressait puissamment pour son soulagement, il le prit en affection et lui donna ce beau titre de son père. L’arrêter était un coup bien hardi et pouvait être très salutaire s’il eût réussi ; mais aussi il pouvait avoir des suites dangereuses, comme nous verrons ; pourtant il fut heureusement exécuté par Comminges, le matin que l’on chanta le Te Deum à Notre-Dame de la victoire de Lens, durant que les compagnies des gardes étaient en haie dans les rues ; et il fut conduit en sûreté hors la ville, avec le président de Blancménil, pour être transféré à Sedan.
Deux heures après que le bruit de l’enlèvement de Broussel se fut répandu, les bourgeois du quartier Notre-Dame et des rues Saint-Denis, Saint-Martin et Saint-Honoré, et des autres endroits, fermèrent leurs boutiques et prirent tumultuairement67 les armes, chacun ressentant avec douleur ce qui était arrivé en la personne de Broussel, qu’ils réclamaient comme leur martyr68.
Du caractère d’un grand génie, et de la différence des esprits en général.
Bien que toutes les qualités de l’esprit se puissent rencontrer dans un grand génie, il y en a néanmoins qui lui sont propres et particulières : ses lumières n’ont point de bornes, il agit toujours également et avec la même activité ; il discerne les objets éloignés comme s’ils étaient présents ; il comprend, il imagine les plus grandes choses ; il voit et connaît les plus petites ; ses pensées sont relevées, étendues, justes et intelligibles : rien n’échappe à sa pénétration, et elle lui fait souvent découvrir la vérité au travers des obscurités qui la cachent aux autres.
Un bel esprit pense toujours noblement : il produit avec facilité les choses claires, agréables et naturelles ; il les fait voir dans leur plus beau jour, et il les pare de tous les ornements qui leur conviennent : il entre dans le goût des autres, et retranche de ses pensées ce qui est inutile ou ce qui peut déplaire.
Un esprit adroit, facile, insinuant, sait éviter et surmonter les difficultés ; il se plie aisément à ce qu’il veut ; il sait connaître l’esprit et l’humeur de ceux avec qui il traite ; et, en ménageant leurs intérêts, il avance et il établit les siens.
Un bon esprit voit toutes choses comme elles doivent être vues : il leur donne le prix qu’elles méritent ; il les fait tourner du côté qui est le plus avantageux, et il s’attache avec fermeté à ses pensées, parce qu’il en connaît toute la force et toute la raison.
Il y a de la différence entre un esprit utile et un esprit d’affaires : on peut entendre les affaires, sans s’appliquer à son intérêt particulier ; il y a des gens habiles dans tout ce qui ne les regarde pas, et très malhabiles dans tout ce qui les regarde : et il y en a d’autres au contraire qui ont une habileté bornée à ce qui les touche, et qui savent trouver leur avantage en toutes choses.
On peut avoir tout ensemble un air sérieux dans l’esprit, et dire souvent des choses agréables et enjouées. Cette sorte d’esprit convient à toutes personnes et à tous les âges de la vie. Les jeunes gens ont d’ordinaire l’esprit enjoué et moqueur, sans avoir l’air sérieux, et c’est ce qui les rend souvent incommodes.
Rien n’est plus malaisé à soutenir que le dessein d’être toujours plaisant69, et les applaudissements qu’on reçoit quelquefois en divertissant les autres ne valent pas que l’on s’expose à la honte de les ennuyer souvent quand ils sont de méchante humeur.
La moquerie est une des plus agréables et des plus dangereuses qualités de l’esprit : elle plaît toujours quand elle est délicate, mais on craint toujours aussi, ceux qui s’en servent trop souvent. La moquerie peut néanmoins être permise quand elle n’est mêlée d’aucune malignité, quand on y fait entrer70 les personnes mêmes dont on parle.
Il est malaisé d’avoir un esprit de raillerie sans affecter d’être plaisant, ou sans aimer à se moquer : il faut une grande justesse pour railler longtemps sans tomber dans l’une ou l’autre de ces extrémités.
La raillerie est un air de gaieté qui remplit l’imagination et qui lui fait voir en ridicule les objets qui se présentent : l’humeur y mêle plus ou moins de douceur ou d’âpreté.
Il y a une manière de railler, délicate et flatteuse, qui touche seulement les défauts que les personnes dont on parle veulent bien avouer, qui sait déguiser les louanges qu’on leur donne sous des apparences de blâme, et qui découvre ce qu’elles ont d’aimable, en feignant de le vouloir cacher.
Un esprit fin et un esprit de finesse sont très différents. Le premier plaît toujours ; il est délié, il pense des choses délicates et voit les plus imperceptibles : un esprit de finesse ne va jamais droit ; il cherche des biais et des détours pour faire réussir ses desseins. Cette conduite est bientôt découverte ; elle se fait toujours craindre et ne mène jamais aux grandes choses.
Il y a quelque différence entre un esprit de feu et un esprit brûlant : un esprit de feu va plus loin et avec plus de rapidité ; un esprit brillant a de la vivacité, de l’agrément et de la justesse.
La douceur de l’esprit est un air facile et accommodant, et qui plaît toujours quand il n’est point fade.
Un esprit de détail s’applique avec de l’ordre et de la règle à toutes les particularités des sujets qu’on lui présente. Cette application le renferme d’ordinaire à de petites choses ; elle n’est pas néanmoins toujours incompatible avec de grandes vues, et quand ces deux qualités se trouvent ensemble dans un même esprit, elles l’élèvent infiniment au-dessus des autres.
On a abusé du terme de bel esprit ; et, bien que tout ce qu’on vient de dire des différentes qualités de l’esprit puisse convenir à un bel esprit, néanmoins, comme ce titre a été donné à un nombre infini de mauvais poètes et d’auteurs ennuyeux, on s’en sert plus souvent pour tourner les gens en ridicule que pour les louer.
Bien qu’il y ait plusieurs épithètes pour l’esprit qui paraissent une même chose, le ton et la manière de les prononcer y mettent de la différence ; mais, comme les tons et les manières ne se peuvent écrire, je n’entrerai point dans un détail qu’il serait impossible de bien expliquer. L’usage ordinaire le fait assez entendre, et en disant qu’un homme a de l’esprit, qu’il a beaucoup d’esprit et qu’il a un bon esprit, il n’y a que le ton et les manières qui puissent mettre de la différence entre ces expressions, qui paraissent semblables sur le papier, et qui expriment néanmoins différentes sortes d’esprit.
On dit encore qu’un homme n’a qu’une sorte d’esprit, qu’il a plusieurs sortes d’esprit et qu’il a toutes sortes d’esprit.
On peut être sot avec beaucoup d’esprit, et on peut n’être pas sot avec peu d’esprit.
Avoir beaucoup d’esprit est un terme équivoque. Il peut comprendre toutes les sortes d’esprit dont on vient de parler ; mais il peut aussi n’en marquer aucune distinctement. On peut quelquefois faire paraître de l’esprit dans ce qu’on dit, sans en avoir dans sa conduite. On peut avoir de l’esprit et l’avoir bien borné. Un esprit peut être propre à de certaines choses, et ne l’être pas à d’autres ; on peut avoir beaucoup d’esprit et n’être propre à rien ; et avec beaucoup d’esprit on est souvent fort incommode.
Choix de maximes.
L’amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs.
Quelque découverte que l’on ait faite dans le pays de l’amour-propre, il y reste encore bien des terres inconnues.
Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours : elles sont comme un art de la nature, dont les règles sont infaillibles ; et l’homme le plus simple qui a de la passion persuade mieux que le plus éloquent qui n’en a point.
Si nous n’avions point d’orgueil, nous ne nous plaindrions point de celui des autres.
Nous n’avons pas assez de force pour suivre toute notre raison.
Il n’y a point d’accidents si malheureux dont les habiles gens71 ne tirent quelque avantage, ni de si heureux que les imprudents ne puissent tourner à leur préjudice.
Le silence est le parti le plus sûr pour celui qui se défie de soi-même.
Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement.
La marque d’un mérite extraordinaire est de voir que ceux qui l’envient le plus sont contraints de le louer.
Chacun dit du bien de son cœur, et personne n’en ose dire de son esprit.
Les défauts de l’esprit augmentent en vieillissant, comme ceux du visage.
Il est aussi facile de se tromper soi-même sans s’en apercevoir qu’il est difficile de tromper les autres sans qu’ils s’en aperçoivent.
On n’est jamais si ridicule par les qualités que l’on a que par celles que l’on affecte d’avoir.
Une des choses qui fait que l’on trouve si peu de gens qui paraissent raisonnables et agréables dans la conversation, c’est qu’il n’y a presque personne qui ne pense plutôt à ce qu’il veut dire qu’à répondre précisément à ce qu’on lui dit. Les plus habiles et les plus complaisants se contentent de montrer seulement une mine attentive, en même temps que l’on voit dans leurs yeux et dans leur esprit un égarement pour ce qu’on leur dit, et une précipitation pour retourner à ce qu’ils veulent dire ; au lieu de considérer que c’est un mauvais moyen de plaire aux autres, ou de les persuader, que de chercher si fort à se plaire à soi-même, et que bien écouter et bien répondre est une des plus grandes perfections qu’on puisse avoir dans la conversation72.
Si nous ne nous flattions point nous-mêmes, la flatterie des autres ne nous pourrait nuire.
La gloire des grands hommes se doit toujours mesurer aux moyens dont ils se sont servis pour l’acquérir.
Quelque éclatante que soit une action, elle ne doit pas passer pour grande lorsqu’elle n’est pas l’effet d’un grand dessein.
Il est plus facile de paraître digne des emplois qu’on n’a pas que de ceux que l’on exerce.
L’espérance, toute trompeuse qu’elle est, sert au moins à nous mener à la fin de la vie par un chemin agréable.
Les vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer73.
On donne plus aisément des bornes à sa reconnaissance qu’à ses espérances et qu’à ses désirs.
Rien n’est impossible : il y a des voies qui conduisent à toutes choses ; et si nous avions assez de volonté, nous aurions toujours assez de moyens74.
Le désir de paraître habile empêche souvent de le devenir.
Celui qui croit pouvoir trouver en soi-même de quoi se passer de tout le monde se trompe fort ; mais celui qui croit qu’on ne peut se passer de lui se trompe encore davantage.
L’intrépidité est une force extraordinaire de l’âme, qui l’élève au-dessus des troubles, des désordres et des émotions que la vue des grands périls pourrait exciter en elle : c’est par cette force que les héros se maintiennent en un état paisible, et conservent l’usage libre de leur raison dans les accidents les plus surprenants et les plus terribles.
L’humilité est la véritable preuve des vertus chrétiennes : sans elle nous conservons tous nos défauts, et ils sont seulement couverts par l’orgueil, qui les cache aux autres, et souvent à nous-mêmes.
Les gens heureux ne se corrigent guère : ils croient toujours avoir raison quand la fortune soutient leur mauvaise conduite.
La souveraine habileté consiste à bien connaître le prix des choses.
La flatterie est une fausse monnaie qui n’a de cours que par notre vanité.
Le bon goût vient plus du jugement que de l’esprit75.
La petitesse de l’esprit fait l’opiniâtreté : nous ne croyons pas aisément ce qui est au-delà de ce que nous voyons.
Les esprits médiocres condamnent d’ordinaire tout ce qui passe leur portée.
Il n’y a pas quelquefois moins d’habileté à savoir profiter d’un bon conseil qu’à se bien conseiller soi-même.
L’extrême plaisir que nous prenons à parler de nous-mêmes nous doit faire craindre de n’en donner guère à ceux qui nous écoutent.
La fortune fait paraître nos vertus et nos vices comme la lumière fait paraître les objets.
Si la vanité ne renverse pas entièrement les vertus, du moins elle les ébranle toutes.
La fortune ne paraît jamais si aveugle qu’à ceux à qui elle ne fait pas de bien.
Il faut gouverner la fortune comme la santé : en jouir quand elle est bonne et prendre patience quand elle est mauvaise.
Nous arrivons tout nouveaux aux divers âges de la vie, et nous y manquons souvent d’expérience malgré le nombre des années.
Le plus grand effort de l’amitié n’est pas de montrer nos défauts à un ami, c’est de lui faire voir les siens.
Nous pouvons paraître grands dans un emploi au-dessous de notre mérite ; mais nous paraissons souvent petits dans un emploi plus grand que nous.
C’est en quelque sorte se donner part aux belles actions que de les louer de bon cœur.
La plus véritable marque d’être né avec de grandes qualités, c’est d’être né sans envie.
On ne doit pas juger du mérite d’un homme d’après ses grandes qualités, mais par l’usage qu’il en sait faire.
Nous désirerions peu de choses avec ardeur si nous connaissions parfaitement ce que nous désirons.
On est quelquefois un sot avec de l’esprit, mais on ne l’est jamais avec du jugement.
Quelque méchants que soient les hommes, ils n’oseraient paraître ennemis de la vertu ; et lorsqu’ils la veulent persécuter, ils feignent de croire qu’elle est fausse ou ils lui supposent des crimes.
L’amour-propre ne se repose jamais hors de soi, et ne s’arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre.
La confiance, si nécessaire entre les hommes, est le lien de la société et de l’amitié.
Mille gens déplaisent avec des qualités aimables ; mille gens plaisent avec de moindres talents. C’est que les uns veulent paraître ce qu’ils ne sont pas, les autres sont ce qu’ils paraissent76.
De toutes les passions, celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes, c’est la paresse : elle est la plus ardente et la plus maligne de toutes, quoique sa violence soit insensible. Si nous considérons attentivement son pouvoir, nous verrons qu’elle se rend, en toutes rencontres, maîtresse de nos sentiments et de nos intérêts : c’est la rémore77 qui a la force d’arrêter les plus grands vaisseaux.
Pascal (1623-1662.)
[Notice.]
L’illustration de Pascal a été, en quelque sorte, renouvelée de nos jours par les nombreuses publications dont il a été le sujet. On ne s’en étonnera pas, s’il est vrai, comme il faut le reconnaître avec Vauvenargues, « qu’il ait été l’homme de la terre qui sut mettre la vérité dans un plus beau jour et raisonner avec le plus de force. »
Né à Clermont-Ferrand en 1623, il précéda tous les grands prosateurs du règne de Louis XIV, et ne fut dépassé par aucun d’eux : sa courte carrière, vouée aux découvertes scientifiques aussi bien qu’aux travaux des lettres, ne lui a permis toutefois que de laisser deux ouvrages, les Provinciales et les Pensées. Aucun livre n’atteste plus que le premier la puissance du style : car c’est par le style seul qu’a vécu et que demeurera immortelle cette œuvre de polémique religieuse, qui autrement eût péri depuis longtemps comme beaucoup d’autres. Les Pensées, quoique restées imparfaites, ont mis le comble à la gloire de Pascal comme écrivain. L’empreinte du génie marque ces pages inachevées ; dans ces pierres d’attente, dans ces premières assises du monument qu’il voulait élever à la religion chrétienne, on peut apercevoir quelle en eût été la grandeur78. Pascal mourut à l’âge de trente-neuf ans, le 19 août 1662.
Contre les indifférents et les impies.
Notre premier intérêt et notre premier devoir dans la vie est de chercher si nous avons une âme immortelle ou non. Toute notre conduite en dépend.
Pascal distingue deux sortes d’incrédules, les incrédules par indifférence et ceux qui se font gloire de leur impiété. Après avoir montré brièvement la folie des premiers, il attaque vivement l’extravagance des seconds, en leur opposant leurs propres discours.
Les sentiments dénaturés de ces derniers montrent la corruption de la nature humaine.
Étrange contradiction de leur conduite : très sensibles au plus léger préjudice qui leur est causé, ils ne s’inquiètent pas de leurs plus grands intérêts.
Ils se persuadent que c’est un moyen d’acquérir de l’estime ; ils la perdent, au contraire, auprès des personnes qui jugent sainement des choses. Les raisons qu’ils ont de douter de la religion sont si faibles, qu’elles sont plutôt capables d’y ramener. Enfin, il n’y a que deux sortes de personnes raisonnables, celles qui servent Dieu parce qu’elles le connaissent, et celles qui le cherchent parce qu’elles ne le connaissent pas.
L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu’il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu’en79 la réglant par la vue de ce point qui doit être notre dernier objet.
Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir80 sur ce sujet, d’où dépend toute notre conduite. Et c’est pourquoi, entre ceux qui n’en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s’en instruire, à ceux qui vivent sans s’en mettre en peine et sans y penser.
Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs, et qui, n’épargnant rien pour en sortir, font de cette recherche leur principale et leur plus sérieuse occupation.
Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à cette dernière fin de la vie, et qui, par cette seule raison qu’ils ne trouvent pas en eux-mêmes les lumières qui les persuadent81 négligent de les chercher ailleurs et d’examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par une simplicité crédule, ou de celles qui, quoique obscures d’elles-mêmes, ont néanmoins un fondement très solide et inébranlable, je les considère d’une manière toute différente.
Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit ; elle m’étonne et m’épouvante : c’est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d’une dévotion spirituelle. J’entends au contraire qu’on doit avoir ce sentiment par un principe d’intérêt humain et par un intérêt d’amour propre : il ne faut pour cela que voir ce que voient les personnes les moins éclairées.
Il ne faut pas avoir l’âme fort élevée pour comprendre qu’il n’y a point ici82 de satisfaction véritable et solide ; que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu’enfin la mort qui nous menace à chaque, instant doit infailliblement nous mettre, dans peu d’années, dans l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis ou malheureux.
Il n’y a rien de plus réel que cela, ni de plus terrible. Faisons tant que nous voudrons les braves : voilà la fin qui attend la plus belle vie du monde. Qu’on fasse réflexion là-dessus, et qu’on dise ensuite s’il n’est pas indubitable qu’il n’y a de bien en cette vie qu’en l’espérance d’une autre vie ; qu’on n’est heureux qu’à mesure qu’on s’en83 approche, et que, comme il n’y aura plus de malheurs pour ceux qui avaient une entière assurance de l’éternité, il n’y a point aussi de bonheur pour ceux qui n’en ont aucune lumière.
C’est donc assurément un grand mal que d’être dans ce doute ; mais c’est au moins un devoir indispensable de chercher, quand on est dans ce doute ; et ainsi, celui qui doute, et qui ne cherche pas, est tout ensemble et bien malheureux et bien injuste. Que s’il est avec cela tranquille et satisfait, qu’il en fasse profession, et enfin, qu’il en fasse vanité, et que ce soit de cet état même qu’il fasse le sujet de sa joie et de sa vanité, je n’ai point de termes pour qualifier une si extravagante créature.
Où peut-on prendre ces sentiments ? Quel sujet de joie trouve-t-on à n’attendre plus que des misères sans ressource ? Quel sujet de vanité de se voir dans des obscurités impénétrables, et comment se peut-il faire que ce raisonnement-ci se passe dans un homme raisonnable :
« Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment84, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit.
« Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un atome, et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour85. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter86.
« Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais où je vais ; et je sais seulement qu’en sortant de ce monde je tombe pour jamais, ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de misère, de faiblesse, d’obscurité87. Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m’arriver. Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes ; mais je n’en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher ; et après, en traitant avec mépris ceux qui se travailleront de ce soin, je veux aller sans prévoyance et sans crainte tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort, dans l’incertitude de l’éternité de ma condition future. »
Qui souhaiterait avoir pour ami un homme qui discourt de cette manière ? Qui le choisirait entre les autres pour lui communiquer ses affaires ? qui aurait recours à lui dans ses afflictions, et enfin à quel usage de la vie le pourrait-on destiner ?
En vérité, il est glorieux à la religion d’avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables ; et leur opposition lui est si peu dangereuse, qu’elle sert au contraire à rétablissement de ses principales vérités. Car la foi chrétienne ne va principalement qu’à établir ces deux choses : la corruption de la nature et la rédemption de Jésus-Christ. Or, s’ils ne servent pas à montrer la vérité de la rédemption par la sainteté de leurs mœurs, ils servent au moins admirablement à montrer la corruption de la nature par des sentiments si dénaturés.
Rien n’est si important à l’homme que son état ; rien ne lui est si redoutable que l’éternité. Et ainsi, qu’il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d’une éternité de misères, cela n’est point naturel. Ils sont tout autres à l’égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu’aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d’une charge, ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c’est celui-là même qui sait qu’il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. C’est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur, et en même temps, cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes.
C’est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause.
Il faut qu’il y ait un étrange renversement dans la nature de l’homme pour faire gloire d’être dans cet état, dans lequel il semble incroyable qu’une seule personne puisse être. Cependant l’expérience m’en fait voir en si grand nombre que cela serait surprenant, si nous ne savions que la plupart de ceux qui s’en mêlent se contrefont et ne sont pas tels en effet88. Ce sont des gens qui ont ouï dire que les belles manières du monde consistent à faire ainsi l’emporté : c’est ce qu’ils appellent avoir secoué le joug, et qu’ils essayent d’imiter. Mais il ne serait pas difficile de leur faire entendre combien ils s’abusent en cherchant par là de l’estime. Ce n’est pas le moyen d’en acquérir, je dis même parmi les personnes du monde qui jugent sainement des choses, et qui savent que la seule voie d’y réussir est de se faire paraître honnête, fidèle, judicieux et capable de servir utilement son ami, parce que les hommes n’aiment naturellement que ce qui leur peut être utile. Or, quel avantage y a-t-il pour nous à ouïr dire à un homme, qui nous dit qu’il a donc secoué le joug, qu’il ne croit pas qu’il y ait un Dieu qui veille sur ses actions, qu’il se considère comme seul maître de sa conduite et qu’il ne pense en rendre compte qu’à soi-même ? Pense-t-il nous avoir portés par là à avoir désormais bien de la confiance en lui, et à en attendre des consolations, des conseils et des secours dans tous les besoins de la vie ? Prétendent-ils nous avoir bien réjouis, de nous dire qu’ils tiennent que notre âme n’est qu’un peu de vent et de fumée, et encore de nous le dire d’un ton de voix fier et content ? Est-ce donc une chose à dire gaiement ? et n’est-ce pas une chose à dire tristement au contraire, comme la chose du monde la plus triste ?
S’ils y pensaient sérieusement, ils verraient que cela est si mal pris, si contraire au bon sens, si oppose à l’honnêteté et si éloigné en toute matière de ce bon air qu’ils cherchent, qu’ils seraient plutôt capables de redresser que de corrompre ceux qui auraient quelque inclination à les suivre. Et, en effet, faites-leur rendre compte de leurs sentiments et des raisons qu’ils ont de douter de la religion : ils diront des choses si faibles et si basses, qu’ils vous persuaderont du contraire. C’était ce que leur disait un jour fort à propos une personne : Si vous continuez à discourir de la sorte, leur disait-elle, en vérité vous me convertirez. Et elle avait raison : car qui n’aurait horreur de se voir dans des sentiments où l’on a pour compagnons des personnes si méprisables.
Ainsi ceux qui ne font que feindre ces sentiments seraient bien malheureux de contraindre leur naturel pour se rendre les plus impertinents des hommes. S’ils sont fâchés dans le fond de leur cœur de n’avoir pas plus de lumières, qu’ils ne le dissimulent pas : cette déclaration ne sera point honteuse. Il n’y a de honte qu’à n’en point avoir89. Rien n’accuse davantage une extrême faiblesse d’esprit que de ne pas connaître quel est le malheur d’un homme sans Dieu ; rien ne marque davantage une mauvaise disposition du cœur que de ne pas souhaiter la vérité des promesses éternelles ; rien n’est plus lâche que de faire le brave contre Dieu90. Qu’ils laissent donc ces impiétés à ceux qui sont assez mal nés pour en être véritablement capables ; qu’ils soient au moins honnêtes gens, s’ils ne peuvent être chrétiens, et qu’ils reconnaissent enfin qu’il n’y a que deux sortes de personnes qu’on puisse appeler raisonnables : ou ceux qui servent Dieu de tout leur cœur parce qu’ils le connaissent, ou ceux qui le cherchent de tout leur cœur parce, qu’ils ne le connaissent pas. Mais pour ceux qui vivent sans le connaître et sans le chercher, ils se jugent eux-mêmes si peu dignes de leur soin, qu’ils ne sont pas dignes du soin des autres ; et il faut avoir toute la charité de la religion qu’ils méprisent, pour ne les pas mépriser jusqu’à l’abandonner dans leur folie91.
Puissance de l’imagination sur l’homme.
L’imagination est cette partie décevante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours ; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant de même caractère le vrai et le faux.
Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages ; et c’est parmi eux que l’imagination a le grand don de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses92.
Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature93. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres ; elle fait croire, douter, nier la raison ; elle suspend les sens, elle les fait sentir94 ; elle a ses fous et ses sages : et rien ne nous dépite davantage que de voir qu’elle remplit ses hôtes d’une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire ; ils disputent avec hardiesse et confiance ; les autres, avec crainte et défiance : et cette gaieté de visage leur donne souvent l’avantage dans l’opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous ; mais elle les rend heureux à l’envi de la raison95, qui ne peut rendre ses amis que misérables, l’une96 les couvrant de gloire, l’autre de honte.
Qui dispense la réputation ? qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? Toutes les richesses de la terre sont insuffisantes sans son consentement.
Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu’il juge des choses par leur nature, sans s’arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de la raison par l’ardeur de la charité. Le voilà prêt à l’ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître : si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu’il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur.
Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra97. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer98.
L’imagination dispose de tout : elle fait la beauté, la justice et le bonheur, qui est le tout du monde. Je voudrais de bon cœur voir le livre italien, dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, Della opinione regina del mondo 99. J’y souscris sans le connaître, sauf le mal, s’il y en a.
L’homme placé entre les deux infinis.
L’homme est placé entre les deux infinis de grandeur et de petitesse : dans l’ordre des choses intelligibles, notre intelligence tient le même rang que notre corps dans l’ordre des choses matérielles, c’est-à-dire que nous sommes également incapables de savoir et d’ignorer tout. La conclusion est que, ne pouvant posséder la science complète, l’homme doit s’humilier dans le sentiment de son ignorance.
Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté ; qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent ; qu’il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers ; que la terre lui paraisse comme un point, au prix du vaste tour que cet astre décrit100 ; et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’un point très délicat à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais, si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre : elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables : nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part101. Enfin c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.
Que l’homme, étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce qui est ; qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix.
Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? Mais, pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celai de notre discours102 ; il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature103. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature, dans l’enceinte de ce raccourci d’atome104. Qu’il y voie une infinité d’univers dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible105 ; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné ; et trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos, qu’il se perde dans ces merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue : car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l’égard du néant où l’on ne peut arriver ?
Qui se considérera de la sorte s’effrayera de soi-même, et se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption.
Car, enfin, qu’est-ce que l’homme dans la nature ? un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant : un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable ; également incapable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini où il est englouti.
Que fera-t-il donc, sinon d’apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin ? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu’à l’infini. Qui suivra ces étonnantes démarches ! L’auteur de ces merveilles les comprend ; tout autre ne le peut faire…
Notre intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature.
Bornés en tout genre, cet état qui tient le milieu entre deux extrêmes se trouve en toutes nos puissances.
Nos sens n’aperçoivent rien d’extrême. Trop de bruit nous assourdit ; trop de lumière éblouit ; trop de distance et trop de proximité empêche la vue ; trop de longueur et trop de brièveté du discours l’obscurcit ; trop de vérité nous étonne106 : les premiers principes ont trop d’évidence pour nous. Trop de plaisir incommode. Trop de consonances déplaisent dans la musique ; et trop de bienfaits irritent : nous voulons avoir de quoi surpayer la dette : Beneficia eo usque læta sunt dum videntur exsolvi posse ; ubi multum antevenere, pro gratia odium redditur 107.
Nous ne sentons ni l’extrême chaud ni l’extrême froid. Les qualités excessives nous sont ennemies et non pas sensibles : nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l’esprit ; trop et trop peu d’instruction. Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n’étaient point, et nous ne sommes point à leur égard : elles nous échappent ou nous à elles.
Voilà notre état véritable. C’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte ; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous. C’est l’état qui nous est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination : nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini108 ; mais tout notre fondement craque et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes.
Ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté. Notre raison est toujours déçue par l’inconstance des apparences : rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l’enferment et le fuient.
Petitesse et grandeur de l’homme conciliées par la religion chrétienne.
Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme, que nous ne pouvons souffrir d’en être méprisés et de n’être pas dans l’estime d’une âme ; et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime.
La plus grande bassesse de l’homme est la recherche de la gloire, mais c’est cela même qui est la plus grande marque de son excellence ; car, quelque possession qu’il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait s’il n’est dans l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que, quelque avantage qu’il ait sur la terre, s’il n’est placé avantageusement aussi dans la raison de l’homme, il n’est pas content. C’est la plus belle place du monde : rien ne peut le détourner de ce désir, et c’est la qualité La plus ineffaçable du cœur de l’homme.
Et ceux qui méprisent le plus les hommes, et qui les égalent aux bêtes, encore veulent-ils en être admirés et crus109, et se contredisent à eux-mêmes110 par leur propre sentiment : leur nature, qui est plus forte que tout, les convainquant de la grandeur de l’homme plus fortement que la raison ne les convainc de leur bassesse.
Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent, qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève.
La grandeur de l’homme est si visible, qu’elle se tire même de sa misère. Car ce qui est nature aux animaux, nous l’appelons misère en l’homme, par où nous reconnaissons que, sa nature étant aujourd’hui pareille à celle des animaux, il est déchu d’une meilleure nature qui lui était propre autrefois111.
Car qui se trouve malheureux de n’être pas roi, sinon un roi dépossédé ? Trouvait-on Paul Émile malheureux de n’être plus consul ? Au contraire, tout le monde trouvait qu’il était heureux de l’avoir été, parce que sa condition n’était pas de l’être toujours. Mais on trouvait Persée si malheureux de n’être plus roi, parce que sa condition était de l’être toujours, qu’on trouvait étrange de ce qu’’il supportait la vie112. Qui se trouve malheureux de n’avoir qu’une bouche ? et qui ne se trouvera malheureux de n’avoir qu’un œil ? On ne s’est peut-être jamais affligé de n’avoir pas trois yeux ; mais on est inconsolable de n’en point avoir.
La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable.
C’est dupe être misérable que de se connaître misérable ; mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable. Toutes ces misères-là mêmes prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d’un roi dépossédé.
La misère se concluant de la grandeur, et la grandeur de la misère, les uns ont conclu la misère d’autant plus qu’ils en ont pris pour preuve la grandeur ; et les autres concluant la grandeur avec d’autant plus de force qu’ils l’ont conclue de la misère même, tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur n’a servi que d’un argument aux autres pour conclure la misère, puisque c’est être d’autant plus misérable qu’on est tombé de plus haut : et les autres, au contraire. Ils se sont portés les uns sur les autres par un cercle sans fin : étant certain qu’à mesure que les hommes ont de lumière, ils trouvent et grandeur et misère en l’homme, En un mot, l’homme connaît qu’il est misérable. Il est donc misérable, puisqu’il l’est ; mais il est bien grand, puisqu’il le connaît.
Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai pas davantage en possédant des terres. Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends.
L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien113.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.
L’homme est visiblement fait pour penser : c’est toute sa dignité et tout son mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut : or, l’ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et sa fin.
Or, à quoi pense le monde ? Jamais à cela ; mais à danser, à jouer du luth, à chanter, à faire des vers, à courir la bague, etc., à se bâtir, à se faire roi, sans penser à ce que c’est qu’être roi et qu’être homme.
Il est dangereux de trop taire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre. Mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre.
Que l’homme maintenant s’estime son prix. Qu’il s’aime, car il a en lui une nature capable de bien ; mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu’il se méprise, parce que cette capacité est vide ; mais qu’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle…
Sans ces divines connaissances, qu’ont pu faire les hommes, sinon ou s’élever dans le sentiment intérieur qui leur reste de leur grandeur passée, ou s’abattre dans la vue de leur faiblesse présente ? Car, ne voyant pas la vérité entière, ils n’ont pu arriver à une parfaite vertu. Les uns considérant la nature comme incorrompue114, les autres comme irréparable, ils n’ont pu fuir ou l’orgueil ou la paresse, qui sont les deux sources de tous les vices ; puisqu’ils ne peuvent sinon115 ou s’y abandonner par lâcheté ou en sortir par l’orgueil. Car, s’ils connaissaient l’excellence de l’homme, ils en ignoraient la corruption ; de sorte qu’ils évitaient bien la paresse, mais ils se perdaient dans la superbe116. Et s’ils reconnaissaient l’infirmité de la nature, ils en ignoraient la dignité ; de sorte qu’ils pouvaient bien éviter la vanité, mais c’était en se précipitant dans le désespoir.
De là viennent les diverses sectes des stoïques et des épicuriens, des dogmatistes et des académiciens, etc. La seule religion chrétienne a pu guérir ces deux vices, non pas en chassant l’un par l’autre, par la sagesse de la terre, mais en chassant l’un et l’autre par la simplicité de l’Évangile. Car elle apprend aux justes, qu’elle élève jusqu’à la participation de la Divinité même, qu’en ce sublime état ils portent encore la source de toute la corruption, qui les rend durant toute la vie sujets à l’erreur, à la misère, à la mort, au péché, et elle crie aux plus impies qu’ils sont capables (le la grâce de leur Rédempteur. Ainsi, donnant à trembler à ceux qu’elle justifie, et consolant ceux qu’elle condamne, elle tempère avec tant de justesse la crainte avec l’espérance, par cette double capacité qui est commune à tous et de la grâce et du péché, qu’elle abaisse infiniment plus que la seule raison ne peut faire, mais sans désespérer, et qu’elle élève infiniment plus que l’orgueil de la nature, mais sans enfler : faisant bien voir par là qu’étant seule exempte d’erreur et de vice, il n’appartient qu’à elle et d’instruire et de corriger les hommes.
Qui peut donc refuser à ces célestes lumières de les croire et de les adorer ? Car n’est-il pas plus clair que le jour, que nous sentons en nous-mêmes des caractères ineffaçables d’excellence ? Et n’est-il pas aussi véritable que nous éprouvons à toute heure les effets de notre déplorable condition ? Que nous crie donc ce chaos et cette confusion monstrueuse, sinon la vérité de ces deux états, avec une voix si puissante qu’il est impossible de résister ?
Du progrès dans les sciences.
Il est étrange de quelle sorte on révère les sentiments des anciens117. On fait un crime de les contredire et un attentat d’y ajouter, comme s’ils n’avaient plus laissé de vérités à connaître. N’est-ce pas là traiter indignement la raison de l’homme et la mettre en parallèle avec l’instinct des animaux, puisqu’on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l’instinct demeure toujours dans un état égal ? Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées ii y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière118. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte119. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse ; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’ils en ont : comme ils la reçoivent sans étude, ils n’ont pas le bonheur de la conserver, et toutes les fois qu’elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire toujours égale, de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle leur a prescrites. Il n’en est pas de même de l’homme, qui n’est produit que pour l’infinité. Il est dans l’ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son progrès : car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs ; parce qu’il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu’ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement ; de sorte que les hommes sont aujourd’hui en quelque sorte dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes, s’ils pouvaient avoir vieilli jusques à présent, en ajoutant aux connaissances qu’ils avaient celles que leurs études auraient pu leur acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non seulement chacun des hommes s’avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l’univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d’un particulier120. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement : d’où l’on voit avec combien d’injustice nous respectons l’antiquité dans ses philosophes ; car, comme la vieillesse est l’âge le plus distant de l’enfance, qui ne voit que la vieillesse dans cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont les plus éloignés ? Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l’enfance des hommes proprement, et comme nous avons joint à leurs connaissances l’expérience des siècles qui les ont suivis, c’est en nous que l’on peut trouver cette antiquité que nous révérons chez les autres121.
Pellisson (1624-1693.)
[Notice.]
La disgrâce mémorable du surintendant Fouquet, ce premier acte de la toute-puissance de Louis XIV émancipé par la mort de Mazarin, a enrichi notre littérature de trois excellentes productions : les lettres de madame de Sévigné qui renferment la relation émue de tous les incidents de son procès, l’Épître aux nymphes de Vaux où La Fontaine a pleuré son malheur, et sa défense par Pellisson. Celui-ci, né à Béziers en 1624, et jadis attaché à la bonne fortune du ministre, dont il était devenu en 1657 le premier commis, expia par une captivité célèbre123 sa fidélité à son protecteur déchu ; mais Louis XIV, dont le noble cœur rendait tôt ou tard justice à l’élévation des sentiments, le combla dans la suite des marques de sa faveur et de sa munificence. Pellisson mourut en 1693. Les Mémoires pour Fouquet, dont nous présentons les morceaux les plus remarquables, ont toujours passé pour le chef-d’œuvre du barreau français au dix-septième siècle, et pour celui de Pellisson, qui, entre autres écrits, a composé l’Histoire de l’Académie française, continuée après lui par l’abbé d’Olivet124.
Défense du surintendant Fouquet125, adressée à Louis XIV.
Première Partie (extraits).
Après un exorde plein d’une respectueuse soumission envers la personne du roi, Pellisson demande à Louis XIV de laisser juger Fouquet par les juges ordinaires, parce que toute juridiction particulière, à tort ou à raison, inspire de la défiance sur l’impartialité de ses arrêts.
Sire, deux choses bien différentes, mais qui ne sont nullement contraires, m’ont fait prendre la résolution d’adresser directement ce discours à Votre Majesté ; l’admiration véritable que j’ai pour un roi le plus grand, le plus magnanime, le plus triomphant et le plus heureux qui soit au monde, et la juste compassion dont je suis touché pour le plus infortune de ses sujets. Ce n’est pas la coutume ni le défaut du siècle que la disgrâce trouve trop de défenseurs, et Votre Majesté n’est sans doute guère importunée de ceux qui lui parlent aujourd’hui pour M. Fouquet, naguère procureur général, surintendant des finances, ministre d’État, objet de l’admiration et de l’envie, maintenant à peine estimé digne de pitié. Tout se tait, tout tremble, tout révère la colère de Votre Majesté. Je la révérerais plus que personne, et, quelque obligé que je fusse de parler126, je me tairais comme les autres, si je n’avais à dire à Votre Majesté des choses essentielles qu’autre que moi ne lui dira point, et qui regardent le bien de son service. Veuille le maître des cœurs et le roi des rois que, pour en reconnaître la vérité et l’importance, Votre Majesté les lise sans dégoût jusqu’à la fin, et que, donnant tant de temps aux moindres supplications de ses sujets, elle ne refuse pas un peu de véritable attention à une affaire qui regarde sa gloire, et qui n’est pas de si petite considération qu’elle n’attire aujourd’hui les yeux de toute l’Europe !
Je parlerai, sire, avec toute la liberté d’un homme qui n’a rien à craindre ni à espérer, mais avec tout le respect et la soumission d’un sujet fidèle ; et si, par malheur, ce que je ne saurais croire, il m’échappait le moindre mot qui semblât s’éloigner tant soit peu de cette parfaite soumission et de ce profond respect que je lui garderai toute ma vie, je le désavoue dès cette heure ; je l’efface avant que de l’avoir écrit, et supplie très humblement Votre Majesté de croire que je puis faillir de la plume, mais jamais du cœur ni de la pensée…
Mais avant que d’entrer dans les accusations de M. Fouquet, où consiste la principale et la plus considérable partie de ce que je dois représenter à Votre Majesté, qu’elle me pardonne, s’il lui plaît, si je m’arrête, quoique avec peine, sur les commissaires extraordinaires devant lesquels on dit que Votre Majesté veut qu’il réponde127… S’il faut, d’ailleurs, consulter ces sages et pieux docteurs qui ont examiné avec tant de soin ce qui regarde les consciences, ils diront à Votre Majesté qu’en laissant juger les juges ordinaires, un roi se décharge de l’événement ; qu’en donnant des juges extraordinaires, quelque bonne que soit son intention, s’il arrive qu’on juge mal, on peut douter pour le moins s’il n’est point tenu de répondre à Dieu de leur injustice : jusque-là, sire, que, conformément à la doctrine du plus excellent théologien et canoniste, un grand personnage d’entre eux, qui avait été député au concile de Trente et servit fort longtemps en qualité de confesseur de l’empereur Charles-Quint128, et qui par conséquent ne devait pas ignorer l’étendue de la puissance royale ni avoir intérêt à la diminuer, a tenu que, les juges extraordinaires n’étant pas véritables juges, quelque serment qu’un accusé eût fait devant eux, il n’était pas obligé en conscience de leur dire la vérité.
S’il faut enfin entendre la voix du peuple, cette voix, sire, qui est si souvent celle de Dieu, cette voix qui fait, à vrai dire, la gloire des rois, qui parle si magnifiquement aujourd’hui par toute la terre des vertus de Votre Majesté, elle dira à Votre Majesté que tout ce qui n’est point naturel et ordinaire lui est suspect ; qu’un innocent même, condamné par le parlement, passe toujours pour coupable ; qu’un coupable même, condamné par les commissaires, laisse toujours au public et à la postérité quelque soupçon d’innocence ; qu’enfin le général du monde129 regarde ces deux sortes de juges comme deux choses tout à fait différentes : témoin la réponse de ce bon religieux, que l’histoire n’a pas trouvée indigne d’être rapportée, quand le roi François Ier, regardant à Marcoussis le tombeau d’un surintendant immolé, sous un des rois précédents, aux jalousies de la cour et à la passion d’un duc de Bourgogne, et ce grand-prince disant que c’était dommage qu’on eût fait mourir un tel homme par justice130 : « Ce n’est pas par justice, sire, répondit ingénument le religieux, c’est par commissaires… »
Lors donc, sire, que tant d’ordonnances confirmées par les serments des rois vos prédécesseurs et par celui de Votre Majesté même, que l’esprit de nos lois et de la justice française, que l’exemple du grand Henri votre aïeul, que les avis des personnes doctes, saintes et pieuses ; que la voix du peuple, que tant de raisons particulières qu’on n’explique point par respect pour Votre Majesté, lui persuadent de renvoyer M. Fouquet à ses juges naturels ; lorsque Votre Majesté, après tant de prospérités et tant de triomphes, couronnant ses victoires d’une sagesse profonde, d’une fermeté et d’une magnanimité incroyables, ne règne pas moins absolument dans les compagnies souveraines que dans le Louvre, quelle nécessité trouvera-t-elle de se détourner du chemin battu, le plus fréquenté de la justice, de quitter les grandes et belles voies royales pour en prendre d’autres ? Pourquoi voudra-t-elle ou donner à un coupable le moyen de le faire croire plus innocent qu’il n’est en effet, ou ôter, sans y penser, à un innocent quelqu’un des moyens de justifier son innocence ? Pourquoi voudra-t-elle, du moins, laisser à la médisance et à l’envie, pour qui il n’y a rien de sacré, un prétexte de murmurer en secret, si elle ne l’ose en public, contre la plus belle et la plus florissante réputation du monde, qui est celle de votre Majesté ?
Mais, sire, quelque résolution qu’il plaise à Dieu inspirer à Votre Majesté sur ce sujet, ce que je ne puis m’empêcher d’espérer, c’est que, si Votre Majesté ne renvoie point M. Fouquet à ses juges naturels ; si elle n’accorde point ce que la sage et vertueuse mère, ce que la famille désolée de cet infortuné lui ont déjà demandé avec tant de larmes, qui est de ne lui point donner d’autres juges que Votre Majesté même, suivant les clauses expresses de ses lettres de surintendant, qui l’affranchissent de toute autre juridiction ; s’il faut que le premier et le plus malheureux des surintendants subisse effectivement le jugement d’une chambre de justice comme un simple et misérable homme d’affaires, au moins Votre Majesté lui réservera-t-elle en sa personne une justice supérieure à la chambre de justice, une justice où Votre Majesté n’appellera point seulement sa sévérité, mais aussi sa bonté, sa clémence et son cœur vraiment royal pour y venir donner leur suffrage.
C’est, sire, devant ce tribunal supérieur : car aussi, à vrai dire, M. Fouquet n’en peut reconnaître d’autre sans se faire tort ; c’est, dis-je, devant ce tribunal supérieur que je vais désormais plaider sa cause.
Pellisson consacre la première partie de son plaidoyer à défendre le surintendant contre deux accusations principales, la mauvaise administration des finances et son excessive ambition qu’on a représentée au roi comme suspecte et criminelle. Pour justifier l’administration de Fouquet, Pellisson montre l’état prospère des finances qui suffisent aux charges toujours croissantes du royaume et permettent de diminuer les impôts. Quant aux projets insensés qu’on avait prêtés au surintendant, rien n’en démontre mieux la fausseté que l’offre faite au roi par Fouquet de prendre Belle-Île, et d’accepter pour le Dauphin, dès qu’il serait né, sa belle propriété de Vaux.
Seconde Partie (extraits).
La première partie de la défense de Fouquet, publiée contre le gré de Pellisson, avait reçu du public un accueil très favorable. Les ennemis du surintendant, pour détruire cette impression qui contrariait leurs vues, affectèrent de louer le discours de Pellisson comme éloquent seulement, mais de le condamner en même temps comme peu solide. Pellisson s’élève avec force et éloquence contre une pareille distinction, dont le secret motif ne lui échappe pas.
Commençons par ceux qui nous flattent pour nous combattre. Je suis le premier sans doute qui s’est fâché d’être appelé éloquent, trop heureux d’acquérir avec si peu de mérite un titre si rare et si précieux, si M. Fouquet n’était plutôt trop malheureux, lui pour qui la raison même n’est pas raison, et ne se peut appeler qu’éloquence. Quelque impatience que nous ayons d’entrer dans un juste combat contre des ennemis plus déclarés et plus légitimes, arrachons à ceux-ci, mais en passant, ces vaines armes des mains, de peur qu’en nous louant encore une fois, ils ne pensent avoir droit de condamner ce que nous avons entrepris de défendre. Qu’ils sachent donc, ces mauvais juges de la solidité et de l’éloquence, qu’ils ne connaissent ni l’une ni l’autre, quand, par une conséquence ridicule, ils veulent faire passer pour incompatibles et séparer si cruellement deux choses que le ciel et que la nature ont jointes ensemble. Qu’ils sachent qu’on ne touche presque point sans instruire, que l’éloquence n’est elle-même qu’une solide et forte raison, tellement accommodée au sens général et aux divers goûts des hommes qu’elle entre dans les esprits malgré qu’on en ait. Mais de penser qu’elle puisse subsister jamais séparée de cette solidité qui est son âme, sa vie, sa substance et son fondement, je croirais plutôt que sans magie on bâtirait un palais en l’air, on ferait marcher et respirer une peinture, on guérirait un grand mal avec des paroles, qui, quelque choisies, quelque nobles, quelque riches qu’elles soient, en quelque belle cadence qu’on puisse les faire tomber, sans cet esprit intérieur de la raison ne sont qu’un vain bruit et, comme a dit un de nos auteurs après un ancien, que des impertinences harmonieuses131, capables peut-être d’éblouir, et pour un moment, le petit peuple, quand elles sont soutenues du charme de l’action, de la voix, du geste, des regards et des mouvements du visage, mais incapables d’imposer au public dans une froide et simple lecture…
Mais j’entends déjà, non pas les murmures confus, mais les voix hautes et retentissantes de ces ennemis et de ces malins déguisés en indifférents et en vertueux, qui ne parlent en général que d’abus et que de désordres, qui ne prêchent que sévérité et que rigueur. Ministres sacrés de la justice, ou pour mieux dire juges et magistrats de toutes les sortes, qui êtes la justice même, c’est à vous que je m’adresse. Quand on vous parlera des abus et des désordres des finances comme des seuls, comme des plus grands, comme des plus inouïs qui soient dans l’État ou qui furent jamais au monde, vous ne vous y tromperez pas. Fixez les yeux sur l’histoire de tous les siècles, sur les vénérables restes des républiques les plus florissantes et les mieux réglées, sur tout ce que le temps a épargné des personnes les plus éclatantes de ce temps-là ou des plus obscures : vous y verrez que ces mêmes désordres des finances ont toujours fait non pas tant le crime des plus grands hommes que le prétexte de les opprimer. Témoin en Grèce les Miltiade, les Thémistocle, les Périclès, et presque tous ceux qui furent en grande autorité dans Athènes ; témoin à Rome Coriolan, Camille, Manlius Capitolinus, Curius Dentatus, Scipion l’Africain, son frère l’Asiatique, Livius Salinator, ce grand capitaine, cet illustre censeur, Livius Drusus, un Caïus Flavius, un Memmius, un et plusieurs Caton : tous ou persécutés ou opprimés par l’accusation de péculat, soit que l’obscurité des finances ait fourni en tous les siècles un lieu propre et commode aux embûches de la calomnie et de l’envie, soit que de tout temps le mérite un peu élevé, par une faute sans doute, mais des plus humaines, mais des plus pardonnables, ait confondu sa fortune avec celle du public, ait compté le moindre de ses services pour plus que beaucoup d’argent, ait fait plus d’état des cœurs des citoyens que de leurs bourses, et n’ait pas cru faire un péculat quand, sans rien garder pour lui-même, il ne prenait d’une main que pour répandre de l’autre132…
Vous, grand prince (car je ne puis m’empêcher de finir ainsi que j’ai commencé par Votre Majesté même), c’est un dessein digne sans doute de sa grandeur, mais ce n’est pas un petit dessein, que de réformer la France. Il a été moins long et moins difficile à Votre Majesté de vaincre l’Espagne. Qu’elle regarde de tous côtés : tout a besoin de sa main, mais d’une main douce, tendre, salutaire, qui ne tue point pour guérir, qui secoure, qui corrige et répare la nature sans la détruire. Nous sommes tous hommes, sire, nous avons tous failli : nous avons tous désiré d’être considérés dans le monde. Nous avons vu que sans bien on ne l’était pas ; il nous a semblé que sans lui toutes les portes nous étaient fermées, que sans lui nous ne pouvions pas même montrer notre talent et notre mérite, si Dieu nous en avait donné, non pas même servir Votre Majesté, quelque zèle que nous eussions pour son service. Que n’aurions-nous pas fait pour ce bien, sans lequel il nous était impossible de rien faire ? Votre Majesté, sire, vient donner au monde un siècle nouveau, où ses exemples, plus que ses lois mêmes ni que ses châtiments, commencent à nous changer. Que rien ne nous rende auprès d’elle si odieux et si détestables ; et que, s’empêchant de faillir comme si elle ne pardonnait jamais, elle pardonne néanmoins comme si elle faisait tous les jours des fautes. Et, quant au malheureux dont j’ai entrepris la défense, la colère de Votre Majesté l’emporterait-elle comme une feuille sèche que le vent emporte ? Car à qui appliquerait-on plus à propos ces paroles que disait autrefois à Dieu même l’exemple de la patience et de la misère133, qu’à celui qui, par le courroux du ciel et de Votre Majesté, s’est vu enlever en un seul jour, et comme d’un coup de foudre, biens, honneurs, réputation, serviteurs, famille, amis et santé, sans consolation et sans commerce qu’avec ceux qui viennent pour l’interroger et pour l’accuser ? Encore que ses accusations soient incessamment aux oreilles de Votre Majesté et que ses défenses n’y soient qu’un moment, encore qu’on n’ose presque espérer qu’elle voie dans un si long discours ce qu’on peut dire pour lui sur ces abus des finances, sur ces millions, sur ces avances, sur ce droit de donner des commissaires, dont on entretient à toute heure Votre Majesté contre lui, je ne me rebuterai point, car je ne veux point douter auprès d’elle s’il est coupable ; mais je ne saurais douter s’il est malheureux. Je ne veux point savoir ce qu’on dira s’il est puni ; mais j’entends déjà avec espérance, avec joie, ce que tout monde doit dire de Votre Majesté si elle fait grâce. J’ignore ce que veulent et ce que demandent, trop ouvertement néanmoins pour le laisser ignorer à personne, ceux qui ne sont pas satisfaits encore d’un si grand et si déplorable malheur134 ; mais je ne puis ignorer, sire, ce que souhaitent ceux qui ne regardent que Votre Majesté, et qui n’ont pour intérêt et pour passion que sa seule gloire. Il n’est pas jusqu’aux lois, sire, qui, toutes135 insensibles, inexorables, dures, fermes, rigoureuses qu’elles sont de leur nature, ne se réjouissent lorsque, ne pouvant se fléchir elles-mêmes, elles se sentent fléchir d’une main toute-puissante, telle que celle de Votre Majesté, en faveur des hommes dont elles cherchent toujours le salut lors même qu’elles semblent demander leur ruine136.
Le plus sage, le plus juste même des rois, crie encore à Votre Majesté comme à tous les rois de la terre : Ne soyez point si justes 137. C’est un beau nom que la Chambre de Justice, mais le temple de Clémence, que les Romains élevèrent à cette vertu triomphante en la personne de Jules César, est un plus grand et un plus beau nom encore. Si cette vertu n’offre encore un temple à Votre Majesté, elle lui promet du moins l’empire des cœurs où Dieu même désire de régner, et en fait toute sa gloire. Que Votre Majesté rappelle, s’il lui plaît, pour un moment en sa mémoire ce grand et beau jour que la France vit avec tant de joie, que ses ennemis, quoique enflés de mille vaines prétentions, quoique armés et sur nos frontières, virent avec tant de douleur et d’étonnement ; cet heureux jour, dis-je, qui acheva de nous donner un grand roi en répandant sur la tête de Votre Majesté, si chère et si précieuse à ses peuples, l’huile sainte et descendue du ciel. En ce jour, sire, avant que Votre Majesté reçût cette onction divine, avant qu’elle eût revêtu ce manteau royal qui ornait bien moins Votre Majesté qu’il n’était orné de Votre Majesté même, avant qu’elle eût pris de l’autel, c’est-à-dire de la propre main de Dieu, cette couronne, ce sceptre, cette main de justice, cet anneau qui faisait l’indissoluble mariage de Votre Majesté et de son royaume, épée nue et flamboyante, toute victorieuse sur les ennemis, toute-puissante sur les sujets, nous vîmes, nous entendîmes Votre Majesté, environnée des pairs et des premières dignités de l’État, au milieu des prières, entre les bénédictions et les cantiques, à la face des autels, devant le ciel et la terre, les hommes et les anges, proférer de sa bouche sacrée ces belles et magnifiques paroles, dignes d’être gravées sur le bronze, mais plus encore dans le cœur d’un si grand roi :
Je jure et promets de garder et faire garder l’équité et la miséricorde en tous jugements, afin que Dieu clément et miséricordieux répande sur moi et sur vous sa miséricorde.
Si quelqu’un, sire, nous ne le pouvons penser, s’opposait à cette miséricorde, à cette équité royale, nous ne souhaitons pas même qu’il soit traité sans miséricorde et sans équité ; mais pour nous qui l’implorons, pour M. Fouquet qui ne l’implore pas seulement, mais qui s’en assure, mais qui s’y fonde, quel malheur en détournerait les effets ? Quelle autre puissance si grande et si redoutable dans les États de Votre Majesté l’empêcherait de suivre et ce serment solennel, et sa gloire, et ses inclinations toutes grandes, toutes royales, puisque, sans leur faire violence et sans faire tort à ses sujets, elle peut exercer toutes ces vertus ensemble ? L’avenir, sire, peut être prévu et réglé par de bonnes lois : qui oserait encore manquer à son devoir quand le prince fait si dignement le sien ? que personne ne soit excusé : personne n’ignore maintenant qu’il est éclairé des propres yeux de son maître. C’est là que Votre Majesté fera voir avec raison jusqu’à sa sévérité même, si ce n’est assez de sa justice. Mais pour le passé, sire, il est passé, il ne revient plus : Votre Majesté nous avait confiés à d’autres mains que les siennes ; persuadés qu’elle pensait moins à nous, nous pensions bien moins à elle ; nous ignorions presque nos offenses dont elle ne semblait pas s’offenser. C’est là, sire, le digne sujet, la propre et véritable matière, le beau champ de sa clémence et de sa bonté138.
Mme de Sévigné (1626-1696.)
[Notice.]
La célébrité que beaucoup s’épuisent à poursuivre en vain, madame de Sévigné a su l’obtenir sans contrainte et sans effort pénible. C’est en conversant, de Paris ou de la Bretagne, avec ses amis absents et surtout avec sa fille, c’est en les entretenant des nouvelles de la cour élégante de Louis XIV, ou des sentiments dont son âme de mère était remplie, qu’elle a rencontré la gloire. Par un rare privilège, elle en a joui de son vivant. On se passait, on se disputait ses lettres : souvent même on les surprenait avant qu’elles fussent fermées, pour en tirer des copies. Le temps n’a fait que sanctionner le jugement de son époque. Grâce à elle, grâce à sa plume naturelle et fine, délicate et ferma, courant toujours et ne s’égarant jamais, la lettre, écrite jusqu’alors avec emphase, négligence ou affectation, est devenue l’un des genres dont la littérature française a le plus droit d’être fière. Un autre avantage des lettres de madame de Sévigné, c’est qu’elles nous font bien connaître et fort admirer le siècle qu’elle a honoré par ses talents. Elles nous donnent aussi de leur auteur, malgré quelques mots sur lesquels on a fondé des accusations très injustes de dureté et d’égoïsme, l’idée la plus favorable à tout égard. En effet, à la vivacité si brillante qui la distingue, à son enjouement si hardi et si spirituel, quel tendre dévouement aux maux de ceux qui l’entourent, quelles solides qualités d’un cœur droit, généreux et vraiment chrétien ne joint-elle pas ? On peut dire que ses lettres ne charment pas seulement l’esprit du lecteur, mais qu’elles le purifient et l’élèvent139. Née à Paris le 5 février 1626, madame de Sévigné mourut en 1696, la même année que La Bruyère.
À monsieur de Coulanges.
Le projet de mariage de Mademoiselle140, duchesse de Montpensier, avec M. de Lauzun.
Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune141, la plus éclatante, la plus secrète jusqu’aujourd’hui, la plus digne d’envie : enfin une chose dont on ne trouve qu’un exemple dans les siècles passés, encore cet exemple n’est-il pas juste ; une chose que nous ne saurions croire à Paris, comment la pourrait-on croire à Lyon ? une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde ; une chose qui comble de joie Mme de Rohan et Mme de Hauteville ; une chose enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront croiront avoir la berlue ; une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. Je ne puis me résoudre à vous la dire, devinez-la : je vous la donne en trois. Jetez-vous votre langue aux chiens ?
Hé bien ! il faut donc vous la dire : M. de Lauzun épouse dimanche, au Louvre, devinez qui ? Je vous le donne en quatre, je vous le donne en dix, je vous le donne en cent. Mme de Coulanges dit : Voilà qui est bien difficile à deviner ! c’est Mme de La Vallière. — Point du tout, madame. — C’est donc Mlle de Retz ? — Point du tout, vous êtes bien provinciale ! — Ah, vraiment nous sommes bien bêtes ! dites-vous : c’est Mlle Colbert. — Encore moins. — C’est assurément Mlle de Créqui. — Vous n’y êtes pas. Il faut donc à la fin vous la dire. Il épouse dimanche, au Louvre, avec la permission du roi, mademoiselle… mademoiselle… de, devinez le nom ; il épouse dimanche Mademoiselle, fille de feu Monsieur ; Mademoiselle, petite-fille de Henri IV ; Mlle d’Eu, Mlle de Dombes, Mlle de Montpensier, Mlle d’Orléans, Mademoiselle, cousine germaine du roi ; Mademoiselle, destinée au trône, Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur.
Voilà un beau sujet de discourir. Si vous criez, si vous êtes hors de vous-même, si vous dites que nous avons menti, que cela est faux, qu’on se moque de vous, que voilà une belle raillerie, que cela est bien fade à imaginer ; si enfin vous nous dites des injures, nous trouverons que vous avez raison, nous en avons fait autant que vous ; adieu. Les lettres qui seront portées par cet ordinaire vous feront voir si nous disons vrai ou non142.
À madame de Grignan.
Tendresse de madame de Sévigné pour sa fille ; regrets sur son absence.
Si vous étiez ici, ma chère enfant, vous vous moqueriez de moi ; j’écris de provision143, mais c’est par une raison bien différente de celle que je vous donnais un jour, pour m’excuser d’avoir écrit à quelqu’un une lettre qui ne devait partir que dans deux jours : c’était parce que je ne me souciais guère de lui, et que dans deux jours je n’aurais pas autre chose à lui dire. Voici tout le contraire : c’est que je me soucie beaucoup de vous, que j’aime à vous entretenir à toute heure, et que c’est la seule consolation que je puisse avoir présentement. Je suis aujourd’hui toute seule dans ma chambre, par l’excès de ma mauvaise humeur. Je suis lasse de tout ; je me suis fait un plaisir de dîner ici, et je m’en fais un de vous écrire hors de propos : mais hélas ! vous n’avez pas de ces sortes de loisirs. J’écris tranquillement, et je ne comprends pas que vous puissiez lire de même ; je ne vois pas un moment où vous soyez à vous ; je vois un mari qui vous adore, qui ne peut se lasser d’être auprès de vous, et qui peut à peine comprendre son bonheur, Je vois des harangues, des infinités de compliments, de civilités, de visites ; on vous fait des honneurs extrêmes, il faut répondre à tout cela, vous êtes accablée144 ! Que fait votre paresse pendant tout ce fracas ? Elle souffre, elle se retire dans quelque petit cabinet, elle meurt de peur de ne plus retrouver sa place ; elle vous attend dans quelque moment perdu pour vous faire au moins souvenir d’elle, et vous dire un mot en passant. « Hélas ! dit-elle, m’avez-vous oubliée ? Songez que je suis votre plus ancienne, amie, celle qui ne vous a jamais abandonnée, la fidèle compagne de vos plus beaux jours ; que c’est moi qui vous consolais de tous les plaisirs, et qui même quelquefois vous les faisais haïr ; que je vous ai empêchée de mourir d’ennui en Bretagne. Quelquefois votre mère troublait nos plaisirs ; mais je savais bien où vous reprendre : présentement je ne sais plus où j’en suis. Les honneurs et les représentations me feront périr, si vous n’avez soin de moi. » Il me semble que vous lui dites en passant un petit mot d’amitié, vous lui donnez quelque espérance de vous posséder à Grignan ; mais vous passez vite, et vous n’avez pas le loisir d’en dire davantage. Le devoir et la raison sont autour de vous, et ne vous donnent pas un moment de repos : moi-même, qui les ai toujours tant honorés, je leur suis contraire, et ils me le sont : le moyen qu’ils vous laissent le temps de lire de telles lanterneries145 !
Je vous assure, ma chère enfant, que je songe à vous continuellement ; et je sens tous les jours ce que vous me dites une fois, qu’il ne fallait point appuyer sur certaines pensées ; si l’on ne glissait par-dessus, on serait toujours en larmes, c’est-à-dire moi. Il n’y a lieu dans cette maison qui ne me blesse le cœur ; toute votre chambre me tue : j’y ai fait mettre un paravent tout au milieu, pour rompre un peu la vue ; une fenêtre de ce degré par où je vous vis monter dans le carrosse de d’Hacqueville146, et par où je vous rappelai, me fait peur à moi-même, quand je pense combien alors j’étais capable de me jeter par la fenêtre, car je suis folle quelquefois ; ce cabinet, où je vous embrassai sans savoir ce que je faisais ; ces Capucins147, où j’allai entendre la messe ; ces larmes qui tombaient de mes yeux à terre, comme si c’eût été de l’eau qu’on eût répandue ; Sainte Marie, madame de La Fayette, mon retour dans cette maison, votre appartement, la nuit, le lendemain ; et votre première lettre, et toutes les autres, et encore tous les jours ; et tous les entretiens de ceux qui entrent dans mes sentiments : ce pauvre d’Hacqueville est le premier ; je n’oublierai jamais la pitié qu’il eut de moi. Voilà donc où j’en reviens ; il faut glisser sur tout cela, et se bien garder de s’abandonner à ses pensées et aux mouvements de son cœur : j’aime mieux m’occuper de la vie que vous faites maintenant : cela me fait une diversion, sans pourtant de mon sujet et de mon objet, qui est ce qui s’appelle poétiquement l’objet aimé. Je songe donc à vous, et je souhaite toujours de vos lettres : quand je viens d’en recevoir, j’en voudrais bien encore. J’en attends présentement, et je reprendrai ma lettre quand j’aurai reçu de vos nouvelles. J’abuse de vous, ma très chère ; j’ai voulu aujourd’hui me permettre cette lettre d’avance ; mon cœur en avait besoin, je n’en ferai pas une coutume148.
Lettre du 3 mars 1671.
À la même.
Funérailles du chancelier Séguier.
Ma fille, il faut que je vous conte ; c’est une radoterie que je ne puis éviter. Je fus hier à un service de M. le chancelier149 à l’Oratoire : ce sont les peintres, les sculpteurs, les musiciens et les orateurs qui en ont fait la dépense ; en un mot, les quatre arts libéraux. C’était la plus belle décoration qu’on puisse imaginer : Le Brun150 avait fait le dessin ; le mausolée touchait à la voûte, orné de mille lumières, et de plusieurs figures convenables à celui qu’on voulait louer. Quatre squelettes, en bas, étaient chargés des marques de sa dignité, comme lui ayant ôté les honneurs avec la vie : l’un portait son mortier151, l’autre sa couronne de duc, l’autre son ordre152, l’autre les masses de chancelier. Les quatre Arts étaient éplorés et désolés d’avoir perdu leur protecteur : la Peinture, la Musique, l’Éloquence et la Sculpture. Quatre Vertus soutenaient la première représentation : la Force, la Justice, la Tempérance et la Religion. Quatre Anges ou quatre Génies recevaient au-dessus cette belle âme153. Le mausolée était encore orné de plusieurs anges qui soutenaient une chapelle ardente, laquelle tenait à la voûte. Jamais il ne s’est rien vu de si magnifique, ni de si bien imaginé ; c’est le chef-d’œuvre de Le Brun. Toute l’église était parée de tableaux, de devises et d’emblèmes qui avaient rapport aux armes ou à la vie du chancelier : plusieurs actions principales y étaient peintes. Mme de Verneuil voulait acheter toute cette décoration un prix excessif. Ils ont tous, en corps, résolu d’en parer une galerie, et de laisser cette marque de leur reconnaissance et de leur magnificence à l’éternité. L’assemblée était belle et grande, mais sans confusion ; j’étais auprès de M. de Tulle154 et de M. Colbert. Il est venu un jeune père de l’Oratoire pour faire l’oraison funèbre : j’ai dit à M. de Tulle de le faire descendre et de monter à sa place, et que rien ne pouvait soutenir la beauté du spectacle et la perfection de la musique que la force de son éloquence. Ma tille, ce jeune homme a commencé en tremblant, tout le monde tremblait aussi : il a débuté par un accent provençal ; il est de Marseille ; il s’appelle Léné155 ; mais, en sortant de son trouble, il est entré dans un chemin si lumineux, il a si bien établi son discours, il a donné au défunt des louanges si mesurées, il a passé par tous les endroits délicats avec tant d’adresse, il a si bien mis dans tout son jour tout ce qui pouvait être admiré, il a fait des traits d’éloquence et des coups de maître si à propos et de si bonne grâce, que tout le monde, je dis tout le monde sans exception, s’en est écrié, et chacun était charmé d’une action156 si parfaite et si achevée. C’est un homme de vingt-huit ans, intime ami de M. de Tulle, qui l’emmène avec lui dans son diocèse. Pour la musique, c’est une chose qu’on ne peut expliquer. Baptiste157 avait fait un dernier effort de toute la musique du roi : ce beau Miserere y était encore augmenté ; il y eut un Libéra où tous les yeux étaient pleins de larmes ; je ne crois point qu’il y ait une autre musique dans le ciel…
Le roi est à Charleroi, et y fera un long séjour. Il n’y a point encore de fourrages, les équipages portent la famine avec eux : on est assez embarrassé dès le premier pas de cette campagne158. Guitaut m’a montré votre lettre : envoyez-moi ma mère. Ma fille, que vous êtes aimable ! et que vous justifiez agréablement l’excessive tendresse qu’on voit que j’ai pour vous ! Hélas ! je ne songe qu’à partir, laissez-m’en le soin : je conduis des yeux toutes choses ; et si ma tante prenait le chemin de languir, en vérité je partirais. Vous seule au monde me pouvez faire résoudre à la quitter dans un si pitoyable état ; nous verrons : je vis au jour la journée, et n’ai pas encore le courage de rien décider ; un jour je pars, le lendemain je n’ose ; enfin vous dites vrai : il y a des choses bien désobligeantes dans la vie. Vous me priez de ne point songer à vous en changeant de maison ; et moi, je vous prie de croire que je ne songe qu’à vous, et que vous m’êtes si chère, que vous faites toute l’occupation de mon cœur…
À monsieur de Coulanges.
Mort de Louvois.
Je suis tellement éperdue de la nouvelle de la mort très subite de M. de Louvois159, que je ne sais par où commencer pour vous en parler. Le voilà donc mort, ce grand ministre, cet homme si considérable, qui tenait une si grande place ; dont le moi, comme dit M. Nicole, était si étendu ; qui était le centre de tant de choses ! « Que d’affaires, que de desseins, que de projets, que de secrets, que d’intérêts à démêler, que de guerres commencées, que d’intrigues, que de beaux coups d’échecs à faire et à conduire ! Ah ! mon Dieu, donnez-moi un peu de temps, je voudrais bien donner un échec au duc de Savoie, un mat au prince d’Orange. — Non, non, vous n’aurez pas un seul, un seul moment160. » Faut-il raisonner sur cette étrange aventure ? non, en vérité, il y faut réfléchir dans son cabinet. Voilà le second ministre161 que vous voyez mourir, depuis que vous êtes à Rome ; rien n’est plus différent que leur mort, mais rien n’est plus égal que leur fortune, et les cent millions de chaînes qui les attachaient tous deux à la terre.
Quant aux grands objets qui doivent porter à Dieu, vous vous trouverez embarrassé dans votre religion sur ce qui se passe à Rome et au conclave162 : mon pauvre cousin, vous vous méprenez. Songez que cette même ville a été autrefois baignée du sang d’un nombre infini de martyrs163 ; qu’aux premiers siècles, toutes les intrigues du conclave se terminaient à choisir entre les prêtres celui qui paraissait avoir le plus de zèle et de force pour soutenir le martyre ; qu’il y eut trente-sept papes qui le souffrirent l’un après l’autre, sans que la certitude de cette lin leur fît fuir ni refuser une place où la mort était attachée : et quelle mort ! Vous n’avez qu’à lire cette histoire, pour vous persuader qu’une religion subsistante par un miracle continuel, et dans son établissement et dans sa durée, ne peut être une imagination des hommes164. Les hommes ne pensent pas ainsi : lisez saint Augustin dans sa Vérité de la religion ; lisez l’Abbadie, bien différent de ce grand saint165, mais très digne de lui être comparé quand il parle de la religion chrétienne : demandez à l’abbé de Polignac s’il estime ce livre. Ramassez donc toutes ces idées, et ne jugez point si légèrement ; croyez que, quelque manège qu’il y ait dans le conclave, c’est toujours le Saint-Esprit qui fait le pape ; Dieu fait tout, il est le maître de tout166, et voici comment nous devrions penser : j’ai lu ceci en bon lieu : Quel mal peut-il arriver à une personne qui sait que Dieu fait tout, et qui aime tout ce que Dieu fait ? Voilà sur quoi je vous laisse, mon cher cousin167.
Bossuet (1627-1704.)
[Notice.]
On peut appliquer à Bossuet le jugement porté par Quintilien sur Démosthène : c’est qu’il fut la règle de l’éloquence elle-même168. Né à Dijon en 1627, quelques années avant Louis XIV, il accompagna, comme pour les célébrer dignement, toutes les splendeurs de ce règne, nommé évêque de Meaux, il mourut en 1704, au moment où la prospérité et la gloire du vieux roi avaient trouvé leur terme. C’est pour l’éducation du grand Dauphin, confié à ses soins, qu’il a composé plusieurs de ses immortels ouvrages : jamais il n’écrivit que pour remplir un devoir. Entre tant de pages, également inspirées par la vertu et le génie, notre choix était bien difficile. Au moins nous sommes-nous attaché à montrer sous toutes ses faces, autant que possible, la richesse de cette prodigieuse nature, et à emprunter des modèles aux genres les plus divers où a excellé Bossuet. Signaler par là ses nombreux chefs-d’œuvre à l’attention des jeunes gens, pour qu’ils en prennent une connaissance plus approfondie, tel est le but que nous avons voulu atteindre169.
Conseils adressés à Louis XIV.
Vous êtes né, sire, avec un amour extrême pour la justice, avec une bonté et une douceur qui ne peuvent être assez estimées, et c’est dans ces choses que Dieu a renfermé la plus grande partie de vos devoirs, selon que nous l’apprenons par cette parole de son Écriture170 : « La miséricorde et la justice gardent le roi ; et son trône est affermi par la bonté et la clémence. » Vous devez donc considérer, sire, que le trône que vous remplissez est à Dieu, que vous y tenez sa place et que vous y devez régner selon ses lois. Les lois qu’il vous a données sont que, parmi vos sujets, votre puissance ne soi redoutable qu’aux méchants, et que vos autres sujets puissent vivre en paix et en repos, en vous rendant obéissance. Vos peuples s’attendent, sire, à vous voir pratiquer plus que jamais ces lois que l’Écriture vous donne. La haute profession que Votre Majesté a faite de vouloir changer dans sa vie ce qui déplaisait à Dieu les a remplis de consolation : elle leur persuade que Votre Majesté, se donnant à Dieu, se rendra plus que jamais attentive à l’obligation très étroite qu’il vous impose de veiller à leur misère ; et c’est de là qu’ils espèrent le soulagement dont ils ont un besoin extrême171.
Votre Majesté, sire, doit être persuadée que, quelque bonne intention que puissent avoir ceux qui la servent pour le soulagement de ses peuples, elle n’égalera jamais la vôtre. Les bons rois sont les vrais pères des peuples, ils les aiment naturellement. Leur gloire et leur intérêt le plus essentiel est de les conserver et de leur bien faire ; et les autres n’iront jamais en cela si avant qu’eux. C’est donc Votre Majesté qui, par la force invincible avec laquelle elle voudra ce soulagement, fera naître un désir semblable en ceux qu’elle emploie : en ne se lassant point de chercher et de pénétrer, elle verra sortir172 ce qui sera utile effectivement. La connaissance qu’elle a des affaires de son État, et son jugement exquis, lui fera démêler ce qui est solide et réel d’avec ce qui ne sera qu’apparent. Ainsi les maux de l’État seront en chemin de guérir, et les ennemis, qui n’espèrent qu’aux désordres que causera l’impuissance de vos peuples, se verront déchus de cette espérance. Si cela arrive, sire, y aura-t-il jamais ni un prince plus heureux que vous, ni un règne plus glorieux que le vôtre ?
Il est arrivé souvent qu’on a dit aux rois que les peuples sont plaintifs173 naturellement, et qu’il n’est pas possible de les contenter, quoi qu’on fasse. Sans remonter bien loin dans l’histoire des siècles passés, le nôtre a vu Henri IV, votre aïeul, qui, par sa bonté ingénieuse et persévérante à chercher les remèdes des maux de l’État, avait trouvé le moyen de rendre les peuples heureux et de leur faire sentir et avouer leur bonheur. Aussi en était-il aimé jusqu’à la passion ; et, dans le temps de sa mort, on vit par tout le royaume, et dans toutes les familles, je ne dis pas l’étonnement, l’horreur et l’indignation que devait inspirer un coup si soudain, et si exécrable, mais une désolation pareille à celle que cause la perte d’un bon père à ses enfants174. Il n’y a personne de nous qui ne se souvienne d’avoir ouï souvent raconter ce gémissement universel à son père ou à son grand-père, et qui n’ait encore le cœur attendri de tout ce qu’il a ouï réciter des bontés de ce grand roi envers son peuple et de l’amour extrême de son peuple envers lui.
Sire, vous êtes né pour attirer de loin et de près l’amour et le respect de tous vos peuples. Vous devez vous proposer ce digne objet de n’être redouté que des ennemis de l’État et de ceux qui font mal. Que tout le reste vous aime, mette en vous sa consolation et son espérance, et reçoive de vous le soulagement de ses maux. C’est là, de toutes vos obligations, celle qui est sans doute la plus essentielle ; et Votre Majesté me pardonnera si j’appuie sur ce sujet-là, qui est le plus important de tous.
Lettre à Louis XIV, du 10 juillet 1675.
Oraison funèbre de la reine d’Angleterre. (Exorde et fragments.)
De quelle manière Dieu instruit les rois. — Révolution d’Angleterre.
Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et de terribles leçons. Soit qu’il élève les trônes, soit qu’il les abaisse, soit qu’il communique sa puissance aux princes, soit qu’il la retire à lui-même, et ne leur laisse que leur propre faiblesse, il leur apprend leurs devoirs d’une manière souveraine et digne de lui. Car, en leur donnant sa puissance, il leur commande d’en user, comme il fait lui-même, pour le bien du monde, et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est empruntée, et que, pour être assis sur le trône, ils n’en sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême. C’est ainsi qu’il instruit les princes, non seulement par des discours et par des paroles, mais encore par des effets et par des exemples. Et nunc, reges, intelligite ; erudimini qui judicatis terram.
Chrétiens, que la mémoire d’une grande reine, fille, femme, mère de rois si puissants175 et souveraine de trois royaumes176, appelle de tous côtés à cette triste cérémonie, ce discours vous fera paraître un de ces exemples redoutables qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout entière. Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines : la félicité sans bornes, aussi bien que les misères ; une longue et paisible jouissance d’une des plus nobles couronnes de l’univers ; tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et la grandeur accumulées sur une tête, qui ensuite est exposée à tous les outrages de la fortune ; la bonne cause d’abord suivie de bons succès, et depuis, des retours soudains, des changements inouïs ; la rébellion longtemps retenue, à la fin tout à fait maîtresse ; nul frein à la licence ; les lois abolies ; la majesté violée par des attentats jusqu’alors inconnus ; l’usurpation et la tyrannie sous le nom de liberté ; une reine fugitive, qui ne trouve aucune retraite dans trois royaumes, et à qui sa propre patrie n’est plus qu’un triste lieu d’exil ; neuf voyages sur mer, entrepris par une princesse, malgré les tempêtes ; l’Océan étonné de se voir traversé tant de fois en des appareils si divers, et pour des causes si différentes ; un trône indignement renversé, et miraculeusement rétabli. Voilà les enseignements que Dieu donne aux rois : ainsi fait-il voir au monde le néant de ses pompes et de ses grandeurs. Si les paroles nous manquent, si les expressions ne répondent pas à un sujet si vaste et si relevé, les choses parleront assez d’elles-mêmes. Le cœur d’une grande reine, autrefois élevé par une si longue suite de prospérités, et puis plongé tout à coup dans un abîme d’amertumes, parlera assez haut ; et s’il n’est pas permis aux particuliers de faire des leçons aux princes sur des événements si étranges, un roi me prête ses paroles pour leur dire : et nunc, reges, intelligite ; erudimini qui judicatis terram : « Entendez, ô grands de la terre ; instruisez-vous, arbitres du monde177 »
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Un homme s’est rencontré178 d’une profondeur d’esprit incroyable, hypocrite raffiné autant qu’habile politique, capable de tout entreprendre et de tout cacher179, également actif et infatigable dans la paix et dans la guerre, qui ne laissait rien à la fortune de ce qu’il pouvait lui ôter par conseil et par prévoyance, mais au reste si vigilant et si prêt à tout, qu’il n’a jamais manqué les occasions qu’elle lui a présentées ; enfin un de ces esprits remuants et audacieux qui semblent être nés pour changer le monde. Que le sort de tels esprits est hasardeux, et qu’il en paraît dans l’histoire à qui leur audace a été funeste ! Mais aussi que ne font-ils pas, quand il plaît à Dieu de s’en servir ! Il fut donné à celui-ci de tromper les peuples et de prévaloir contre les rois. Car, comme il eut aperçu que dans ce mélange infini de sectes, qui n’avaient plus de règles certaines, le plaisir de dogmatiser sans être repris ni contraint par aucune autorité ecclésiastique ni séculière était le charme qui possédait les esprits, il sut si bien les concilier par là, qu’il fit un corps redoutable de cet assemblage monstrueux. Quand une fois on a trouvé le moyen de prendre la multitude par l’appât de la liberté, elle suit en aveugle, pourvu qu’elle en entende seulement le nom. Ceux-ci, occupés du premier objet qui les avait transportés, allaient toujours sans regarder qu’ils allaient à la servitude, et leur subtil conducteur, qui, en combattant, en dogmatisant, en mêlant mille personnages divers, en faisant le docteur et le prophète aussi bien que le soldat et le capitaine, vit qu’il avait tellement enchanté le monde qu’il était regardé de toute l’armée comme un chef envoyé de Dieu pour la protection de l’indépendance, commença à s’apercevoir qu’il pouvait encore les pousser plus loin. Je ne vous raconterai pas la suite trop fortunée de ses entreprises, ni ses fameuses victoires dont la vertu est indignée, ni cette longue tranquillité qui a étonné l’univers. C’était le conseil de Dieu d’instruire les rois à ne point quitter son Église. Il voulait découvrir, par un grand exemple, tout ce que peut l’hérésie ; combien elle est naturellement indocile et indépendante, combien fatale à la royauté et à toute autorité légitime. Au reste, quand ce grand Dieu a choisi quelqu’un pour être l’instrument de ses desseins, rien n’en arrête le cours : ou il enchaîne, ou il aveugle, ou il dompte tout ce qui est capable de résistance180.
Oraison funèbre de la duchesse d’Orléans181. (Fragments.)
La mort de Madame prouve que tout est vain si nous regardons le cours de notre vie mortelle, que tout est précieux et important si nous regardons le terme où elle aboutit et les destinées immortelles qui nous sont réservées.
Je veux dans un seul malheur déplorer toutes les calamités du genre humain, et dans une seule mort faire voir la mort et le néant de toutes les grandeurs humaines… Ce texte182, qui convient à tous les états et à tous les événements de notre vie, par une raison particulière devient propre à mon lamentable sujet, puisque jamais les vanités de la terre n’ont été si clairement découvertes ni si hautement confondues. Non, après ce que nous venons de voir, la santé n’est qu’un nom, la vie n’est qu’un songe, la gloire n’est qu’une apparence, les grâces et les plaisirs ne sont qu’un dangereux amusement ; tout est vain en nous, excepté le sincère aveu que nous faisons devant Dieu de nos vanités et le jugement arrêté qui nous fait mépriser tout ce que nous sommes.
Mais dis-je la vérité ? L’homme, que Dieu a fait à son image, n’est-il qu’une ombre ? Ce que Jésus-Christ est venu chercher du ciel en la terre, ce qu’il a cru pouvoir, sans se ravilir, acheter de tout son sang, n’est-ce qu’un rien ? Reconnaissons notre erreur. Sans doute, ce triste spectacle des vanités humaines nous imposait : et l’espérance publique, frustrée tout à coup par la mort de cette princesse, nous poussait trop loin. Il ne faut pas permettre à l’homme de se mépriser tout entier, de peur que, croyant avec les impies que notre vie n’est qu’un jeu où règne le hasard, il ne marche sans règle et sans conduite au gré de ses aveugles désirs. C’est pour cela que l’Ecclésiaste, après avoir commencé son divin ouvrage par les paroles que j’ai récitées, après en avoir rempli toutes les pages du mépris des choses humaines, veut enfin montrer à l’homme quelque chose de plus solide, et conclut tout son discours en lui disant183 : « Crains Dieu et garde ses commandements : car c’est là tout l’homme ; et sache que le Seigneur examinera dans son jugement tout ce que nous aurons fait de bien et de mal. » Ainsi tout est vain en l’homme, si nous regardons ce qu’il donne au monde ; mais, au contraire, tout est important, si nous considérons ce qu’il doit à Dieu. Encore une fois, tout est vain en l’homme, si nous regardons le cours de sa vie mortelle ; mais tout est précieux, tout est important, si nous contemplons le terme où elle aboutit et le compte qu’il en faut rendre. Méditons donc aujourd’hui, à la vue de cet autel et de ce tombeau, la première et la dernière parole de l’Ecclésiaste : l’une qui montre le néant de l’homme, l’autre qui établit sa grandeur…
« Nous mourons tous, disait cette femme dont l’Écriture a loué la prudence au second livre des Rois184, et nous allons sans cesse au tombeau, ainsi que des eaux qui se perdent sans retour. » En effet, nous ressemblons tous à des eaux courantes. De quelque superbe distinction que se flattent les hommes, ils ont tous une même origine, et cette origine est petite. Leurs années se poussent successivement comme des flots185 : ils ne cessent de s’écouler ; tant qu’enfin, après avoir fait un peu plus de bruit et traversé un peu plus de pays les uns que les autres, ils vont tous ensemble se confondre dans un abîme où l’on ne reconnaît plus ni princes ni rois, ni toutes ces autres qualités superbes qui distinguent les hommes ; de même que ces fleuves tant vantés demeurent, sans nom et sans gloire, mêlés dans l’Océan avec les rivières les plus inconnues…
Considérez, messieurs, ces grandes puissances que nous regardons de si bas. Pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en est la cause ; et il les épargne si peu, qu’il ne craint pas de les sacrifier à l’instruction du reste des hommes. Chrétiens, ne murmurez pas si Madame a été choisie pour nous donner une telle instruction. Il n’y a rien ici de rude pour elle, puisque, comme vous le verrez dans la suite, Dieu la sauve par le même coup qui nous instruit. Nous devrions être assez convaincus de notre néant ; mais s’il faut des coups de surprise à nos cœurs enchantés de l’amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable ! où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte ! Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille ? Au premier bruit d’un mal si étrange, on accourt à Saint-Cloud de toutes parts ; on trouve tout consterné, excepté le cœur de cette princesse. Partout on entend des cris ; partout on voit la douleur et le désespoir, et l’image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré ; et il me semble que je vois l’accomplissement de cette parole du prophète186 : « Le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont au peuple de douleur et d’étonnement. »
Mais et les princes et les peuples gémissaient en vain ; en vain Monsieur, en vain le roi même tenait Madame serrée par de si étroits embrassements. Alors ils pouvaient dire l’un et l’autre avec saint Ambroise187 : Stringebam brachia, sed jam a miseram quam tenebam. « Je serrais les bras, mais j’avais déjà perdu ce que je tenais. » La princesse leur échappait parmi des embrassements si tendres, et la mort plus puissante nous l’enlevait entre ces royales mains. Quoi donc ! elle devait périr sitôt ! Dans la plupart des hommes, les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup. Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l’herbe des champs188. Le matin elle fleurissait ; avec quelles grâces, vous le savez : le soir nous la vîmes séchée ; et ces fortes expressions par lesquelles l’Écriture sainte189 exagère l’inconstance des choses humaines devaient être pour cette princesse si précises et si littérales…
La voilà, malgré ce grand cœur, cette princesse si admirée et si chérie ! la voilà telle que la mort nous l’a faite ; encore ce reste tel quel va-t-il disparaître : cette ombre de gloire va s’évanouir ; et nous l’allons voir dépouillée même de cette triste décoration. Elle va descendre à ces sombres lieux, à ces demeures souterraines, pour y dormir dans la poussière avec les grands de la terre, comme parle Job ; avec ces rois et ces princes anéantis, parmi lesquels à peine peut-on la placer, tant les rangs y sont pressés, tant la mort est prompte à remplir ces places. Mais ici notre imagination nous abuse encore. La mort ne nous laisse pas assez de corps pour occuper quelque place, et on ne voit là que les tombeaux qui fassent quelque figure. Notre chair change bientôt de nature. Notre corps prend un autre nom ; même celui de cadavre, dit Tertullien190, parce qu’il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas longtemps : il devient un je ne sais quoi, qui n’a plus de nom dans aucune langue tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu’à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes !
C’est ainsi que la puissance divine, justement irritée contre notre orgueil, le pousse jusqu’au néant, et que, pour égaler à jamais les conditions, elle ne fait de nous tous qu’une même cendre. Peut-on bâtir sur ces ruines ? Peut-on appuyer quelque grand dessein sur ce débris inévitable des choses humaines ? Mais quoi ! messieurs, tout est-il donc désespéré pour nous ? Dieu, qui foudroie toutes nos grandeurs jusqu’à les réduire en poudre, ne nous laisse-t-il aucune espérance ? Lui, aux yeux de qui rien ne se perd, et qui suit toutes les parcelles de nos corps, en quelque endroit écarté du monde que la corruption ou le hasard les jette, verra-t-il périr sans ressource ce qu’il a fait capable de le connaître et de l’aimer ? Ici un nouvel ordre de choses se présente à moi ; les ombres de la mort se dissipent : « Les voies me sont ouvertes à la véritable vie191. »
Ce qui doit retourner à Dieu, qui est la grandeur primitive et essentielle, n’est-il pas grand et élevé ? C’est pourquoi, quand je vous ai dit que la grandeur et la gloire n’étaient parmi nous que des noms pompeux, vides de sens et de choses, je regardais le mauvais usage que nous faisons de ces termes. Mais, pour dire la vérité dans toute son étendue, ce n’est ni l’erreur ni la vanité qui ont inventé ces noms magnifiques ; au contraire, nous ne les aurions jamais trouvés si nous n’en avions porté le fonds en nous-mêmes : car où prendre ces nobles idées dans le néant ? La faute que nous faisons n’est donc pas de nous être servis de ces noms : c’est de les avoir appliqués à des objets trop indignes192.
Oraison funèbre d’Anne de Gonzague, princesse palatine193. (Fragments.)
La véritable veuve selon l’Évangile. Difficulté de la conversion pour les âmes entrainées par l’amour du monde et des plaisirs. Cette vérité s’est vérifiée dans la princesse palatine. Tableau de la Fronde : quel fut le rôle de la princesse pendant ces troubles ? Elle connut par expérience toute la vanité et toute l’illusion des choses humaines.
La princesse Anne l’invite à se faire instruire194 : il connut bientôt les erreurs où les derniers de ses pères, déserteurs de l’ancienne foi, l’avaient engagé. Heureux présages pour la maison palatine ! Sa conversion195 fut suivie de celle de la princesse Louise sa sœur, dont les vertus font éclater par toute l’Elise la gloire du saint monastère de Maubuisson196 ; et ces bienheureuses prémices ont attiré une telle bénédiction sur la maison palatine, que nous la voyons enfin catholique dans son chef. Le mariage de la princesse Anne fut un heureux commencement d’un si grand ouvrage. Mais, hélas ! tout ce qu’elle aimait devait être de peu de durée. Le prince son époux lui fut ravi, et lui laissa trois princesses, dont les deux qui restent pleurent encore la meilleure mère qui fut jamais et ne trouvent de consolation que dans le souvenir de ses vertus. Ce n’est pas encore le temps de vous en parler. La princesse palatine est dans l’état le plus dangereux de sa vie. Que le monde voit peu de ces veuves dont parle saint Paul197, « qui, vraiment veuves et désolées », s’ensevelissent, pour ainsi dire, elles-mêmes dans le tombeau de leur époux ; y enterrent tout amour humain avec ces cendres chéries, et, délaissées sur la terre, « mettent leur espérance en Dieu, et passent les nuits et les jours dans la prière ! » Voilà l’état d’une veuve chrétienne, selon les préceptes de saint Paul ; état oublié parmi nous, où la viduité est regardée, non plus comme un état de désolation, car ces mots ne sont plus connus, mais comme un état désirable, où, affranchi de tout joug, on n’a plus à contenter que soi-même, sans songer à cette terrible sentence de saint Paul : « La veuve qui passe sa vie dans les plaisirs » ; remarquez qu’il ne dit pas : La veuve qui passe sa vie dans les crimes ; il dit : « La veuve qui la passe dans les plaisirs, elle est morte toute vive198 ; parce que, oubliant le deuil éternel et le caractère de déflation qui fait le soutien comme la gloire de son état, elle s’abandonne aux joies du monde. Combien donc en devrait-on pleurer comme mortes, de ces veuves jeunes et riantes que le monde trouve si heureuses199 ! Mais surtout quand on a connu Jésus-Christ, et qu’on a eu part à ses grâces ; quand la lumière divine s’est découverte, et qu’avec des yeux illuminés on se jette dans les voies du siècle, qu’arrive-t-ii à une âme qui tombe d’un si haut état, qui renouvelle contre Jésus-Christ, et encore contre Jésus-Christ connu et goûté, tous les outrages des Juifs, et le crucifie encore une fois ? Vous reconnaissez le langage de saint Paul200. Achevez donc, grand apôtre, et dites-nous ce qu’il faut attendre d’une chute si déplorable. « Il est impossible, dit-il, qu’une telle âme soit renouvelée par la pénitence201. » Impossible, quelle parole ! Soit, messieurs, qu’elle signifie que la conversion de ces âmes, autrefois si favorisées, surpasse toute la mesure des dons ordinaires, et demande, pour ainsi parler, le dernier effort de la puissance divine ; soit que l’impossibilité dont parle saint Paul veuille dire qu’en effet il n’y a plus de retour à ces premières douceurs qu’a goûtées une âme innocente, quand elle y a renoncé avec connaissance, de sorte qu’elle ne peut rentrer dans la grâce que par des chemins difficiles et avec des peines extrêmes.
Quoi qu’il en soit, chrétiens, l’un et l’autre s’est vérifié dans la princesse palatine. Pour la plonger entièrement dans l’amour du monde, il fallait ce dernier malheur : quoi ? la faveur de la cour. La cour veut toujours unir les plaisirs avec les affaires. Par un mélange étonnant, il n’y a rien de plus sérieux, ni ensemble de plus enjoué. Enfoncez : vous trouverez partout des intérêts cachés, des jalousies délicates qui causent une extrême sensibilité, et, dans une ardente ambition, des soins et un sérieux aussi triste qu’il est vain. Tout est couvert d’un air gai, vous diriez qu’on ne songe qu’à s’y divertit202. Le génie de la princesse palatine se trouva également propre aux divertissements et aux affaires. La cour ne vit jamais rien de plus engageant ; et sans parler de sa pénétration, ni de la fertilité infinie de ses expédients203, tout cédait au charme secret de ses entretiens. Que vois-je durant ce temps ? Quel trouble ! quel affreux spectacle se présente ici à mes yeux ! La monarchie ébranlée jusqu’aux fondements, la guerre civile, la guerre étrangère, le feu au dedans et au dehors ; les remèdes de tous côtés plus dangereux que les maux : les princes arrêtés avec grand péril204, et délivrés avec un péril encore plus grand205 ; ce prince, que l’on regardait comme le héros de son siècle206, rendu inutile à sa patrie, dont il avait été le soutien ; et ensuite, je ne sais comment, contre sa propre inclination, armé contre elle : un ministre persécuté207, et devenu nécessaire, non seulement par l’importance de ses services, mais encore par ses malheurs où l’autorité souveraine était engagée. Que dirai-je ? Était-ce là de ces tempêtes par où le ciel a besoin de se décharger quelquefois ? et le calme profond de nos jours devait-il être précédé par de tels orages ? Ou bien était-ce les derniers efforts d’une liberté remuante, qui allait céder la place à l’autorité légitime ? Ou bien était-ce comme un travail de la France prête à enfanter le règne miraculeux de Louis ? Non, non : c’est Dieu qui voulait montrer qu’il donne la mort et qu’il ressuscite ; qu’il plonge jusqu’aux enfers, et qu’il en retire ; qu’il secoue la terre et la brise, et qu’il guérit en un moment toutes ses brisures. Ce fut là que la princesse palatine signala sa fidélité, et fit paraître toutes les richesses de son esprit. Je ne dis rien qui ne soit connu. Toujours fidèle à l’État et à la grande Anne d’Autriche, on sait qu’avec le secret de cette princesse elle eut encore celui de tous les partis : tant elle était pénétrante, tant elle s’attirait de confiance, tant il lui était naturel de gagner les cœurs ! Elle déclarait aux chefs des partis jusqu’où elle pouvait s’engager208 ; et on la croyait incapable ni de tromper ni d’être trompée209. Mais son caractère particulier était de concilier les intérêts opposés, et, en s’élevant au-dessus, de trouver le secret endroit, et comme le nœud par où on les peut réunir. Que lui servirent ses rares talents ? que lui servit d’avoir mérité la confiance intime de la cour ? d’en soutenir le ministre deux fois éloigné210, contre sa mauvaise fortune, contre ses propres frayeurs211, contre la malignité de ses ennemis, et enfin contre ses amis, ou partagés, ou irrésolus, ou infidèles ? Que ne lui promit-on pas dans ces besoins ? Mais quel fruit lui en revint-il212, sinon de connaître par expérience le faible des grands politiques ; leurs volontés changeantes, ou leurs paroles trompeuses ; la diverse face des temps ; les amusements213 des promesses ; l’illusion des amitiés de la terre, qui s’en vont avec les années et les intérêts ; et la profonde obscurité du cœur de l’homme, qui ne sait jamais ce qu’il voudra, qui souvent ne sait pas bien ce qu’il veut, et qui n’est pas moins caché ni moins trompeur à lui-même qu’aux autres ? Ô éternel Roi des siècles, qui possédez seul l’immortalité, voilà ce qu’on vous préfère ; voilà ce qui éblouit les âmes qu’on appelle grandes214 !
Oraison funèbre du prince de Condé215. Dernière partie216.
Retraite du prince de Condé. Sa mort pleine de grandeur et d’humilité. Elle doit nous enseigner le néant de la gloire humaine.
Il s’affaiblissait ce grand prince ; mais la mort cachait ses approches. Tout change en un moment, et on déclare au prince sa mort prochaine. Chrétiens, soyez attentifs, et venez apprendre à mourir ; ou plutôt venez apprendre à n’attendre pas la dernière heure pour commencer à bien vivre. Quoi ! attendre à commencer une vie nouvelle lorsque, entre les mains de la mort, glacés sous ses froides mains, vous ne saurez si vous êtes avec les morts ou encore avec les vivants ! Ah ! prévenez par la pénitence cette heure de troubles et de ténèbres. Par là, sans être étonné de cette dernière sentence qu’on lui prononça, le prince demeure un moment dans le silence, et tout à coup : « Ô mon Dieu ! dit-il, vous le voulez ; votre volonté soit faite ! je me jette entre vos bras ; donnez-moi la grâce de bien mourir. » Que désirez-vous davantage ? Dans cette courte prière vous voyez la soumission aux ordres de Dieu, l’abandon a sa providence, la confiance en sa grâce, et toute la piété. Dès lors aussi, tel qu’on l’avait vu dans les combats, résolu, paisible, occupé sans inquiétude de ce qu’il fallait faire pour les soutenir, tel fut-il à ce dernier choc ; et la mort ne lui parut pas plus affreuse, pâle et languissante, que lorsqu’elle se présente au milieu du feu sous l’éclat de la victoire, qu’elle montre seule. Pendant que les sanglots éclataient de toutes parts, comme si un autre que lui en eût été le sujet, il continuait à donner ses ordres ; et s’il défendait les pleurs, ce n’était pas comme un objet dont il fût troublé, mais comme un empêchement qui le retardait. À ce moment, il étend ses soins jusqu’aux moindres de ses domestiques. Avec une libéralité digne de sa naissance et de leurs services, il les laisse comblés de ses dons, mais encore plus honorés des marques de son souvenir…
Ce que le prince commença ensuite pour s’acquitter des devoirs de la religion mériterait d’être raconté à toute la terre, non à cause qu’il est remarquable, mais à cause, pour ainsi dire, qu’il ne l’est pas, et qu’un prince si exposé à tout l’univers ne donne rien aux spectateurs. N’attendez donc pas, messieurs, de ces magnifiques paroles qui ne servent qu’à faire connaître, sinon un orgueil caché, du moins les efforts d’une âme agitée qui combat ou qui dissimule son trouble secret217. Le prince de Condé ne sait ce que c’est que de prononcer de ces pompeuses sentences ; et dans la mort, comme dans la vie, la vérité lit toujours toute sa grandeur. Sa confession fut humble, pleine de componction et de confiance. Il ne lui fallut pas longtemps pour la préparer ; la meilleure préparation pour celle des derniers temps, c’est de ne les attendre pas. Le prince se ressouvint de toutes les fautes qu’il avait commises ; et, trop faible pour expliquer avec force ce qu’il en sentait, il emprunta la voix de son confesseur, pour en demander pardon au monde, à ses domestiques et à ses amis. On lui répondit par des sanglots : ah ! répondez-lui maintenant en profitant de cet exemple. Les autres devoirs de la religion furent accomplis avec la même piété et la même présence d’esprit…
Tout retentissait de cris, tout fondait en larmes ; le prince seul n’était pas ému, et le trouble n’arrivait pas dans l’asile où il s’était mis. Ô Dieu ! vous étiez sa force, son inébranlable refuge, et, comme disait David218, ce ferme rocher où s’appuyait sa constance. Puis-je taire durant ce temps ce qui se faisait à la cour et en la présence du roi ? Lorsqu’il y fit lire la dernière lettre que lui écrivit ce grand homme, et qu’on y vit, dans les trois temps que marquait le prince, ses services qu’il y passait si légèrement au commencement et à la fin de sa vie, et dans le milieu ses fautes dont il faisait une si sincère reconnaissance, il n’y eut cœur qui ne s’attendrît à l’entendre parler de lui-même avec tant de modestie ; et cette lecture, suivie des larmes du roi, fit voir ce que les héros sentent les uns pour les autres219. Mais lorsqu’on vint à l’endroit du remerciement, où le prince marquait qu’il mourait content et trop heureux d’avoir encore assez de vie pour témoigner au roi sa reconnaissance, son dévouement, et, s’il l’osait dire, sa tendresse, tout le monde rendit témoignage à la vérité de ses sentiments ; et ceux qui l’avaient ouï parler si souvent de ce grand roi dans ses entretiens familiers pouvaient assurer que jamais ils n’avaient rien entendu ni de plus respectueux et de plus tendre pour sa personne sacrée, ni de plus fort pour célébrer ses vertus royales, sa piété, son courage, son grand génie, principalement à la guerre, que ce qu’en disait ce grand prince avec aussi peu d’exagération que de flatterie. Pendant qu’on lui rendait ce beau témoignage, ce grand homme n’était plus. Tranquille entre les bras de son Dieu, où il s’était une fois jeté, il attendait sa miséricorde et implorait son secours jusqu’à ce qu’il cessa enfin de respirer et de vivre…
Venez, peuples, venez maintenant220 ; mais venez plutôt, princes et seigneurs, et vous qui jugez la terre, et vous qui ouvrez aux hommes les portes du ciel ; et vous, plus que tous les autres, princes et princesses, nobles rejetons de tant de rois, lumières de la France, mais aujourd’hui obscurcies et couvertes de votre douleur comme d’un nuage ; venez voir le peu qui nous reste d’une si auguste naissance, de tant de grandeur, de tant de gloire. Jetez les yeux de toutes parts : voilà tout ce qu’a pu faire la magnificence et la piété pour honorer un héros ; des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n’est plus ; des figures qui semblent pleurer autour d’un tombeau, et des fragiles images d’une douleur que le temps emporte avec tout le reste ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant221 : et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs que celui à qui on les rend. Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine ; pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux héros. Mais approchez en particulier, ô vous qui courez avec tant d’ardeur dans la carrière de la gloire, âmes guerrières et intrépides ! Quel autre fut plus digne de vous commander ? mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement plus honnête222 ? Pleurez donc ce grand capitaine, et dites en gémissant : Voilà celui qui nous menait dans les hasards ; sous lui se sont formés tant de renommés capitaines, que ses exemples ont élevés aux premiers honneurs de la guerre : son ombre eût pu encore gagner des batailles ; et voilà que, dans son silence, son nom même nous anime ; et ensemble il nous avertit que, pour trouver à la mort quelque reste de nos travaux et n’arriver pas sans ressource à notre éternelle demeure, avec le roi de la terre il faut encore servir le roi du ciel. Servez donc ce roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous comptera un soupir et un verre d’eau donné en son nom plus que tous les autres ne feront jamais tout votre sang répandu ; et commencez à compter le temps de vos utiles services du jour que vous vous serez donnés à un maître si bienfaisant. Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous, dis-je, qu’il a bien voulu mettre au rang de ses amis ? Tous ensemble, en quelque degré de sa confiance qu’il vous ait reçus, environnez ce tombeau ; versez des larmes avec des prières ; et, admirant dans un si grand prince une amitié si commode et un commerce si doux, conservez le souvenir d’un héros dont la bonté avait égalé le courage. Ainsi puisse-t-il toujours vous être un cher entretien ! ainsi puissiez-vous profiter de ses vertus ! Et que sa mort, que vous déplorez, vous serve à la fois de consolation et d’exemple. Pour moi, s’il m’est permis après tous les autres de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô prince, le digne sujet de nos louanges et de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire : votre image y sera tracée non point avec cette audace qui promettait la victoire ; non, je ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface. Vous aurez dans cette image des traits immortels : je vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour sous la main de Dieu, lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître. C’est là que je vous verrai plus triomphant qu’à Fribourg et à Rocroy ; et, ravi d’un si beau triomphe, je dirai en action de grâces ces belles paroles du bien-aimé disciple : Et hæc est Victoria quæ vincit mundum, fides nostra 223, « La véritable victoire, celle qui met sous nos pieds le monde entier, c’est notre foi. » Jouissez, prince, de cette victoire ; jouissez-en éternellement, par l’immortelle vertu de ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d’une voix qui vous fut connue224. Vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte ; heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint !
Sermon sur la divinité de la religion. (Extrait.)
Les incrédules et les indifférents225.
Que je suis étonné quand j’entends des hommes profanes qui, dans la nation la plus florissante de la chrétienté, s’élèvent ouvertement contre l’Évangile ! Les entendrai-je toujours et les trouverai-je toujours dans le monde, ces libertins226 déclarés, esclaves de leurs passions, et téméraires censeurs des conseils de Dieu ; qui, tout plongés qu’ils sont dans les choses basses, se mêlent de décider hardiment des plus relevées ? Profanes et corrompus, lesquels, comme dit saint Jude, « blasphèment ce qu’ils ignorent, et se corrompent dans ce qu’ils connaissent naturellement227. » Hommes deux fois morts, dit le même apôtre : morts premièrement, parce qu’ils ont perdu la charité ; morts secondement, parce qu’ils ont même arraché la foi : « arbres infructueux et déracinés228 », qui ne tiennent plus à l’Église par aucun lien. Ô Dieu ! les verrai-je toujours triompher dans les compagnies, et empoisonner les esprits par leurs railleries sacrilèges.
Mais, hommes doctes et curieux, si vous voulez discuter la religion, apportez-y du moins et la gravité et le poids que la matière demande. Ne faites point les plaisants mal à propos, dans des choses si sérieuses et si vénérables. Ces importantes questions ne se décident pas par vos demi-mots et par vos branlements de tête, par ces fines railleries que vous nous vantez et par ce dédaigneux sourire. Pour Dieu, comme disait cet ami de Job229, ne pensez pas être les seuls hommes, et que toute la sagesse soit dans votre esprit, dont vous nous vantez la délicatesse. Vous qui voulez pénétrer les secrets de Dieu, çà, paraissez, venez en présence ; développez-nous les énigmes de la nature ; choisissez ou ce qui est loin, ou ce qui est près, ou ce qui est à vos pieds, ou ce qui est bien haut suspendu sur vos têtes. Quoi ! partout votre raison demeure arrêtée ! partout où elle gauchit, ou elle s’égare, ou elle succombe230 Cependant vous ne voulez pas que la foi vous prescrive ce qu’il faut croire. Aveugle231, chagrin et dédaigneux, vous ne voulez pas qu’on vous guide et qu’on vous donne la main. Pauvre voyageur égaré et présomptueux, qui croyez savoir le chemin, qui vous refusez la conduite232, que voulez-vous qu’on fasse ? Quoi ? voulez-vous donc qu’on vous laisse errer ? Mais vous vous irez engager dans des détours infinis, dans quelque chemin perdu ; vous vous jetterez dans quelque précipice. Voulez-vous qu’on vous fasse entendre clairement toutes les vérités divines ? Mais considérez où vous êtes, et en quelle basse région du monde vous avez été relégué. Voyez cette nuit profonde, ces ténèbres épaisses qui vous environnent ; la faiblesse, l’imbécillité, l’ignorance de votre raison. Concevez que ce n’est pas ici la région de l’intelligence. Pourquoi donc ne voulez-vous pas qu’en attendant que Dieu se montre à découvert ce qu’il est, la foi vienne à votre secours, et vous apprenne du moins ce qu’il en faut croire233 ?
Mais, messieurs, c’est assez combattre ces esprits profanes et témérairement curieux. Ce n’est pas le vice le plus commun, et je vois un autre malheur bien plus universel dans la cour. Ce n’est point cette ardeur inconsidérée de vouloir aller trop avant, c’est une extrême négligence de tous les mystères. Qu’ils soient ou qu’ils ne soient pas, les hommes trop dédaigneux ne s’en soucient plus, et n’y veulent pas seulement penser ; ils ne savent s’ils croient ou s’ils ne croient pas ; tout prêts à vous avouer ce qu’il vous plaira, pourvu que vous les laissiez agir à leur mode et passer leur vie à leur gré. « Chrétiens en l’air, dit Tertullien234, et fidèles si vous voulez. » Ainsi je prévois que les libertins et les esprits forts pourront être décrédités, non par aucune horreur de leurs sentiments, mais parce qu’on tiendra tout dans l’indifférence, excepté les plaisirs et les affaires.
Sermon sur l’unité de l’Église.
Exorde.
Messeigneurs235, c’est sans doute un grand spectacle de voir l’Église chrétienne figurée dans les anciens Israélites ; la voir, dis-je, sortie de l’Égypte et des ténèbres de l’idolâtrie, cherchant la terre promise à travers un désert immense où elle ne trouve que d’affreux rochers et des sables brûlants : nulle terre, nulle culture, nul fruit ; une sécheresse effroyable ; nul pain qu’il ne lui faille envoyer du ciel ; nul rafraîchissement qu’il ne lui faille tirer par miracle du sein d’une roche ; toute la nature stérile pour elle, et aucun bien que par grâce : mais ce n’est pas ce qu’elle a de plus surprenant. Dans l’horreur de cette vaste solitude, on la voit environnée d’ennemis ; ne marchant jamais qu’en bataille ; ne logeant que sous des tentes, toujours prête à déloger et à combattre : étrangère que rien n’attache que rien ne contente ; qui regarde tout en passant, sans vouloir jamais s’arrêter : heureuse néanmoins dans cet état, tant à cause des consolations qu’elle reçoit durant le voyage qu’à cause du glorieux et immuable repos qui sera la fin de sa course. Voilà l’image de l’Église pendant qu’elle voyage sur la terre.
Balaam la voit dans le désert : son ordre, sa discipline, ses douze tribus rangées sous leurs étendards ; Dieu, son chef invisible, au milieu d’elle ; Aaron, prince des prêtres et de tout le peuple de Dieu, chef visible de l’Église sous l’autorité de Moïse, souverain législateur et figure de Jésus-Christ ; le sacerdoce étroitement uni avec la magistrature ; tout en paix par le concours de ces deux puissances ; Coré et ses sectateurs, ennemis de l’ordre et de la paix, engloutis, à la vue de tout le peuple, dans la terre soudainement entr’ouverte sous leurs pieds, et ensevelis tout vivants dans les enfers. Quel spectacle ! quelle assemblée ! quelle beauté de l’Église ! Du haut d’une montagne, Balaam la voit tout entière ; et au lieu de la maudire, comme on l’y voulait contraindre, il la bénit. On le détourne, on espère lui en cacher la beauté, en lui montrant ce grand corps par un coin d’où il ne puisse en découvrir qu’une partie ; et il n’est pas moins transporté, parce qu’il voit cette partie dans le tout, avec toute la convenance et toute la proportion qui les assortit l’un avec l’autre. Ainsi, de quelque côté qu’il la considère, il est hors de lui ; et, ravi en admiration, il s’écrie : Quam pulchra tabernacula tua, Jacob, et tentoria tua, Israël 236 ! « Que vous êtes admirables sous vos tentes, enfants de Jacob ! » quel ordre dans votre camp ! quelle merveilleuse beauté paraît dans ces pavillons si sagement arrangés ! et si vous causez tant d’admiration sous vos tentes et dans votre marche, que sera-ce quand vous serez établis dans votre patrie !
Il n’est pas possible, mes frères, qu’à la vue de cette auguste assemblée, vous n’entriez dans de pareils sentiments. Une des plus belles parties de l’Église universelle se présente à vous C’est l’Église gallicane, qui vous a tous engendrés en Jésus-Christ ; Église renommée dans tous les siècles, aujourd’hui représentée par tant de prélats que vous voyez assistés de l’élite de leur clergé, et tous ensemble prêts à vous bénir, prêts à vous instruire, selon l’ordre qu’ils en ont reçu du ciel. C’est en leur nom que je vous parle ; c’est par leur autorité que je vous prêche. Qu’elle est belle, cette Église gallicane, pleine de science et de vertu ! mais qu’elle est belle dans son tout, qui est l’Église catholique ! et qu’elle est belle saintement et inviolablement unie à son chef, c’est-à-dire au successeur de saint Pierre ! Ô que cette union ne soit point troublée ! que rien n’altère cette paix et cette unité où Dieu habite !
Esprit saint, esprit pacifique, qui faites habiter les frères unanimement dans votre maison, affermissez-y la paix. La paix est l’objet de cette assemblée : au moindre bruit de division, nous accourons effrayés, pour unir parfaitement le corps de l’Église, le père et les enfants, le chef et les membres, le sacerdoce et l’empire.
La Bruyère (1646-1696.)
[Notice.]
Né en 1646 à Dourdan (Seine-et-Oise), La Bruyère, dont les talents devaient tant occuper la postérité, vécut, par l’effet de sa modestie, presque obscur : de là beaucoup d’incertitude sur tout ce qui le concerne et même sur la date de sa naissance237. Il avait cependant été attaché à la cour ; mais chargé d’enseigner l’histoire au petit-fils du grand Condé, qui tira trop peu de fruit des leçons d’un tel maître, il ne profita de sa situation auprès du prince, qu’il ne quitta plus, que comme d’un poste favorable d’observation pour étudier et peindre les sentiments et les passions des hommes, surtout leurs prétentions et leurs travers. La première édition des Caractères parut en 1688 : le succès dépassa l’attente de La Bruyère. Si le public frivole s’attachait avec une préférence trop exclusive à deviner les intentions satiriques de l’auteur, les juges sérieux se prononcèrent sans hésitation sur le mérite d’une œuvre dont la place était marquée d’avance parmi celles qui devaient honorer le génie français. Ce fut en 1696, trois ans après avoir été reçu, non sans lutte et sans peine, à l’Académie française, que mourut ce rare écrivain, qui, à côté de quelques tours laborieux et de quelques remarques subtiles, offre une abondance incroyable de justes et piquantes réflexions, de pensées solides et de formes heureuses238.
Jugement sur quelques écrivains français.
Je ne sais si l’on pourra jamais mettre dans des lettres plus d’esprit, plus de tour, plus d’agrément et plus de style que l’on en voit dans celles de Balzac et de Voiture. Elles sont vides de sentiments qui n’ont régné que depuis leur temps, et qui doivent aux femmes leur naissance. Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d’écrire. Elles trouvent sous leur plume des tours et des expressions qui souvent en nous ne sont l’effet que d’un long travail et d’une pénible recherche : elles sont heureuses dans le choix des termes, qu’elles placent si juste, que, tout connus qu’ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, et semblent être faits seulement pour l’usage où elles les mettent. Il n’appartient qu’à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate. Elles ont un enchaînement de discours inimitable qui se suit naturellement, et qui n’est lié que par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes, j’oserais dire que les lettres de quelques-unes d’entre elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrite239
Il n’a manqué à Térence240 que d’être moins froid : quelle pureté ! quelle exactitude ! quelle politesse ! quelle élégance ! quels caractères ! Il n’a manqué à Molière que d’éviter le jargon241 et le barbarisme et d’écrire purement : quel feu ! quelle naïveté ! quelle source de la bonne plaisanterie, quelle imitation des mœurs, quelles images, et quel fléau du ridicule ! mais quel homme on aurait pu faire de ces deux comiques !
J’ai lu Malherbe et Théophile242. Ils ont tous deux connu la nature, avec cette différence que le premier, d’un style plein et uniforme, montre tout à la fois ce qu’elle a de plus beau et de plus noble, de plus naïf et de plus simple ; il en fait la peinture ou l’histoire. L’autre, sans choix, sans exactitude, d’une plume libre et inégale, tantôt charge ses descriptions, s’appesantit sur les détails ; il fait une anatomie : tantôt il feint, il exagère, il passe le vrai dans la nature, il en fait le roman.
Ronsard243 et Balzac ont eu, chacun dans leur genre, assez de bon et de mauvais pour former après eux de très grands hommes en vers et en prose.
Marot244, par son tour et par son style, semble avoir écrit depuis Ronsard : il n’y a guère entre ce premier et nous que la différence de quelques mots.
Ronsard et les auteurs ses contemporains ont plus nui au style qu’ils ne lui ont servi. Ils l’ont retardé dans le chemin de la perfection ; ils l’ont exposé à la manquer pour toujours, et à n’y plus revenir. Il est étonnant que les ouvrages de Marot, si naturels et si faciles, n’aient su faire de Ronsard, d’ailleurs plein de verve et d’enthousiasme, un plus grand poète que Ronsard et que Marot ; et, au contraire, que Belleau, Jodelle et du Bartas aient été sitôt suivis d’un Racan et d’un Malherbe, et que notre langue, à peine corrompue, se soit vue réparée.
Marot et Rabelais245 sont inexcusables d’avoir semé l’ordure dans leurs écrits : tous deux avaient assez de génie et de naturel pour pouvoir s’en passer, même à l’égard de ceux qui cherchent moins à admirer qu’à rire dans un auteur. Rabelais surtout est incompréhensible. Son livre est une énigme, quoi qu’on veuille dire, inexplicable : c’est une chimère, c’est le visage d’une belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelque autre bête plus difforme246 ; c’est un monstrueux assemblage d’une morale fine et ingénieuse et d’une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien loin au-delà du pire, c’est le charme de la canaille ; où il est bon, il va jusqu’à l’exquis et à l’excellent, il peut être le mets des plus délicats.
Deux écrivains247 dans leurs ouvrages ont blâmé Montagne248, que Je ne crois pas, aussi bien qu’eux, exempt de toute sorte de blâme : il paraît que tous deux ne l’ont estimé en nulle manière. L’un ne pensait pas assez pour goûter un auteur qui pense beaucoup ; l’autre pense trop subtilement pour s’accommoder de pensées qui sont naturelles.
Un style grave, sérieux, scrupuleux, va fort loin : on lit Amyot et Coeffeteau249 : lequel lit-on de leurs contemporains ? Balzac, pour les termes et pour l’expression, est moins vieux que Voiture : mais si ce dernier, pour le tour, pour l’esprit et pour le naturel, n’est pas moderne, et ne ressemble en rien à nos écrivains, c’est qu’il leur a été plus facile de le négliger que de l’imiter, et que le petit nombre de ceux qui courent après lui ne peut l’atteindre.
Le philosophe.
Je vais, Clitiphon, à votre porte ; le besoin que j’ai de vous me chasse de mon lit et de ma chambre : plût aux dieux que je ne fusse ni votre client ni votre fâcheux ! Vos esclaves me disent que vous êtes enfermé, et que vous ne pouvez m’écouter que d’une heure entière. Je reviens avant le temps qu’ils m’ont marqué, et ils me disent que vous êtes sorti. Que faites-vous, Clitiphon, dans cet endroit le plus reculé de votre appartement, de si laborieux qui vous empêche de m’entendre ? Vous enfilez quelques mémoires, vous collationnez un registre, vous signez, vous paraphez ; je n’avais qu’une chose à vous demander, et vous n’aviez qu’un mot à me répondre, oui ou non. Voulez-vous être rare ? Rendez service à ceux qui dépendent de vous : vous le serez davantage par cette conduite que250 par ne vous pas laisser voir. Ô homme important et chargé d’affaires, qui, à votre tour avez besoin de mes offices, venez dans la solitude de mon cabinet ! le philosophe est accessible251. Je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me trouverez sur les livres de Platon qui traitent de la spiritualité de l’âme et de sa distinction d’avec le corps, ou la plume à la main pour calculer les distances de Saturne et de Jupiter : j’admire Dieu dans ses ouvrages, et je cherche, par la connaissance de la vérité, à régler mon esprit et devenir meilleur. Entrez, toutes les portes vous sont ouvertes : mon antichambre n’est pas faite pour s’y ennuyer en m’attendant ; passez jusqu’à moi sans me faire avertir. Vous m’apportez quelque chose de plus précieux que l’argent et l’or, si c’est une occasion de vous obliger. Parlez, que voulez-vous que je fasse pour vous ? Faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui est commencée ? Quelle interruption heureuse pour moi que celle qui vous est utile ! Le manieur d’argent, l’homme d’affaires, est un ours qu’on ne saurait apprivoiser ; on ne le voit dans sa loge qu’avec peine. Que dis-je ? on ne le voit point ; car d’abord on ne le voit pas encore, et bientôt on ne le voit plus. L’homme de lettres, au contraire, est trivial252 comme une borne au coin des places ; il est vu de tous, et à toute heure, et en tous états, à table, au lit, nu, habillé, sain ou malade : il ne peut être important, et il ne le veut point être.
Certitude de la religion chrétienne. Immatérialité de l’âme humaine.
Si ma religion était fausse, je l’avoue, voilà le piège le mieux dresse qu’il soit possible d’imaginer : il était inévitable de ne pas donner tout au travers et de n’y être pas pris. Quelle majesté, quel éclat des mystères ! quelle suite et quel enchaînement de toute la doctrine ! quelle raison éminente ! quelle candeur, quelle innocence de vertus ! quelle force invincible et accablante des témoignages rendus successivement et pendant trois siècles entiers par des millions de personnes les plus sages, les plus modérées qui fussent alors sur la terre, et que le sentiment d’une même vérité soutient dans l’exil, dans les fers, contre la vue de la mort et du dernier supplice ! Prenez l’histoire, ouvrez, remontez jusques au commencement du monde, jusques à la veille de sa naissance, y a-t-il eu rien de semblable dans tous les temps ? Dieu même pouvait-il jamais mieux rencontrer pour me séduire ? par où échapper ? où aller ? où me jeter, je ne dis pas pour trouver rien de meilleur, mais quelque chose qui en approche ? S’il faut périr, c’est par là que je veux périr ; il m’est plus doux de nier Dieu que de l’accorder avec une tromperie si spécieuse et si entière : mais je l’ai approfondi, je ne puis être athée, je suis donc ramené et entraîné dans ma religion ; c’en est fait.
La religion est vraie, ou elle est fausse : si elle n’est qu’une vaine fiction, voilà, si l’on veut, soixante années perdues pour l’homme de bien, pour le chartreux ou le solitaire ; ils ne courent pas un autre risque. Mais si elle est fondée sur la vérité même, c’est alors un épouvantable malheur pour l’homme vicieux : l’idée seule des maux qu’il se prépare me trouble l’imagination ; la pensée est trop faible pour les concevoir, et les paroles trop vaines pour les exprimer. Certes, en supposant même dans le monde moins de certitude qu’il ne s’en trouve en effet sur la vérité de la religion, il n’y a point pour l’homme un meilleur parti que la vertu253.
Je ne sais si ceux qui osent nier Dieu méritent qu’un s’efforce de le leur prouver, et qu’on les traite plus sérieusement que l’on n’a fait dans ce chapitre. L’ignorance, qui est leur caractère, les rend incapables des principes les plus clairs et des raisonnements les mieux suivis. Je consens néanmoins qu’ils lisent celui que je vais faire, pourvu qu’ils ne se persuadent pas que c’est tout ce que l’on pouvait dire sur une vérité si éclatante.
Il y a quarante ans que je n’étais point, et qu’il n’était pas en moi de pouvoir jamais être, comme il ne dépend pas de moi, qui suis une fois, de n’être plus. J’ai donc commencé et je continue d’être par quelque chose qui est hors de moi, qui durera après moi, qui est meilleur et plus puissant que moi. Si ce quelque chose n’est pas Dieu, qu’on me dise ce que c’est…
En un mot, je pense ; donc Dieu existe254 : car ce qui pense en moi, je ne le dois point à moi-même, parce qu’il n’a pas plus dépendu de moi de me le donner une première fois qu’il dépend encore de moi de me le conserver un seul instant ; je ne le dois point à un être qui soit au-dessus de moi, et qui soit matière, puisqu’il est impossible que la matière soit au-dessus de ce qui pense : je le dois donc à un être qui est au-dessus de moi et qui n’est point matière ; et c’est Dieu…
Je ne sais point si le chien choisit, s’il se ressouvient, s’il affectionne, s’il craint, s’il imagine, s’il pense : quand donc l’on me dit que toutes ces choses ne sont en lui ni passion ni sentiment, mais l’effet naturel et nécessaire de la disposition de sa machine préparée par le divers arrangement des parties de la matière255, je puis au moins acquiescer à cette doctrine. Mais je pense, et je suis certain que je pense : or, si tout est matière, et si la pensée en moi, comme dans tous les autres hommes, n’est qu’un effet de l’arrangement des parties de la matière, qui a mis dans le monde toute autre idée que celle des choses matérielles ? La matière a-t-elle dans son fonds une idée aussi pure, aussi simple, aussi immatérielle qu’est celle de l’esprit ?
Il y a des êtres qui durent peu, parce qu’ils sont composés de choses très différentes, et qui se nuisent réciproquement : il y en a d’autres qui durent davantage, parce qu’ils sont plus simples ; mais ils périssent, parce qu’ils ne laissent pas d’avoir des parties selon lesquelles ils peuvent être divisés. Ce qui pense en moi doit durer beaucoup, parce que c’est un être pur, exempt de tout mélange et de toute composition ; et il n’y a pas de raison qu’il doive périr : car qui peut corrompre ou séparer un être simple, et qui n’a point de parties ?
L’âme voit la couleur par l’organe de l’œil, et entend les sons par l’organe de l’oreille ; mais elle peut cesser de voir ou d’entendre, quand ces sons ou ces objets lui manquent, sans que pour cela elle cesse d’être, parce que l’âme n’est point précisément ce qui voit la couleur ou ce qui entend les sons : elle n’est que ce qui pense. Or, comment peut-elle cesser d’être telle ? Ce n’est point par le défaut d’organe, puisqu’il est prouvé qu’elle n’est point matière ; ni par le défaut d’objet, tant qu’il y aura un Dieu et d’éternelles vérités : elle est donc incorruptible.
Je ne conçois point qu’une âme que Dieu a voulu remplir de l’idée de son être infini et souverainement parfait doive être anéantie.
Fénelon (1651-1713.)
[Notice.]
Né en 1651 au château de Fénelon en Périgord, Fénelon fut un des derniers représentants de ce grand siècle, qu’il contribua tant à illustrer, et ne précéda Louis XIV au tombeau que de peu de mois. L’ardeur de la charité avait pensé l’entraîner, jeune, dans la carrière périlleuse des missions étrangères : retenu en France par la délicatesse de sa santé, il devint le précepteur du duc de Bourgogne ; et l’on sait quel prodigieux succès sa patience ingénieuse et habile obtint dans cette éducation, qui transforma en un prince accompli celui qui avait, dit-on, le germe de tous les vices. Le Télémaque fut composé pour concourir à cette œuvre, dont les fruits, par l’effet d’une mort prématurée, furent perdus pour la France. Outre ce livre pénétré de l’esprit antique et des inspirations supérieures de la sagesse chrétienne, Fénelon a laissé d’excellents traités philosophiques et religieux, d’éloquents sermons et plusieurs autres ouvrages, produit spontané de l’imagination la plus riche et la plus facile. Relégué par la disgrâce à Cambrai plutôt qu’élevé à cet archevêché par la faveur du souverain, il consacra sa vieillesse aux jouissances de l’amitié dont son âme tendre était avide256, à l’exercice d’une bienfaisance devenue proverbiale et à la pieuse direction de son diocèse. En visitant chaque année toutes les paroisses de la Flandre, l’ancien maître de l’héritier des rois ne dédaignait pas d’y monter en chaire pour expliquer l’Évangile à quelques villageois ou faire le catéchisme aux enfants257.
Des caractères de la véritable éloquence.
Il ne faut pas faire à l’éloquence le tort de penser qu’elle n’est qu’un art frivole, dont un déclamateur se sert pour imposer â la faible imagination de la multitude et pour trafiquer de la parole258 : c’est un art très sérieux, qui est destiné à instruire, à réprimer les passions, à corriger les mœurs, à soutenir les lois, à diriger les délibérations publiques, à rendre les hommes bons et heureux259. Plus un déclamateur ferait d’efforts pour m’éblouir par les prestiges de son discours, plus je me révolterais contre sa vanité : son empressement pour faire admirer son esprit me paraîtrait le tendre indigne de toute admiration. Je cherche un homme sérieux, qui me parle pour moi, et non pour lui ; qui veuille mon salut, et non sa vaine gloire. L’homme digne d’être écouté est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu. Rien n’est plus méprisable qu’un parleur de métier, qui fait de ses paroles ce qu’un charlatan fait de ses remèdes.
Je prends pour juges de cette question les païens mêmes. Platon ne permet, dans sa république, aucune musique avec les tons efféminés des Lydiens ; les Lacédémoniens excluaient de la leur tous les instruments trop composés qui pouvaient amollir les cœurs. L’harmonie qui ne va qu’à flatter l’oreille n’est qu’un amusement de gens faibles et oisifs, elle est indigne d’une république bien policée : elle n’est bonne qu’autant que les sons y conviennent au sens des paroles, et que les paroles y inspirent des sentiments vertueux. La peinture, la sculpture et les autres beaux-arts doivent avoir le même but. L’éloquence doit, sans doute, entrer dans le même dessein ; le plaisir n’y doit être mêlé que pour faire le contrepoids des mauvaises passions et pour rendre la vertu aimable260.
Je voudrais qu’un orateur se préparât longtemps en général pour acquérir un fonds de connaissances et pour se rendre capable de faire de bons ouvrages. Je voudrais que cette préparation générale le mît en état de se préparer moins pour chaque discours particulier. Je voudrais qu’il fût naturellement très sensé, et qu’il ramenât tout au bon sens ; qu’il fît de solides études ; qu’il s’exerçât à raisonner avec justesse et exactitude, se déliant de toute subtilité. Je voudrais qu’il se défiât de son imagination, pour ne se laisser jamais dominer par elle, et qu’il fondât chaque discours sur un principe indubitable, dont il tirerait les conséquences naturelles.
Scribendi recte, sapere est et principium et fons.Rem tibi Socraticæ poterunt ostendere chartæ ;Verbaque provisam rem non invita sequentur.Qui didicit patriæ quid debeat, et quid amicis261.D’ordinaire, un déclamateur fleuri ne connaît point les principes d’une saine philosophie262, ni ceux de la doctrine évangélique, pour perfectionner les mœurs. Il ne veut que des phrases brillantes et que des tours ingénieux. Ce qui lui manque le plus est le fond des choses ; il sait parler avec grâce, sans savoir ce qu’il faut dire ; il énerve les plus grandes vérités par un tour vain et trop orné.
Au contraire, le véritable orateur n’orne son discours que de vérités lumineuses, que de sentiments nobles, que d’expressions fortes, et proportionnées à ce qu’il tâche d’inspirer ; il pense, il sent, et la parole suit. « Il ne dépend point des paroles, dit saint Augustin ; mais les paroles dépendent de lui263. » Un homme qui a l’âme forte et grande, avec quelque facilité naturelle de parler et un grand exercice, ne doit jamais craindre que les termes lui manquent : ses moindres discours auront des traits originaux, que les déclamateurs fleuris ne pourront jamais imiter. Il n’est point esclave des mots, il va droit à la vérité ; il sait que la passion est comme l’âme de la parole. Il remonte d’abord au premier principe sur la matière qu’il veut débrouiller ; il met ce principe dans son premier point de vue ; il le tourne et le retourne, pour y accoutumer ses auditeurs les moins pénétrants ; il descend jusqu’aux dernières conséquences par un enchaînement court et sensible. Chaque vérité est mise en sa place par rapport au tout : elle prépare, elle amène, elle appuie une autre vérité qui a besoin de son secours. Cet arrangement sert à éviter les répétitions qu’on peut épargner au lecteur ; mais il ne retranche aucune des répétitions par lesquelles il est essentiel de ramener souvent l’auditeur au point qui décide lui seul de tout.
Il faut lui montrer souvent la conclusion dans le principe. De ce principe, comme du centre, se répand la lumière sur toutes les parties de cet ouvrage ; de même qu’un peintre place dans son tableau le jour, en sorte que d’un seul endroit il distribue à chaque objet son degré de lumière, tout le discours est un ; il se réduit à une seule proposition, mise au plus grand jour par des tours variés. Cette unité de dessein fait qu’on voit d’un seul coup d’œil l’ouvrage entier, comme on voit de la place publique d’une ville toutes les rues et toutes les portes, quand toutes les rues sont droites, égales et en symétrie. Le discours est la proposition développée ; la proposition est le discours en abrégé.
Denique sit quodvis simplex duntaxat et unum264.Quiconque ne sent pas la beauté et la force de cette unité et de cet ordre n’a encore rien vu au grand jour ; il n’a vu que des ombres dans la caverne de Platon. Que dirait-on d’un architecte qui ne sentirait aucune différence entre un grand palais dont tous les bâtiments seraient proportionnés pour former un tout dans le même dessein, et un amas confus de petits édifices qui ne feraient point un vrai tout, quoiqu’ils fussent les uns auprès des autres ? Quelle comparaison entre le Colysée et une multitude confuse de maisons irrégulières d’une ville ? Un ouvrage n’a une véritable unité que quand on ne peut rien en ôter sans couper dans le vif.
Il n’a un véritable ordre que quand on ne peut en déplacer aucune partie sans affaiblir, sans obscurcir, sans déranger le tout. C’est ce qu’Horace explique parfaitement :
……………………… nec lucidus ordo.Ordinis hæc virtus erit et venus, aut ego fallor,Ut jam nunc dicat, jam nunc debentia diciPleraque differat, et præsens in tempus omittat265.Tout auteur qui ne donne point cet ordre à son discours ne possède pas assez sa matière ; il n’a qu’un goût imparfait et qu’un demi-génie. L’ordre est ce qu’il y a de plus rare dans les opérations de l’esprit : quand l’ordre, la justesse, la force et la véhémence se trouvent réunis, le discours est parfait. Mais il faut avoir tout vu, tout pénétré et tout embrassé, pour savoir la place précise de chaque mot : c’est ce qu’un déclamateur livré à son imagination et sans science ne peut discerner.
Sermon pour la fête de l’Assomption. (Fragment.)
De la folie des hommes qui ne pensent pas à la mort.
On vit comme si l’on devait toujours vivre. L’on ne songe qu’à se flatter soi-même par toutes sortes de plaisirs, lorsque la mort arrête soudainement le cours de ces folles joies. L’homme sage à ses propres yeux, mais insensé à ceux de Dieu, se donne mille inquiétudes pour amasser des biens dont la mort le va dépouiller. Cet autre, emporté par son ambition, perd tellement de vue sa mort, qu’il court, au travers des dangers, au-devant de la mort même. Tout devrait nous avertir, et tout nous amuse. Nous voyons, comme dit saint Cyprien266, tomber tout le genre humain en ruine à nos propres yeux. Depuis que nous sommes nés, il s’est fait comme cent mondes nouveaux sur les ruines de celui qui nous a vus naître. Nos plus proches parents, nos amis les plus chers, tout se précipite dans le tombeau, tout s’abîme dans l’éternité. Nous sommes continuellement nous-mêmes entraînés par le torrent dans cet abîme, et nous n’y pensons pas267.
La plus vive jeunesse, le plus robuste tempérament, ne sont que des ressources trompeuses. Elles servent moins à éloigner de nous la mort qu’à rendre sa surprise plus imprévue et plus funeste. Elle flétrit le soir, dit l’Écriture, et foule aux pieds les plantes que nous avions vues fleurir le matin268. Mais non seulement, quand on est sain, quand on est jeune, on se promet tout ; chose bien plus déplorable ! ni la vieillesse ni l’infirmité ne nous disposent presque point à la mort. Ce malade la porte presque déjà dans son sein, et-cependant, dès qu’il a le moindre intervalle, il espère qu’il échappera à la mort, ou du moins qu’elle le laissera languir longtemps269. Ce vieillard tremblant, accablé sous le poids des années, chagrin de se voir inutile à tout, ramasse des exemples d’heureuses vieillesses pour se flatter ; il regarde un âge plus avancé que le sien, espère d’y parvenir270, y parvient effectivement, regarde encore au-delà, jusqu’à ce qu’enfin ses incommodités le lassent de vivre, sans qu’il puisse jamais se résoudre à mourir de bon cœur. Ainsi on s’avance toujours vers la fin de sa vie, sans pouvoir l’envisager de près ; et l’unique prétexte de cette conduite si bizarre et si imprudente est que la pensée de la mort afflige, consterne, et qu’il faut bien chercher ailleurs de quoi se consoler271.
Ô folie ! nous savons que la mort s’avance, et nous nous confions à cette misérable ressource de fermer les yeux pour ne pas voir le coup qu’elle va nous donner. Nous ne pouvons pas ignorer que plus nous nous attacherons à la vie, plus la fin en sera amère. Nous savons qu’il est de foi que tous ceux qui ne vivront pas dans la vigilance chrétienne seront surpris par une ruine prompte et inévitable. Le Fils de Dieu se sert, dans l’Évangile, des plus sensibles comparaisons pour nous effrayer. En ce point l’expérience et la foi sont d’accord ; nous le savons, et rien ne peut guérir notre stupidité.
Discours pour le sacre de l’électeur de Cologne272. (Fragment.)
L’Église chrétienne n’a pas besoin, pour durer, du secours des hommes.
Les enfants du siècle, prévenus des maximes d’une politique profane, prétendent que l’Église ne saurait se passer du secours des princes et de la protection de leurs armes. Aveugles, qui voulez mesurer l’ouvrage de Dieu par celui des hommes ! Ô hommes faibles et impuissants qu’on nomme les rois et les princes du monde, vous n’avez qu’une force empruntée pour un peu de temps. Trop heureux les princes que Dieu daigne employer à la servir ! Trop honorés ceux qu’il choisit pour une si glorieuse confiance !
Que les princes qui se vantent de protéger l’Église ne se flattent donc pas jusqu’à croire qu’elle tomberait, s’ils ne la portaient pas dans leurs mains. S’ils cessaient de la soutenir, le Tout-Puissant la porterait lui-même. Pour eux, faute de la servir, ils périraient, selon les saints oracles273.
Jetons les yeux sur l’Église, c’est-à-dire sur cette société visible des enfants de Dieu qui a été conservée dans tous les temps : c’est le royaume qui n’aura point de fin. Toutes les autres puissances s’élèvent et tombent : après avoir étonné le monde, elles disparaissent. L’Église seule, malgré les tempêtes du dehors et les scandales du dedans, demeure immortelle. Pour vaincre, elle ne fait que souffrir ; et elle n’a pas d’autres armes que la croix de son époux.
Considérons cette société sous Moïse. Pharaon la veut opprimer : les ténèbres deviennent palpables en Égypte ; la terre s’y couvre d’insectes ; la mer s’entrouvre ; ses eaux suspendues s’élèvent comme deux murs ; tout un peuple traverse l’abîme à pied sec, un pain descendu du ciel le nourrit au désert ; l’homme parle à la pierre, et elle donne des torrents : tout est miracle pendant quarante années pour délivrer l’Église captive.
Hâtons-nous ; passons aux Machabées, Les rois de Syrie persécutent l’Église : elle ne peut se résoudre à renouveler une alliance avec Rome et avec Sparte, sans déclarer en esprit de foi qu’elle ne s’appuie que sur les promesses de son époux. Nous n’avons, disait Jonathas274, aucun besoin, de tous ces secours, ayant pour consolation les saints livres gui sont dans nos mains. Et en effet, de quoi l’Église a-t-elle besoin ici-bas ? Il ne lui faut que la grâce de son époux pour lui enfanter des élus : leur sang même est une semence qui les multiplie. Pourquoi mendierait-elle un secours humain, elle qui se contente d’obéir, de souffrir, de mourir, son règne, qui est celui de son époux, n’étant point de ce monde, et tous ses biens étant au-delà de cette vie ?
Mais tournons nos regards vers l’Église, que Rome païenne, cette Babylone enivrée du sang des martyrs, s’efforce de détruire. L’Église demeure libre dans les chaînes, et invincible au milieu des tourments. Dieu laisse ruisseler, pendant trois cents ans, le sang de ses enfants bien-aimés. Pourquoi croyez-vous qu’il le fasse ? C’est pour convaincre le monde entier, par une si longue et si terrible expérience, que l’Église, comme suspendue entre le ciel et la terre, n’a besoin que de la main invisible dont elle est soutenue. Jamais elle ne fut si libre, si forte, si florissante, si féconde.
Que sont devenus ces Romains qui la persécutaient ? Ce peuple, qui se vantait d’être le peuple-roi, a été livré aux nations barbares : l’empire éternel est tombé ; Rome est ensevelie dans ses ruines avec les faux dieux ; il n’en reste plus de mémoire que par une autre Rome sortie de ses cendres, qui, étant pure et sainte, est devenue à jamais le centre du royaume de Jésus-Christ275.
Massillon (1663-1742.)
[Notice.]
Aucun auteur n’est plus capable que Massillon d’apprendre à s’exprimer avec facilité, avec grâce et abondance : il achève en quelque sorte la culture des esprits, en leur offrant beaucoup de qualités accessibles qui les fécondent et qui les polissent. Appropriée au caractère du son imagination douce et pathétique, sa diction est sobrement ornée, élégante et pure, harmonieuse et sans effort. Aucun n’a parlé aux passions un langage plus propre à les captiver et à les soumettre : aucun n’a mieux connu le cœur humain et ne l’a peint avec plus d’éloquence. Par là, cet orateur mérita d’être admiré de Louis XIV vieillissant, et qui avait entendu de si grands hommes276, Le jeune roi Louis XV reçut ensuite de lui les plus belles leçons qui aient jamais été adressées à un roi. On sait combien elles furent stériles ; toutefois Massillon mourut avant que la sagesse du cardinal de Fleury eût cessé d’être un frein pour ce prince : il n’eut pas la douleur de voir les désordres scandaleux qui signalèrent la seconde partie de son règne. Depuis longtemps, au reste, le vénérable prélat vivait. loin de la cour, dans son évêché de Clermont, qui avait été, un 1717, la récompense de ses talents. Les soins de son diocèse, tous les devoirs scrupuleusement observés de l’épiscopat, et les pratiques journalières d’une charité sans bornes, avaient rempli ses dernières années et mis le comble à sa gloire277. Né dans la Provence en 1663, il mourut en 1742.
Discours pour la bénédiction des drapeaux du régiment de Catinat278. (Exorde.)
Ce n’est pas pour vous rappeler ici des idées de feu et de sang, et, par le souvenir de vos victoires passées, vous animer à de nouvelles, que je viens, dans le sanctuaire de la paix, mêler un discours évangélique à une cérémonie sainte. La parole dont j’ai l’honneur d’être le ministre est une parole de réconciliation et de vie, destinée à réunir les Grecs et les barbares ; à faire habiter ensemble, selon l’expression d’un prophète, les lions, les aigles et les agneaux ; à rassembler sous un même chef toute langue, toute tribu et toute nation ; à calmer les passions des princes et des peuples, confondre leurs intérêts, anéantir leurs jalousies, borner leur ambition, inspirer les mêmes désirs à ceux qui doivent avoir la même espérance ; et si elle propose quelquefois des guerres et des combats, ce sont des guerres qui se terminent toutes dans le cœur, et des combats de la grâce.
D’ailleurs, je me souviens que je parle sous l’autel même de l’agneau qui est venu pacifier le ciel et la terre ; dans un temple consacré au chef d’une légion sainte279 qui sut préférer le culte de Jésus-Christ à celui des statues de l’empereur, et laisser fièrement les aigles de l’empire pour suivre l’étendard de la croix ; et enfin, que je parle à une troupe illustre qui ne connaît les périls que pour les affronter, que mille actions distinguent plus que le nom du fameux général qu’elle a l’honneur d’avoir à sa tête et le mérite de celui qui la commande ; et qui attend plutôt de moi des leçons de pitié que de valeur, et des avis pour faire la guerre saintement que des exhortations pour la bien faire.
Souffrez donc, messieurs, que, laissant là le corps, pour ainsi dire, et les dehors de cette cérémonie, je vous en développe l’esprit ; que, sans approfondir ce qu’elle a d’antique et de curieux, je m’arrête à ce qu’elle peut avoir d’utile ; et que, loin de vous entretenir de la gloire des armes et du cas que tous les peuples en ont toujours fait, je vous parle des périls de cet état, et des moyens d’y acquérir une gloire immortelle et solide.
Pourquoi croyez-vous en effet que les nations les plus barbares ont toutes eu une espèce de religion militaire, et que le culte se soit toujours trouvé mêlé parmi les armes ? Pourquoi croyez-vous que les Romains fussent si jaloux de mettre leurs aigles et leurs dieux à la tête de leurs légions, et que les autres peuples affectassent de prendre ce qu’il y’avait de plus sacré dans leurs superstitions, et en traçassent les figures et les symboles sur leurs étendards, sinon pour empêcher que le tumulte et l’agitation des guerres ne fit oublier ce qu’on doit aux dieux qui y président, et afin qu’à force de les avoir sans cesse devant les yeux on fût comme dans une heureuse impuissance de les perdre de vue ? Pourquoi croyez-vous que les Israélites, dans leurs marches et dans leurs combats, fussent toujours précédés du serpent d’airain ; que Constantin, devenu la conquête de la croix, fit élever ce signal de toutes les nations au milieu de ses armées ; que nos rois, dans leurs entreprises contre les infidèles, allassent recevoir l’étendard sacré au pied des autels ; et qu’enfin encore aujourd’hui l’Église consacre par des prières de paix et de charité ces signes déplorables de la guerre et de la dissension ; sinon pour vous faire souvenir que la guerre même est une manière de culte religieux ; que c’est le Dieu des armées qui préside aux victoires et aux batailles ; que les conquérants ne sont bien souvent entre ses mains que des instruments de colère dont il se sert pour châtier les péchés des peuples ; qu’il n’est point de véritable valeur que celle qui prend sa source dans la religion et dans la piété ; et qu’après tout, les guerres et les révolutions des États ne sont que des jeux aux yeux de Dieu et un changement de scène dans l’univers ; que lui seul ne change point, et seul a de quoi fixer les agitations et les désirs insatiables du cœur humain280.
Établissement miraculeux de l’Église.
Grand Dieu, vous parûtes puissant, sage, grand et magnifique dans la formation de l’univers ; mais vous l’avez paru, si j’ose le dire, encore davantage dans l’établissement de votre Église.
L’univers n’était peuplé que de nations fières281 et idolâtres, ennemies de votre nom et de votre culte : l’empire, la puissance, les richesses, la force, tout était entre leurs mains. Vos fidèles ne formaient sur la terre qu’un petit troupeau de brebis dispersées au milieu de ces loups furieux, qui ne pouvaient s’assouvir de leur sang282. Et cependant, grand Dieu ! vous avez dissipé comme de la poussière toutes ces nations idolâtres, si nombreuses et si puissantes : il n’en reste plus de vestiges : vous en avez éteint et effacé jusqu’au nom de dessus la terre. L’impie persécuteur, un Néron, un Dioclétien, qui avaient rougi toutes les contrées de l’empire du sang de vos martyrs, ont péri et expié par une mort funeste et tragique283, par des guerres et des calamités qui ont enfin renversé leur empire, les maux dont ils avaient affligé votre Église.
Oui, grand Dieu, le glaive que vos ennemis avaient tenu si longtemps levé sur la tête de vos saints s’est tourné enfin contre eux-mêmes. Lassés d’immoler ces saintes victimes, et leurs mains encore sanglantes, ils ont vengé sur eux284 la mort de vos serviteurs. Votre justice a soufflé au milieu d’eux la division et la guerre ; vos fidèles n’ont pas eu besoin de s’assembler pour les détruire. Hélas ! la foi et la patience étaient le seul glaive que vous leur aviez mis entre les mains, et les seules armes aussi qu’ils opposaient à la fureur des tyrans285. Vous ne vous êtes servi que d’eux-mêmes pour les exterminer. Le monde devint un théâtre d’horreur, où les rois et les nations conjurées les unes contre les autres ne semblaient conspirer, en se détruisant tour à tour, qu’à purger l’univers de cette race impie et idolâtre qui couvrait alors toute la face de la terre. C’était un nouveau déluge de sang dont votre justice se servait pour la punir et la purifier encore. Leurs villes, si célèbres autrefois par leur magnificence, par leur force, et encore plus par leurs crimes et leurs dissolutions, ne furent plus que des monceaux de ruines. Ces asiles fameux de l’idolâtrie et de la volupté furent renversés de fond en comble. Ces statues si renommées qui les embellissaient, que l’antiquité avait tant vantées, la faiblesse de leurs dieux ne put les mettre à couvert, et elles furent ensevelies dans les débris de leurs villes et de leurs temples. Il ne reste donc plus rien de tous ces superbes monuments de l’impiété.
Que sont devenus ces Césars qui faisaient mouvoir l’univers à leur gré ? ces protecteurs d’un culte profane et insensé, ces oppresseurs barbares de vos saints et de votre Église ? À peine en reste-t-il quelque souvenir sur la terre ; leur nom même ne s’est conservé jusqu’à nous qu’à la faveur du nom des martyrs qu’ils ont immolés286, et que les fêtes de votre Église feront passer d’âge en âge jusqu’à l’avènement de votre Fils. La gloire et la puissance de ces tyrans s’est évanouie avec le bruit que leur ambition, leur cruauté, leurs entreprises insensées, avaient fait sur la terre. Semblables au tonnerre qui se forme sur nos têtes, il n’est resté de l’éclat et du bruit passager qu’ils ont fait dans le monde que l’infection et la puanteur287. C’est le destin des choses humaines de n’avoir qu’une durée courte et rapide, et de tomber aussitôt dans l’éternel oubli d’où elles étaient sorties. Mais votre Église, grand Dieu, mais ce chef-d’œuvre admirable de votre sagesse et de votre miséricorde envers les hommes, mais votre empire, maître souverain des cœurs, n’aura point d’autres bornes que celles de l’éternité.
Conférences ecclésiastiques288 (Fragment.)
Véritable dignité du sacerdoce.
Une noble simplicité a mille fois plus de dignité aux yeux du monde même que tout le vain appareil d’une magnificence déplacée ; il n’est rien de si bas que de vouloir se faire respecter par des endroits qui ne conviennent ni à, notre état ni à nos fonctions : jamais les ministres de l’Église n’ont été plus honorés que dans les siècles où ils parurent plus pauvres et plus modestes. Corneille, cet officier romain, tout gentil qu’il est encore, se jette aux pieds du prince des apôtres289 ; mais est-il ébloui de la pompe ni de l’éclat qui l’environne ? Il le trouve logé sur le bord de la mer, chez un ouvrier de la lie du peuple ; sa parure, sa suite, tout répond à la pauvreté et à la simplicité de son logement : c’est la piété, c’est l’innocence, c’est je ne sais quoi de divin que la sainteté répand sur le visage de cet apôtre, qui fait sentir à Corneille la grandeur de cet homme et l’excellence de son ministère. Les honneurs que l’officier de la reine Candace rendit à Philippe, en le faisant monter dans son char, furent-ils fondés sur la pompe qui environnait ce ministre de Jésus-Christ ? L’homme de Dieu était à pied, portant, dans la simplicité de son maintien, la ressemblance d’un prophète ; et, à l’éclat céleste que la grâce répand sur son visage, cet officier le prend pour l’ange du Seigneur, envoyé pour l’instruire et lui montrer la voie du salut. Un saint Léon accompagné de sa vertu et de la seule dignité de son sacerdoce, un Benoît dans sa solitude, arrêtent-ils la fureur et les ravages de deux princes barbares290, et les forcent-ils de respecter en eux la présence du Dieu dont ils sont animés, par la magnificence qui les environne, ou par la sainteté de leur vie et l’éminence de leurs vertus ? Non ; soyons saints, et nous serons respectés : honorons notre ministère, et notre ministère nous honorera : ne nous conformons pas aux vaines pompes du monde ; c’est le seul moyen de nous attirer sa vénération et ses hommages : le monde envie plus notre opulence qu’il ne l’honore : faisons-en un saint usage, il n’enviera plus nos richesses et il respectera notre charité. C’est connaître peu la sainteté de notre ministère que de se persuader qu’il y ait quelque autre chose que la vertu qui puisse le rendre respectable ; mais c’est encore moins connaître le monde que de croire lui inspirer du respect pour la religion par les mêmes abus qui rendent ses ministres méprisables. Un Augustin vêtu simplement, ne se nourrissant que de simples légumes, et n’accordant qu’à l’hospitalité, dit Possidius291, une nourriture plus délicate, c’est-à-dire l’usage de la viande, quels honneurs ne reçut-il pas de son siècle ? Le grand Basile ne portait jamais sur son corps que le même vêtement ; et toutes les richesses, dit saint Grégoire de Nazianze, qu’on lui trouva après sa mort se réduisirent à une croix : cependant Basile est l’oracle de l’Orient, respecté de tout l’univers, et des Césars eux-mêmes, dont il combattait les erreurs. Exupère, ce pasteur si respectable, pousse si loin, dit saint Jérôme, l’excès de son détachement et de ses largesses, qu’il est réduit à porter la divine eucharistie dans un panier d’osier et le sang de Jésus-Christ dans un vase de terre. Ô sainte magnificence ! ô faste vraiment épiscopal et digne d’un ministre de la croix ! ô spectacle de charité mille fois plus digne du respect et des hommages des peuples que tout le vain éclat d’un luxe profane ! Je ne vous dis pas : Regardez, et faites selon ce modèle : ces grands exemples ne sont plus de nos mœurs ; mais je vous dis : Voyez si l’Église perdait quelque chose de sa majesté dans la simplicité et la frugalité de ses pasteurs illustres, et si la dignité de l’épiscopat fut jamais regardée avec plus de vénération que lorsqu’elle ne brilla que par la sainteté, l’humilité et la pauvreté évangélique de ceux qui en étaient revêtus !
Saint-Simon (1675-1755.)
[Notice.]
Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, naquit le 16 janvier 1675, et mourut le 2 mars 1755. Fils d’un ancien ami de Louis XIII et filleul de Louis XIV, il ne sut pas néanmoins gagner la faveur du grand roi, qui s’accommodait mal de son caractère âpre et tranchant. Il servit d’abord avec distinction, et il avait assisté à quelques-unes de nos dernières victoires, lorsqu’un mécontentement lui fit quitter de bonne heure la carrière des armes. Depuis cette époque, la diplomatie et surtout l’étude de la cour, l’observation des personnages qui y figuraient et de leurs intrigues, occupèrent sa vie. Sous la régence du duc d’Orléans, dont il était l’ami, il fut assez activement mêlé aux affaires ; ensuite il se retira dans ses terres, peu après la mort de ce prince, et ne songea plus qu’à mettre à profit, pour rédiger ses Mémoires, les notes précieuses qu’il avait recueillies. De là un ouvrage qui fait revivre à nos yeux, avec une incroyable puissance, la fin du dix-septième et le commencement du dix-huitième siècle. Toutefois il ne doit pas être consulté sans défiance. Honnête homme, mais homme à systèmes et à préventions, son témoignage, pour les faits, a besoin de contrôle : c’est d’ailleurs la mine la plus riche et la plus attachante lecture. La passion, qui nuit à son jugement, anime ses paroles et les rend souvent éloquentes. Hasardeux et insouciant des règles, mais pittoresque, coloré, énergique, et par-dessus tout peintre inimitable, il excelle à parler cette langue de grand seigneur qui a fourni bien des tours nerveux à notre langue littéraire292.
Mort du grand Dauphin, dit Monseigneur, fils de Louis XIV293.
Monseigneur se trouva plus mal vers quatre heures après midi294, tellement que Boudin proposa à Fagon295 d’envoyer querir du conseil, et le pressa de mander promptement des médecins de Paris ; mais Fagon se mit en colère, ne se paya d’aucunes raisons, s’opiniâtra au refus d’appeler personne, voulut enfin tenir secret l’état de Monseigneur, quoiqu’il empirât d’heure en heure, et que sur les sept heures du soir quelques valets et quelques courtisans même commençassent à s’en apercevoir. Mais tout, en ce genre tremblait sous Fagon. Il était là, et personne n’osait ouvrir la bouche pour avertir le roi ni madame de Maintenon. Le rare fut qu’on voulut laisser mettre le roi à table pour souper avant d’effrayer par de grands remèdes, et laisser achever son couper sans l’interrompre et sans l’avertir de rien : sur la foi de Fagon et le silence public, il croyait Monseigneur en bon état, quoiqu’il l’eût trouvé enflé et changé dans l’après-dînée, et qu’il en eut été fort peiné.
Pendant que le roi soupait ainsi tranquillement, la tête commença à tourner à ceux qui étaient dans la chambre de Monseigneur. Fagon et les autres entassèrent remèdes sur remèdes sans en attendre l’effet. Le curé, qui tous les soirs, avant de se retirer chez lui, allait savoir des nouvelles, trouva contre l’ordinaire toutes les portes ouvertes et les valets éperdus. Il entra dans la chambre, où, voyant de quoi il n’était que trop tardivement question, il courut au lit, prit la main de Monseigneur, lui parla de Dieu ; et le voyant plein de connaissance, mais presque hors d’état de parler, il en tira ce qu’il put pour une confession, dont qui que ce soit ne s’était avisé, et lui suggéra des actes de contrition. Le pauvre prince en répéta distinctement quelques mots, confusément les autres, se frappa la poitrine, serra la main au curé, parut pénétré des meilleurs sentiments, et reçut d’un air contrit et désireux l’absolution du curé.
Cependant le roi sortait de table, et pensa tomber à la renverse lorsque Fagon, se présentant à lui, lui cria, tout troublé, que tout était perdu. On peut juger quelle terreur saisit tout le monde en ce passage si subit d’une sécurité entière à la plus désespérée extrémité.
Le roi, à peine à lui-même, prit à l’instant le chemin de l’appartement de Monseigneur, et réprima très sèchement l’indiscret empressement de quelques courtisans à le retenir, disant qu’il voulait voir encore son fils, et s’il n’y avait plus de remède. Comme il était près d’entrer dans la chambre, madame la princesse de Conty, qui avait eu le temps d’accourir chez Monseigneur dans ce court intervalle de la sortie de la table, se présenta pour l’empêcher d’entrer ; elle le repoussa même des mains, et lui dit qu’il ne fallait plus désormais penser qu’à lui-même. Alors le roi, presque en faiblesse d’un renversement si subit et si entier, se laissa aller sur un canapé qui se trouva à l’entrée de la porte du cabinet par lequel il était entré, qui donnait dans la chambre. Il demandait des nouvelles à tout ce qui en sortait sans que presque personne osât lui répondre. En descendant chez Monseigneur, car il logeait au-dessus de lui, il avait envoyé chercher le père Le Tellier, qui venait de se mettre au lit, et fut bientôt habillé et arrivé dans la chambre ; mais il n’était plus temps.
L’agonie sans connaissance dura près d’une heure depuis que le roi fut dans le cabinet. Madame la princesse de Conty se partageait entre les soins du mourant et ceux du roi, près duquel elle revenait souvent, tandis que la faculté confondue, les valets éperdus, le courtisan bourdonnant, se poussaient les uns les autres et cheminaient sans cesse sans presque changer de lieu. Enfin le moment fatal arriva : Fagon sortit qui le laissa entendre296.
Le roi, fort affligé, maltraita un peu ce premier médecin, puis sortit emmené par madame de Maintenon. L’appartement était de plain-pied à la cour ; et comme il se présenta pour monter en carrosse, il trouva devant lui la berline de Monseigneur. Il fit signe de la main qu’on lui emmenât un autre carrosse, par la peine que lui faisait celui-là. Une foule d’officiers de Monseigneur se jetèrent à genoux tout du long de la cour, des deux côtés sur le passage du roi, lui criant, avec des hurlements étranges, d’avoir compassion d’eux, qui avaient tout perdu et qui mouraient de faim.
Tandis que Meudon était rempli d’horreur, tout était tranquille à Versailles, sans en avoir le moindre soupçon. Nous avions soupé : la compagnie, quelques heures après, s’était retirée ; et je causais avec madame de Saint-Simon, lorsqu’un ancien valet de chambre, à qui elle avait donné une charge de garçon de la chambre de madame la duchesse de Berry, et qui y servait à table, entra tout effarouché. Il nous dit qu’il fallait qu’il y eût de mauvaises nouvelles de Meudon, que monseigneur le duc de Bourgogne venait d’envoyer parler à l’oreille de M. le duc de Berry, à qui les yeux avaient rougi à l’instant ; qu’aussitôt il était sorti de table ; que, sur un second message fort prompt, la table où la compagnie était restée s’était levée avec précipitation, et que tout le monde était passé dans le cabinet. Un changement si subit rendit ma surprise extrême. Je courus chez madame la duchesse de Berry aussitôt ; il n’y avait plus personne ; ils étaient tous allés chez madame. la duchesse de Bourgogne ; j’y poussai tout de suite.
Je trouvai tout Versailles rassemblé, ou y arrivant297 ; toutes les dames en déshabillé, toutes les portes ouvertes, et tout en trouble. Ce spectacle attira toute l’attention que j’y pus donner298. Tous les assistants étaient des personnages vraiment expressifs ; il ne fallait qu’avoir des yeux, sans aucune connaissance de la cour, pour distinguer les intérêts peints sur les visages ou le néant de ceux qui n’étaient de rien : ceux-ci tranquilles à eux-mêmes ; les autres pénétrés de douleur ou de gravité et d’attention sur eux-mêmes, pour cacher leur élargissement et leur joie.
Mon premier mouvement fut de m’informer à plus d’une fois, de ne croire qu’à peine au spectacle et aux paroles ; ensuite de craindre trop peu de cause pour tant d’alarme ; enfin de retour sur moi-même, par la considération de la misère commune à tous les hommes, et que moi-même je me trouverais un jour aux portes de la mort. La joie néanmoins perçait à travers les réflexions momentanées de religion et d’humanité par lesquelles j’essayais de me rappeler299. Ma délivrance particulière me semblait si grande et si inespérée, qu’il me semblait, avec une évidence encore plus parfaite que la vérité, que l’État gagnait tout en une telle perte. Parmi ces pensées, je sentais malgré moi un reste de crainte que le malade n’en réchappât, et j’en avais une extrême honte.
Enfoncé de la sorte en moi-même, je ne laissai pas de percer de mes regards clandestins chaque visage, chaque maintien, chaque mouvement, d’y délecter ma curiosité, d’y nourrir les idées que je m’étais formées de chaque personnage, qui ne m’ont jamais guère trompé, et de tirer de justes conjectures de la vérité de ces premiers élans dont on est si rarement maître, et qui par là, à qui connaît la carte et les gens, deviennent des inductions sûres des liaisons et des sentiments les moins visibles en tout autre temps rassis.
Je vis arriver madame la duchesse d’Orléans, dont la contenance majestueuse et compassée ne disait rien300. Elle entra dans le petit cabinet avec M. le duc d’Orléans, duquel l’activité et l’air turbulent marquaient plus l’émotion du spectacle que tout autre sentiment. Le duc de Beauvilliers301, qui vit les princes étouffant dans ce lieu, les fit passer par la chambre dans le salon qui la sépare de la galerie ; et, depuis quelque temps, on avait fermé ce salon d’une porte pour en faire un grand cabinet. On y ouvrit des fenêtres, et les deux princes, ayant chacun sa princesse à son côté, s’assirent sur un même canapé près des fenêtres, le dos à la galerie ; tout le monde épars, assis et debout, et en confusion dans ce salon, et les dames les plus familières par terre aux pieds ou proche du canapé des princes.
Là, dans la chambre et par tout l’appartement, on lisait apertement302 sur les visages. Monseigneur n’était plus : on le savait, on le disait ; nulle contrainte ne retenait plus à son égard ; et ces premiers moments étaient ceux des premiers mouvements, peints au naturel et pour lors affranchis de toute politique, quoique avec sagesse, par le trouble, l’agitation, la surprise, la foule, le spectacle confus de cette nuit si rassemblée.
Les premières pièces offraient les mugissements contenus des valets, désespérés de la perte d’un maître si fait exprès pour eux, et pour les consoler d’un autre qu’ils ne prévoyaient qu’avec transissement, et qui par celle-ci devenait la leur propre. Parmi eux s’en remarquaient d’autres, des plus éveillés, de gens principaux de la cour, qui étaient accourus aux nouvelles, et qui montraient bien à leur air de quelle boutique ils étaient balayeurs.
Plus avant commençait la foule des courtisans de toute espèce. Le plus grand nombre, c’est-à-dire les sots, tiraient des soupirs de leurs talons, et, avec des yeux égarés et secs, louaient Monseigneur, mais toujours de la même louange, c’est-à-dire de bonté303, et plaignaient le roi de la perte d’un si bon fils304. Les plus fins d’entre eux, ou les plus considérables, s’inquiétaient déjà de la santé du roi ; ils se savaient bon gré de conserver tant de jugement parmi ce trouble, et n’en laissaient pas douter par la fréquence de leurs répétitions. D’autres, vraiment affligés et de cabale frappée305, pleuraient amèrement, ou se contenaient avec un effort aussi aisé à remarquer que les sanglots. Les plus forts de ceux-là, ou les plus politiques, les yeux fichés à terre, et reclus en des coins, méditaient profondément aux suites d’un événement aussi peu attendu, et bien davantage sur eux-mêmes. Parmi ces diverses sortes d’affligés, point ou peu de propos, de conversation nulle, quelque exclamation parfois échappée à la douleur et parfois répondue par une douleur voisine, un mot en un quart d’heure, des yeux sombres ou hagards, des mouvements de mains moins rares qu’involontaires, immobilité du reste presque entière ; les simples curieux et peu soucieux presque nuls, hors les sots, qui avaient en partage le caquet, les questions, le redoublement du désespoir et l’importunité pour les autres. Ceux qui déjà regardaient cet événement comme favorable avaient beau pousser la gravité jusqu’au maintien chagrin et austère, le tout n’était qu’un voile clair, qui n’empêchait pas de bons yeux de remarquer et de distinguer tous leurs traits. Ceux-ci se tenaient aussi tenaces en place que les plus touchés, en garde contre l’opinion, contre la curiosité, contre leur satisfaction, contre leurs mouvements ; mais leurs yeux suppléaient au peu d’agitation de leur corps. Des changements de posture, comme des gens peu assis ou mal debout ; un certain soin de s’éviter les uns les autres, même de se rencontrer des yeux ; les accidents momentanés qui arrivaient à ces rencontres ; un je ne sais quoi de plus libre en toute la personne, à travers le soin de se tenir et de se composer ; un vif, une sorte d’étincelant autour d’eux les distinguaient, malgré qu’ils en eussent.
Les deux princes et les deux princesses assises à leurs côtés, prenant soin d’eux, étaient les plus exposés à la pleine vue. Monseigneur le duc de Bourgogne pleurait d’attendrissement et de bonne foi, avec un air de douceur, des larmes de nature, de religion, de patience. M. le duc de Berry, tout d’aussi bonne foi, en versait en abondance, mais des larmes pour ainsi dire sanglantes, tant l’amertume en paraissait grande, et poussait non des sanglots, mais des cris, des hurlements306. Il se taisait parfois, mais de suffocation, puis éclatait. La plupart éclataient aussi à ces redoublements si. douloureux, ou par un aiguillon d’amertume, ou par un aiguillon de bienséance. Madame la duchesse de Berry était hors d’elle. Le désespoir le plus amer était peint avec horreur sur son visage. On y voyait comme écrite une rage de douleur, non d’amitié mais d’intérêt. Madame la duchesse de Bourgogne consolait son époux, et y avait moins de peine qu’à acquérir le besoin d’être elle-même consolée : à quoi pourtant, sans rien montrer de faux, on voyait bien qu’elle faisait de son mieux pour s’acquitter d’un devoir pressant de bienséance sentie, mais qui se refuse au plus grand besoin. Le fréquent moucher répondait aux cris du prince son beau-frère. Quelques larmes amenées du spectacle, et souvent entretenues avec soin, fournissaient à l’art du mouchoir pour rougir et grossir les yeux et barbouiller le visage, et cependant le coup d’œil fréquemment dérobé se promenait sur l’assistance et sur la contenance de chacun.
Madame307, rhabillée en grand habit, arriva hurlante, ne sachant bonnement pourquoi ni l’un ni l’autre, les inonda tous de ses larmes en les embrassant, fit retentir le château d’un renouvellement de cris, et fournit un spectacle bizarre d’une princesse qui se remet en cérémonie, en pleine nuit, pour venir pleurer et crier parmi une foule de femmes en déshabillé, presque en mascarade.
Madame la duchesse d’Orléans s’était éloignée des princes, et s’était assise, le dos à la galerie, vers la cheminée, avec quelques dames. Tout étant fort silencieux autour d’elles, ces dames peu à peu se retirèrent d’auprès d’elle et lui firent grand plaisir. Il n’y resta que la duchesse Sforze, la duchesse de Villeroy, madame de Castries, sa dame d’atour, et madame de Saint-Simon. Ravies de leur liberté, elles s’approchèrent en un tas, tout le long d’un lit de veille à pavillon et le joignant ; et comme elles étaient toutes affectées de même à l’égard de l’événement qui rassemblait là tout le monde, elles se mirent à en deviser tout bas ensemble dans ce groupe avec liberté.
Dans la galerie et dans ce salon il y avait plusieurs lits de veille, comme dans tout le grand appartement, pour la sûreté, où couchaient des suisses de l’appartement et des frotteurs, et ils y avaient été mis à l’ordinaire avant les mauvaises nouvelles de Meudon. Au fort de la conversation de ces dames, madame de Castries, qui touchait au lit, le sentit remuer et en fut fort effrayée, car elle l’était de tout, quoique avec beaucoup d’esprit. Un moment après elles virent un gros bras presque nu relever tout à coup le pavillon, qui leur montra un bon gros suisse entre deux draps, demi-éveillé et tout ébahi, très long à reconnaître son monde, qu’il regardait fixement l’un après l’autre, et qui enfin, ne jugeant pas à propos de se lever en si grande compagnie, se renfonça dans son lit et ferma son pavillon. Le bonhomme s’était apparemment couché avant que personne eût rien appris, et avait assez profondément dormi depuis pour ne s’être réveillé qu’alors. Les plus tristes spectacles sont assez souvent sujets aux contrastes les plus ridicules. Celui-ci fit rire quelques dames de là autour, et fit quelque peur à madame la duchesse d’Orléans et à ce qui causait avec elle d’avoir été entendues. Mais, réflexion faite, le sommeil et la grossièreté du personnage les rassurèrent.
Il faut avouer que, pour qui est bien au fait de la carte intime d’une cour, les premiers spectacles d’événements rares de cette nature, si intéressante à tant de divers égards, sont d’une satisfaction extrême. Chaque visage vous rappelle les soins, les intrigues, les sueurs employés à l’avancement des fortunes, à la formation, à la force des cabales ; les adresses à se maintenir et à en écarter d’autres, les moyens de toute espèce mis en œuvre pour cela ; les liaisons plus ou moins avancées, les éloignements, les froideurs, les haines, les mauvais offices, les manèges, les avancements, les ménagements, les petitesses, les bassesses de chacun ; le déconcertement des uns au milieu de leur chemin, au milieu ou au comble de leurs espérances ; la stupeur de ceux qui en jouissaient en plein, le poids donné du même coup à leurs contraires et à la cabale opposée ; la vertu de ressort qui pousse dans cet instant leurs menées et leurs concerts à bien, la satisfaction extrême et inespérée de ceux-là (et j’en étais des plus avant), la rage qu’en conçoivent les autres, leur embarras et leur dépit à le cacher308. La promptitude des yeux à voler partout en sondant les âmes, à la faveur de ce premier trouble de surprise et de dérangement subit, la, combinaison de tout ce qu’on y remarque, l’étonnement de ne pas trouver ce qu’on avait cru de quelques-uns, faute de cœur ou d’assez d’esprit en eux, et plus en d’autres qu’on n’avait pensé, tout cet amas d’objets vifs et de choses si importantes, forme un plaisir à qui sait le prendre, qui, tout peu solide qu’il devient, est un des plus grands dont on puisse jouir dans une cour309.
Je m’arrêtai donc à considérer le spectacle de ce vaste et tumultueux appartement. Cette sorte de désordre dura bien une beure. À la fin, M. le duc de Beauvilliers s’avisa qu’il était temps de délivrer les deux princes d’un si fâcheux public. Il leur proposa qu’ils se retirassent310 dans leur appartement. Cet avis fut aussitôt embrassé…
L’horreur régnait à Meudon. Dès que le roi en fut parti, tout ce qu’il y avait de gens de la cour le suivirent et s’entassèrent dans ce qui se trouva de carrosses et dans ce qu’il en vint aussitôt après. En un instant Meudon se trouva vide. Cette foule de bas officiers de Monseigneur, et bien d’autres, errèrent toute la nuit dans les jardins. Plusieurs courtisans étaient partis épars à pied. La dissipation fut entière et la dispersion générale. Un ou deux valets au plus demeurèrent auprès du corps ; et, ce qui est très digne de louange, La Vallière fut le seul des courtisans qui, ne l’ayant point abandonné pendant sa vie, ne l’abandonna point après sa mort. Il eut peine à trouver quelqu’un pour aller chercher des capucins pour venir prier Dieu auprès du corps.
Montesquieu (1689-1755.)
[Notice.]
Lorsque Montesquieu naquit (en 1689, au château de la Brède, près de Bordeaux), la dynastie des Stuarts venait de succomber en Angleterre, et Jacques II cherchait un asile auprès de Louis XIV ; lorsqu’il mourut (1755), Louis XVI était dans sa première année, et la guerre désastreuse de Sept Ans allait éclater : déjà fermentaient dans la France ces vagues désirs de réformes qui aboutirent à des bouleversements. Montesquieu fut un des hommes qui auraient pu épargner à notre pays ces douloureuses épreuves. Esprit hardi mais sage, ami du progrès sans rompre avec le passé, magistrat érudit et homme vertueux, il a écrit pour éclairer ses semblables et pour les rendre meilleurs. Après un livre frivole, où des parties sérieuses portaient l’empreinte de son génie, il s’est immortalisé par plusieurs productions, entre lesquelles se distingue les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains (1734) et l’Esprit des Lois. Souvent on a loué la richesse d’imagination et de savoir qui se montre dans ce dernier ouvrage : on peut dire qu’aucun, dans le dix-huitième siècle, ne renferme plus de principes justes et féconds, susceptibles de se réaliser par des applications pratiques312.
Charlemagne (768-814) et Louis le Débonnaire (814-840).
Charlemagne mit un tel tempérament313 dans les ordres de l’État, qu’ils furent contrebalancés, et qu’il resta le maître. Tout fut uni par la force de son génie. Il mena continuellement la noblesse d’expédition en expédition ; il ne lui laissa pas le temps de former des desseins, et l’occupa tout entière à suivre les siens. L’empire se maintint par la grandeur du chef : le prince était grand, l’homme l’était davantage. Les rois ses enfants furent ses premiers sujets, les instruments de son pouvoir, et les modèles de l’obéissance. Il lit d’admirables règlements ; il fit plus, il les fit exécuter. Son génie se répandit sur toutes les parties de l’empire. On voit dans les lois de ce prince un esprit de prévoyance qui comprend tout et une certaine force qui entraîne tout. Les prétextes pour éluder les devoirs sont ôtés, les négligences corrigées, les abus réformés ou prévenus314. Il savait punir ; il savait encore mieux pardonner. Vaste dans ses desseins, simple dans l’exécution, personne n’eut à un plus haut degré l’art de faire les plus grandes choses avec facilité et les difficiles avec promptitude. Il parcourait sans cesse son vaste empire, portant la main partout où il allait tomber. Les affaires renaissaient de toutes parts, il les finissait de toutes parts. Jamais prince ne sut mieux braver les dangers, jamais prince ne les sut mieux éviter. Il se joua de tous les périls, et particulièrement de ceux qu’éprouvent presque toujours les grands conquérants, je veux dire les conspirations. Ce prince prodigieux était extrêmement modéré ; son caractère était doux, ses manières simples ; il aimait à vivre avec les gens de sa cour. Il mit une règle admirable dans sa dépense, il fit valoir ses domaines avec sagesse, avec attention, avec économie ; un père de famille pourrait apprendre dans ses lois à gouverner sa maison315. On voit dans ses capitulaires la source pure et sacrée d’où il tira ses richesses. Je ne dirai plus qu’un mot : il ordonnait qu’on vendit les œufs des basses-cours de ses domaines et les herbes inutiles de ses jardins316, et il avait distribué à ses peuples toutes les richesses des Lombards, et les immenses trésors de ces Huns qui avaient dépouillé l’univers317…
Auguste, étant en Égypte, fit ouvrir le tombeau d’Alexandre. On lui demanda s’il voulait qu’on ouvrît ceux des Ptolémées ; il dit qu’il avait voulu voir le roi, et non pas les morts. Ainsi, dans l’histoire de cette seconde race, on cherche Pépin et Charlemagne ; on voudrait voir les rois, et non pas les morts.
Un prince318, jouet de ses passions, et dupe de ses vertus mêmes ; un prince qui ne connut jamais sa force ni sa faiblesse ; qui ne sut se concilier ni la crainte ni l’amour ; qui, avec peu de vices dans le cœur, avait toutes sortes de défauts dans l’esprit, prit en main les rênes de l’empire que Charlemagne avait tenues.
Dans le temps que l’univers est en larmes après la mort de son père ; dans cet instant d’étonnement où tout le monde demande Charles, et ne le trouve plus ; dans le temps qu’il hâte ses pas pour aller remplir sa place, il envoie devant lui des gens affidés pour arrêter ceux qui avaient contribué au désordre de la conduite de ses sœurs. Cela causa de sanglantes tragédies. C’étaient des imprudences bien précipitées, Il commença à venger les crimes domestiques avant d’être arrivé au palais, et à révolter les esprits avant d’être le maître.
Il fit crever les yeux à Bernard, roi d’Italie, son neveu, qui était venu implorer sa clémence, et qui mourut quelques jours après ; cela multiplia ses ennemis. La crainte qu’il en eut le détermina à faire tondre ses frères ; cela en augmenta encore le nombre. Ces deux articles lui furent bien reprochés319 : on ne manqua pas de dire qu’il avait violé son serment, et les promesses solennelles qu’il avait faites à son père le jour de son couronnement320.
Après la mort de l’impératrice Hirmengarde, dont il avait trois enfants321, il épousa Judith ; il en eut un fils ; et bientôt, mêlant les complaisances d’un vieux mari avec toutes les faiblesses d’un vieux roi, il mit un désordre dans sa famille, qui entraîna la chute de la monarchie322.
Il changea sans cesse les partages qu’il avait faits à ses enfants. Cependant ces partages avaient été confirmés tour à tour par ses serments, ceux. de ses enfants et ceux des seigneurs. C’était vouloir tenter la fidélité de ses sujets ; c’était chercher à mettre de la confusion, des scrupules et des équivoques dans l’obéissance ; c’était confondre les droits divers des princes, dans un temps surtout où, les forteresses étant rares, le premier rempart de l’autorité était la foi promise et la foi reçue. On sent quel échec l’autorité souveraine reçut deux fois, par la prison de ce prince et sa pénitence publique. On avait voulu dégrader le roi, on dégrada la royauté.
On a d’abord de la peine à comprendre comment un prince qui avait plusieurs bonnes qualités, qui ne manquait pas de lumières, qui aimait naturellement le bien, et, pour tout dire enfin, le fils de Charlemagne, put avoir des ennemis si nombreux, si violents, si irréconciliables, si ardents à l’offenser, si insolents dans son humiliation, si déterminés à le perdre323 : et ils l’auraient perdu deux fois sans retour, si ses enfants, dans le fond plus honnêtes gens qu’eux, eussent pu suivre un projet et convenir de quelque chose.
Mais la force que Charlemagne avait mise dans la nation subsista assez sous Louis le Débonnaire pour que l’État pût se maintenir dans sa grandeur et être respecté des étrangers. Ce prince avait l’esprit faible ; mais la nation était guerrière. L’autorité se perdait au dedans, sans que la puissance parût diminuer au dehors324.
Dialogue de Sylla et d’Eucrate325.
Quelques jours après que Sylla se fut démis de la dictature, j’appris que la réputation que j’avais parmi les philosophes lui faisait souhaiter de me voir. Il était à sa maison de Tibur, où jouissait des premiers moments tranquilles de sa vie. Je ne sentis point devant lui le désordre où nous jette ordinairement la présence des grands hommes. Et, dès que nous fumes seuls : « Sylla, lui dis-je, vous vous êtes donc mis vous-même dans cet état de médiocrité qui afflige presque tous les humains ? Vous avez renoncé à cet empire que votre gloire et vos vertus326 vous donnaient sur tous les hommes ? La fortune semble être gênée de ne plus vous élever aux honneurs. »
« Eucrate, me dit-il, si je ne suis plus en spectacle à l’univers, c’est la faute des choses humaines, qui ont des bornes, et non pas la mienne. J’ai cru avoir rempli ma destinée dès que je n’ai plus eu à faire de grandes choses. Je n’étais point fait pour gouverner tranquillement un peuple esclave. J’aime à remporter des victoires, à fonder ou détruire des États, à faire des ligues, à punir un usurpateur ; mais pour ces minces détails de gouvernement où les génies médiocres ont tant d’avantages, cette lente exécution des lois, cette discipline d’une milice tranquille, mon âme ne saurait s’en occuper. »
« Il est singulier, lui dis-je, que vous ayez porté tant de délicatesse dans l’ambition. Nous avons bien vu des grands hommes peu touchés du vain éclat et de la pompe qui entourent ceux qui gouvernent ; mais il y en a bien peu qui n’aient été sensibles au plaisir de gouverner et de faire rendre à leur fantaisie le respect qui n’est dû qu’aux lois. »
« Et moi, me dit-il, Eucrate, je n’ai jamais été si peu content que lorsque je me suis vu maître absolu dans Rome, que j’ai regardé autour de moi, et que je n’ai trouvé ni rivaux ni ennemis. »
« Seigneur, vous changez toutes mes idées, de la façon dont je vous vois agir. Je croyais que vous aviez de l’ambition, mais aucun amour pour la gloire : je voyais bien que votre âme était haute ; mais je ne soupçonnais pas qu’elle fût grande : tout, dans votre vie, semblait me montrer un homme dévoré du désir de commander, et qui, plein des plus funestes passions, se chargeait avec plaisir de la honte, des remords, et de la bassesse même, attachés à la tyrannie. Car enfin vous avez tout sacrifié à votre puissance ; vous vous êtes rendu redoutable à tous les Romains, vous avez exercé sans pitié les fonctions de la plus terrible magistrature qui fut jamais. Le sénat ne vit qu’en tremblant un défenseur si impitoyable. Quelqu’un vous dit : “Sylla, jusqu’à quand répandras-tu le sang romain ? veux-tu ne commander qu’à des murailles ?” Pour lors327 vous publiâtes ces tables qui décidèrent de la vie et de la mort de chaque citoyen. »
« Et c’est tout le sang que j’ai versé qui m’a mis en état de faire la plus grande de toutes mes actions. Si j’avais gouverné les Romains avec douceur, quelle merveille que l’ennui, que le dégoût, qu’un caprice, m’eussent fait quitter le gouvernement ? Mais je me suis démis de la dictature dans le temps qu’il n’y avait pas un seul homme dans l’univers qui ne crût que la dictature était mon seul asile. J’ai paru devant les Romains, citoyen au milieu de mes concitoyens ; et j’ai osé leur dire : “Je suis prêt à rendre compte de tout le sang que j’ai versé pour la république ; je répondrai à tous ceux qui viendront me demander leur père, leur fils ou leur frère328.” Tous les Romains se sont tus devant moi329. »
« Cette belle action dont vous me parlez me paraît bien imprudente. Il est vrai que vous avez eu pour vous le nouvel étonnement dans lequel vous avez mis les Romains ; mais comment osâtes-vous leur parler de vous justifier, et de prendre pour juges des gens qui vous devaient tant de vengeances ?
« Quand toutes vos actions n’auraient été que sévères pendant que vous étiez le maître, elles devenaient des crimes affreux des que vous ne l’étiez plus. »
« Vous appelez des crimes, me dit-il, ce qui a fait le salut de la république. Vouliez-vous que je visse tranquillement des sénateurs trahir le sénat pour ce peuple qui, s’imaginant que la liberté doit être aussi extrême que le peut être l’esclavage, cherchait à abolir la magistrature même ?… »
« Il faut que je l’avoue, Sylla, vous m étonnez. Quoi ! c’est pour le bien de votre patrie que vous avez versé tant de sang ! et vous avez eu de l’attachement pour elle ! »
« Eucrate, me dit-il, je n’eus jamais cet amour dominant pour la patrie dont nous trouvons tant d’exemples dans les premiers temps de la république ; et j’aime autant Coriolan, qui porte la flamme et le fer jusqu’aux murailles de sa ville ingrate, qui fait repentir chaque citoyen de l’affront que lui a fait chaque citoyen, que celui qui chassa les Gaulois du Capitole. Je ne me suis jamais piqué d’être l’esclave ni l’idolâtre de la société de mes pareils ; et cet amour tant vanté est une passion trop populaire pour être compatible avec la hauteur de mon âme. Je me suis uniquement conduit par mes réflexions, et surtout par le mépris que j’ai eu pour les hommes. On peut juger, par la manière dont j’ai traité le seul grand peuple de l’univers, de l’excès de ce mépris pour tous les autres.
« J’ai cru qu’étant sur la terre il fallait que j’y fusse libre. Si j’étais né chez les barbares, j’aurais moins cherché à usurper le trône pour commander que pour ne pas obéir. Né dans une république, j’ai obtenu la gloire des conquérants en ne cherchant que celle des hommes libres.
« Lorsqu’avec mes soldats je suis entré dans Rome, je ne respirais ni la fureur ni la vengeance. J’ai jugé sans haine, mais aussi sans pitié, les Romains étonnés. « Vous étiez libres, ai-je dit, et vous vouliez vivre esclaves ! Non. Mais mourez, et vous aurez l’avantage de mourir citoyens d’une ville libre. »
« J’ai cru qu’ôter la liberté à une ville dont j’étais citoyen était le plus grand des crimes. J’ai puni ce crime-là ; et je ne me suis point embarrassé si j’étais le bon ou le mauvais génie de la république. Cependant le gouvernement de nos pères a été rétabli ; le peuple a expié tous les affronts qu’il avait faits aux nobles ; la crainte a suspendu les jalousies, et Rome n’a jamais été si tranquille330.
« Vous voilà instruit de ce qui m’a déterminé à toutes les sanglantes tragédies que vous avez vues. Si j’avais vécu dans ces jours heureux de la république où les citoyens, tranquilles dans leurs maisons, rendaient aux dieux une âme libre, vous m’auriez vu passer ma vie dans cette retraite, que je n’ai obtenue que par tant de sang et de sueur. »
« Seigneur, lui dis-je, il est heureux que le ciel ait épargné au genre humain le nombre des hommes tels que vous. Nés pour la médiocrité, nous sommes accablés par les esprits sublimes. Pour qu’un homme soit au-dessus de l’humanité, il en coûte trop cher à tous les autres.
« Mais si, pour vous empêcher d’être esclave, il vous a fallu usurper la dictature, comment avez-vous osé la rendre ? Le peuple romain, dites-vous, vous a vu désarmé, et n’a point attenté sur votre vie. C’est un danger auquel vous avez échappé : un plus grand danger peut vous attendre. Il peut vous arriver de voir quelque jour un grand criminel jouir de votre modération, et vous confondre dans la foule d’un peuple soumis. »
« J’ai un nom331, me dit-il, et il me suffit pour ma sûreté et celle du peuple romain. Ce nom arrête toutes les entreprises, et il n’y a point d’ambition qui n’en soit épouvantée. Sylla respire, et son génie est plus puissant que celui de tous les Romains. Sylla a autour de lui Chéronée, Orchomène et Signion ; Sylla a donné à chaque famille de Rome un exemple domestique et terrible : chaque Romain m’aura toujours devant les yeux ; et, dans ses songes même, je lui apparaîtrai couvert de sang ; il croira voir les funestes tables, et lire son nom à la tête des proscrits. On murmure en secret contre mes lois ; mais elles ne seront pas effacées par des flots même de sang romain. Ne suis-je pas au milieu de Rome ? Vous trouverez encore chez moi le javelot que j’avais à Orchomène et le bouclier que je portai sur les murailles d’Athènes. Parce que je n’ai point de licteurs, en suis-je moins Sylla ? J’ai pour moi le sénat, avec la justice et les lois ; le sénat a pour lui mon génie, ma fortune et ma gloire. »
« J’avoue, lui dis-je, que, quand on a une fois fait trembler quelqu’un, on conserve presque toujours quelque chose de l’avantage qu’on a pris. »
« Sans doute, me dit-il. J’ai étonné les hommes, et c’est beaucoup. Repassez dans votre mémoire l’histoire de ma vie : vous verrez que j’ai tout tiré de ce principe, et qu’il a été l’âme de toutes mes actions. Ressouvenez-vous de mes démêlés avec Marius : je fus indigné de voir un homme sans nom, fier de la bassesse de sa naissance, entreprendre de ramener les premières familles de Rome dans la foule du peuple ; et, dans cette situation, je portais tout le poids d’une grande âme. J’étais jeune, et je me résolus332 de me mettre en état de demander compte à Marius de ses mépris. Pour cela, je l’attaquai avec ses propres armes, c’est-à-dire par des victoires contre les ennemis de la république.
« Lorsque, par le caprice du sort, je fus obligé de sortir de Rome, je me conduisis de même : j’allai faire la guerre à Mithridate ; et je crus détruire Marius à force de vaincre l’ennemi de Marius. Pendant que je laissai ce Romain jouir de son pouvoir sur la populace, je multipliais ses mortifications, et je le forçais tous les jours d’aller au Capitole rendre grâces aux dieux des succès dont je le désespérais. Je lui faisais une guerre de réputation plus cruelle cent fois que celle que mes légions faisaient au roi barbare. Il ne sortait pas un seul mot de ma bouche qui ne marquât mon audace ; et mes moindres actions, toujours superbes, étaient pour Marius de funestes présages. Enfin, Mithridate demanda la paix : les conditions étaient raisonnables, et si Rome avait été tranquille, ou si ma fortune n’avait pas été chancelante, je les aurais acceptées333. Mais le mauvais état de mes affaires m’obligea de les rendre plus dures ; j’exigeai qu’il détruisît sa flotte, et qu’il rendît aux rois ses voisins tous les États dont il les avait dépouillés. “Je te laisse, lui dis-je, le royaume de tes pères, à toi qui devrais me remercier de ce que je te laisse la main avec laquelle tu as signé l’ordre de faire mourir en un jour cent mille Romains.” Mithridate resta immobile ; et Marius, au milieu de Rome, en trembla.
« Cette même audace, qui m’a si bien servi contre Mithridate, contre Marius, contre son fils, contre Thélésinus, contre le peuple, qui a soutenu toute ma dictature, a aussi défendu ma vie le jour que je l’ai quittée ; et ce jour assure ma liberté pour jamais. »
« Seigneur, lui dis-je, Marius raisonnait comme vous, lorsque, couvert du sang de ses ennemis et de celui des Romains, il montrait cette audace que vous avez punie. Vous avez bien pour vous quelques victoires de plus et de plus grands excès. Mais, en prenant la dictature, vous avez donné l’exemple du crime que vous avez puni. Voilà l’exemple qui sera suivi, et non pas celui d’une modération qu’on ne fera qu’admirer.
« Quand les dieux ont souffert que Sylla se soit334 impunément fait dictateur dans Rome, ils y ont proscrit la liberté pour jamais. Il faudrait qu’ils fissent trop de miracles pour arracher à présent du cœur de tous les capitaines romains l’ambition de régner. Vous leur avez appris qu’il y avait une voie bien plus sûre pour aller à la tyrannie et la garder sans péril. Vous avez divulgué ce fatal secret, et ôté ce qui fait seul les bons citoyens d’une république trop riche et trop grande, le désespoir de pouvoir l’opprimer. »
Il changea de visage, et se tut un moment. « Je ne crains, me dit-il avec émotion, qu’un homme, dans lequel je crois voir plusieurs Marius335. Le hasard, ou bien un destin plus fort, me l’a fait épargner. Je le regarde sans cesse ; j’étudie son âme ; il y cache des desseins profonds ; mais, s’il ose jamais former celui de commander à des hommes que j’ai faits mes égaux, je jure, par les dieux, que je punirai son insolence336. »
Voltaire (1694-1778.)
[Notice.]
Peu d’hommes ont plus que Voltaire remué par leur génie et rempli de leur nom le monde ; aucun n’a plus fortement agi sur son temps. Pour lui on a épuisé les censures et les éloges : on se bornera à dire qu’il a justifié pleinement les unes et les autres. Il suffisait pourtant à sa gloire d’être le talent le plus universel, le plus brillant et le plus fécond écrivain du dix-huitième siècle : son ardente ambition voulut encore renouveler les opinions humaines ; il déclara la guerre aux plus saintes, aux plus inébranlables vérités. À cette lutte, qui troubla sa vie et pèse sur sa mémoire, furent consacrées surtout les années de sa longue vieillesse337 : elles lui permirent de voir les commencements du règne de Louis XVI, après que sa jeunesse avait vu la fin de celui de Louis XIV. Né en effet le 20 février 1694 à Châtenay près de Paris, il ne mourut qu’en 1778, à Paris. Émule, dans la prose, des maitres de notre époque classique, Voltaire s’est toutefois élevé rarement au ton de la haute éloquence. Ses passions étaient plus vives et plus mobiles que ses convictions n’étaient profondes et arrêtées. Le ton de légèreté et d’ironie, qui lui est trop ordinaire, se concilie peu d’ailleurs avec les grands mouvements de l’âme. Mais il excelle dans le style simple et tempéré : son langage, facile et animé d’une douce chaleur, offre les principales qualités de l’esprit français, la netteté, la clarté, l’élégance et la finesse338.
Louis XIV et son siècle.
Lettre à milord Hervey339.
Je fais compliment à votre nation, milord, sur la prise de Porto-Bello340 et sur votre place de garde des sceaux, Vous voilà fixé en Angleterre : c’est une raison pour moi d’y voyager encore. Ne jugez point, je vous prie, de mon Essai sur le Siècle de Louis XIV par les deux chapitres imprimés en Hollande avec tant de fautes qui rendent mon ouvrage inintelligible ; … mais surtout soyez un peu moins fâché contre moi de ce que j’appelle le siècle dernier le siècle de Louis XIV. Je sais bien que Louis XIV n’a pas eu l’honneur d’être le maître ni le bienfaiteur d’un Bayle, d’un Newton, d’un Halley, d’un Addison, d’un Dryden ; mais dans ce siècle qu’on nomme de Léon X, le pape Léon X avait-il tout fait ? N’y avait-il pas d’autres princes qui contribuèrent à polir et à éclairer le genre humain ? Cependant le nom de Léon X a prévalu, parce qu’il encouragea les arts plus qu’aucun autre. Eh ! quel roi donc, en cela, a rendu plus de services à l’humanité que Louis XIV ? Quel roi a répandu plus de bienfaits, a marqué plus de goût, s’est signalé par de plus beaux établissements ? Il n’a pas fait tout ce qu’il pouvait faire, sans doute, parce qu’il était homme341 ; mais il a fait plus qu’aucun autre, parce qu’il était un grand homme. Ma plus forte raison pour l’estimer beaucoup, c’est que, avec des fautes connues, il a plus de réputation qu’aucun de ses contemporains ; c’est que, malgré un million d’hommes dont il a privé la France342, et qui tous ont été intéressés à le décrier, toute l’Europe l’estime, et le met au rang des plus grands et des meilleurs monarques.
Nommez-moi donc, milord, un souverain qui ait attiré chez lui plus d’étrangers habiles et qui ait plus encouragé le mérite de ses sujets. Soixante savants de l’Europe reçurent à la fois des récompenses de lui, étonnés d’en être connus. « Quoique le roi ne soit pas votre souverain, leur écrivait Colbert, il veut être votre bienfaiteur ; il m’a commandé de vous envoyer la lettre de change ci-jointe, comme un gage de son estime. » Un Bohémien, un Danois, recevaient de ces lettres datées de Versailles. Guglielmini343 bâtit une maison, à Florence, des bienfaits de Louis XIV : il mit le nom de ce roi sur le frontispice, et vous ne voulez pas qu’il soit à la tête du siècle dont je parle !
Ce qu’il a fait dans son royaume doit servir à jamais d’exemple. Il chargea de l’éducation de son fils et de son petit-fils les plus éloquents et les plus savants hommes de l’Europe. Il eut l’attention de placer trois enfants de Pierre Corneille, deux dans les troupes et l’autre dans l’Église. Il excita le mérite naissant de Racine par un présent considérable pour un jeune homme inconnu et sans bien344 ; et quand ce génie se fut perfectionné, ces talents, qui souvent sont l’exclusion de la fortune, firent la sienne. Il eut plus que de la fortune ; il eut de la faveur, quelquefois la familiarité d’un maître dont un regard était un bienfait. Il était, en 1688 et 1689, de ces voyages de Marly tant brigués par les courtisans ; il couchait dans la chambre du roi pendant ses maladies, et lui lisait ces chefs-d’œuvre d’éloquence et de poésie qui décoraient ce beau règne345.
Louis XIV songeait à tout ; il protégeait les académies et distinguait ceux qui se signalaient. Il ne prodiguait point la faveur à un genre de mérite, à l’exclusion des autres, comme tant de princes qui favorisent, non ce qui est bon, mais ce qui leur plaît : la physique et l’étude de l’antiquité attirèrent son attention. Elle ne se ralentit pas même dans les guerres qu’il soutenait contre l’Europe ; car, en bâtissant trois cents citadelles, en faisant marcher quatre cent mille soldats, il faisait élever l’Observatoire et tracer une méridienne d’un bout du royaume à l’autre, ouvrage unique dans le monde. Il faisait imprimer dans son palais les traductions des bons auteurs grecs et latins ; il envoyait des géomètres et des physiciens au fond de l’Afrique et de l’Amérique chercher de nouvelles connaissances. Songez, milord, que sans le voyage et les expériences de ceux qu’il envoya à Cayenne en 1672, et sans les mesures de M. Picard346, jamais Newton n’eût fait ses découvertes sur l’attraction. Regardez, je vous prie, un Cassini et un Huyghens, qui renoncent tous deux à leur patrie, qu’ils honorent, pour venir en France jouir de l’estime et des bienfaits de Louis XIV347.
Et pensez-vous que les Anglais mêmes ne lui aient pas d’obligation ? Dites-moi, je vous prie, dans quelle cour Charles II puisa tant de politesse et tant de goût ? Les bons auteurs de Louis XIV n’ont-ils pas été vos modèles ? N’est-ce pas d’eux que votre sage Addison, l’homme de votre nation qui avait le goût le plus sûr, a tiré souvent ses excellentes critiques ? L’évêque Burnet avoue que ce goût, acquis en France par les courtisans de Charles II, réforma chez vous jusqu’à la chaire, malgré la différence de nos religions : tant la saine raison à partout d’empire ! Dites-moi si les bons livres de ce temps n’ont pas servi à l’éducation de tous les princes de l’Europe ? Dans quelle cour de l’Allemagne n’a-t-on pas vu le théâtre français ? Quelle nation ne suivait pas alors les modes de la France ?
Vous m’apportez, milord, l’exemple du czar Pierre le Grand, qui a fait naître les arts dans son pays et qui est le créateur d’une nation nouvelle. Vous me dites cependant que son siècle ne sera pas appelé, dans l’Europe, le siècle du czar Pierre. Vous en concluez que je ne dois pas appeler le siècle passé le siècle de Louis XIV348. Il me semble que la différence est bien palpable : le czar Pierre s’est instruit chez les autres peuples ; il a porté leurs arts chez lui ; mais Louis XIV a instruit les nations : tout, jusqu’à ses fautes, leur a été utile. Les protestants qui ont quitté ses États ont porté chez vous-mêmes une industrie qui faisait la richesse de la France. Comptez-vous pour rien tant de manufactures de soie et de cristaux ? Ces dernières surtout furent perfectionnées chez vous par nos réfugiés, et nous avons perdu ce que vous avez acquis.
Enfin la langue française, milord, est devenue presque la langue universelle349. À qui en est-on redevable ? Était-elle aussi étendue du temps de Henri IV ? non, sans doute ; on ne connaissait que l’italien et l’espagnol. Ce sont nos excellents écrivains qui ont fait ce changement. Mais qui a protégé, employé, encouragé ces excellents écrivains ? C’était M. Colbert, me direz-vous : je l’avoue, et je prétends bien que le ministre doit partager la gloire du maître. Mais qu’eût fait un Colbert sous un autre prince : sous votre roi Guillaume, qui n’aimait rien ; sous le roi d’Espagne Charles II ; sous tant d’autres souverains ?
Croiriez-vous bien, milord, que Louis XIV a réformé le goût de sa cour en plus d’un genre ? Il choisit Lulli pour ton musicien, et ôta le privilège à Cambert, parce que Cambert était un homme médiocre et Lulli un homme supérieur. Il savait distinguer l’esprit du génie : il donnait à Quinault le sujet de ses opéras ; il dirigeait les peintures de Lebrun ; il soutenait Boileau, Racine et Molière contre leurs ennemis ; il encourageait les arts utiles comme les beaux-arts, et toujours en connaissance de cause ; il prêtait de l’argent à Van Robais350 pour établir ses manufactures ; il avançait des millions à la compagnie des Indes, qu’il avait formée ; il donnait des pensions aux savants et aux braves officiers. Non seulement il s’est fait de grandes choses sous son règne, mais c’est lui qui les faisait. Souffrez donc, milord, que je tâche d’élever à sa gloire un monument que je consacre encore plus à l’utilité du genre humain.
Fuite et aventures du prince Charles-Édouard Stuart351.
Les deux armées furent en présence le 27 avril 1746, à deux heures après midi, dans un lieu nommé Culloden352 : les montagnards ne firent point leur attaque ordinaire qui était si redoutable353. La bataille fut entièrement perdue. Le prince, légèrement blessé, et accompagné d’une centaine d’officiers, fut obligé de se jeter dans une rivière, à trois milles d’Inverness, et de la passer à la nage. Quand il eut gagné l’autre bord, il vit de loin les flammes au milieu desquelles périssaient cinq ou six cents montagnards, dans une grange à laquelle on avait mis le feu, et il entendit leurs cris.
On ne donna pas un moment de relâche aux vaincus ; on les poursuivit partout. Les simples soldats se retiraient aisément dans leurs montagnes et dans leurs déserts : les officiers se sauvaient avec plus de peine ; les uns étaient trahis et livrés, les autres se rendaient eux-mêmes dans l’espérance du pardon. Le prince Édouard, Sullivan, Sheridan, et quelques-uns de ses adhérents, se retirèrent d’abord dans les ruines du fort Auguste, dont il fallut bientôt sortir. À mesure qu’il s’éloignait, il voyait diminuer le nombre de ses amis ; la division se mettait parmi eux, et ils se reprochaient l’un à l’autre leurs malheurs, ils s’aigrissaient dans leurs contestations sur les partis qu’il fallait prendre : plusieurs se retirèrent ; il ne lui resta que Sheridan et Sullivan, qui l’avaient suivi quand il partit de France.
Il marcha avec eux cinq jours et cinq nuits, sans presque prendre un moment de repos, et manquant souvent de nourriture. Ses ennemis le suivaient à la piste ; tous les environs étaient remplis de soldats qui le cherchaient, et le prix mis à sa tête redoublait leur diligence. Les horreurs du sort qu’il éprouvait étaient en tout semblables à celles où fut réduit son grand-oncle Charles II après la bataille de Worcester, aussi funeste que celle de Culloden354. Il n’y a pas d’exemple sur la terre d’une suite de calamités aussi singulières et aussi horribles que celles qui avaient affligé toute sa maison355 : il était né dans l’exil, et il n’en était sorti que pour traîner, après des victoires, ses partisans sur l’échafaud et pour errer dans des montagnes : son père, chassé au berceau du palais des rois et de sa patrie, dont il avait été reconnu l’héritier légitime, avait fait comme lui des tentatives qui n’avaient abouti qu’au supplice de ses partisans. Tout ce long amas d’infortunes uniques se présentait sans cesse au cœur du prince, et il ne perdait pas l’espérance : il marchait à pied, sans appareil à sa blessure, sans aucun secours, à travers ses ennemis ; il arriva enfin dans un petit port nommé Arizaig, à l’occident septentrional de l’Écosse.
La fortune semblait vouloir alors le consoler. Deux armateurs de Nantes faisaient voile vers cet endroit et lui apportaient de l’argent des hommes et des vivres ; mais avant qu’ils abordassent, les recherches continuelles qu’on faisait de sa personne l’obligèrent de partir du seul endroit où il pouvait alors trouver sa sûreté ; et à peine fut-il à quelques milles de ce port qu’il apprit que ces deux vaisseaux avaient abordé et qu’ils s’en étaient retournés. Ce contretemps aggravait encore son infortune. Il fallait toujours fuir et se cacher. Onel, un de ses partisans irlandais au service d’Espagne, qui le joignit dans ces cruelles conjonctures, lui dit qu’il pouvait trouver une retraite assurée dans une petite île voisine, nommée Stornai, la dernière qui est au nord-ouest de l’Écosse. Ils s’embarquèrent dans un bateau de pêcheur : ils arrivent dans cet asile ; mais à peine sont-ils sur le rivage qu’ils apprennent qu’un détachement de l’armée du due de Cumberland356 est dans l’île. Le prince et ses amis furent obligés de passer la nuit dans un marais pour se dérober à une poursuite si opiniâtre. Ils hasardèrent au point du jour de rentrer dans leur petite barque, et de se remettre en mer sans provisions et sans savoir quelle route tenir ; à peine eurent-ils vogué deux milles qu’ils furent entourés de vaisseaux ennemis.
Il n’y avait plus de salut qu’en échouant entre des rochers sur le rivage d’une petite île déserte et presque inabordable. Ce qui en d’autres temps eût été regardé comme une des plus cruelles infortunes fut pour eux leur unique ressource ; ils cachèrent leur barque derrière un rocher, et attendirent dans ce désert que les vaisseaux anglais fussent éloignés, ou que la mort vint finir tant de désastres. Il ne restait au prince, à ses amis et aux matelots qu’un peu d’eau-de-vie pour soutenir leur vie malheureuse ; on trouva par hasard quelques poissons secs que des pêcheurs, poussés par la tempête, avaient laissés sur le rivage. On rama d’île en île quand les vaisseaux ennemis ne parurent plus. Le prince aborde dans cette même île de Wist où il était venu prendre terre lorsqu’il arriva de France : il y trouve un peu de secours et de repos ; mais cette légère consolation ne dura guère : des milices du duc de Cumberland arrivèrent au bout de trois jours dans ce nouvel asile. La mort ou la captivité paraissait inévitable.
Le prince avec ses deux compagnons se cacha trois jours et trois nuits dans une caverne. Il fut encore trop heureux de se rembarquer et de fuir dans une autre île déserte, où il resta huit jours avec quelques provisions d’eau-de-vie, de pain d’orge et de poisson salé. On ne pouvait sortir de ce désert et regagner l’Écosse qu’en risquant de tomber entre les mains des Anglais qui bordaient le rivage ; mais il fallait ou périr par la faim, ou prendre ce parti.
Ils se remettent donc en mer, et ils abordent pendant la nuit. Ils erraient sur le rivage, n’ayant pour habits que des lambeaux déchirés de vêtements à l’usage des montagnards. Ils rencontrèrent au point du jour une demoiselle à cheval, suivie d’un jeune domestique : ils hasardèrent de lui parler ; cette demoiselle était de la maison de Macdonald, attachée aux Stuarts. Le prince, qui l’avait vue dans le temps de ses succès, la reconnut, et s’en fit reconnaître. Elle se jeta à ses pieds : le prince, ses amis et elle fondaient en larmes, et les pleurs que mademoiselle Macdonald versait dans cette entrevue si singulière et si touchante redoublaient par le danger où elle voyait le prince ; on ne pouvait faire un pas sans risquer d’être pris. Elle conseilla au prince de se cacher dans une caverne qu’elle lui indiqua au pied d’une montagne, près de la cabane d’un montagnard connu d’elle et affidé, et elle promit de venir le prendre dans cette retraite, ou de lui envoyer quelque personne sûre qui se chargerait de le conduire.
Le prince s’enfonça donc encore dans cette caverne avec ses fidèles compagnons. Le paysan montagnard leur fournit un peu de farine d’orge détrempée dans de l’eau ; mais ils perdirent toute espérance lorsque, ayant passé deux jours dans ce lieu affreux, personne ne vint à leur secours. Tous les environs étaient garnis de milices : il ne restait plus de vivres à ces fugitifs ; une maladie cruelle affaiblissait le prince ; cet état, ce qu’il avait souffert, et tout ce qu’il avait à craindre, mettait le comble à cet excès des plus horribles misères que la nature humaine puisse éprouver ; mais il n’était pas au bout.
Mademoiselle Macdonald envoie enfin un exprès dans la caverne ; et cet exprès leur apprend que la retraite dans le continent est impossible : qu’il faut fuir encore dans une petite île nommée Benbécula, et s’y réfugier dans la maison d’un pauvre gentilhomme qu’on leur indique ; que Mademoiselle Macdonald s’y trouvera, et que là on verra les arrangements qu’on pourra prendre pour leur sûreté. La même barque qui les avait portés au continent les transporte donc dans cette île ; ils marchent vers la maison de ce gentilhomme. Mademoiselle Macdonald s’embarque à quelques milles de là pour les aller trouver ; mais ils sont à peine arrivés dans l’île, qu’ils apprennent que le gentilhomme chez lequel ils comptaient trouver un asile avait été enlevé la nuit avec toute sa famille. Le prince et ses amis se cachent encore dans des marais. Onel enfin va à la découverte ; il rencontra mademoiselle Macdonald dans une chaumière : elle lui dit qu’elle pouvait sauver le prince en lui donnant des habits de servante qu’elle avait apportés avec elle, mais qu’elle ne pouvait sauver que lui, qu’une seule personne de plus serait suspecte. Ces deux hommes n’hésitèrent pas à préférer son salut au leur ; ils se séparèrent en pleurant. Charles-Édouard prit des habits de servante, et suivit, sous le nom de Betty, mademoiselle Macdonald. Les dangers ne cessèrent pas malgré ce déguisement : cette demoiselle et le prince déguisé se réfugièrent d’abord dans l’île de Skye, à l’occident de l’Écosse.
Ils étaient dans la maison d’un gentilhomme, lorsque cette maison est tout à coup investie par les milices ennemies. Le prince ouvre lui-même la porte aux soldats : il eut le bonheur de n’être pas reconnu ; mais bientôt après on sut dans l’île qu’il était dans ce château. Alors il fallut, s’abandonner seul à sa destinée. Il marcha dix milles suivi d’un simple batelier ; enfin, pressé de la faim et prêt à succomber, il se hasarda d’entrer dans une maison dont il savait bien que le maître n’était pas de son parti. « Le fils de votre roi, lui dit-il, vient vous demander du pain et un habit. Je sais que vous êtes mon ennemi ; mais je vous crois assez de vertu pour ne pas abuser de ma confiance et de mon malheur. Prenez les misérables vêtements qui me couvrent, gardez-les ; vous pourrez me les apporter un jour dans le palais des rois de la Grande-Bretagne. » Le gentilhomme auquel il s’adressait fut touché, comme il devait l’être ; il s’empressa de le secourir autant que la pauvreté de ce pays peut le permettre, et lui garda le secret.
De cette île il regagna encore l’Écosse, et se rendit dans la tribu de Morar, qui lui était affectionnée ; il erra ensuite dans le Lochaber, dans le Badenoch. Ce fut là qu’il apprit qu’on avait arrêté mademoiselle Macdonald, sa bienfaitrice, et presque tous ceux qui l’avaient reçu : il vit la liste de tous ses partisans condamnés par contumace : c’est ce qu’on appelle en Angleterre un acte d’atteindre. Il était toujours en danger lui-même ; et les seules nouvelles qui lui venaient étaient celles de la prison de ses serviteurs dont on préparait la mort.
Dans les inquiétudes où l’on était en France sur la destinée du prince Édouard, on avait fait partir dès le mois de juin deux petites frégates qui abordèrent heureusement sur la côte occidentale d’Écosse, où ce prince était descendu quand il commença cette entreprise malheureuse. On le chercha inutilement dans ce pays et dans plusieurs îles voisines de la côte du Lochaber. Enfin, le 29 septembre, le prince arriva, par des chemins détournés, et au travers de mille périls nouveaux, au lieu où il était attendu. Ce qui est étrange, et ce qui prouve bien que les cœurs étaient à lui, c’est que les Anglais ne furent avertis ni du débarquement, ni du séjour, ni du départ de ces deux vaisseaux. Ils ramenèrent le prince jusqu’à la vue de Brest, mais ils trouvèrent vis-à-vis le port une escadre anglaise : on retourna alors en haute mer, et on revint ensuite vers les côtes de Bretagne, du côté de Morlaix. Une autre flotte anglaise s’y trouve encore ; on hasarda de passer à travers les vaisseaux ennemis ; et enfin le prince, après tant de malheurs et de dangers, arriva, le 10 octobre 1746, au port de Saint-Pol-de-Léon, avec quelques-uns de ses partisans échappés comme lui à la recherche des vainqueurs. Voilà où aboutit une aventure qui eût réussi dans le temps de la chevalerie, mais qui ne pouvait avoir de succès dans un temps où la discipline militaire, l’artillerie, et surtout temps où l’argent, décident de tout à la longue.
Le prince Édouard ne fut pas alors au terme de ses calamités ; car étant réfugié en France, et se voyant obligé à la fin d’en sortir pour satisfaire les Anglais, qui l’exigèrent dans le traité de paix, son courage, aigri par tant de secousses, ne voulut pas plier sous la nécessité : il résista aux remontrances, aux prières, aux ordres, prétendant qu’on devait lui tenir la parole de ne le pas abandonner. On se crut obligé de se saisir de sa personne ; il fut arrêté, garrotté, mis en prison, conduit hors de France : ce fut là le dernier coup dont la destinée accabla une génération de mis pendant trois cents années.
Charles-Édouard, depuis ce temps, se cacha au reste de la terre357. Que les hommes privés qui se plaignent de leurs petites infortunes jettent les yeux sur ce prince et sur ses ancêtres !
De l’esprit.
On consultait un homme, qui avait quelque connaissance du cœur humain, sur une tragédie qu’on devait représenter ; il répondit qu’il y avait tant d’esprit dans cette pièce qu’il doutait de son succès. Quoi ! dira-t-on, est-ce là un défaut, dans un temps où tout le monde veut avoir de l’esprit, où l’on n’écrit que pour montrer qu’on en a, où le public applaudit même aux pensées les plus fausses, quand elles sont brillantes ? Oui, sans doute, on applaudira le premier jour, et on s’ennuiera le second. Ce qu’on appelle esprit est tantôt une comparaison nouvelle, tantôt une allusion fine : ici, l’abus d’un mot qu’on présente dans un sens, et qu’on laisse entendre dans un autre ; là, un rapport délicat entre deux idées peu communes : c’est une métaphore singulière, c’est une recherche de ce qu’un objet ne présente pas d’abord, mais de ce qui est en effet dans lui : c’est l’art, ou de réunir deux choses éloignées, ou de diviser deux choses qui paraissent se joindre, ou de les opposer l’une à l’autre ; c’est celui de ne dire qu’à moitié la pensée pour la laisser deviner. Enfin, je vous parlerais de toutes les différentes façons de montrer de l’esprit, si j’en avais davantage ; mais tous ces brillants (et je ne parle pas des faux brillants) ne conviennent point ou conviennent fort rarement à un ouvrage sérieux, et qui doit intéresser. La raison en est qu’alors c’est l’auteur qui paraît, et que le publie ne veut voir que le héros358. Or, ce héros est toujours ou dans la passion ou en danger. Le danger et les passions ne cherchent point l’esprit. Priam et Hécube ne font point d’épigrammes, quand leurs enfants sont égorgés dans Troie embrasée. Didon ne soupire point en madrigaux, en volant au bûcher sur lequel elle va s’immoler ; Démosthène n’a point de jolies pensées, quand il anime les Athéniens à la guerre ; s’il en avait, il serait un rhéteur, et il est un homme d’État. Ces jeux de l’imagination, ces finesses, ces tours, ces traits saillants359, ces gaietés, ces petites sentences coupées, ces familiarités ingénieuses qu’on prodigue aujourd’hui, ne conviennent qu’aux petits ouvrages de pur agrément. La façade du Louvre, de Perrault, est simple et majestueuse. Un cabinet peut recevoir avec grâce de petits ornements. Ayez autant d’esprit que vous voudrez, ou que vous pourrez, dans un madrigal, dans des vers légers, dans une scène de comédie, qui ne sera ni passionnée ni naïve ; dans un compliment, dans un petit roman, dans une lettre, on vous vous égayerez, pour égayer vos amis. Mais une pensée fine, ingénieuse ; une comparaison juste et fleurie, est un défaut quand la raison seule ou la passion doivent parler, ou bien quand on doit traiter de grands intérêts ; ce n’est pas alors du faux bel esprit, mais c’est de l’esprit déplacé, et toute beauté hors de sa place cesse d’être beauté.
Buffon (1707-1788.)
[Notice.]
Né en 1707 à Montbard, en Bourgogne, Buffon fut parmi nous l’historien de la nature, comme Aristote l’avait été chez les Grecs et Pline chez les Latins ; mais, avec plus de richesse que le premier, il eut plus d’exactitude que le second : la direction du Jardin des Plantes qu’il reçut de Louis XV à trente-deux ans détermina sa vocation et lui ouvrit la voie où il ne cessa de marcher avec autant d’efforts que de gloire. Auparavant, Buffon s’était livré à l’étude des sciences : son puissant génie s’attacha dès lors à pénétrer dans tous les secrets de l’art d’écrire, dont il nous a si parfaitement tracé les lois Par là, en donnant à son grand ouvrage l’immortalité du style, il se plaça au nombre des quatre hommes dont l’influence et le nom dominent le dix-huitième siècle : aussi admiré que Voltaire, que Rousseau, que Montesquieu, moins discuté que celui-ci, plus respecté que les deux autres. Sa calme et majestueuse destinée eut quelque chose de spécial dans cette époque, dont les sourdes agitations ne parvinrent pas jusqu’à sa laborieuse retraite ; et, par une dernière faveur du sort, il s’éteignit à Paris, le 16 avril 1788, plein d’honneurs et de jours, la veille de cette révolution qui eût épouvanté sa vieillesse et qui devait immoler son fils unique360.
Comparaison de l’histoire politique et de l’histoire naturelle.
Comme, dans l’histoire civile, on consulte les titres, on recherche les médailles, on déchiffre les inscriptions antiques, pour déterminer les époques des révolutions humaines et constater les dates des événements moraux ; de même, dans l’histoire naturelle, il faut fouiller les archives du monde, tirer des entrailles de la terre les vieux monuments, recueillir leurs débris, et rassembler en un corps de preuves tous les indices des changements physiques qui peuvent nous faire remonter aux différents âges de la nature361. C’est le seul moyen de fixer quelques points dans l’immensité de l’espace et de placer un certain nombre de pierres numéraires sur la route éternelle du temps. Le passé est comme la distance ; notre vue y décroît et s’y perdrait de même, si l’histoire et la chronologie n’eussent placé des fanaux, des flambeaux, aux points les plus obscurs. Mais malgré ces lumières de la tradition écrite, si l’on remonte à quelques siècles, que d’incertitudes dans les faits, que d’erreurs sur les causes des événements, et quelle obscurité profonde n’environne pas les temps antérieurs à cette tradition ! D’ailleurs elle ne nous a transmis que les gestes de quelques nations, c’est-à-dire les actes d’une très petite partie du genre humain : tout le reste des hommes est demeuré nul pour nous, nul pour la postérité ; ils ne sont sortis de leur néant que pour passer comme des ombres qui ne laissent point de traces ; et plût au ciel que le nom de tous ces prétendus héros dont on a célébré les crimes ou la gloire sanguinaire fût également enseveli dans la nuit de l’oubli !
Ainsi l’histoire civile, bornée d’un côté par les ténèbres d’un temps assez voisin du nôtre, ne s’étend de l’autre qu’aux petites portions de terre qu’ont occupées successivement les peuples soigneux de leur mémoire : au lieu que l’histoire naturelle embrasse également tous les espaces, tous les temps, et n’a d’autres limites que celles de l’univers.
Discours sur le style363.
Après avoir déterminé les caractères de la véritable éloquence, qu’il distingue de la facilité de parler, Buffon définit le style « l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées ». Toute l’économie de ce morceau peut se ramener à cette définition.
L’ordre des pensées exige de l’écrivain : 1º qu’il se fasse avant d’écrire un premier plan général : 2º qu’il donne de l’unité à son œuvre, et n’affaiblisse pis, par le trop grand nombre des divisions, l’impression d’ensemble.
Le mouvement des pensées n’est autre chose que la convenance du ton à la nature du sujet traité.
Or la recherche des traits saillants, des pensées ingénieuses, mais sans consistance, le désir d’exprimer avec noblesse ou nouveauté les choses ordinaires et communes, sont opposés à cette convenance du ton.
Chaque genre a son mouvement, son style qui lui est propre. Le sublime convient surtout au poète et à l’orateur.
La conclusion du discours de Buffon est dans ces mots : « Bien écrire, c’est tout à la fois bien penser, bien sentir et bien rendre. » Il s’est trouvé dans tous les temps des hommes qui ont su commander aux autres par la puissance de la parole. Ce n’est néanmoins que dans les siècles éclairés que l’on a bien écrit et bien parlé. La véritable éloquence suppose l’exercice du génie et la culture de l’esprit. Elle est bien différente de cette facilité naturelle de parler, qui n’est qu’un talent, une qualité accordée à tous ceux dont les passions sont fortes, les organes souples et l’imagination prompte. Ces hommes sentent vivement, s’affectent de même, le marquent fortement au dehors, et, par une impression purement mécanique, ils transmettent aux autres leur enthousiasme et leurs affections : c’est le corps qui parle au corps364 ; tous les mouvements, tous les signes, concourent et servent également. Que faut-il pour émouvoir la multitude et l’entraîner ? que faut-il pour ébranler la plupart même des autres hommes et les persuader ? Un ton véhément et pathétique, des gestes expressifs et fréquents, des paroles rapides et sonnantes. Mais pour le petit nombre de ceux dont la tête est ferme, le goût délicat et le sens exquis, et qui comptent pour peu le ton, les gestes et le vain son des mots, il faut des choses, des pensées, des raisons ; il faut savoir les présenter, les nuancer, les ordonner : il ne suffit pas de frapper l’oreille et d’occuper les yeux ; il faut agir sur l’âme, et toucher le cœur en parlant à l’esprit.
Le style n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées365. Si on les enchaîne étroitement, si on les serre, le style devient ferme, nerveux et concis ; si on les laisse se succéder lentement, et ne se joindre qu’à la faveur des mots, quelque élégants qu’ils soient, le style sera diffus, lâche et traînant.
Mais, avant de chercher l’ordre dans lequel on présentera ses pensées, il faut s’en être fait un autre plus général et plus fixe, où ne doivent entrer que les premières vues et les principales idées : c’est en marquant leur place sur ce premier plan qu’un sujet sera circonscrit, et que l’on en connaîtra l’étendue ; c’est en se rappelant sans cesse ces premiers linéaments, qu’on déterminera les justes intervalles qui séparent les idées principales, et qu’il naîtra des idées accessoires et moyennes qui serviront à les remplir. Par la force du génie, on se représentera toutes les idées générales et particulières sous leur véritable point de vue ; par une grande finesse de discernement, on distinguera les pensées stériles des idées fécondes ; par la sagacité que donne la grande habitude d’écrire, on sentira d’avance quel sera le produit de toutes ces opérations de l’esprit. Pour peu que le sujet soit vaste ou compliqué, il est bien rare qu’on puisse l’embrasser d’un coup d’œil, ou le pénétrer en entier d’un seul et premier effort de génie ; et il est rare encore qu’après bien des réflexions on en saisisse tous les rapports. On ne peut donc trop s’en occuper366 ; c’est même le seul moyen d’affermir, d’étendre et d’élever ses pensées : plus on leur donnera de substance et de force par la méditation, plus il sera facile ensuite de les réaliser par l’expression.
Ce plan n’est pas encore le style, mais il en est la base, il le soutient, il le dirige, il règle son mouvement et le soumet à des lois ; sans cela, le meilleur écrivain s’égare, sa plume marche sans guide et jette à l’aventure des traits irréguliers et des figures discordantes. Quelque brillantes que soient les couleurs qu’il emploie, quelques beautés qu’il sème dans les détails, comme l’ensemble choquera ou ne se fera pas assez sentir, l’ouvrage ne sera point construit ; et en admirant l’esprit de l’auteur, on pourra soupçonner qu’il manque de génie367. C’est par cette raison que ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu’ils parlent très bien, écrivent mai ; que ceux qui s’abandonnent au premier feu de leur imagination prennent un ton qu’ils ne peuvent soutenir ; que ceux qui craignent de perdre des pensées isolées, fugitives, et qui écrivent en différents temps des morceaux détachés, ne les réunissent jamais sans transitions forcées ; qu’en un mot, il y a tant d’ouvrages faits de pièces de rapport, et si peu qui soient fondus d’un seul jet.
Cependant, tout sujet est un ; et, quelque vaste qu’il soit, il peut être renferme dans un seul discours368. Les interruptions, les repos, les sections, ne devraient être d’usage que quand on traite des sujets différents, ou lorsque, ayant à parler de choses grandes, épineuses et disparates, la marche du génie se trouve interrompue par la multiplicité des obstacles et contrainte par la nécessité des circonstances : autrement, le grand nombre de divisions, loin de rendre un ouvrage plus solide, en détruit l’assemblage369 ; le livre paraît plus clair aux yeux, mais le dessein de l’auteur demeure obscur ; il ne peut faire impression sur l’esprit du lecteur, il ne peut même se faire sentir que par la continuité du fil, par la dépendance harmonique des idées, par un développement successif, une gradation soutenue, un mouvement uniforme que toute interruption détruit ou fait languir.
Pourquoi les ouvrages de la nature sont-ils si parfaits ? c’est que chaque ouvrage est un tout, et qu’elle travaille sur un plan éternel dont elle ne s’écarte jamais ; elle prépare en silence les germes de ses productions ; elle ébauche par un acte unique la forme primitive de tout être vivant ; elle la développe, elle la perfectionne par un mouvement continu et dans un temps prescrit. L’ouvrage étonne ; mais c’est l’empreinte divine dont il porte les traits qui doit nous frapper. L’esprit humain ne peut rien créer ; il ne produira qu’après avoir été fécondé par l’expérience et la méditation ; ses connaissances sont les germes de ses productions : mais s’il imite la nature dans sa marche et dans son travail, s’il s’élève par la contemplation aux vérités les plus sublimes, s’il les réunit, s’il les enchaîne, s’il en forme un tout, un système par la réflexion, il établira sur des fondements inébranlables des monuments immortels.
C’est faute de plan, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son objet, qu’un homme d’esprit se trouve embarrassé, et ne sait par où commencer à écrire370. Il aperçoit à la fois un grand nombre d’idées ; et, comme il ne les a ni comparées ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres : il demeure donc dans la perplexité. Mais lorsqu’il se sera fait un plan, lorsqu’une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il s’apercevra aisément de l’instant auquel il doit prendre la plume, il sentira le point de maturité de la production de l’esprit, il sera pressé de la faire éclore, il n’aura même que du plaisir à écrire : les idées se succéderont aisément, et le style sera naturel et facile ; la chaleur naîtra de ce plaisir, se répandra partout et donnera de la vie à chaque expression ; tout s’animera de plus en plus ; le ton s’élèvera, les objets prendront de la couleur ; et le sentiment, se joignant à la lumière, l’augmentera, la portera plus loin, la fera passer de ce que l’on dit à ce que l’on va dire, et le style deviendra intéressant et lumineux.
Rien ne s’oppose plus à la chaleur que le désir de mettre partout des traits saillants ; rien n’est plus contraire à la lumière qui doit faire un corps et se répandre uniformément dans un écrit, que ces étincelles qu’on ne tire que par force en choquant les mots les uns contre les autres, et qui ne nous éblouissent pendant quelques instants que pour nous laisser ensuite dans les ténèbres. Ce sont des pensées qui ne brillent que par l’opposition : l’on ne présente qu’un côté de l’objet, on met dans l’ombre toutes les autres faces ; et ordinairement ce côté qu’on choisit est une pointe, un angle sur lequel on fait jouer l’esprit avec d’autant plus de facilité, qu’on l’éloigné davantage des grandes faces sous lesquelles le bon sens a coutume de considérer les choses371.
Rien n’est encore plus opposé à la véritable éloquence que l’emploi de ces pensées fines et la recherche de ces idées légères, déliées, sans consistance, et qui, comme la feuille du métal battu, ne prennent de l’éclat qu’en perdant de la solidité. Aussi, plus on mettra de cet esprit mince et brillant dans un écrit, moins il aura de nerf, de lumière, de chaleur et de style ; à moins que cet esprit ne soit lui-même le fond du sujet, et que l’écrivain n’ait pas eu d’autre objet que la plaisanterie : alors l’art de dire de petites choses devient peut-être plus difficile que l’art d’en dire de grandes.
Rien n’est plus opposé au beau naturel que la peine qu’on se donne pour exprimer des choses ordinaires ou communes d’une manière singulière ou pompeuse ; rien ne dégrade plus l’écrivain. Loin de l’admirer, on le plaint d’avoir passé tant de temps à faire de nouvelles combinaisons de syllabes, pour ne dire que ce que tout le monde dit. Ce défaut est celui des esprits cultivés, mais stériles : ils ont des mots en abondance, point d’idées ; ils travaillent donc sur les mots, et s’imaginent avoir combiné des idées, parce qu’ils ont arrangé des phrases, et avoir épuré le langage quand ils l’ont corrompu en détournant les acceptions. Ces écrivains n’ont point de style, ou, si l’on veut, ils n’en ont que l’ombre. Le style doit graver des pensées : ils ne savent que tracer des paroles.
Pour bien écrire, il faut donc posséder pleinement son sujet372 ; il faut y réfléchir assez pour voir clairement l’ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée ; et, lorsqu’on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement sur ce premier trait, sans lui permettre de s’en écarter, sans l’appuyer trop inégalement, sans lui donner d’autre mouvement que celui qui sera déterminé par l’espace qu’elle doit parcourir373. C’est en cela que consiste la sévérité du style ; c’est aussi ce qui en fera l’unité et ce qui en réglera la rapidité, et cela seul aussi suffira pour le rendre précis et simple, égal et clair, vif et suivi. À cette première règle, dictée par le génie, si l’on joint de la délicatesse et du goût, du scrupule sur le choix des expressions, de l’attention à ne nommer les choses que par les termes les plus généraux374, le style aura de la noblesse. Si l’on y joint encore de la défiance pour son premier mouvement, du mépris pour tout ce qui n’est que brillant, et une répugnance constante pour l’équivoque et la plaisanterie, le style aura de la gravité, il aura même de la majesté. Enfin, si l’on écrit comme l’on pense, si l’on est convaincu de ce que l’on veut persuader, cette bonne foi avec soi-même, qui fait la bienséance pour les autres et la vérité du style, lui fera produire tout son effet, pourvu que cette persuasion intérieure ne se marque pas par un enthousiasme trop fort, et qu’il y ait partout plus de candeur que de confiance, plus de raison que de chaleur375.
Bien écrire, c’est tout à la fois bien penser376, bien sentir et bien rendre ; c’est avoir en même temps de l’esprit, de l’âme et du goût. Le style suppose la réunion et l’exercice de toutes les facultés intellectuelles. Les idées seules forment le fond du style ; l’harmonie des paroles n’en est que l’accessoire377, et ne dépend que de la sensibilité des organes ; il suffit d’avoir un peu d’oreille pour éviter les dissonances, et de l’avoir exercée, perfectionnée par la lecture des poètes et des orateurs, pour que mécaniquement on soit porté à l’imitation de la cadence poétique et des tours oratoires. Or jamais l’imitation n’a rien créé : aussi cette harmonie des mots ne fait ni le fond ni le ton du style, et se trouve souvent dans des écrits vides d’idées.
Le ton n’est que la convenance du style à la nature du sujet ; il ne doit jamais être forcé ; il naîtra naturellement du fond même de la chose378, et dépendra beaucoup du point de généralité auquel on aura porté ses pensées. Si l’on s’est élevé aux idées les plus générales, et si l’objet en lui-même est grand, le ton paraîtra s’élever à la même hauteur ; et si, en le soutenant à cette élévation, le génie fournit assez pour donner à chaque objet une forte lumière, si l’on peut ajouter la beauté du coloris à l’énergie du dessin, si l’on peut, en un mot, représenter chaque idée par une image vive et bien terminée, et former de chaque suite d’idées un tableau harmonieux et mouvant, le ton sera non seulement élevé, mais sublime.
Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité ; la quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes, ne sont pas de sûrs garants de l’immortalité : si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s’ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront, parce que les connaissances, les faits et les découvertes s’enlèvent aisément, se transportent, et gagnent même à être mises en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l’homme, le style est l’homme même379. Le style ne peut donc ni s’enlever, ni se transporter, ni s’altérer : s’il est élevé, noble, sublime, l’auteur sera également admiré dans tous les temps ; car il n’y a que la vérité qui soit durable, et même éternelle. Or un beau style n’est tel, en effet, que par le nombre infini des vérités qu’il présente. Toutes les beautés intellectuelles qui s’y trouvent, tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles, et peut-être plus précieuses pour l’esprit humain, que celles qui peuvent faire le fond du sujet380.
Le sublime ne peut se trouver que dans les grands sujets381. La poésie, l’histoire et la philosophie ont toutes le même objet, et un très grand objet, l’homme et la nature. La philosophie décrit et dépeint la nature ; la poésie la peint et l’embellit : elle peint aussi les hommes, elle les agrandit, les exagère, elle crée les héros et les dieux. L’histoire ne peint que l’homme, et le peint tel qu’il est : ainsi le ton de l’historien ne deviendra sublime que quand il fera le portrait des plus grands hommes, quand il exposera les plus grandes actions, les plus grands mouvements, les plus grandes révolutions ; et, partout ailleurs, il suffira qu’il soit majestueux et grave. Le ton du philosophe pourra devenir sublime toutes les fois qu’il parlera des lois de la nature, des êtres en général, de l’espace, de la matière, du mouvement et du temps, de l’âme, de l’esprit humain, des sentiments, des passions ; dans le reste, il suffira qu’il soit noble et élevé. Mais le ton de l’orateur et du poète, dès que le sujet est grand, doit toujours être sublime, parce qu’ils sont les maîtres de joindre à la grandeur de leur sujet autant de couleur, autant de mouvement, autant d’illusion qu’il leur plaît, et que, devant toujours peindre et toujours agrandir les objets, ils doivent aussi partout employer toute la force et déployer toute l’étendue de leur génie.
Vauvenargues (1715-1747.)
[Notice.]
Né à Aix le 6 août 1715, le dernier mois du règne de Louis XIV, Vauvenargues suivit la carrière des armes : les fatigues de deux campagnes qu’il fit en Italie et en Allemagne ruinèrent sa constitution naturellement faible. Il abandonna l’état militaire en 1744, et ne fit plus que languir jusqu’à sa mort (1747). Dans une existence si courte, quel temps y eut-il pour les travaux des lettres ? Ses Maximes cependant, son Introduction à la connaissance de l’esprit humain et ses autres fragments ont suffi pour lui donner une place parmi les modèles. On sent chez lui, ce qui est un grand charme, l’homme dans l’écrivain ; on reconnaît, dans les pages qu’il a laissées, l’accent d’une belle âme, qui souffre de manquer d’espace et de carrière, qui, faute de pouvoir éclater par l’action, s’est répandue sur le papier. Il y a dans Vauvenargues quelque chose de Pascal : on se représente sa physionomie, comme celle de l’auteur des Pensées, jeune, grave et marquée du cachet d’une mort précoce ; seulement, avec moins de puissance et de hauteur que Pascal, il fut plus tendre et plus résigné. L’élévation et la profondeur furent aussi le caractère du talent de Vauvenargues ; mais la tristesse ne se montre en lui que tempérée par la douceur383.
Vanité du bonheur sans la foi chrétienne.
Heureux sont ceux dont l’esprit se repose dans les promesses de la religion ! Les gens du monde sont désespérés si les choses ne réussissent pas selon leurs désirs. Si leur vanité est confondue, s’ils font des fautes, ils se laissent abattre à la douleur : le repos, qui est la fin naturelle des peines, fomente leurs inquiétudes ; l’abondance, qui devait satisfaire leurs besoins, les multiplie ; la raison, qui leur est donnée pour calmer leurs passions, les perd : une fatalité marquée tourne contre eux-mêmes tous leurs avantages. Ils se perdent dans leurs chimères ; et pendant qu’ils y sont plongés, et pour ainsi dire abîmés, la vieillesse, comme un sommeil dont on ne peut pas se défendre vers la tin d’un jour laborieux, les accable et les précipite dans la longue nuit du tombeau.
Formez donc vos projets, hommes ambitieux, lorsque vous le pouvez encore ; bâtez-vous, achevez vos songes ; poussez vos superbes chimères au période des choses humaines384. Élevés par cette illusion au dernier degré de la gloire, vous vous convaincrez par vous-mêmes de la vanité des fortunes : à peine vous aurez atteint, sur les ailes de la pensée, le faîte de l’élévation, vous vous sentirez abattus ; votre joie mourra, la tristesse corrompra vos magnificences, et jusque dans cette possession imaginaire des faveurs du monde vous en connaîtrez l’imposture. Ô mortels, l’espérance enivre ; mais la possession sans espérance, même chimérique, entraîne le dégoût après elle : au comble des grandeurs du monde, c’est là qu’on en sent le néant385.
Seigneur, ceux qui espèrent en vous s’élèvent sans peine au-dessus de ces réflexions accablantes. Lorsque le cœur, pressé sous le poids des affaires, commence à sentir la tristesse, ils se réfugient dans vos bras ; et là, oubliant leurs douleurs, ils puisent le courage et la paix à leur source. Vous les échauffez sous vos ailes et dans votre sein paternel ; vous faites briller à leurs yeux le flambeau sacré de la foi ; l’envie n’entre pas dans leur cœur ; l’ambition ne le trouble point ; l’injustice et la calomnie ne peuvent pas même l’aigrir. Les approbations, les caresses, les secours impuissants des hommes, leurs refus, leurs dédains, leurs infidélités, ne les touchent que faiblement ; ils n’en exigent rien ; ils n’en attendent rien ; ils n’ont pas mis en eux leur dernière ressource ; la foi seule est leur saint asile, leur inébranlable soutien. Elle les console de la maladie qui accable les plus fortes âmes, de l’obscurité qui confond l’orgueil des esprits ambitieux, de la vieillesse qui renverse sans ressource les projets et les vœux outrés, des erreurs de l’esprit qui l’humilient sans fin, des difformités corporelles qu’on ne peut ni cacher ni guérir386, enfin des faiblesses de l’âme, qui sont de tous les maux le plus insupportable et le plus irrémédiable. Hélas ! que vous êtes heureuses, âmes simples, âmes dociles ! Vous marchez dans les sentiers sûrs. Auguste religion, comment peut-on vivre sans vous ? Et n’est-il pas bien manifeste qu’il manque quelque chose aux hommes lorsque leur orgueil vous rejette387 ?
Du vice et de la vertu.
Les hommes étant imparfaits n’ont pu se suffire à eux-mêmes : de là, la nécessité de former des sociétés. Qui dit une société, dit un corps qui subsiste par l’union de divers membres et confond l’intérêt particulier dans l’intérêt général : c’est là le fondement de toute la morale.
Mais parce que le bien commun exige de grands sacrifices, et qu’il ne peut se répandre également sur tous les hommes, la religion, qui répare le vice des choses humaines, assure des indemnités dignes d’envie à ceux qui nous semblent lésés.
Et toutefois ces motifs respectables n’étant pas assez puissants pour donner un frein à la cupidité des hommes, il a fallu encore qu’ils convinssent de certaines règles pour le bien public, fondé, à la honte du genre humain, sur la crainte odieuse des supplices : et c’est l’origine des lois. Nous naissons, nous croissons à l’ombre de ces conventions solennelles ; nous leur devons la sûreté de notre vie, et la tranquillité qui l’accompagne. Les lois sont aussi le seul titre de nos possessions : dès l’aurore de notre vie, nous en recueillons les doux fruits, et nous nous engageons toujours à elles par des liens plus forts. Quiconque prétend se soustraire à leur autorité, dont il tient tout, ne peut trouver injuste qu’elles lui ravissent tout, jusqu’à la vie.
Heureux qui les sait respecter comme elles méritent de l’être ! Plus heureux qui porte en son cœur celles d’un heureux naturel ! Il est bien facile de voir que je veux parler des vertus : leur noblesse et leur excellence sont l’objet de tout ce discours ; mais j’ai cru qu’il fallait d’abord établir une règle sûre pour les bien distinguer du vice. Le mot de vertu emporte l’idée de quelque chose d’estimable à l’égard de389 toute la terre : le vice au contraire. La préférence de l’intérêt général au personnel est la seule définition qui soit digne de la vertu, et qui doive en fixer l’idée. Au contraire, le sacrifice mercenaire du bonheur public à l’intérêt propre est le sceau éternel du vice.
On demande si la plupart des vices ne concourent pas au bien public, comme les plus pures vertus. Qui ferait fleurir le commerce sans la vanité, l’avarice, etc. ? En un sens cala est très vrai ; mais il faut m’accorder aussi que le bien produit par le vice est toujours mêlé de grands maux. Ce sont les lois qui arrêtent le progrès de ses désordres390 ; et c’est la raison, la vertu, qui le subjuguent, qui le contiennent dans certaines bornes et le rendent utile au monde.
À la vérité, la vertu ne satisfait pas sans réserve toutes nos passions : mais si nous n’avions aucun vice, nous n’aurions pas ces passions à satisfaire ; et nous ferions par devoir ce qu’on fait par ambition, par orgueil, par avarice, etc. Il est donc ridicule de ne pas sentir que c’est le Vice qui nous empêche d’être heureux par la vertu. Si elle est si insuffisante à faire le bonheur des hommes, c’est parce que les hommes sont vicieux ; et les vices, s’ils vont au bien, c’est qu’ils sont mêlés de vertus, de patience, de tempérance, de courage, etc. Un peuple qui n’aurait en partage que des vices courrait à sa perte infaillible.
Quand le vice veut procurer quelque grand avantage au monde, pour surprendre l’admiration, il agit comme la vertu, parce qu’elle est le vrai moyen, le moyen naturel du bien : mais celui que le vice opère n’est ni son objet ni son but. Ce n’est pas à un si beau terme que tendent ses déguisements. Ainsi le caractère distinctif de la vertu subsiste : ainsi rien ne peut l’effacer.
Que prétendent donc quelques hommes, qui confondent toutes ces choses ou qui nient leur réalité ? Qui peut les empêcher de voir qu’il y a des qualités qui tendent naturellement au bien du monde, et d’autres à sa destruction ? Ces premiers sentiments, élevés, courageux, bienfaisants à tout l’univers, et par conséquent estimables à l’égard de toute la terre, voilà ce que l’on nomme vertu. Et ces odieuses passions tournées à la ruine des hommes, et par conséquent criminelles envers le genre humain, c’est ce que j’appelle des vices391.
La vertu aux prises avec le malheur.
Clazomène a eu l’expérience de toutes les misères de l’humanité392. Les maladies l’ont assiégé dès son enfance, et l’ont sevré, dans son printemps, de tous les plaisirs de la jeunesse. Né pour les plus grands déplaisirs, il a eu de la hauteur et de l’ambition dans la pauvreté. Il s’est vu dans ses disgrâces méconnu de ceux qu’il aimait. L’injure a flétri sa vertu, et il a été offensé de ceux dont il ne pouvait prendre de vengeance. Ses talents, son travail continuel, son application à bien faire, n’ont pu fléchir la dureté de sa fortune. Sa sagesse n’a pu le garantir de faire des fautes irréparables. Il a souffert le mal qu’il ne méritait pas, et celui que son imprudence lui a attiré. Lorsque la fortune a paru se lasser de le poursuivre, la mort s’est offerte à sa vue. Ses yeux se sont fermés à la fleur de son âge ; et, quand l’espérance trop lente commerçait à flatter sa peine, il a eu la douleur insupportable de ne pas laisser assez de bien pour payer ses dettes, et n’a pu sauver sa vertu de cette tâche. Si l’on cherche quelque raison d’une destinée si cruelle, on aura, je crois, de la peine à en trouver. Faut-il demander la raison pourquoi des joueurs très habiles se ruinent au jeu, pendant que d’autres hommes y font leur fortune ? ou pourquoi l’on voit des années qui n’ont ni printemps ni automne, où les, fruits de l’année sèchent dans leur fleur ? Toutefois, qu’on ne pense pas que Clazomène eût voulu changer sa misère pour la prospérité des hommes faibles. La fortune peut se jouer de la sagesse des gens vertueux jamais il ne Lui appartient pas de faire fléchir leur courage393.
Choix de maximes.
Lorsqu’une pensée est trop faible pour porter une expression simple, c’est la marque pour la rejeter.
La clarté orne les pensées profondes.
C’est un grand signe de médiocrité de louer toujours modérément.
L’espérance anime le sage et leurre le présomptueux et l’indolent, qui se reposent inconsidérément sur ses promesses.
Les longues prospérités s’écoulent quelquefois en un moment, comme les chaleurs de l’été sont emportées par un jour d’orage.
L’amour de la gloire fait les grandes fortunes entre les peuples.
Combien de dégoûts et d’ennuis ne pourrait-on pas s’épargner si on osait aller à la gloire par le seul mérite ?
Il est difficile d’estimer quelqu’un comme il veut l’être.
Ce qui est arrogance dans les faibles est élévation dans les forts ; comme la force des malades est frénésie, et celle des sains est vigueur.
Nos plus sûrs protecteurs sont nos talents.
Les esprits faux changent souvent de maximes.
On dit peu de choses solides lorsqu’on cherche à en dire d’extraordinaires.
Les grandes pensées viennent du cœur395.
Pour exécuter de grandes choses, il faut vivre comme si on ne devait jamais mourir.
Nous réservons notre indulgence pour les parfaits.
La générosité souffre des maux d’autrui, comme si elle en était responsable.
On n’est pas né pour la gloire lorsqu’on ne connaît pas le prix du temps.
La loi des esprits n’est pas différente de celle des corps, qui ne peuvent se maintenir que par une continuelle nourriture.
Chefs-d’œuvre de poésie.
Corneille396 (1606-1684).
[Notice.]
Après les tentatives hardies mais incomplètes du seizième siècle, le théâtre sans règle, comme la poésie l’avait été jusqu’à Malherbe, cherchait son législateur : elle le trouva dans un jeune homme natif de Rouen, que sa famille avait élevé pour le barreau, et qui préférait à l’étude des lois le travail de la composition et des vers. Né le 6 juin 1606, l’avocat poète avait, dès l’âge de vingt-trois ans, placé sur la scène ; dans une pièce intitulée Mélite, une aventure qui lui était personnelle, et, encouragé par le succès, il avait fait suivre cette comédie de quelques autres ; à vingt-neuf ans, abordant la tragédie, il avait dans Médée trouvé quelques traits sublimes ; à trente, il faisait paraître le Cid : et la France ravie saluait de ses applaudissements enthousiastes le nom du grand Corneille. Dès lors, en bien peu de temps, quelle succession de chefs-d’œuvre, consacrée par les noms d’Horace, de Cinna, de Polyeucte, de Pompée, de Rodogune ! Avant sa trente-septième année, l’auteur de tant de hautes conceptions tragiques nous donnait encore, dans le Menteur, notre première comédie de caractère, demeurée l’une des meilleures397. S’étonnera-t-on qu’après une fécondité si prodigieuse, la vieillesse ait été prématurée pour l’imagination de Corneille ? Quel qu’ait été d’ailleurs le long et triste déclin de ce grand homme, des éclairs de génie ne cessèrent, en brillant çà et là, même dans ses derniers ouvrages, de rappeler sa gloire passée398 ; ses poésies diverses et sa traduction de l’Imitation offrent de très belles pages que la postérité a retenues ; et tel est le nombre des sublimes et divines beautés, comme disait Mme de Sévigné, qu’offre ce père de notre théâtre, qu’elles suffiront à jamais pour couvrir et faire pardonner ses imperfections et ses fautes. Corneille mourut le 30 septembre 1684.
Le mépris des vanités du monde.
Porte toute la Bible en ta mémoire empreinte,Sache tout ce qu’ont dit les sages des vieux temps ;Joins-y, si tu le peux, tous les traits éclatantsDe l’histoire profane et de l’histoire sainte.De tant d’enseignements l’impuissante langueurSous leur poids inutile accablera ton cœur,Si Dieu n’y verse encor son amour et sa grâce ;Et l’unique science où tu dois prendre appui,C’est que tout n’est ici que vanité qui passe,Hormis d’aimer sa gloire et ne servir que lui.C’est là des vrais savants la sagesse profonde ;Elle est bonne en tous temps, elle est bonne en tous lieux ;Et le plus sûr chemin pour aller vers les cieux,C’est d’affermir nos pas sur le mépris du monde.Ce dangereux flatteur de nos faibles espritsOppose mille attraits à ce juste mépris ;Qui s’en laisse éblouir s’en laisse tôt séduire :Mais ouvre bien les yeux sur leur fragilité,Regarde qu’un moment suffit pour les détruire,Et tu verras qu’enfin tout n’est que vanité.
Vanité d’entasser richesses sur richesses ;Vanité de languir dans la soif des honneurs ;Vanité de choisir pour souverains bonheursDes plaisirs criminels les damnables mollesses ;Vanité d’aspirer à voir durer nos joursSans nous mettre en souci d’en mieux régler le cours,D’aimer la longue vie, et négliger la bonne,D’embrasser le présent sans soin de l’avenir,Et de plus estimer un moment qu’il nous donneQue l’attente des biens qui ne sauraient finir.
Polyeucte400. (Extraits.)
Félix, sénateur romain et gouverneur de l’Arménie, a marié depuis peu sa fille Pauline à Polyeucte, jeune homme illustre de ce pays, d’un mérite égal à sa haute noblesse. Mais celui-ci, éclairé par les conseils de l’un de ses amis, Néarque, est sur le point d’abjurer le paganisme, malgré les édits cruels portés contre les chrétiens. Pauline pressent les malheurs qui vont l’accabler : un songe redouble son effroi.
Acte I, scène III.
Pauline, Stratonice.
Je l’ai vu cette nuit, ce malheureux Sévère401,La vengeance à la main, l’œil ardent de colère :Il n’était point couvert de ces tristes lambeauxQu’une ombre désolée emporte des tombeaux ;Il n’était point percé de ces coups pleins de gloireQui, retranchant sa vie, assurent sa mémoire ;Il semblait triomphant, et tel que sur son charVictorieux dans Rome entre notre César.Après un peu d’effroi que m’a donné sa vue,« Porte à qui tu voudras la faveur qui m’est duc,Ingrate, m’a-t-il dit, et, ce jour expiré,Pleure à loisir l’époux que tu m’as préféré. »À ces mots j’ai frémi, mon âme s’est troublée ;Ensuite des chrétiens une impie assemblée,Pour avancer l’effet de ce discours fatal,A jeté Polyeucte aux pieds de son rival.Soudain à son secours j’ai réclamé mon père ;Hélas ! c’est de tout point ce qui me désespère,J’ai vu mon père même, un poignard à la main,Entrer le bras levé pour lui percer le sein :Là, ma douleur trop forte a brouillé ces images ;Le sang de Polyeucte a satisfait leurs rages402.Je ne sais ni comment ni quand ils l’ont tué,Mais je sais qu’à sa mort tous ont contribué403.
Polyeucte, devenu chrétien, veut entraîner Néarque au temple pour y renverser les idoles.
Acte II, scène VI.
Polyeucte, Néarque.
NÉARQUE.
Où pensez-vous aller ?POLYEUCTE.
Au temple, où l’on m’appelle.NÉARQUE.
Quoi ! vous mêlez aux vœux d’une troupe infidèle !Oubliez-vous déjà que vous êtes chrétien ?POLYEUCTE.
Vous par qui je te suis, vous en souvient-il bien ?NÉARQUE.
J’abhorre les faux dieux.POLYEUCTE.
Et moi, je les déteste.NÉARQUE.
Je tiens leur culte impie.POLYEUCTE.
Et je le tiens funeste.NÉARQUE.
Fuyez donc leurs autels.POLYEUCTE.
Je les veux renverser,Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser.Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommesBraver l’idolâtrie, et montrer qui nous sommes :C’est l’attente du ciel, il nous la faut remplir ;Je viens de le promettre, et je vais l’accomplir.Je rends grâces au Dieu que tu m’as fait connaîtreDe cette occasion qu’il a si tôt fait naître,Où déjà sa bonté, prête à me couronner,Daigne éprouver la foi qu’il vient de me donner404.NÉARQUE.
Ce zèle est trop ardent, souffrez qu’il se modère.POLYEUCTE.
On n’en peut avoir trop pour le Dieu qu’on révère.NÉARQUE.
Vous trouverez la mort.POLYEUCTE.
Je la cherche pour lui.NÉARQUE.
Et si ce cœur s’ébranle ?POLYEUCTE.
Il sera mon appui.NÉARQUE.
Il ne commande point que l’on s’y précipite.POLYEUCTE.
Plus elle est volontaire, et plus elle mérite.NÉARQUE.
Il suffit, sans chercher, d’attendre et de souffrir.POLYEUCTE.
On souffre avec regret quand on n’ose s’offrir.NÉARQUE.
Mais dans ce temple enfin la mort est assurée.POLYEUCTE.
Mais dans le ciel déjà la palme est préparée.NÉARQUE.
Par une sainte vie il faut la mériter.POLYEUCTE.
Mes crimes en vivant me la pourraient ôter.Pourquoi mettre au hasard ce que la mort assure ?Quand elle ouvre le ciel, peut-elle sembler dure ?Je suis chrétien, Néarque, et le suis tout à fait,La foi que j’ai reçue aspire à son effet :Qui fuit croit lâchement et n’a qu’une foi morte.NÉARQUE.
Ménagez votre vie, à Dieu même elle importe ;Vivez pour protéger les chrétiens en ces lieux.POLYEUCTE.
L’exemple de ma mort les fortifiera mieux.NÉARQUE.
Vous voulez donc mourir ?POLYEUCTE.
Vous aimez donc à vivre ?NÉARQUE.
Je ne puis déguiser que j’ai peine à vous suivre.Sous l’horreur des tourments je crains de succomber.POLYEUCTE.
Qui marche assurément405 n’a point peur de tomber :Dieu fait part au besoin de sa force infinie ;Qui craint de le nier, dans son âme le nie ;Il croit le pouvoir faire406 et doute de sa foi.NÉARQUE.
Qui n’appréhende rien présume trop de soi.POLYEUCTE.
J’attends tout de sa grâce, et rien de ma faiblesse.Mais loin de me presser, il faut que je vous presse !D’où vient cette froideur ?NÉARQUE.
Dieu même a craint la mort.POLYEUCTE.
Il s’est offert pourtant, suivons ce saint effort,Dressons-lui des autels sur des monceaux d’idoles.Il faut (je me souviens encor de vos paroles)Négliger, pour lui plaire, et femme, et biens, et rang,Exposer pour sa gloire et verser tout son sang.Hélas ! qu’avez-vous fait de cette amour parfaiteQue vous me souhaitiez, et que je vous souhaite ?S’il vous en reste encor, n’êtes-vous point jalouxQu’à grand’peine chrétien j’en montre plus que vous ?NÉARQUE.
Vous sortez du baptême, et ce qui vous animeC’est sa grâce qu’en vous n’affaiblit aucun crime ;Comme encor tout entière407 elle agit pleinement,Et tout semble possible à son feu véhément.Mais cette même grâce en moi diminuée,Et par mille péchés sans cesse exténuée408,Agit aux grands effets avec tant de langueur,Que tout semble impossible à son peu de vigueur.Cette indigne mollesse et ces lâches défensesSont des punitions qu’attirent mes offenses ;Mais Dieu, dont on ne doit jamais se défier,Me donne votre exemple à me fortifier409.Allons, cher Polyeucte, allons aux yeux des hommesBraver l’idolâtrie, et montrer qui nous sommes ;Puissé-je vous donner l’exemple de souffrir,Comme vous me donnez celui de vous offrir !POLYEUCTE.
À cet heureux transport que le ciel vous envoie,Je reconnais Néarque, et j’en pleure de joie.Ne perdons plus de temps, le sacrifice est prêt,Allons-y du vrai Dieu soutenir l’intérêt ;Allons fouler aux pieds ce foudre ridiculeDont arme un bois pourri ce peuple trop crédule ;Allons en éclairer l’aveuglement fatal,Allons briser ces dieux de pierre et de métal,Abandonnons nos jours à cette ardeur céleste,Faisons triompher Dieu : qu’il dispose du reste.
Polyeucte est entré dans le temple : il a troublé le sacrifice et renversé les images des faux dieux. Il a été arrêté : toutefois son beau-père cherche à le sauver : sa femme s’efforce de lui faire abjurer ce qu’elle appelle son erreur. On l’amène devant elle entouré de gardes.
Acte IV, scène III.
Polyeucte, Pauline.
POLYEUCTE.
Madame, quel dessein vous fait me demander ?Est-ce pour me combattre ou pour me seconder ?PAULINE.
Vous n’avez point ici d’ennemis que vous-même :Seul vous vous haïssez lorsque chacun vous aime ;Daignez considérer le sang d’où vous sortez,Vos grandes actions, vos rares qualités ;Chéri de tout le peuple, estimé chez le prince,Gendre du gouverneur de toute la province ;Et n’abandonnez pas à la main du bourreauCe qu’à nos justes vœux promet un sort si beau.POLYEUCTE.
J’ai de l’ambition, mais plus noble et plus belle.Cette grandeur périt, j’en veux une immortelle :Un bonheur assuré, sans mesure et sans fin,Au-dessus de l’envie, au-dessus du destin.Est-ce trop l’acheter que d’une triste vie.Qui tantôt, qui soudain me peut être ravie,Qui ne me fait jouir que d’un instant qui fuit,Et ne peut m’assurer de celui qui le suit ?PAULINE.
Voilà de vos chrétiens les ridicules songes :Voilà jusqu’à quel point vous charment leurs mensonges.Tout votre sang est peu pour un bonheur si doux !Mais, pour en disposer, ce sang est-il à vous ?Vous n’avez pas la vie ainsi qu’un héritage ;Le jour qui vous la donne en même temps l’engage :Vous la devez au prince, au public, à l’État.POLYEUCTE.
Je la voudrais pour eux perdre dans un combat :Je dois ma vie au peuple, au prince, à sa couronne ;Mais je la dois bien plus au Dieu qui me la donne.Si mourir pour son prince est un illustre sort,Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort ?PAULINE.
Quel Dieu !POLYEUCTE.
Tout beau, Pauline ; il entend vos parolesEt ce n’est pas un Dieu comme vos dieux frivoles,Insensibles et sourds, impuissants, mutilés,De bois, de marbre ou d’or, comme vous les voulez410 :C’est le Dieu des chrétiens, c’est le mien, c’est le vôtre ;Et la terre et le ciel n’en connaissent point d’autre.PAULINE.
Adorez-le dans l’âme et n’en témoignez rien.POLYEUCTE.
Que je sois tout ensemble idolâtre et chrétien !PAULINE.
Ne feignez qu’un moment : laissez partir Sévère411,Et donnez lieu d’agir aux bontés de mon père.POLYEUCTE.
Les bontés de mon Dieu sont bien plus à chérir :Il m’ôte des périls que j’aurais pu courir ;Et, sans me laisser lieu de tourner en arrière,Sa faveur me couronne entrant dans la carrière :Du premier coup de vent il me conduit au port,Et, sortant du baptême, il m’envoie à la mort.Si vous pouviez comprendre et le peu qu’est la vie,Et de quelles douceurs cette mort est suivie.Mais que sert de parler de ces trésors cachésÀ des esprits que Dieu n’a pas encor touchés ?PAULINE.
Cruel ! car il est temps que ma douleur éclate,Et qu’un juste reproche accable une âme ingrate :Est-ce là ce beau feu ? sont-ce là tes serments ?Témoignes-tu pour moi les moindres sentiments ?Je ne te parlais point de l’état déplorableOù ta mort va laisser ta femme inconsolable ;Je croyais que l’amour t’en parlerait assez,Et je ne voulais pas de sentiments forcés :Mais cette amour412 si ferme et si bien méritée,Que tu m’avais promise, et que je t’ai portée,Quand tu me veux quitter, quand tu me fais mourir,Te peut-elle arracher une larme, un soupir ?Tu me quittes, ingrat, et le fais avec joie :Tu ne la caches pas, tu veux que je la voie413 ;Et ton cœur, insensible à ces tristes appas,Se figure un bonheur où je ne serai pas !C’est donc là le dégoût qu’apporte l’hyménée ?Je te suis odieuse après m’être donnée414 !POLYEUCTE.
Hélas !PAULINE.
Que cet hélas a de peine à sortir !Encor s’il commençait un heureux repentir,Que, tout forcé qu’il est, j’y trouverais de charmes !Mais, courage, il s’émeut, je vois couler des larmes.POLYEUCTE.
J’en verse, et plût à Dieu qu’à force d’en verser,Ce cœur trop endurci se pût enfin percer !Le déplorable état où je vous abandonneEst bien digne des pleurs que mon amour vous donne ;Et, si l’on peut au ciel sentir quelques douleurs,J’y pleurerai pour vous l’excès de vos malheurs :Mais si, dans ce séjour de gloire et de lumière,Ce Dieu tout juste et bon peut souffrir ma prière,S’il y daigne écouter un conjugal amour,Sur votre aveuglement il répandra le jour.Seigneur, de vos bontés il faut que je l’obtienne ;Elle a trop de vertus pour n’être pas chrétienne415 :Avec trop de mérite il vous plut la former,Pour ne vous pas connaître et ne vous pas aimer,Pour vivre des enfers esclave infortunée,Et sous leur triste joug mourir comme elle est née.PAULINE.
Que dis-tu, malheureux ? qu’oses-tu souhaiter ?POLYEUCTE.
Ce que de tout mon sang je voudrais acheter.PAULINE.
Que plutôt !…POLYEUCTE.
C’est en vain qu’on se met en défense :Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense.Ce bienheureux moment n’est pas encor venu ;Il viendra, mais le temps ne m’en est pas connu.PAULINE.
Quittez cette chimère, et m’aimez.POLYEUCTE.
Je vous aime,Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même.PAULINE.
Au nom de cet amour ne m’abandonnez pas.POLYEUCTE.
Au nom de cet amour daignez suivre mes pas.PAULINE.
C’est peu de me quitter, tu veux donc me séduire ?POLYEUCTE.
C’est peu d’aller au ciel, je veux vous y conduire.PAULINE.
Imaginations !POLYEUCTE.
Célestes vérités !PAULINE.
Étrange aveuglement !POLYEUCTE.
Éternelles clartés !PAULINE.
Tu préfères la mort à l’amour de Pauline !POLYEUCTE.
Vous préférez le monde à la bonté divine !PAULINE.
Va, cruel, va mourir : tu ne m’aimas jamais.POLYEUCTE.
Vivez heureuse au monde, et me laissez en paix.PAULINE.
Oui, je t’y vais laisser : ne t’en mets plus en peine…416
Acte V, scène III.
Profession de foi de Polyeucte.
Félix, Polyeucte, Pauline.
POLYEUCTE.
Je n’adore qu’un Dieu, maître de l’univers,Sous qui tremblent le ciel, la terre et les enfers ;Un Dieu qui, nous aimant d’une amour infinie,Voulut mourir pour nous avec ignominie,Et qui, par un effort de cet excès d’amour,Veut pour nous en victime être offert chaque jour.Mais j’ai tort d’en parler à qui ne peut m’entendre.Voyez l’aveugle erreur que vous osez défendre :Des crimes les plus noirs vous souillez tous vos dieux ;Vous n’en punissez point qui n’ait son maître aux cieux.La prostitution, l’adultère, l’inceste,Le vol, l’assassinat, et tout ce qu’on déteste,C’est l’exemple qu’à suivre offrent vos immortels417.J’ai profané leur temple et brisé leurs autels ;Je le ferais encor, si j’avais à le faire418,Même aux yeux de Félix, même aux yeux de Sévère,Même aux yeux du sénat, aux yeux de l’empereur.FÉLIX.
Enfin ma bonté cède à ma juste fureur :Adore-les, ou meurs.POLYEUCTE.
Je suis chrétien.FÉLIX.
Impie !Adore-les, te dis-je, ou renonce à la vie.POLYEUCTE.
Je suis chrétien419.FÉLIX.
Tu l’es ? ô cœur trop obstiné !Soldats, exécutez l’ordre que j’ai donné.PAULINE.
Où le conduisez-vous ?FÉLIX.
À la mort.POLYEUCTE.
À la gloire.Chère Pauline, adieu : conservez ma mémoire.PAULINE.
Je te suivrai partout, et mourrai si tu meurs.POLYEUCTE.
Ne suivez point mes pas, ou quittez vos erreurs.FÉLIX.
Qu’on l’ôte de mes yeux et que l’on obéisse :Puisqu’il aime à périr, je consens qu’il périsse.
Acte V, scène V.
Pauline embrasse la foi chrétienne.
Félix, Pauline, Albin.
PAULINE.
Père barbare achève, achève ton ouvrage ;Cette seconde hostie420 est digne de ta rage :Joins ta fille à ton gendre : ose : que tardes-tu ?Tu vois le même crime, ou la même vertu.Ta barbarie en elle a les mêmes matières :Mon époux, en mourant, m’a laissé ses lumières ;Son sang, dont les bourreaux viennent de me couvrir,M’a dessillé les yeux, et me les vient d’ouvrir421.Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée422 :De ce bienheureux sang tu me vois baptisée ;Je suis chrétienne enfin : n’est-ce point assez dit ?Conserve, en me perdant, ton rang et ton crédit ;Redoute l’empereur, appréhende Sévère ;Si tu ne veux périr, ma perte est nécessaire :Polyeucte m’appelle à cet heureux trépas ;Je vois Néarque et lui qui me tendent les bras.Mène, mène-moi voir tes dieux que je déteste :Ils n’en ont brisé qu’un, je briserai le reste.On m’y verra braver tout ce que vous craignez,Ces foudres impuissants qu’en leurs mains vous peignez,Et, saintement rebelle aux lois de la naissance,Une fois envers toi manquer d’obéissance.Ce n’est point ma douleur que par là je fais voir :C’est la grâce qui parle, et non le désespoir.Le faut-il dire encor ? Félix, je suis chrétienne.Affermis, par ma mort, ta fortune et la mienne :Le coup à l’un et l’autre en sera précieux,Puisqu’il t’assure en terre, en m’élevant aux cieux423.
Rodogune424. (Dénouement.)
Animée d’une haine mortelle contre Rodogune, dont ses deux fils se sont disputé la main, Cléopâtre a conspiré non seulement la perte de cette princesse, mais celle de ses propres enfants. Antiochus, l’un d’eux, avait conduit au temple Rodogune, qui allait devenir son épouse, et la cérémonie était près de s’accomplir lorsqu’on apprend tout à coup que le frère d’Antiochus, Séleucus, percé d’un coup d’épée, vient de rendre le dernier soupir. L’un des personnages raconte qu’il l’a trouvé baigné dans son sang.
Acte V, scène IV.
Cléopâtre (reine de Syrie, veuve de Démétrius Nicanor), Antiochus (fils de Démétrius et de Cléopâtre), Rodogune (sœur de Phraste, roi des Parthes), Timagène (ancien gouverneur d’Antiochus et de Séleucus son frère).
TIMAGÈNE (À Antiochus).
Avec assez de peine il425 ouvre un œil mourant ;Et, ce reste égare de lumière incertaineLui peignant son cher frère au lieu de Timagène,Rempli de votre idée, il m’adresse pour vousCes mots où l’amitié règne sur le courroux :« Une main qui nous fut bien chère« Venge ainsi le refus d’un coup trop inhumain426.« Régnez ; et surtout, mon cher frère,« Gardez-vous de la même main.« C’est… » La parque à ce mot lui coupe la parole ;Sa lumière s’éteint, et son âme s’envole :Et moi, tout effrayé d’un si tragique sort,J’accours pour vous en faire un funeste rapport.ANTIOCHUS.
Rapport vraiment funeste, et sort vraiment tragique,Qui va changer en pleurs l’allégresse publique.Ô frère, plus aimé que la clarté du jour !Ô rival, aussi cher que m’était mon amour !Je te perds, et je trouve en ma douleur extrêmeUn malheur dans ta mort plus grand que ta mort même.Ô de ses derniers mots fatale obscurité !En quel gouffre d’horreur m’as-tu précipité ?Quand j’y pense chercher la main qui l’assassine,Je m’impute à forfait tout ce que j’imagine ;Mais aux marques enfin que tu m’en viens donner,Fatale obscurité ! qui dois-je en soupçonner ?« Une main qui nous fut bien chère ! »Madame, est-ce la vôtre ou celle de ma mère427 ?Vous vouliez toutes deux un coup trop inhumain ;Nous vous avons tous deux refusé notre main :Qui de vous s’est vengée ? est-ce l’une, est-ce l’autreQui fait agir la sienne au refus de la nôtre ?Est-ce vous qu’en coupable il me faut regarder ?Est-ce vous désormais dont je me dois garder428 ?CLÉOPÂTRE.
Quoi ! vous me soupçonnez ?RODOGUNE.
Quoi ! je vous suis suspecte ?ANTIOCHUS.
Je suis amant et fils, je vous aime et respecte ;Mais, quoi que sur mon cœur puissent des noms si doux,À ces marques enfin je ne connais que vous.As-tu bien entendu ? dis-tu vrai, Timagène ?TIMAGÈNE.
Avant d’en soupçonner la princesse ou la reine,Je mourrais mille fois ; mais enfin mon récitContient, sans rien de plus, ce que le prince a dit.ANTIOCHUS.
D’un et d’autre côté l’action est si noire,Que, n’en pouvant douter, je n’ose encor la croire.Ô quiconque des deux avez versé son sang,Ne vous préparez plus à me percer le flanc.Nous avons mal servi vos haines mutuelles,Aux jours l’une de l’autre également cruelles ;Mais si j’ai refusé ce détestable emploi,Je veux bien vous servir toutes deux contre moi :Qui que vous soyez donc, recevez une vieQue déjà vos fureurs m’ont à demi ravie.RODOGUNE.
Ah ! seigneur, arrêtez.TIMAGÈNE.
Seigneur, que faites-vous ?ANTIOCHUS.
Je sers ou l’une ou l’autre, et je préviens ses coups.CLÉOPÂTRE.
Vivez, régnez heureux.ANTIOCHUS.
Ôtez-moi donc de doute,Et montrez-moi la main qu’il faut que je redoute,Qui pour m’assassiner ose me secourir,Et me sauve de moi pour me faire périr.Puis-je vivre et traîner cette gêne éternelle429,Confondre l’innocente avec la criminelle,Vivre, et ne pouvoir plus vous voir sans m’alarmer,Vous craindre toutes deux, toutes deux vous aimer ?Vivre avec ce tourment, c’est mourir à toute heure.Tirez-moi de ce trouble, ou souffrez que je meure,Et que mon déplaisir430, par un coup généreux,Épargne un parricide à l’une de vous deux.CLÉOPÂTRE.
Puisque le même jour que ma main vous couronneJe perds un de mes fils et l’autre me soupçonne,Qu’au milieu de mes pleurs, qu’il devrait essuyer,Son peu d’amour me force à me justifier,Si vous n’en pouvez mieux consoler une mèreQu’en la traitant d’égal431 avec une étrangère,Je vous dirai, seigneur (car ce n’est plus à moiÀ nommer autrement et mon juge et mon roi),Que vous voyez l’effet de cette vieille haineQu’en dépit de la paix me garde l’inhumaine,Qu’en son cœur du passé soutient le souvenir,Et que j’avais raison de vouloir prévenir.Elle a soif de mon sang, elle a voulu répandre432 :J’ai prévu d’assez loin ce que j’en viens d’apprendre :Mais je vous ai laissé désarmer mon courroux.À Rodogune.
Sur la foi de ses pleurs je n’ai rien craint de vous,Madame ; mais, ô dieux ! quelle rage est la vôtre !Quand je vous donne un fils, vous assassinez l’autre,Et m’enviez soudain l’unique et faible appuiQu’une mère opprimée eût pu trouver en lui !Quand vous m’accablerez, où sera mon refuge ?Si je m’en plains au roi, vous possédez mon juge ;Et s’il m’ose écouter, peut-être, hélas ! en vainIl voudra se garder de cette même main.Enfin je suis leur mère, et vous leur ennemie ;J’ai recherché leur gloire, et vous leur infamie ;Et si je n’eusse aimé ces fils que vous m’ôtez,Votre abord en ces lieux les eût déshérités.C’est à lui maintenant, en cette concurrence,À régler ses soupçons sur cette différence,À voir de qui des deux il doit se défier,Si vous n’avez un charme à433 vous justifier.RODOGUNE, à Cléopâtre.
Je me défendrai mal : l’innocence étonnéeNe peut s’imaginer qu’elle soit soupçonnée ;Et n’ayant rien prévu d’un attentat si grand,Qui l’en veut accuser sans peine la surprend.Je ne m’étonne point de voir que votre hainePour me faire coupable a quitté Timagène434.Au moindre jour ouvert de tout jeter sur moi,Son récit s’est trouvé digne de votre foi.Vous l’accusiez pourtant, quand votre âme alarméeCraignait qu’en expirant ce fils vous eût nommée :Mais de ses derniers mots voyant le sens douteux,Vous avez pris soudain le crime entre nous deux.Certes, si vous voulez passer435 pour véritableQue l’une de nous deux de sa mort soit coupable,Je veux bien par respect ne vous imputer rien :Mais votre bras au crime est plus fait que le mien ;Et qui sur un époux fit son apprentissageA bien pu sur un fils achever son ouvrage.Je ne dénierai point, puisque vous les savez,De justes sentiments dans mon âme élevés :Vous demandiez mon sang ; j’ai demandé le vôtre :Le roi sait quels motifs ont poussé l’une et l’autre ;Comme par sa prudence il a tout adouci,Il vous connaît peut-être, et me connaît aussi.À Antiochus.
Seigneur, c’est un moyen de vous être bien chèreQue pour don nuptial vous immoler un frère ;On fait plus : on m’impute un coup si plein d’horreur,Pour me faire un passage à vous percer le cœur.À Cléopâtre.
Où fuirais-je de vous après tant de furie,Madame ? et que ferait toute votre Syrie,Où, seule et sans appui contre mes attentats,Je verrais ? Mais, seigneur, vous ne m’écoutez pas !ANTIOCHUS.
Non, je n’écoute rien ; et dans la mort d’un frèreJe ne veux point juger entre vous et ma mère :Assassinez un fils, massacrez un époux,Je ne veux me garder ni d’elle ni de vous.Suivons aveuglément ma triste destinée :Pour m’exposer à tout achevons l’hyménée.Cher frère, c’est pour moi le chemin du trépas :La main qui t’a percé ne m’épargnera pas ;Je cherche à te rejoindre, et non à m’en défendre,Et lui veux bien donner tout lieu de me surprendre :Heureux si sa fureur qui me prive de toiSe fait bien tôt connaître en achevant sur moi436,Et si du ciel trop lent à la réduire en poudre,Son crime redoublé peut arracher la foudre !Donnez-moi…RODOGUNE, l’empêchant de prendre la coupe.
Quoi, seigneur !ANTIOCHUS.
Vous m’arrêtez en vain : Donnez.RODOGUNE.
Ah ! gardez-vous de l’une et l’autre main !Cette coupe est suspecte, elle vient de la reine ;Craignez de toutes deux quelque secrète haine.CLÉOPÂTRE.
Qui m’épargnait tantôt ose enfin m’accuser !RODOGUNE.
De toutes deux, madame, il doit tout refuser.Je n’accuse personne, et vous tiens innocente ;Mais il en faut sur l’heure une preuve évidente :Je veux bien à mon tour subir les mêmes lois.On ne peut craindre trop pour le salut des rois.Donnez donc cette preuve ; et, pour toute réplique,Faites faire un essai par quelque domestique437.CLÉOPÂTRE, prenant la coupe.
Je le ferai moi-même438. Eh bien ! redoutez-vousQuelque sinistre effet encor de mon courroux ?J’ai souffert cet outrage avec que patience.ANTIOCHUS, prenant la coupe de la main de Cléopâtre, après qu’elle a bu.
Pardonnez-lui, madame, un peu de défiance :Comme vous l’accusez, elle fait son effortÀ rejeter sur vous l’horreur de cette mort ;Et, soit amour pour moi, soit adresse pour elle439,Ce soin la fait paraître un peu moins criminelle.Pour moi, qui ne vois rien, dans le trouble où je suis,Qu’un gouffre de malheurs, qu’un abîme d’ennuis,Attendant qu’en plein jour ces vérités paraissent,J’en laisse la vengeance aux dieux qui les connaissent,Et vais sans plus tarder…RODOGUNE.
Seigneur, voyez ses yeuxDéjà tout égarés, troubles et furieux,Cette affreuse sueur qui court sur son visage,Cette gorge qui s’enfle. Ah ! bons dieux ! quelle rage !Pour vous perdre après elle, elle a voulu périr.ANTIOCHUS, rendant la coupe à Laonice.
N’importe, elle est ma mère, il faut la secourir.CLÉOPÂTRE.
Va, tu me veux en vain rappeler à la vie ;Ma haine est trop fidèle, et m’a trop bien servie :Elle a paru trop tôt pour te perdre avec moi ;C’est le seul déplaisir qu’en mourant je reçoi :Mais j’ai cette douceur dedans cette disgrâceDe ne voir point régner ma rivale en ma place440.Règne ; de crime en crime enfin te voilà roi.Je t’ai défait d’un père, et d’un frère, et de moi :Puisse le ciel tous deux vous prendre pour victimes,Et laisser choir sur vous les peines de mes crimes !Puissiez-vous ne trouver dedans votre unionQu’horreur, que jalousie et que confusion !Et, pour vous souhaiter tous les malheurs ensemble,Puisse naître de vous un fils qui me ressemble !ANTIOCHUS.
Ah ! vivez pour changer cette haine en amour.CLÉOPÂTRE.
Je maudirais les dieux s’ils me rendaient le jour.Qu’on m’emporte d’ici : je me meurs. Laonice,Si tu veux m’obliger par un dernier service,Après les vains efforts de mes inimitiés,Sauve-moi de l’affront de tomber à leurs pieds.
Au roi441 (1676).
Est-il vrai, grand monarque, et puis-je me vanterQue tu prennes plaisir à me ressusciter,Qu’au bout de quarante ans, Cinna, Pompée, Horace,Reviennent à la mode et retrouvent leur place,Et que l’heureux brillant de mes jeunes rivaux442N’ôte pas leur vieux lustre à mes premiers travaux ?Achève : les derniers n’ont rien qui dégénère,Rien qui les fasse croire enfants d’un autre père ;Ce sont des malheureux étouffés au berceau,Qu’un seul de tes regards tirerait du tombeau.On voit Sertorius, Œdipe et RodoguneRétablis par ton choix dans toute leur fortune ;Et ce choix montrerait qu’Othon et SurénaNe sont pas des cadets indignes de Cinna443…Le peuple, je l’avoue, et la cour les dégradent.Je faiblis, ou du moins ils se le persuadent ;Pour bien écrire encor, j’ai trop longtemps écrit :Et les rides du front passent jusqu’à l’esprit ;Mais contre cet abus que j’aurais de suffragesSi tu donnais les tiens à mes derniers ouvrages !Que de tant de bonté l’impérieuse loiRamènerait bientôt et peuple et cour vers moi !Tel Sophocle à cent ans charmait encore Athènes,Tel bouillonnait encor son vieux sang dans ses veines,Diraient-ils à l’envi, lorsqu’Œdipe aux aboisDe ses juges pour lui gagna toutes les voix.Je n’irai pas si loin : et si mes quinze lustresFont encor quelque peine aux modernes illustres ;S’il en est de fâcheux jusqu’à s’en chagriner,Je n’aurai pas longtemps à les importuner.Quoi que je m’en promette, ils n’en ont rien à craindre ;C’est le dernier éclat d’un feu prêt à s’éteindre :Sur le point d’expirer il tâche d’éblouir,Et ne frappe les yeux que pour s’évanouir.
La Fontaine444 (1621-1695.)
[Notice.]
Né à Château-Thierry (Champagne) le 8 juillet 1621, La Fontaine fit plus que de surpasser les fabulistes qui lui avaient frayé la voie ou qui devaient le suivre : il éleva l’apologue à un rang dont on n’avait pas soupçonné la hauteur. Jamais écrivain ne se piqua toutefois moins que lui de prétentions ambitieuses : il ignora assez longtemps que la nature l’eût créé poète, et telle était sa simplicité, qu’il sembla dans la suite, en produisant ses plus grandes beautés, obéir à une sorte d’instinct supérieur. Non que le travail n’ait mûri les fruits spontanés du génie de La Fontaine ; mais le comble de l’art fut pour lui, comme pour tous les maîtres, d’en dissimuler la trace : au mérite de plaire il joignit essentiellement, d’après sa propre expression, celui de paraître n’y penser pas. De là l’originalité et le charme de cet auteur inimitable445 : ce qui complète l’un et l’autre, c’est que sous l’inspiration vraie qui le dirige on aperçoit toujours le cœur de l’homme. Nul ne prend plus d’intérêt que lui à tout ce qu’il raconte ; et la race humaine n’est pas le seul objet sur lequel il épanche le riche fonds de sa bienveillance : les animaux sont pour lui des hôtes de cette terre, auxquels il n’est pas étranger. Sa vive sympathie anime tout l’univers à nos yeux, et ses fables sont comme une vaste scène où il se montre souvent le rival de Molière446. Non moins que Molière, il nous avertit et nous corrige en nous amusant. Chez lui, que de règles de conduite et de préceptes de morale renfermés dans des vers devenus proverbes et présents à toutes les mémoires ! Quel âge et quelle situation de la vie n’ont pas beaucoup à lui emprunter447 ?
La Mort et le mourant.
La Mort ne surprend point le sage448 :Il est toujours prêt à partir,S’étant su lui-même avertirDu temps où l’on se doit résoudre à ce passage.Ce temps, hélas ! embrasse tous les temps ;Qu’on le partage en jours, en heures, en moments,Il n’en est point qu’il ne comprenneDans le fatal tribut : tous sont de son domaine ;Et le premier instant où les enfants des roisOuvrent les yeux à la lumièreEst celui qui vient quelquefoisFermer pour toujours leur paupière.Défendez-vous par la grandeur,Alléguez la beauté, la vertu, la jeunesse449 :La Mort ravit tout sans pudeur ;Un jour le monde entier accroîtra sa richesse.Il n’est rien de moins ignoré ;Et, puisqu’il faut que je le die450,Rien où l’on soit moins préparé.
Un mourant qui comptait plus de cent ans de vieSe plaignait à la Mort que précipitammentElle le contraignait de partir tout à l’heure,Sans qu’il eût fait son testament,Sans l’avertir au moins. « Est-il juste qu’on meureAu pied levé451 ? dit-il ; attendez quelque peu :Ma femme ne veut pas que je parte sans elle ;Il me reste à pourvoir un arrière-neveu ;Souffrez qu’à mon logis j’ajoute encore une aile.Que vous êtes pressante, ô déesse cruelle ! —Vieillard, lui dit la Mort, je ne t’ai point surpris.Tu te plains sans raison de mon impatience.Eh ! n’as-tu pas cent ans ? Trouve-moi dans ParisDeux mortels aussi vieux ; trouve-m’en dix en FranceJe devais, ce dis-tu, te donner quelque avisQui te disposât à la chose :J’aurais trouvé ton testament tout fait,Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait.Ne te donna-t-on pas des avis, quand la causeDu marcher et du mouvement,Quand les esprits, le sentiment,Quand tout faillit en toi ? Plus de goût, plus d’ouïe ;Toute chose pour toi semble être évanouie ;Pour toi l’astre du jour prend des soins superflus :Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus.Je t’ai fait voir tes camaradesOu morts, ou mourants, ou malades.Qu’est-ce que tout cela, qu’un avertissement ?Allons, vieillard, et sans réplique :Il n’importe à la républiqueQue tu fasses ton testament. »La Mort avait raison : je voudrais qu’à cet âgeOn sortit de la vie ainsi que d’un banquet452,Remerciant son hôte, et qu’on fil son paquet :Car de combien peut-on retarder le voyage !Tu murmures, vieillard ! vois ces jeunes453 mourir ;Vois-les marcher, vois-les courirÀ des morts, il est vrai, glorieuses et belles,Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles.J’ai beau te le crier ; mon zèle est indiscret :Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.
L’Homme et la couleuvre.
Un homme vit une couleuvre :« Ah ! méchante, dit-il, je m’en vais faire une œuvreAgréable à tout l’univers ! »À ces mots, l’animal pervers(C’est le serpent que je veux dire,Et non l’homme ; on pourrait aisément s’y tromper455),À ces mots, le serpent, se laissant attraper,Est pris, mis en un sac ; et, ce qui fut le pire,On résolut sa mort, fût-il coupable ou non.Afin de le payer toutefois de raison,L’autre lui fit cette harangue :« Symbole des ingrats456 ! être bon aux méchants,C’est être sot ; meurs donc : ta colère et tes dentsNe me nuiront jamais. » Le serpent, en sa langue,Reprit du mieux qu’il put : « S’il fallait condamnerTous les ingrats qui sont au monde,À qui pourrait-on pardonner ?Toi-même tu te fais ton procès : je me fondeSur tes propres leçons ; jette les yeux sur toi.Mes jours sont en tes mains, tranche-les ; ta justice,C’est ton utilité, ton plaisir, ton caprice457 :Selon ces lois, condamne-moi ;Mais trouve bon qu’avec franchiseEn mourant au moins je te diseQue le symbole des ingrats,Ce n’est point le serpent, c’est l’homme. » Ces parolesFirent arrêter l’autre ; il recula d’un pas.Enfin il repartit : « Tes raisons sont frivoles.Je pourrais décider, car ce droit m’appartient ;Mais rapportons-nous-en458. — Soit fait », dit le reptile.Une vache était là : l’on l’appelle ; elle vient :Le cas est proposé. C’était chose facile :« Fallait-il pour cela, dit-elle, m’appeler ?La couleuvre a raison : pourquoi dissimuler ?Je nourris celui-ci depuis longues années ;Il n’a sans mes bienfaits passé nulles journées ;Tout n’est que pour lui seul ; mon lait et mes enfantsLe font à la maison revenir les mains pleines :Même j’ai rétabli sa santé, que les ansAvaient altérée ; et mes peinesOnt pour but son plaisir ainsi que son besoin.Enfin me voilà vieille ; il me laisse en un coinSans herbe459 : s’il voulait encor me laisser paître !Mais je suis attachée : et, si j’eusse eu pour maîtreUn serpent, eût-il su jamais pousser si loinL’ingratitude ? Adieu : j’ai dit ce que je pense. »L’homme, tout étonné d’une telle sentence,Dit au serpent : « Faut-il croire ce qu’elle dit !C’est une radoteuse ; elle a perdu l’esprit.Croyons ce bœuf460. — Croyons », dit la rampante bête.Ainsi dit, ainsi fait. Le bœuf vient à pas lents.Quand il eut ruminé tout le cas en sa tête461,Il dit que du labeur des ansPour nous seuls il portait les soins les plus pesants,Parcourant sans cesser ce long cercle de peinesQui, revenant sur soi, ramenait dans nos plainesCe que Cérès nous donne, et vend aux animaux ;Que cette suite de travauxPour récompense avait, de tous tant que nous sommes,Force coups, peu de gré462 ; puis, quand il était vieux,On croyait l’honorer chaque fois que les hommesAchetaient de son sang l’indulgence des dieux.Ainsi parla le bœuf. L’homme dit : « Faisons taireCet ennuyeux déclamateur ;Il cherche de grands mots, et vient ici se faire,Au lieu d’arbitre, accusateur.Je le récuse aussi. » L’arbre étant pris pour juge,Ce fut bien pis encore. Il servait de refugeContre le chaud, la pluie et la fureur des vents ;Pour nous seuls il ornait les jardins et les champs.L’ombrage n’était pas le seul bien qu’il sût faire :Il courbait sous les fruits. Cependant pour salaireUn rustre l’abattait ; c’était là son loyer463 ;Quoique, pendant tout l’an, libéral il nous donneOu des fleurs au printemps, ou du fruit en automne ;L’ombre, l’été ; l’hiver, les plaisirs du foyer.Que ne l’émondait-on sans prendre la cognée ?De son tempérament464, il eût encor vécu.L’homme, trouvant mauvais que l’on l’eût convaincu,Voulut à toute force avoir cause gagnée.« Je suis bien bon, dit-il, d’écouter ces gens-là ! »Du sac et du serpent aussitôt il donnaContre les murs, tant qu’il tua la bête.On en use ainsi chez les grands :La raison les offense ; ils se mettent en têteQue tout est né pour eux, quadrupèdes et gens,Et serpents.Si quelqu’un desserre les dents,C’est un sot. J’en conviens ; mais que faut-il donc faire ?Parler de loin, ou bien se taire.
Le paysan du Danube465.
Il ne faut point juger des gens sur l’apparence :Le conseil en est bon, mais il n’est pas nouveau.Jadis l’erreur du souriceauMe servit à prouver le discours que j’avance466 ;J’ai, pour le fonder à présent,Le bon Socrate, Esope, et certain paysanDes rives du Danube, homme dont Marc-AurèleNous fait un portrait fort fidèle467.On connaît les premiers : quant à l’autre, voiciLe personnage en raccourci.Son menton nourrissait une barbe touffue ;Toute sa personne velueReprésentait un ours, mais un ours mal léché468 :Sous un sourcil épais il avait l’œil caché,Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre,Portait sayon469 de poil de chèvreEt ceinture de joncs marins.Cet homme, ainsi bâti, fut député des villesQue lave le Danube. Il n’était point d’asilesOù l’avarice des RomainsNe pénétrât alors et ne portât les mains.Le député vint donc et fit cette harangue :« Romains, et vous, sénat, assis pour m’écouter,Je supplie avant tout les dieux de m’assister470 :Veuillent les immortels, conducteurs de ma langue,Que je ne dise rien qui doive être repris471 !Sans leur aide, il ne peut entrer dans les espritsQue tout mal et toute injustice :Faute d’y recourir, on viole leurs lois.Témoin nous que punit la romaine avarice :Rome est par nos forfaits, plus que par ses exploits,L’instrument de notre supplice.Craignez, Romains, craignez que le ciel quelque jourNe transporte chez vous les pleurs et la misère,Et mettant en nos mains, par un juste retour,Les armes dont se sert sa vengeance sévère,Il ne vous fasse en sa colère,Nos esclaves à votre tour.Et pourquoi sommes-nous les vôtres ? Qu’on me dieEn quoi vous valez mieux que cent peuples divers ?Quel droit vous a rendus maîtres de l’univers ?Pourquoi venir troubler une innocente vie ?Nous cultivions en paix d’heureux champs ; et nos mainsÉtaient propres aux arts, ainsi qu’au labourage.Qu’avez-vous appris aux Germains ?Ils ont l’adresse et le courage :S’ils avaient eu l’avidité,Comme vous, et la violence,Peut-être en votre place ils auraient la puissance,Et sauraient en user sans inhumanité472.Celle que vos préteurs ont sur nous exercéeN’entre qu’à peine à la pensée.La majesté de vos autelsElle-même en est offensée ;Car sachez que les immortelsOnt les regards sur nous. Grâces à vos exemples,Ils n’ont devant les yeux que des objets d’horreur,De mépris d’eux et de leurs temples,D’avarice qui va jusques à la fureur.Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome :La terre et le travail de l’hommeFont pour les assouvir des efforts superflus.Retirez-les : on ne veut plusCultiver pour eux les campagnes.Nous quittons les cités, nous fuyons aux montagnes,Nous laissons nos chères compagnes,Nous ne conversons plus qu’avec des ours affreux :Découragés de mettre au jour des malheureux,Et de peupler pour Rome un pays qu’elle opprime.Quant à nos enfants déjà nés,Nous souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés :Vos préteurs au malheur nous font joindre le crime.Retirez-les : ils ne nous apprendrontQue la mollesse et que le vice ;Les Germains, comme eux, deviendrontGens de rapine et d’avarice.C’est tout ce que j’ai vu dans Rome à mon abord.N’a-t-on point de présent à faire ?Point de pourpre à donner ? c’est en vain qu’on espèreQuelque refuge aux lois : encor leur ministèreA-t-il mille longueurs. Ce discours un peu fortDoit commencer à vous déplaire.Je finis : punissez de mortUne plainte un peu trop sincère. »À ces mots, il se couche ; et chacun étonnéAdmire le grand cœur, le bon sens, l’éloquence473Du sauvage ainsi prosterné.On le créa patrice474 ; et ce fut la vengeanceQu’on crût qu’un tel discours méritait. On choisitD’autres préteurs ; et par écritLe sénat demanda ce qu’avait dit cet homme,Pour servir de modèle aux parleurs à venir.On ne sut pas longtemps à RomeCette éloquence entretenir475.
Épître à madame de la Sablière476.
Désormais que ma muse, aussi bien que mes jours,Touche de son déclin l’inévitable cours,Et que de ma raison le flambeau va s’éteindre,Irai-je en consumer les restes à me plaindreEt, prodigue d’un temps par la Parque attendu,Le perdre à regretter celui que j’ai perdu ?Si le ciel me réserve encor quelque étincelleDu feu dont je brillais en ma saison nouvelle,Je la dois employer477, suffisamment instruitQue le plus beau couchant est voisin de la nuit.Le temps marche toujours ; ni force, ni prière,Sacrifices, ni vœux n’allongeât la carrière ;Il faudrait ménager ce qu’on va nous ravir.Mais qui vois-je que vous478 sagement s’en servir ?Si quelques-uns l’ont fait, je ne suis pas du nombre ;Des solides plaisirs je n’ai suivi que l’ombre ;J’ai toujours abusé du plus cher de nos biens.Les pensera amusants, les vagues entretiens,Cent autres passions des sages condamnéesOnt pris comme à l’envi la fleur de mes années.…………………………………………………J’entends que l’on médit : Quand donc veux-tu cesser ?Douze lustres et plus ont roulé sur ta vie :De soixante soleils la course entresuivie479Ne t’a pas vu goûter un moment de repos.Quelque part que tu sois, on voit à tout proposL’inconstance d’une âme, en ses plaisirs légère,Inquiète, et partout hôtesse passagère ;Ta conduite et tes vers, chez toi tout s’en ressent :On te veut là-dessus dire un mot en passant480.Tu changes tous les jours de manière et de style,Tu cours en un moment de Térence à Virgile.Je m’avoue, il est vrai, s’il faut parler ainsi,Papillon du Parnasse, et semblable aux abeillesÀ qui le bon Platon compare nos merveilles.Je suis chose légère481, et vole à tout sujet ;Je vais de fleur en fleur, et d’objet en objet ;À beaucoup de plaisir je mêle un peu de gloire.J’irais plus haut peut-être au temple de mémoire,Si dans un genre seul j’avais usé mes jours ;Mais quoi ! je suis volage en vers comme en amours.
Molière (1622-1673.)
[Notice.]
Né à Paris en 1622, Molière, après de bonnes études terminées dans le collège des jésuites, devenu depuis le collège Louis-le-Grand, céda à un entraînement qui a fait beaucoup de victimes et embrassa la vie de théâtre. Si dans la carrière du comédien, longtemps pour lui aventureuse et errante, il finit par trouver la réputation et même la fortune, on sait trop qu’il ne trouva pas le bonheur. Il est douloureux de penser que celui qui, par la fécondité inépuisable de sa verve maligne, a réjoui et réjouira tant de générations, ne connut que le sourire des lèvres et ne ressentit jamais la véritable joie, la paix du cœur. Des qualités élevées de caractère le rendaient cependant digne d’être plus heureux. Il n’avait pas seulement de la probité, il était compatissant et généreux. Pour sa gloire d’auteur, elle n’a point cessé de grandir482 : il n’en est pas de plus éclatante dans la littérature ; on peut ajouter dans aucune littérature. Molière a partagé en effet avec La Fontaine ce privilège de n’avoir été surpassé ou même égalé ni avant ni après lui. L’antiquité ne saurait lui opposer avec avantage Aristophane ou Plaute ; et les modernes ne nous disputent point l’honneur d’avoir produit le premier des comiques aussi bien que le modèle des fabulistes483. Molière mourut en 1673.
Le Misanthrope484. (Extraits.)
Acte I, scène I.
Philinte, Alceste.
PHILINTE.
Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ?ALCESTE, assis.
Laissez-moi, je vous prie.PHILINTE.
Mais encor, dites-moi, quelle bizarrerie…ALCESTE.
Laissez-moi là, vous dis-je, et courez-vous cacher485.PHILINTE.
Mais on entend les gens au moins sans se fâcher.ALCESTE.
Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.PHILINTE.
Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre ;Et, quoique amis, enfin, je suis tout des premiers…ALCESTE, se levant brusquement.
Moi, votre ami ? rayez cela de vos papiers.J’ai fait jusques ici profession de l’être ;Mais, après ce qu’en vous je viens de voir paraître,Je vous déclare net que je ne le suis plus,Et ne veux nulle place en des cœurs corrompus.PHILINTE.
Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte ?ALCESTE.
Allez, vous devriez mourir de pure honte.Une telle action ne saurait s’excuser,Et tout homme d’honneur s’en doit scandaliser.Je vous vois accabler un homme de caresses,Et témoigner pour lui les dernières tendresses ;De protestations, d’offres et de sermentsVous chargez la fureur de vos embrassements ;Et quand je vous demande après quel est cet homme,À peine pouvez-vous dire comme il se nomme486 :Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,Et vous me le traitez, à moi, d’indifférent.Morbleu ! c’est une chose indigne, lâche, infâme,De s’abaisser ainsi jusqu’à trahir son âme ;Et si, par un malheur, j’en avais fait autant,Je m’irais, de regret, pendre tout à l’instant.PHILINTE.
Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable ;Et je vous supplierai d’avoir pour agréableQue je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,Et ne me pende pas pour cela, s’il vous plaît.ALCESTE.
Que la plaisanterie est de mauvaise grâce !PHILINTE.
Mais, sérieusement, que voulez-vous qu’on fasse ?ALCESTE.
Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneurOn ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.PHILINTE.
Lorsqu’un homme vous vient embrasser avec joie,Il faut bien le payer de la même monnoie487 ;Répondre, comme on peut, à ses embrassements,Et rendre offre pour offre et serments pour serments.ALCESTE.
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthodeQu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;Et je ne hais rien tant que les contorsions488De tous ces grands faiseurs de protestations,Ces affables donneurs d’embrassades frivoles,Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles489Qui de civilités avec tous font combat,Et traitent du même air l’honnête homme et le fat.Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse,Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,Et vous fasse de vous un éloge éclatant.Lorsqu’au premier faquin il court en faire autant ?Non, non, il n’est point d’âme un peu bien située490Qui veuille d’une estime ainsi prostituée ;Et la plus glorieuse a des régals peu chers491,Dès qu’on voit qu’on nous mêle avec tout l’univers :Sur quelque préférence une estime se fonde,Et c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde.Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,Morbleu ! vous n’êtes pas pour être de mes gens :Je refuse d’un cœur la vaste complaisanceQui ne fait de mérite aucune différence ;Je veux qu’on me distingue, et, pour le trancher net,L’ami du genre humain n’est point du tout mon fait.PHILINTE.
Mais, quand on est du monde, il faut bien que l’on rendeQuelques dehors civils que l’usage demande.ALCESTE.
Non, vous dis-je, on devrait châtier sans pitiéCe commerce honteux de semblants d’amitié.Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontreLe fond de notre cœur dans nos discours se montre,Que ce soit lui qui parle, et que nos sentimentsNe se masquent jamais sous de vains compliments.PHILINTE.
Il est bien des endroits où la pleine franchiseDeviendrait ridicule et serait peu permise ;Et parfois, n’en déplaise à votre austère honneur,Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur.Serait-il à propos, et de la bienséance,De dire à mille gens tout ce que d’eux on pense ?Et, quand on a quelqu’un qu’on hait492 ou qui déplaît,Lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?ALCESTE.
Oui.PHILINTE.
Quoi ! vous iriez dire à la vieille ÉmilieQu’à son âge il sied mal de faire la jolie,Et que le blanc qu’elle a scandalise chacun ?ALCESTE.
Sans doute.PHILINTE.
À Dorilas qu’il est trop importun ;Et qu’il n’est, à la cour, oreille qu’il ne lasseÀ conter sa bravoure et l’éclat de sa race ?ALCESTE.
Fort bien.PHILINTE.
Vous vous moquez.ALCESTE.
Je ne me moque point ;Et je vais n’épargner personne sur ce point.Mes yeux sont trop blessés ; et la cour et la villeNe m’eurent rien qu’objets à m’échauffer la bile :J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond.Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font.Je ne trouve partout que lâche flatterie,Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie :Je n’y puis plus tenir, j’enrage ; et mon desseinEst de rompre en visière à tout le genre humain.PHILINTE.
Ce chagrin philosophe493 est un peu trop sauvage ;Je ris des noirs accès où je vous envisage,Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourrisCes deux frères que peint l’École des maris 494.Dont…ALCESTE.
Mon Dieu ! Laissons là vos comparaisons fades.PHILINTE.
Non : tout de bon, quittez toutes ces incartades.Le monde par vos soins ne se changera pas :Et, puisque la franchise a pour vous tant d’appas,Je vous dirai, tout franc, que cette maladie,Partout où vous allez, donne la comédie,Et qu’un si grand courroux contre les mœurs du tempsVous tourne en ridicule auprès de bien des gens.ALCESTE.
Tant mieux, morbleu ! tant mieux, c’est ce que je demande :Ce m’est un fort bon signe, et ma joie en est grande.Tous les hommes me sont à tel point odieux,Que je serais fâché d’être sage à leurs yeux495.PHILINTE.
Vous voulez un grand mal à la nature humaine.ALCESTE.
Oui ; j’ai conçu pour elle une effroyable haine496.PHILINTE.
Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,Seront enveloppés dans cette aversion ?Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes.ALCESTE.
Non, elle est générale, et je hais tous les hommes :Les uns, parce qu’ils sont méchants et malfaisants,Et les autres, pour être aux méchants complaisants,Et n’avoir pas pour eux ces haines vigoureusesQue doit donner le vice aux âmes vertueuses497.De cette complaisance on voit l’injuste excèsPour le franc scélérat avec qui j’ai procès.Au travers de son masque on voit à plein498 le traître :Partout il est connu pour tout ce qu’il peut être ;Et ses roulements d’yeux et son ton radouciN’imposent qu’à des gens qui ne sont point d’ici.On sait que ce pied-plat, digne qu’on le confonde,Par de sales emplois s’est poussé dans le monde,Et que par eux son sort, de splendeur revêtu,Fait gronder le mérite et rougir la vertu.Quelques titres honteux qu’en tous lieux on lui donne,Son misérable honneur ne voit pour lui personne :Nommez-le fourbe, infâme, et scélérat maudit,Tout le monde en convient, et nul n’y contredit.Cependant sa grimace est partout bienvenue :On l’accueille, on lui rit, partout il s’insinue ;Et s’il est, par la brigue, un rang à disputer,Sur le plus honnête homme on le voit l’emporter.Têtebleu499 ! ce me sont de mortelles blessures,De voir qu’avec le vice on garde des mesures ;Et parfois il me prend des mouvements soudainsDe fuir dans un désert l’approche des humains.PHILINTE.
Mon Dieu ! des mœurs du temps mettons-nous moins en peine,Et faisons un peu grâce à la nature humaine :Ne l’examinons point dans la grande rigueur,Et voyons ses défauts avec quelque douceur.Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ;À force de sagesse on peut être blâmable :La parfaite raison fuit toute extrémité,Et veut que l’on soit sage avec sobriété500.Cette grande roideur des vertus des vieux âgesHeurte trop notre siècle et les communs usages :Elle veut aux mortels trop de perfection.Il faut fléchir au temps501, sans obstination ;Et c’est une folie, à nulle autre seconde,De vouloir se mêler de corriger le monde.J’observe, comme vous, cent choses, tous les jours,Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours :Mais, quoi qu’à chaque pas je puisse voir paraître,En courroux, comme vous, on ne me voit point être.Je prends tout doucement les hommes comme ils sont :J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font ;Et je crois qu’à la cour, de même qu’à la ville,Mon flegme est philosophe autant que votre bile502.ALCESTE.
Mais ce flegme, monsieur, qui raisonne si bien503,Ce flegme pourra-t-il ne s’échauffer de rien ?Et s’il faut, par hasard, qu’un ami vous trahisse,Que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice,Ou qu’on tâche à504 semer de méchants bruits de vous,Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux ?PHILINTE.
Oui : je vois ces défauts, dont votre âme murmure,Comme vices unis à l’humaine nature505 ;Et mon esprit enfin n’est pas plus offenséDe voir un homme fourbe, injuste, intéressé,Que de voir des vautours affamés de carnage,Des singes malfaisants et des loups pleins de rage506.ALCESTE.
Je me verrai trahir, mettre en pièces, voler,Sans que je sois. Morbleu ! je ne veux point parler,Tant ce raisonnement est plein d’impertinence !PHILINTE.
Ma foi, vous ferez bien de garder le silence.Contre votre partie éclatez un peu moins,Et donnez au procès une part de vos soins.ALCESTE.
Je n’en donnerai point, c’est une chose dite.PHILINTE.
Mais qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite ?ALCESTE.
Qui je veux ? la raison, mon bon droit, l’équité.PHILINTE.
Aucun juge par vous ne sera visité ?ALCESTE.
Non. Est-ce que ma cause est injuste ou douteuse ?PHILINTE.
J’en demeure d’accord, mais la brigue est fâcheuse,Et…ALCESTE.
Non. J’ai résolu de n’en pas faire un pas.J’ai tort, ou j’ai raison.PHILINTE.
Ne vous y fiez pas.ALCESTE.
Je ne remuerai point.PHILINTE.
Votre partie est forte,Et peut, par sa cabale, entraîner…ALCESTE.
Il n’importe.PHILINTE.
Vous vous tromperez.ALCESTE.
Soit. J’en veux voir le succès507.PHILINTE.
Mais…ALCESTE.
J’aurai le plaisir de perdre mon procès.PHILINTE.
Mais enfin.ALCESTE.
Je verrai, dans cette plaiderie508,Si les hommes auront assez d’effronterie,Seront assez méchants, scélérats et pervers,Pour me faire injustice aux yeux de l’univers.PHILINTE.
Quel homme !ALCESTE.
Je voudrais, m’en coûtât-il grand-chose,Pour la beauté du fait, avoir perdu ma cause509.PHILINTE.
On se rirait de vous, Alceste, tout de bon,Si l’on vous entendait parler de la façon.ALCESTE.
Tant pis pour qui rirait…
Acte I, scène II.
Oronte, Alceste, Philinte.
ORONTE, à Alceste.
J’ai su là-bas que, pour quelques emplettes,Éliante est sortie, et Célimène aussi.Mais comme l’on m’a dit que vous étiez ici,J’ai monté pour vous dire, et d’un cœur véritable,Que j’ai conçu pour vous une estime incroyable,Et que, depuis longtemps, cette estime m’a misDans un ardent désir d’être de vos amis.Oui, mon cœur au mérite aime à rendre justice,Et je brûle qu’un nœud d’amitié nous unisse.Je crois qu’un ami chaud, et de ma qualité,N’est pas assurément pour être rejeté.(Pendant le discours d’Oronte, Alceste est rêveur, sans faire attention que c’est à lui qu’on parle ; il ne sort de sa rêverie que quand Oronte lui dit :)
C’est à vous, s’il vous plaît, que ce discours s’adresse.ALCESTE.
À moi, monsieur ?ORONTE.
À vous : trouvez-vous qu’il vous blesse ?ALCESTE.
Non pas. Mais la surprise est fort grande pour moi,Et je n’attendais pas l’honneur que je reçoi510.ORONTE.
L’estime où je vous tiens ne doit point vous surprendre,Et de tout l’univers vous la pouvez prétendre.ALCESTE.
Monsieur.ORONTE.
L’État n’a rien qui ne soit au-dessousDu mérite éclatant que l’on découvre en vous.ALCESTE.
Monsieur.ORONTE.
Oui, de ma part, je vous tiens préférableÀ tout ce que j’y vois de plus considérable511.ALCESTE.
Monsieur.ORONTE.
Sois-je du ciel écrasé, si je mens !Et, pour vous confirmer ici mes sentiments,Souffrez qu’à cœur ouvert, monsieur, je vous embrasseEt qu’en votre amitié je vous demande place.Touchez là, s’il vous plaît. Vous me la promettez,Votre amitié ?ALCESTE.
Monsieur.ORONTE.
Quoi ! vous y résistez ?ALCESTE.
Monsieur, c’est trop d’honneur que vous me voulez faire :Mais l’amitié demande un peu plus de mystère512 ;Et c’est assurément en profaner le nom,Que de vouloir le mettre à toute occasion.Avec lumière et choix cette union veut naître ;Avant que513 nous lier, il faut nous mieux connaître ;Et nous pourrions avoir telles complexions,Que tous deux du marché nous nous repentirions.ORONTE.
Parbleu ! c’est là-dessus parler en homme sage,Et je vous en estime encore davantage.Souffrons donc que le temps forme des nœuds si doux ;Mais, cependant, je m’offre entièrement à vous :S’il faut faire à la cour pour vous quelque ouverture,On sait qu’auprès du roi je fais quelque figure ;Il m’écoute, et dans tout il en use, ma foi,Le plus honnêtement du monde avecque moi.Enfin je suis à vous de toutes les manières ;Et, comme votre esprit a de grandes lumières,Je viens, pour commencer entre nous ce beau nœud,Vous montrer un sonnet que j’ai fait depuis peu,Et savoir s’il est bon qu’au publie je l’expose.ALCESTE.
Monsieur, je suis mal propre514 à décider la chose ;Veuillez m’en dispenser.ORONTE.
Pourquoi ?ALCESTE.
J’ai le défautD’être un peu plus sincère en cela qu’il ne faut.ORONTE.
C’est ce que je demande ; et j’aurais lieu de plainte,Si, m’exposant à vous515 pour me parler sans feinte,Vous alliez me trahir et me déguiser rien.ALCESTE.
Puisqu’il vous plaît ainsi, monsieur, je le veux bien.ORONTE.
Sonnet. C’est un sonnet. L’espoir… C’est une dameQui de quelque espérance avait flatté ma flamme.L’espoir. Ce ne sont point de ces grands vers pompeux,Mais de petits vers doux, tendres et langoureux.ALCESTE.
Nous verrons bien.ORONTE.
L’espoir… Je ne sais si le stylePourra vous en paraître assez net et facile,Et si du choix des mots vous vous contenterez.ALCESTE.
Nous allons voir, monsieur.ORONTE.
Au reste, vous saurezQue je n’ai demeuré qu’un quart d’heure à le faire.ALCESTE.
Voyons, monsieur ; le temps ne fait rien à l’affaire516.ORONTE, lit.
L’espoir, il est vrai, nous soulage,Et nous berce un temps notre ennui ;Mais, Philis, le triste avantage,Lorsque rien ne marche après lui !PHILINTE.
Je suis déjà charmé de ce petit morceau517.ALCESTE, bas à Philinte.
Quoi ! vous avez le front de trouver cela beau ?ORONTE.
Vous eûtes de la complaisance ;Mais vous en deviez moins avoir,Et ne vous pas mettre en dépense,Pour ne me donner que l’espoir.PHILINTE.
Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont mises !ALCESTE, bas à Philinte.
Morbleu ! vil complaisant, vous louez des sottises518 ?ORONTE.
S’il faut qu’une attente éternellePousse à bout l’ardeur de mon zèle,Le trépas sera mon recours.Vos soins ne m’en peuvent distraire :Belle Philis, on désespèreAlors qu’on espère toujours519.PHILINTE.
La chute en est jolie, amoureuse, admirable.ALCESTE, bas, à part.
La peste de ta chute, empoisonneur au diable !En eusses-tu fait une à te casser le nez520 !PHILINTE.
Je n’ai jamais ouï de vers si bien tournés.ALCESTE, bas, à part.
Morbleu !ORONTE, à Philinte.
Vous me flattez, et vous croyez peut-être…PHILINTE.
Non, je ne flatte point.ALCESTE, bas, à part.
Hé ! que fais-tu donc, traître ?ORONTE, à Alceste.
Mais, pour vous, vous savez quel est notre traité.Parlez-moi, je vous prie, avec sincérité.ALCESTE.
Monsieur, cette matière est toujours délicate,Et sur le bel esprit nous aimons qu’on nous flatte.Mais un jour, à quelqu’un, dont je tairai le nom,Je disais, en voyant des vers de sa façon,Qu’il faut qu’un galant homme ait toujours grand empireSur les démangeaisons qui nous prennent d’écrire ;Qu’il doit tenir la bride aux grands empressementsQu’on a de faire éclat de tels amusements ;Et que, par la chaleur de montrer ses ouvrages,On s’expose à jouer de mauvais personnages521.ORONTE.
Est-ce que vous voulez me déclarer par làQue j’ai tort de vouloir… ?ALCESTE.
Je ne dis pas cela.Mais je lui disais, moi, qu’un froid écrit assomme522 ;Qu’il ne faut que ce faible à décrier523 un homme ;Et qu’eût-on, d’autre part, cent belles qualités,On regarde les gens par leurs méchants côtés.ORONTE.
Est-ce qu’à mon sonnet vous trouvez à redire ?ALCESTE.
Je ne dis pas cela. Mais, pour ne point écrire,Je lui mettais aux yeux comme, dans notre temps,Cette soif a gâté de fort honnêtes gens.ORONTE.
Est-ce que j’écris mal ? et leur ressemblerais-je ?ALCESTE.
Je ne dis pas cela524. Mais enfin, lui disais-je,Quel besoin si pressant avez-vous de rimer ?Et qui diantre vous pousse à vous faire imprimer ?Si l’on peut pardonner l’essor d’un mauvais livre,Ce n’est qu’aux malheureux qui composent pour vivre.Croyez-moi, résistez à vos tentations :Dérobez au public ces occupations ;Et n’allez point quitter, de quoi que l’on vous somme,Le nom que dans la cour vous avez d’honnête homme,Pour prendre, de la main d’un avide imprimeur,Celui de ridicule et misérable auteur.C’est ce que je tâchai de lui faire comprendre525.ORONTE.
Voilà qui va fort bien, et je crois vous entendre.Mais ne puis-je savoir ce qui dans mon sonnet… ?ALCESTE.
Franchement, il est bon à mettre au cabinet526.Vous vous êtes réglé sur de méchants modèles,Et vos expressions ne sont point naturelles.Qu’est-ce que : nous berce un temps notre ennui ?Et que : rien ne marche après lui ?Que : ne vous pas mettre en dépense,Pour ne me donner que l’espoir ?Et que : Philis, on désespèreAlors qu’on espère toujours ?
Ce style figuré, dont on fait vanité,Sort du bon caractère et de la vérité.Ce n’est que jeu de mots, qu’affectation pure,Et ce n’est point ainsi que parle la nature.Le méchant goût du siècle en cela me fait peur :Nos pères, tout grossiers, l’avaient beaucoup meilleur ;Et je prise bien moins tout ce que l’on admire :Qu’une vieille chanson que je m’en vais vous dire :
Si le roi m’avait donnéParis sa grand’ville,Et qu’il me fallût quitterL’amour de ma mie527,Je dirais au roi Henri :Reprenez votre Paris ;J’aime mieux ma mieAu Gué,J’aime mieux ma mie528.
La rime n’est pas riche et le style en est vieux ;Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieuxQue ces colifichets dont le bon sens murmure,Et que la passion parle là toute pure ?
Si le roi m’avait donnéParis sa grand’ville,Et qu’il me fallût quitterL’amour de ma mie,Je dirais au roi Henri :Reprenez votre Paris ;J’aime mieux ma mieAu Gué,J’aime mieux ma mie.
Voilà ce que peut dire un cœur vraiment épris.(À Philinte, qui rit.)
Oui, monsieur le rieur, malgré vos beaux esprits,J’estime plus cela que la pompe fleurieDe tous ces faux brillants où chacun se récrie529.ORONTE.
Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons530.ALCESTE.
Pour les trouver ainsi vous avez vos raisons ;Mais vous trouverez bon que j’en puisse avoir d’autresQui se dispenseront de se soumettre aux vôtres.ORONTE.
Il me suffit de voir que d’autres en font cas.ALCESTE.
C’est qu’ils ont l’art de feindre ; et moi, je ne l’ai pas.ORONTE.
Croyez-vous donc avoir tant d’esprit en partage ?ALCESTE.
Si je louais vos vers, j’en aurais davantage.ORONTE.
Je me passerai fort que vous les approuviez.ALCESTE.
Il faut bien, s’il vous plaît, que vous vous en passiez.ORONTE.
Je voudrais bien, pour voir, que, de votre manière,Vous en composassiez sur la même matière.ALCESTE.
J’en pourrais, par malheur, faire d’aussi méchants531 ;Mais je me garderais de les montrer aux gens.ORONTE.
Vous me parlez bien ferme, et cette suffisance.ALCESTE.
Autre part que chez moi cherchez qui vous encense.ORONTE.
Mais, mon petit monsieur, prenez-le532 un peu moins haut.ALCESTE.
Ma foi, mon grand monsieur, je le prends comme il faut.PHILINTE.
Hé ! messieurs, c’en est trop. Laissez cela, de grâce.ORONTE.
Ah ! j’ai tort, je l’avoue, et je quitte la place.Je suis votre valet, monsieur, de tout mon cœur.ALCESTE.
Et moi je suis, monsieur, votre humble serviteur.
Acte II, scène IV.
Célimène, aimée d’Alceste, reçoit d’ordinaire, au grand déplaisir de celui-ci, nombreuse compagnie. En ce moment, Basque, son valet, vient de lui annoncer déjà la visite d’Acaste.
Alceste, Célimène, Basque.
BASQUE.
Voici Clitandre encor, madame.(Il sort.)
ALCESTE.
Justement.CÉLIMÈNE.
Où courez-vous ?ALCESTE.
Je sors.CÉLIMÈNE.
Demeurez.ALCESTE.
Pourquoi faire ?CÉLIMÈNE.
Demeurez.ALCESTE.
Je ne puis.CÉLIMÈNE.
Je le veux533 !ALCESTE.
Point d’affaire :Ces conversations ne font que m’ennuyer,Et c’est trop que vouloir me les faire essuyer.CÉLIMÈNE.
Je le veux, je le veux.ALCESTE.
Non, il m’est impossible.CÉLIMÈNE.
Eh bien ! allez, sortez ; il vous est tout loisible.
Acte II, scène V.
Éliante, Philinte, Acaste, Clitandre, Alceste, Célimène, Basque.
ÉLIANTE, à Célimène.
Voici les deux marquis qui montent avec nous ; Vous l’est-on venu dire ?CÉLIMÈNE.
Oui. (À Basque.) Des sièges pour tous.(Basque donne des sièges et sort.)
(À Alceste.)
Vous n’êtes pas sorti ?ALCESTE.
Non534 ; mais je veux, madame,Ou pour eux ou pour moi faire expliquer votre âme.CÉLIMÈNE.
Taisez-vous.ALCESTE.
Aujourd’hui, vous vous expliquerez.CÉLIMÈNE.
Vous perdez le sens.ALCESTE.
Point. Vous vous déclarerez.CÉLIMÈNE.
Ah !ALCESTE.
Vous prendrez parti.CÉLIMÈNE.
Vous vous moquez, je pense.ALCESTE.
Non. Mais vous choisirez : c’est trop de patience535…
Boileau (1636-1711.)
[Notice.]
Boileau, né à Paris en 1636, avait commencé par se faire recevoir avocat, comme P. Corneille, et il se disait, à raison de l’état de ses pères, sorti de la poudre du greffe. Successeur de Régnier, mais plus réglé que lui dans sa marche, sans avoir moins de verve, il compléta l’œuvre de réforme entreprise par Malherbe, Balzac et Vaugelas. Son caractère, comme son talent, avait de l’autorité et de la vigueur : c’est ce qui explique son influence, qui, si grande de son vivant, a duré après lui, malgré les protestations et les révoltes. Il mourut en 1711 et les efforts de ses adversaires n’ont fait que sanctionner sa gloire. Nul, en effet, n’a su renfermer avec plus de netteté et de vigueur sa pensée dans un vers énergiquement frappé : encore ne s’est-il pas contenté de chercher et d’atteindre pour lui le degré suprême de la perfection ; il a enseigné aux habiles à se contenter difficilement pour être plus sûrs de contenter le lecteur. Dans la satire et dans l’épître, on a pu faire autrement, on n’a pas mieux fait que Boileau. Jamais les règles de la poésie n’ont trouvé on plus élégant et plus judicieux interprète. Quelques morceaux de lui attestent en outre qu’il était capable d’une haute inspiration héroïque ; et, en se jouant dans une épopée badine, il a montré que l’originalité de l’invention ne manquait nullement à son sage esprit, et que son imagination flexible pouvait prendre au besoin les tons les plus divers536.
Épître VI (fragment).
À Lamoignon537. Les plaisirs de la campagne.
Oui, Lamoignon, je fuis les chagrins de la ville,Et contre eux la campagne est mon unique asile.Du lieu qui m’y retint veux-tu voir le tableau ?C’est un petit village, ou plutôt un hameau538,Bâti sur le penchant d’un long rang de collines,D’où l’œil s’égare au loin dans les plaines voisines.La Seine, au pied des monts que son flot vient laver,Voit du sein de ses eaux vingt îles s’élever,Qui, partageant son cours en diverses manières,D’une rivière seule y forment vingt rivières.Tous les bords sont couverts de saules non plantésEt de noyers souvent du passant insultés539.Le village au-dessus forme un amphithéâtre ;L’habitant ne connaît ni la chaux ni le plâtre ;Et dans le roc, qui cède et se coupe aisément,Chacun sait de sa main creuser son logement.La maison du seigneur, seule un peu plus ornée,Se présente au dehors de murs environnée.Le soleil en naissant la regarde d’abord,Et le mont la défend des outrages du nordC’est là, cher Lamoignon, que mon esprit tranquilleMet à profit les jours que la Parque me file.Ici dans un vallon bornant tous mes désirs,J’achète à peu de frais de solides plaisirs.Tantôt, un livre en main, errant dans les prairies,J’occupe ma raison d’utiles rêveries :Tantôt, cherchant la fin d’un vers que je construi540,Je trouve au coin d’un bois le mot qui m’avait fui ;Quelquefois, aux appas541 d’un hameçon perfide,J’amorce en badinant le poisson trop avide ;Ou d’un plomb qui suit l’œil, et part avec l’éclair,Je vais faire la guerre aux habitants de l’air.Une table au retour, propre et non magnifique,Nous présente un repas agréable et rustique :Là, sans s’assujettir aux dogmes du Broussain542,Tout ce qu’on boit est bon, tout ce qu’on mange est sain ;La maison le fournit, la fermière l’ordonne,Et mieux que Bergerat543 l’appétit l’assaisonne.Ô fortuné séjour ! ô champs aimés des cieux !Que, pour jamais foulant vos prés délicieux,Ne puis-je ici fixer ma course vagabonde,Et connu de vous seuls oublier tout le monde544.Mais à peine, du sein de vos vallons chérisArraché malgré moi, je rentre dans Paris,Qu’en tous lieux les chagrins m’attendent au passage.Un cousin, abusant d’un fâcheux parentage545,Veut qu’encor tout poudreux, et sans me débotter,Chez vingt juges pour lui j’aille solliciter ;Il faut voir de ce pas les plus considérables :L’un demeure au Marais, et l’autre aux Incurables.Je reçois vingt avis qui me glacent d’effroi :— Hier, dit-on, de vous on parla chez le roi,Et d’attentat horrible on traita la satire.— Et le roi, que dit-il ? — Le roi se prit à rire.Contre vos derniers vers on est fort en courroux :Pradon a mis au jour un livre contre vous ;Et chez le chapelier du coin de notre placeAutour d’un caudebec j’en ai lu la préface546L’autre jour, sur un mot, la cour vous condamna.Le bruit court qu’avant-hier on vous assassina :Un écrit scandaleux sous votre nom se donne :D’un pasquin547 qu’on a fait, au Louvre on vous soupçonne.— Moi ? — Vous : on nous l’a dit dans le Palais-Royal.Douze ans sont écoulés depuis le jour fatalQu’un libraire, imprimant les essais de ma plume,Donna, pour mon malheur, un trop heureux volume.Toujours depuis ce temps, en proie aux sots discours,Contre eux la vérité m’est un faible secours.Vient-il de la province une satire fade,D’un plaisant du pays insipide boutade ?Pour la faire courir on dit qu’elle est de moi ;Et le sot campagnard le croit de bonne foi.J’ai beau prendre à témoin et la cour et la ville :— Non ; à d’autres, dit-il ; on connaît votre style.Combien de temps ces vers vous ont-ils bien coûté ?— Ils ne sont point de moi, monsieur, en vérité :Peut-on m’attribuer ces sottises étranges ?— Ah ! monsieur, vos mépris vous servent de louanges.Ainsi, de cent chagrins dans Paris accablé,Juge si, toujours triste, interrompu, troublé,Lamoignon, j’ai le temps de courtiser les muses !Le monde cependant se rit de mes excuses ;Croit que, pour m’inspirer sur chaque événement,Apollon doit venir au premier mandement548.
Épître IX (fragment).
Au marquis de Seignelay549. Éloge du vrai.
Rien n’est beau que le vrai : le vrai seul est aimable ;Il doit régner partout, et même dans la fable :De toute fiction l’adroite faussetéNe tend qu’à faire aux yeux briller la vérité..Vois-tu cet importun que tout le monde évite,Cet homme a toujours fuir, qui jamais ne vous quitte ?Il n’est pas sans esprit ; mais, né triste et pesant,Il veut être folâtre, évaporé, plaisant ;Il s’est fait de sa joie une loi nécessaire,Et ne déplaît enfin que pour vouloir trop plaire.La simplicité plaît sans étude et sans art.Tout charme en un enfant dont la langue sans fard,À peine du filet encor débarrassée,Sait d’un air innocent bégayer sa pensée.Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant ;Mais la nature est vraie, et d’abord on la sent ;C’est elle seule en tout qu’on admire et qu’on aime.Un esprit né chagrin plaît par son chagrin même.Chacun pris dans son air est agréable en soi :Ce n’est que l’air d’autrui qui peut déplaire en moi.Ce marquis était né doux, commode, agréable :On vantait en tous lieux son ignorance aimable ;Mais, depuis quelques mois devenu grand docteur,Il a pris un faux air, une sotte hauteur ;Il ne veut plus parler que de rime et de prose ;Des auteurs décriés il prend en main la cause ;Il rit du mauvais goût de tant d’hommes divers,Et va voir l’opéra seulement pour les vers.Voulant se redresser, soi-même on s’estropie,Et d’un original on fait une copie.L’ignorance vaut mieux qu’un savoir affecté.Rien n’est beau, je reviens, que par la vérité550 :C’est par elle qu’on plaît, et qu’on peut longtemps plaire.L’esprit lasse aisément, si le cœur n’est sincère551.En vain par sa grimace un bouffon odieuxÀ table nous fait rire et divertit nos yeux :Ses bons mots ont besoin de farine et de plâtre.Prenez-le tête à tête : ôtez-lui son théâtre ;Ce n’est plus qu’un cœur bas, un coquin ténébreux ;Son visage essuyé n’a plus rien que d’affreux.J’aime un esprit aisé qui se montre, qui s’ouvre,Et qui plaît d’autant plus, que plus il se découvre.Mais la seule vertu peut souffrir la clarté :Le vice, toujours sombre, aime l’obscurité ;Pour paraître au grand jour il faut qu’il se déguise :C’est lui qui de nos mœurs a banni la franchise.Jadis l’homme vivait au travail occupé,Et, ne trompant jamais, n’était jamais trompé :On ne connaissait point la ruse et l’imposture ;Le Normand même alors ignorait le parjure.Aucun rhéteur encore, arrangeant le discours,N’avait d’un art menteur enseigné les détours.Mais sitôt qu’aux humains, faciles à séduire,L’abondance eut donné le loisir de se nuire,La mollesse amena la fausse vanité.Chacun chercha pour plaire un visage emprunté :Pour éblouir les yeux, la fortune arroganteAffecta d’étaler une pompe insolente ;L’or éclata partout sur les riches habits ;On polit l’émeraude, on tailla le rubis,Et la laine et la soie, en cent façons nouvelles,Apprirent à quitter leurs couleurs naturelles552.L’ardeur de s’enrichir chassa la bonne foi :Le courtisan n’eut plus de sentiments à soi.Tout ne fut plus que fard, qu’erreur, que tromperie :On vit partout régner la basse flatterie.Le Parnasse surtout, fécond en imposteurs,Diffama le papier par ses propos menteurs.De là vint cet amas d’ouvrages mercenaires,Stances, odes, sonnets, épîtres liminaires553,Où toujours le héros passe pour sans pareil,Et, fût-il louche et borgne, est réputé soleil554.Ne crois pas toutefois, sur ce discours bizarre,Que, d’un frivole encens malignement avare,J’en veuille sans raison frustrer tout l’univers :La louange agréable est l’âme des beaux vers.Mais je tiens, comme toi, qu’il faut qu’elle soit vraie,Et que son tour adroit n’ait rien qui nous effraie.
Épître X (fragment).
À ses vers555, Boileau peint par lui-même.
J’ai beau vous arrêter, ma remontrance est vaine,Allez, partez, mes vers, dernier fruit de ma veine ;C’est trop languir chez moi dans un obscur séjour :La prison vous déplaît, vous cherchez le grand jour556.………………………………………………………Commencez par vous joindre à mes premiers écrits.C’est là qu’à la faveur de vos frères chéris,Peut-être enfin soufferts comme enfants de ma plume,Vous pourrez vous sauver épars dans le volume.Que si mêmes557 un jour le lecteur gracieux,Amorcé par mon nom, sur vous tourne les yeux ;Pour m’en récompenser, mes vers, avec usure,De votre auteur alors faites-lui la peinture :Et surtout prenez soin d’effacer bien les traitsDont tant de peintres faux ont flétri mes portraits.Déposez hardiment qu’au fond cet homme horrible,Ce censeur qu’ils ont peint si noir et si terrible,Fut un esprit doux, simple, ami de l’équité,Qui, cherchant dans ses vers la seule vérité,Fit, sans être malin, ses plus grandes malices558,Et qu’enfin sa candeur seule a fait tous ses vices.Dites que, harcelé par les plus vils rimeurs,Jamais, blessant leurs vers, il n’effleura leurs mœurs559 :Libre dans ses discours, mais pourtant toujours sage,Assez faible de corps, assez doux de visage,Ni petit, ni trop grand, très peu voluptueux,Ami de la vertu plutôt que vertueux.Que si quelqu’un, mes vers, alors vous importunePour savoir mes parents, ma vie et ma fortune,Contez-lui qu’allié d’assez hauts magistrats,Fils d’un père greffier, né d’aïeux avocats,Dès le berceau perdant une fort jeune mère,Réduit, seize ans après, à pleurer mon vieux père560,J’allai d’un pas hardi par moi-même guidé,Et de mon seul génie en marchant secondé,Studieux amateur et de Perse et d’Horace,Assez près de Régnier m’asseoir sur le Parnasse.Que, par un coup du sort au grand jour amené,Et des bords du Permesse à la cour entraîné,Je sus, prenant l’essor par des routes nouvelles,Elever assez haut mes poétiques ailes561.
Satire X (fragment).
L’avarice.
Dans la robe on vantait son illustre maison562 :Il était plein d’esprit, de sens et de raison ;Seulement pour l’argent un peu trop de faiblesseDe ses vertus en lui ravalait la noblesse.Sa table toutefois, sans superfluité,N’avait rien que d’honnête en sa frugalité.Chez lui deux bons chevaux, de pareille encolure,Trouvaient dans l’écurie une pleine pâture,Et du foin que leur bouche au râtelier laissait,De surcroît une mule encor se nourrissait.Mais cette soif de l’or, qui le brûlait dans l’âme,Le fit enfin songer à choisir une femme,Et l’honneur dans ce choix ne fut point regardé.Vers son triste penchant son naturel guidéLe fit dans une avare et sordide familleChercher un monstre affreux sous l’habit d’une fille ;Et, sans trop s’enquérir d’où la laide venait,Il sut, ce fut assez, l’argent qu’on lui donnait.Il l’épouse ; et bientôt son hôtesse nouvelle,Le prêchant, lui fit voir qu’il était, au prix d’elle,Un vrai dissipateur, un parfait débauché.Lui-même le sentit, reconnut son péché,Se confessa prodigue, et, plein de repentance,Offrit sur ses avis de régler sa dépense.Aussitôt de chez eux tout rôti disparut.Le pain bis, renfermé, d’une moitié décrut ;Les deux chevaux, la mule, au marché s’envolèrent ;Deux grands laquais, à jeun, sur le soir s’en allèrent.De ces coquins déjà l’on se trouvait lassé,Et, pour n’en plus revoir, le reste fut chassé.Deux servantes déjà, largement souffletées,Avaient à coups de pied descendu les montées,Et, se voyant enfin hors de ce triste lieu,Dans la rue en avaient rendu grâces à Dieu.Un vieux valet restait, seul chéri de son maître,Que toujours il servit, et qu’il avait vu naître,Et qui de quelque somme, amassée au bon temps,Vivait encor chez eux, partie à ses dépens.Sa vue embarrassait ; il fallut s’en défaire ;Il fut de la maison chassé comme un corsaire.Voilà nos deux époux sans valets, sans enfants,Tout seuls dans leur logis, libres et triomphants.Alors on ne mit plus de borne à la lésine.On condamna la cave, on ferma la cuisine ;Pour ne s’en point servir au plus rigoureux moi ?Dans le fond d’un grenier on séquestra le bois.L’un et l’autre dès lors vécut à l’aventureDes présents qu’à l’abri de la magistrature563Le mari quelquefois des plaideurs extorquait…Ou de ce que la femme aux voisins escroquait564…Mais peut-être j’invente une fable frivole.Démens donc tout Paris, qui, prenant la parole,Sur ce sujet encor de bons témoins pourvu,Tout prêt à le prouver, te dira : « Je l’ai vu ;Vingt ans j’ai vu ce couple, uni d’un même vice,À tous mes habitants montrer que l’avaricePeut faire dans les biens trouver la pauvreté,Et nous réduire à pis que la mendicité. »Des voleurs, qui chez eux pleins d’espérance entrèrent,De cette triste vie enfin les délivrèrent :Digne et funeste fruit du nœud le plus affreuxDont l’hymen ait jamais uni deux malheureux565.
L’Art poétique.
Chant III (fragment).
Les règles du poème dramatique.
Voulez-vous sur la scène étaler des ouvragesOù tout Paris en foule apporte ses suffragesEt qui, toujours plus beaux, plus ils sont regardés,Soient au bout de vingt ans encor redemandes ?Que dans tous vos discours la passion émueAille chercher le cœur, l’échauffe et le remue.Si d’un beau mouvement l’agréable fureurSouvent ne nous remplit d’une douce terreur,Ou n’excite en notre âme une pitié charmante566,En vain vous étalez une scène savante :Vos froids raisonnements ne feront qu’attiédirUn spectateur toujours paresseux d’applaudir,Et qui, des vains efforts de votre rhétoriqueJustement fatigué, s’endort ou vous critique.Le secret est d’abord de plaire et de toucher :Inventez des ressorts qui puissent m’attacher.Que dès les premiers vers l’action préparéeSans peine du sujet m’aplanisse l’entrée.Je me ris d’un auteur, qui, lent à s’exprimer,De ce qu’il veut d’abord ne sait pas m’informer,Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,D’un divertissement me fait une fatigue.J’aimerais mieux encor qu’il déclinât son nom,Et dît : Je suis Oreste, ou bien Agamemnon567,Que d’aller, par un tas de confuses merveilles,Sans rien dire à l’esprit, étourdir les oreilles :Le sujet n’est jamais assez tôt expliqué.Que le lieu de la scène y soit fixe et marqué.Un rimeur, sans péril, delà les Pyrénées,Sur la scène en un jour renferme des années.Là souvent le héros d’un spectacle grossier,Enfant au premier acte, est barbon au dernier.Mais nous, que la raison à ses règles engage,Nous voulons qu’avec art l’action se ménage ;Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompliTienne jusqu’à la fin le théâtre rempli568.Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable :Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.Une merveille absurde est pour moi sans appas :L’esprit n’est point ému de ce qu’il ne croit pas.Ce qu’on ne doit point voir, qu’un récit nous l’expose.Les yeux en le voyant saisiraient mieux la chose ;Mais il est des objets que l’art judicieuxDoit offrir à l’oreille et reculer des yeux.Que le trouble, toujours croissant de scène en scène,À son comble arrivé, se débrouille sans peine.L’esprit ne se sent point plus vivement frappé,Que lorsqu’en un sujet d’intrigue enveloppé,D’un secret tout à coup la vérité connueChange tout, donne à tout une face imprévue569.… L’amour570, fertile en tendres sentiments,S’empara du théâtre ainsi que des romans.De cette passion la sensible peintureEst pour aller au cœur la route la plus sûre.Peignez donc, j’y consens, les héros amoureux :Mais ne m’en formez pas des bergers doucereux.Qu’Achille aime autrement que Thyrsis et Philène :N’allez pas d’un Cyrus nous faire un Artamène571 ;Et que l’amour, souvent de remords combattu,Paraisse une faiblesse et non une vertu.Des héros de roman fuyez les petitesses :Toutefois aux grands cœurs donnez quelques faiblesses.Achille déplairait, moins bouillant et moins prompt :J’aime à lui voir verser des pleurs pour un affront.À ces petits défauts marqués dans sa peintureL’esprit avec plaisir reconnaît la nature.Qu’il soit sur ce modèle en vos écrits tracé :Qu’Agamemnon soit fier, superbe, intéressé ;Que pour ses dieux Enée ait un respect austère ;Conservez à chacun son propre caractère.Des siècles, des pays, étudiez les mœurs :Les climats font souvent les diverses humeurs.Gardez donc de donner, ainsi que dans Clélie572,L’air ni l’esprit français à l’antique Italie,Et, sous des noms romains faisant notre portrait,Peindre Caton galant et Brutus dameret.Dans un roman frivole aisément tout s’excuse ;C’est assez qu’en courant la fiction amuse ;Trop de rigueur alors serait hors de saison :Mais la scène demande une exacte raison ;L’étroite bienséance y veut être gardée.D’un nouveau personnage inventez-vous l’idée,Qu’en tout avec soi-même573 il se montre d’accord,Et qu’il soit jusqu’au bout tel qu’on l’a vu d’abord.Souvent, sans y penser, un écrivain qui s’aimeForme tous ses héros semblables à soi-même.Tout à l’humeur gasconne en un auteur gascon :Calprenède et Juba574 parlent du même ton.La nature est en nous plus diverse et plus sage.Chaque passion parle un différent langage.La colère est superbe et veut des mots altiers575 ;L’abattement s’explique en des termes moins fiers :Que devant Troie en flamme Hécube désoléeNe vienne pas pousser une plainte ampoulée,Ni sans raison décrire en quel affreux paysPar sept bouches l’Euxin reçoit le Tanaïs576.Tous ces pompeux amas d’expressions frivolesSont d’un déclamateur amoureux de paroles.Il faut dans la douleur que vous vous abaissiez :Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez.Ces grands mots dont alors l’acteur emplit sa boucheNe partent point d’un cœur que sa misère touche.
J. Racine (1639-1699.)
[Notice.]
Si l’on voulait réaliser par un nom l’idée de la perfection absolue dans la versification et le style, il faudrait nommer Racine. Justesse, élégance soutenue, force, richesse et convenance, il a su réunir toutes les qualités disséminées chez les autres poètes. De là une sorte d’égalité dans le bien, dont on s’est quelquefois prévalu contre lui pour attenter à sa réputation. Les plus beaux traits de Racine, ses plus sublimes pensées, sont amenés avec tant de naturel et si bien fondus en un ensemble achevé, que les yeux peu exercés ont souvent peine à les reconnaître. Nul n’a fait davantage éprouver au lecteur cette illusion dont parle Horace. À voir ces vers pleins d’aisance, qui n’ôtent à l’expression de l’idée rien de nécessaire et ne lui ajoutent rien de superflu, il s’imagine volontiers que lui-même il n’écrirait pas autrement que l’auteur, tandis qu’il conçoit bien, en prenant la plume, la vérité de ce mot du poète :
… Sibi quivisSperet idem, sudet multum, frustraque laboretAusus idem : tantum series juncturaque pollet577 !
Dans le petit nombre d’années où Racine travailla pour le théâtre, il composa douze tragédies, qui sont presque toutes demeurées l’honneur et le modèle de la scène française. Par elles il ouvrit à l’art des voies nouvelles, il le porta jusqu’à ses dernières limites, et, comme s’il n’eût cessé d’acquérir des forces, loin que son génie ait connu la décadence, sa dernière création fut son chef-d’œuvre, qu’une admiration unanime a proclamé avec Voltaire le chef-d’œuvre de l’esprit humain.
La famille de Jean Racine, anoblie récemment, avait un cygne dans ses armoiries : jamais, comme un voit, armes parlantes ne se trouvèrent mieux justifiées. Ajoutons que sa modestie et ses vertus privées égalaient ses talents. Au sein de sa famille, il enseignait par son exemple la pratique austère de tous les devoirs. Sa piété était rigide et fervente ; sa charité était sans bornes. De plus, un noble patriotisme échauffait son âme. Favori de Louis XIV, il aimait le peuple comme Fénelon. On a même rapporté, mais sans preuve certaine, que, pour plaider auprès du grand roi la cause des sujets malheureux, il encourut une disgrâce qui hâta sa mort. Né à la Ferté-Milon le 21 décembre 1639, il s’éteignit à Paris le 22 avril 1699. Ses cendres reposent aujourd’hui dans l’église Saint-Étienne-du-Mont578.
Mithridate579 (Extrait.)
Mithridate, sur le point d’épouser Monime, la soupçonne d’être pour son fils Xipharès l’objet d’un amour partagé : en feignant de vouloir la donner à ce prince, il a surpris ses véritables sentiments. Mais avant d’accomplir la vengeance qu’il médite, il vient une dernière fois presser Monime d’oublier Xipharès et de répondre à son amour.
Acte IV, scène IV.
Mithridate, Monime.
MITHRIDATE.
Allons, madame, allons. Une raison secrèteMe fait quitter ces lieux et hâter ma retraite.Tandis que mes soldats, prêts à suivre leur roi,Rentrent dans mes vaisseaux pour partir avec moi,Venez, et qu’à l’autel ma promesse accompliePar des nœuds éternels l’un à l’autre nous lie.MONIME.
Nous, seigneur ?MITHRIDATE.
Quoi, madame ! osez-vous balancer ?MONIME.
Et ne m’avez-vous pas défendu d’y penser ?MITHRIDATE.
J’eus mes raisons alors : oublions-les, madame ;Ne songez maintenant qu’à répondre à ma flamme.Songez que votre cœur est un bien qui m’est dû.MONIME.
Hé ! pourquoi donc, seigneur, me l’avez-vous rendu ?MITHRIDATE.
Quoi ! pour un fils ingrat toujours préoccupée, Vous croiriez.MONIME.
Quoi, seigneur ! vous m’auriez donc trompée ?MITHRIDATE.
Perfide ! il vous sied bien de tenir ce discours,Vous qui, gardant au cœur d’infidèles amours,Quand je vous élevais au comble de la gloire,M’avez des trahisons préparé la plus noire !Ne vous souvient-il plus, cœur ingrat et sans foi,Plus que tous les Romains conjuré contre moi,De quel rang glorieux j’ai bien voulu descendrePour vous porter au trône où vous n’osiez prétendre ?Ne me regardez point vaincu, persécuté :Revoyez-moi vainqueur et partout redouté.Songez de quelle ardeur dans Éphèse adorée,Aux filles de cent rois je vous ai préférée580 ;Et, négligeant pour vous tant d’heureux alliés,Quelle foule d’États je mettais à vos pieds.Ah ! si d’un autre amour le penchant invincibleDès lors à mes bontés vous rendait insensible,Pourquoi chercher si loin un odieux époux ?Avant que de partir, pourquoi vous taisiez-vous ?Attendiez-vous, pour faire un aveu si funeste,Que le sort ennemi m’eût ravi tout le reste,Et que, de toutes parts me voyant accabler,J’eusse en vous le seul bien qui me pût consoler ?Cependant, quand je veux oublier cet outrage.Et cacher à mon cœur cette funeste image,Vous osez à mes yeux rappeler le passé !Vous m’accusez encor, quand je suis offensé !Je vois que pour un traître un fol espoir vous flatte.À quelle épreuve, ô ciel, réduis-tu Mithridate !Par quel charme secret laissé-je retenirCe courroux si sévère et si prompt à punir ?Profitez du moment que mon amour vous donne :Pour la dernière fois, venez, je vous l’ordonne.N’attirez point sur vous des périls superflus,Pour un fils insolent que vous ne verrez plus.Sans vous parer pour lui d’une foi qui m’est due,Perdez-en la mémoire aussi bien que la vue ;Et désormais, sensible à ma seule bonté,Méritez le pardon qui vous est présenté.MONIME.
Je n’ai point oublié quelle reconnaissance,Seigneur, m’a dû ranger sous votre obéissance :Quelque rang où jadis soient montés mes aïeux,Leur gloire de si loin n’éblouit point mes yeux581.Je songe avec respect de combien je suis néeAu-dessous des grandeurs d’un si noble hyménée ;Et, malgré mon penchant et mes premiers desseinsPour un fils, après vous, le plus grand des humains,Du jour que sur mon front on mit ce diadème,Je renonçai, seigneur, à ce prince, à moi-même.Tous deux d’intelligence à nous sacrifier,Loin de moi, par mon ordre, il courait m’oublier.Dans l’ombre du secret ce feu s’allait éteindre582 ;Et même de mon sort je ne pouvais me plaindre,Puisque enfin, aux dépens de mes vœux les plus doux,Je faisais le bonheur d’un héros tel que vous.Vous seul, seigneur, vous seul, vous m’avez arrachéeÀ cette obéissance où j’étais attachée583 ;Et ce fatal amour dont j’avais triomphé,Ce feu que dans l’oubli je croyais étouffé,Dont la cause à jamais s’éloignait de ma vue,Vos détours l’ont surpris, et m’en ont convaincue584.Je vous l’ai confessé, je le dois soutenir :En vain vous en pourriez perdre le souvenir ;Et cet aveu honteux, où585 vous m’avez forcée,Demeurera toujours présent à ma pensée ;Toujours je vous croirais incertain de ma foi :Et le tombeau, seigneur, est moins triste pour moiQue le lit d’un époux qui m’a fait cet outrage,Qui s’est acquis sur moi ce cruel avantage,Et qui, me préparant un éternel ennui,M’a fait rougir d’un feu qui n’était pas pour lui.MITHRIDATE.
C’est donc votre réponse ? et, sans plus me complaire,Vous refusez l’honneur que je voulais vous faire ?Pensez-y bien. J’attends pour me déterminer.MONIME.
Non, seigneur, vainement vous croyez m’étonner.Je vous connais : je sais tout ce que je m’apprête,Et je vois quels malheurs j’assemble sur ma tête :Mais le dessein est pris ; rien ne peut m’ébranler.Jugez-en, puisque ainsi je vous ose parler,Et m’emporte au-delà de cette modestie586Dont jusqu’à ce moment je n’étais point sortie.Vous vous êtes servi de ma funeste mainPour mettre à votre fils un poignard dans le sein :De ses feux innocents j’ai trahi le mystère ;Et, quand il n’en perdrait que l’amour de son père,Il en mourra587, seigneur. Ma foi ni mon amourNe seront point le prix d’un si cruel détour.Après cela, jugez. Perdez une rebelle ;Armez-vous du pouvoir qu’on vous donna sur elle :J’attendrai mon arrêt ; vous pouvez commander.Tout ce qu’en vous quittant j’ose vous demander,Croyez (à la vertu je dois cette justice)Que je vous trahis seule, et n’ai point de complice ;Et que d’un plein succès vos vœux seraient suivis,Si j’en croyais, seigneur, les vœux de votre fils588.
Esther589 (Extraits.)
La nation juive est condamnée à périr. Il faut qu’Esther, au mépris des usages de l’empire, paraisse devant le roi, pour obtenir la révocation de cet ordre barbare. La scène est à Suze, dans le palais de ce prince.
Acte II, scène VII.
Assuérus (roi de Perse) ; Esther (fille adoptive du juif Mardochée, devenue, à cause de sa beauté, l’épouse d’Assuérus) ; Élise (amie d’Esther) ; Thamar (personnage de la suite d’Esther) ; une partie du chœur (il est composé de jeunes Israélites).
(Esther entre s’appuyant sur Élise ; quatre Israélites soutiennent sa robe.)
ASSUÉRUS.
Sans mon ordre on porte ici ses pas !Quel mortel insolent vient chercher le trépas ?Gardes… C’est vous, Esther ? Quoi ! sans être attendue ?ESTHER.
Mes filles, soutenez votre reine éperdue :Je me meurs. (Elle tombe évanouie.)ASSUÉRUS.
Dieux puissants, quelle étrange pâleurDe son teint tout à coup efface la couleur !Esther, que craignez-vous ? suis-je pas votre frère590 ?Est-ce pour vous qu’est fait un ordre si sévère ?Vivez : le sceptre d’orque vous tend cette mainPour vous de ma clémence est un gage certain.ESTHER.
Quelle voix salutaire ordonne que je vive,Et rappelle en mon sein mon âme fugitive ?ASSUÉRUS.
Ne connaissez-vous pas la voix de votre époux ?Encore un coup591, vivez, et revenez à vous.ESTHER.
Seigneur, je n’ai jamais contemplé qu’avec crainteL’auguste majesté sur votre front empreinte :Jugez combien ce front irrité contre moiDans mon âme troublée a dû jeter d’effroi ;Sur ce trône sacré qu’environne la foudre,J’ai cru vous voir tout prêt à me réduire en poudre.Hélas ! sans frissonner, quel cœur audacieuxSoutiendrait les éclairs qui partaient de vos yeux ?Ainsi du Dieu vivant la colère étincelle592…ASSUÉRUS.
Ô soleil, ô flambeau de lumière immortelle !Je me trouble moi-même ; et sans frémissementJe ne puis voir sa peine et son saisissement.Calmez, reine, calmez la frayeur qui vous presse.Du cœur d’Assuérus souveraine maîtresse,Éprouvez seulement son ardente amitié…Faut-il de mes États vous donner la moitié ?ESTHER.
Eh ! se peut-il qu’un roi craint de la terre entière,Devant qui tout fléchit et baise la poussière,Jette sur son esclave un regard si sereinEt m’offre sur son cœur un pouvoir souverain ?ASSUÉRUS.
Croyez-moi, chère Esther, ce sceptre, cet empire,Et ces profonds respects que la terreur inspire,À leur pompeux éclat mêlent peu de douceurEt fatiguent souvent leur triste possesseur593.Je ne trouve qu’en vous je ne sais quelle grâceQui me charme toujours et jamais ne me lasse.De l’aimable vertu doux et puissants attraits !Tout respire en Esther l’innocence et la paix.Du chagrin le plus noir elle écarte les ombres,Et fait des jours sereins de mes jours les plus sombres594.Que dis-je ? sur ce trône assis auprès de vous,Des astres ennemis595 j’en crains moins le courroux,Et crois que votre front prête à mon diadème.Un éclat qui le rend respectable aux dieux même.Osez donc me répondre, et ne me cachez pasQuel sujet important conduit ici vos pas.Quel intérêt, quels soins vous agitent, vous pressent ?Je vois qu’en m’écoutant vos yeux au ciel s’adressent.Parlez : de vos désirs le succès est certain,Si ce succès596 dépend d’une mortelle main.ESTHER.
Ô bonté qui m’assure597 autant qu’elle m’honore !Un intérêt pressant veut que je vous implore :J’attends ou mon malheur ou ma félicité,Et tout dépend, seigneur, de votre volonté.Un mot de votre bouche, en terminant mes peines,Peut rendre Esther heureuse entre toutes les reines.ASSUÉRUS.
Ah ! que vous enflammez mon désir curieux !ESTHER.
Seigneur, si j’ai trouvé grâce devant vos yeux,Si jamais à mes vœux vous fûtes favorable,Permettez, avant tout, qu’Esther puisse à sa tableRecevoir aujourd’hui son souverain seigneur,Et qu’Aman soit admis à cet excès d’honneur.J’oserai devant lui rompre ce grand silence,Et j’ai pour m’expliquer besoin de sa présence598.ASSUÉRUS.
Dans quelle inquiétude, Esther, vous me jetez !Toutefois qu’il soit fait comme vous souhaitez.(À ceux de sa suite.)
Vous, que l’on cherche Aman ; et qu’on lui fasse entendreQu’invité chez la reine, il ait soin de s’y rendre.
Acte III, scène IV.
Assuérus, Esther, Aman, Élise, le chœur.
ASSUÉRUS, à Esther.
Oui, vos moindres discours ont des grâces secrètes :Une noble pudeur à tout ce que vous faitesDonne un prix que n’ont point ni la pourpre ni l’or.Quel climat renfermait un si rare trésor ?Dans quel sein vertueux avez-vous pris naissance,Et quelle main si sage éleva votre enfance ?Mais dites promptement ce que vous demandez :Tous vos désirs599, Esther, vous seront accordés,Dussiez-vous, je l’ai dit et veux bien le redire,Demander la moitié de ce puissant empire.ESTHER.
Je ne m’égare point dans ces vastes désirs.Mais puisqu’il faut enfin expliquer mes soupirs,Puisque mon roi lui-même à parler me convie,(Elle se jette aux pieds du roi.)
J’ose vous implorer, et pour ma propre vie,Et pour les tristes jours d’un peuple infortunéQu’à périr avec moi vous avez condamné.ASSUÉRUS, la relevant.
À périr ! Vous ! Quel peuple ? et quel est ce mystère ?AMAN, tout bas.
Je tremble.ESTHER.
Esther, seigneur, eut un Juif pour son père600 :De vos ordres sanglants vous savez la rigueur.AMAN, à part.
Ah ! dieux !ASSUÉRUS.
Ah ! de quel coup me percez-vous le cœur !Vous la fille d’un Juif ! Hé quoi ! tout ce que j’aime,Cette Esther, l’innocence et la sagesse même,Que je croyais du ciel les plus chères amours,Dans cette source impure aurait puisé ses jours !Malheureux !ESTHER.
Vous pourrez rejeter ma prière :Mais je demande, au moins, que, pour grâce dernière,Jusqu’à la fin, seigneur, vous m’entendiez parler,Et que surtout Aman n’ose point me troubler.ASSUÉRUS.
Parlez.ESTHER.
Ô Dieu, confonds l’audace et l’imposture !Ces Juifs, dont vous voulez délivrer la nature,Que vous croyez, seigneur, le rebut des humains,D’une riche contrée autrefois souverains,Pendant qu’ils n’adoraient que le Dieu de leurs pères,Ont vu bénir le cours de leurs destins prospères.Ce Dieu, maître absolu de la terre et des cieux,N’est point tel que l’erreur le figure à vos yeux601 :L’Eternel est son nom, le monde est son ouvrage ;Il entend les soupirs de l’humble qu’on outrage,Juge tous les mortels avec d’égales lois,Et du haut de son trône interroge les rois602.Des plus fermes États la chute épouvantable,Quand il veut, n’est qu’un jeu de sa main redoutable.Les Juifs à d’autres dieux osèrent s’adresser :Rois, peuples, en un jour tout se vit disperser ;Sous les Assyriens leur triste servitudeDevint le juste prix de leur ingratitude.Mais, pour punir enfin nos maîtres à leur tour,Dieu fit choix de Cyrus avant qu’il vît le jour,L’appela par son nom, le promit à la terre,Le fit naître, et soudain l’arma de son tonnerre,Brisa les fiers remparts et les portes d’airain603,Mit des superbes rois la dépouille en sa main,De son temple détruit vengea sur eux l’injure :Babylone paya nos pleurs avec usure.Cyrus, par lui vainqueur, publia ses bienfaits,Regarda notre peuple avec des yeux de paix,Nous rendit et nos lois et nos fêtes divines ;Et le temple déjà sortait de ses ruines.Mais, de ce roi si sage héritier insensé,Son fils604 interrompit l’ouvrage commencé,Fut sourd à nos douleurs : Dieu rejeta sa race,Le retrancha lui-même, et vous mit en sa place605.Que n’espérions-nous point d’un roi si généreux !Dieu regarde en pitié son peuple malheureux,Disions-nous : un roi règne, ami de l’innocence.Partout du nouveau prince on vantait la clémence :Les Juifs partout de joie en poussèrent des cris.Ciel, verra-t-on toujours par de cruels espritsDes princes les plus doux l’oreille environnée,Et du bonheur public la source empoisonnée ?Dans le fond de la Thrace un barbare enfantéEst venu dans ces lieux souffler la cruauté ;Un ministre ennemi de votre propre gloire.AMAN.
De votre gloire ! Moi ? Ciel ! le pourriez-vous croire ?Moi, qui n’ai d’autre objet ni d’autre dieu.ASSUÉRUS.
Tais-toi.Oses-tu donc parler sans l’ordre de ton roi ?ESTHER.
Notre ennemi cruel devant vous se déclare :C’est lui, c’est ce ministre infidèle et barbareQui, d’un zèle trompeur à vos yeux revêtu,Contre notre innocence arma votre vertu.Et quel autre, grand Dieu ! qu’un Scythe impitoyableAurait de tant d’horreurs dicté l’ordre effroyable !Partout l’affreux signal en même temps donnéDe meurtres remplira l’univers étonné :On verra, sous le nom du plus juste des princes,Un perfide étranger désoler vos provinces ;Et dans ce palais même, en proie à son courroux,Le sang de vos sujets regorger jusqu’à vous.Et que reproche aux Juifs sa haine envenimée ?Quelle guerre intestine avons-nous allumée ?Les a-t-on vus marcher parmi vos ennemis606Fut-il jamais au joug esclaves plus soumis ?Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie,Pendant que votre main sur eux appesantieÀ leurs persécuteurs les livrait sans secours,Ils conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours,De rompre des méchants les trames criminelles,De mettre votre trône à l’ombre de ses ailes607.N’en doutez point, seigneur, il fut votre soutien :Lui seul mit à vos pieds le Parthe et l’Indien,Dissipa devant vous les innombrables ScythesEt renferma les mers dans vos vastes limites ;Lui seul aux yeux d’un Juif découvrit le desseinDe deux traîtres tout prêts à vous percer le sein.Hélas ! ce Juif jadis m’adopta pour sa fille.ASSUÉRUS.
Mardochée ?ESTHER.
Il restait seul de notre famille :Mon père était son frère. Il descend comme moiDu sang infortuné de notre premier roi608.Plein d’une juste horreur pour un Amalécite609,Race que notre Dieu de sa bouche a maudite610,Il n’a devant Aman pu fléchir les genoux,Ni lui rendre un honneur qu’il ne croit dû qu’à vous.De là contre les Juifs et contre MardochéeCette haine, seigneur, sous d’autres noms cachée.En vain de vos bienfaits Mardochée est paré611 :À la porte d’Aman est déjà préparéD’un infâme trépas l’instrument exécrable ;Dans une heure au plus tard, ce vieillard vénérable,Des portes du palais par son ordre arraché,Couvert de votre pourpre, y doit être attaché.ASSUÉRUS.
Quel jour mêlé d’horreur vient effrayer mon âme !Tout mon sang de colère et de honte s’enflamme.J’étais donc le jouet. Ciel, daigne m’éclairer !Un moment sans témoins cherchons à respirer.Appelez Mardochée : il faut aussi l’entendre.(Le roi s’éloigne)612
UNE ISRAÉLITE.
Vérité, que j’implore, achève de descendre !
La vérité ne tarde pas en effet à descendre tout entière dans l’esprit du prince. Il reparaît, et c’est pour commander le supplice d’Aman, qui s’est vainement humilié devant la reine : c’est, en outre, pour donner à Mardochée les biens de son ennemi, et pour se déclarer le protecteur des Juifs. Tel est le sujet du chœur final : car la pièce d’Esther n’a que trois actes.
Acte III, scène IX.
Le chœur.
TOUT LE CHŒUR.
Dieu fait triompher l’innocence613 :Chantons, célébrons sa puissance.UNE ISRAÉLITE
Il a vu contre nous les méchants s’assembler.Et notre sang prêt à couler.Comme l’eau sur la terre ils allaient le répandre :Du haut du ciel sa voix s’est fait entendre ;L’homme superbe est renversé,Ses propres flèches l’ont percé.UNE AUTRE.
J’ai vu l’impie adoré sur la terre :Pareil au cèdre, il cachait dans les cieuxSon front audacieux ;Il semblait à son gré gouverner le tonnerre,Foulait aux pieds ses ennemis vaincus :Je n’ai fait que passer, il n’était déjà plus614…UNE AUTRE.
Comment s’est calmé l’orage ?UNE AUTRE.
Quelle main salutaire a chassé le nuage ?TOUT LE CHŒUR.
L’aimable Esther a fait ce grand ouvrage.UNE ISRAELITE, seule.
De l’amour de son Dieu son cœur s’est embrasé ;Au péril d’une mort funesteSon zèle ardent s’est exposé :Elle a parlé ; le ciel a fait le reste…UNE AUTRE.
Ton Dieu n’est plus irrité :Réjouis-toi, Sion, et sors de la poussière615 ;Quitte les vêtements de ta captivité,Et reprends la splendeur première.Les chemins de Sion à la fin sont ouverts :Rompez vos fers,Tribus captives ;Troupes fugitives,Repassez les monts et les mers ;Rassemblez-vous des bouts de l’univers.UNE AUTRE.
Je reverrai ces campagnes si chères.UNE AUTRE.
J’irai pleurer au tombeau de mes pères.TOUT LE CHŒUR.
Repassez les monts et les mers ;Rassemblez-vous des bouts de l’univers.UNE ISRAELITE, seule.
Relevez, relevez les superbes portiquesDu temple où notre Dieu se plaît d’être adoré :Que de l’or le plus pur son autel soit paré,Et que du sein des monts le marbre soit tiré.Liban, dépouille-toi de tes cèdres antiques :Prêtres sacrés, préparez vos cantiques.UNE AUTRE.
Dieu descend et revient habiter parmi nous :Terre, frémis d’allégresse et de crainte ;Et vous, sous sa majesté sainte,Cieux, abaissez-vous616 !UNE AUTRE.
Que le Seigneur est bon, que son joug est aimable !Heureux qui dès l’enfance en connaît la douceur !Jeune peuple, courez à ce maître adorable :Les biens les plus charmants n’ont rien de comparableAux torrents de plaisirs qu’il répand dans un cœur.Que le Seigneur est bon, que son joug est aimable !Heureux qui dès l’enfance en connaît la douceur !
Athalie617 (Extraits.)
Acte I, scène I.
Joad (grand prêtre), Abner (un des principaux officiers des rois de Juda).
ABNER.
Oui, je viens dans son temple adorer l’Éternel ;Je viens, selon l’usage antique et solennel,Célébrer avec vous la fameuse journéeOù sur le mont Sina618 la loi nous fut donnée.Que les temps sont changés ! Sitôt que de ce jourLa trompette sacrée annonçait le retour,Du temple, orné partout de festons magnifiques,Le peuple saint en foule, inondait les portiques619 ;Et tous, devant l’autel avec ordre introduits,De leurs champs dans leurs mains portant les nouveaux fruits,Au Dieu de l’univers consacraient ces prémices :Les prêtres ne pouvaient suffire aux sacrifices.L’audace d’une femme, arrêtant ce concours,En des jours ténébreux a changé ces beaux jours620.D’adorateurs zélés à peine un petit nombreOse des premiers temps nous retracer quelque ombre :Le reste pour son Dieu montre un oubli fatal,Ou même, s’empressant aux autels de Baal621,Se fait initier à ses honteux mystèresEt blasphème le nom qu’ont invoqué leurs pères.Je tremble qu’Athalie, à ne vous rien cacher,Vous-même de l’autel vous faisant arracher,N’achève enfin sur vous ses vengeances funestesEt d’un respect forcé ne dépouille les restes622.JOAD.
D’où vous vient aujourd’hui ce noir pressentiment ?ABNER.
Pensez-vous être saint et juste impunément ?Dès longtemps elle hait cette fermeté rareQui rehausse en Joad l’éclat de la tiare ;Dès longtemps votre amour pour la religionEst traité de révolte et de sédition.Du mérite éclatant cette reine jalouseHait surtout Josabeth, votre fidèle épouse.Si du grand prêtre Aaron Joad est successeur,De notre dernier roi Josabeth est la sœur623.Mathan, d’ailleurs, Mathan, ce prêtre sacrilège,Plus méchant qu’Athalie, à toute heure l’assiège ;Mathan, de nos autels infâme déserteur,Et de toute vertu zélé persécuteur.C’est peu que, le front ceint d’une mitre étrangère,Ce lévite à Baal prête son ministère :Ce temple l’importune, et son impiétéVoudrait anéantir le Dieu qu’il a quitté.Pour vous perdre il n’est point de ressorts qu’il n’invente.Quelquefois il vous plaint, souvent même il vous vante624 :Il affecte pour vous une fausse douceur,Et par là, de son fiel colorant la noirceur,Tantôt à cette reine il vous peint redoutable ;Tantôt, voyant pour l’or sa soif insatiable,Il lui feint625 qu’en un lieu que vous seul connaissez,Vous cachez des trésors par David amassés.Enfin, depuis deux jours, la superbe AthalieDans un sombre chagrin paraît ensevelie.Je l’observais hier, et je voyais ses yeuxLancer sur le lieu saint des regards furieux :Comme si, dans le fond de ce vaste édifice,Dieu cachait un vengeur armé pour son supplice.Croyez-moi, plus j’y pense, et moins je puis douterQue sur vous son courroux ne soit près d’éclater,Et que de Jézabel la fille sanguinaireNe vienne attaquer Dieu jusqu’en son sanctuaire.JOAD.
Celui qui met un frein à la fureur des flotsSait aussi des méchants arrêter les complots.Soumis avec respect à sa volonté sainte,Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte626.Cependant je rends grâce au zèle officieuxQui sur tous mes périls vous fait ouvrir les yeux :Je vois que l’injustice en secret vous irrite,Que vous avez encor le cœur israélite.Le ciel en soit béni ! Mais ce secret courroux,Cette oisive vertu, vous en contentez-vous ?La foi qui n’agit point, est-ce une foi sincère ?Huit ans déjà passés627, une impie étrangèreDu sceptre de David usurpe tous les droits,Se baigne impunément dans le sang de nos rois,Des enfants de son fils détestable homicide,Et même contre Dieu lève son bras perfide ;Et vous, l’un des soutiens de ce tremblant État628,Vous, nourri dans les camps du saint roi Josaphat,Qui sous son fils Joram commandiez nos armées,Qui rassurâtes seul nos villes alarmées,Lorsque d’Ochozias le trépas imprévuDispersa tout son camp à l’aspect de Jéhu ;« Je crains Dieu, dites-vous, sa vérité me touche ! »Voici comme ce Dieu s’exprime par ma bouche :« Du zèle de ma loi que sert de vous parer ?« Par de stériles vœux pensez-vous m’honorer ?« Quel fruit me revient-il de tous vos sacrifices ?« Ai-je besoin du sang des boucs et des génisses629 ?« Le sang de vos rois crie, et n’est point écouté.« Rompez, rompez tout pacte avec l’impiété ;« Du milieu de mon peuple exterminez les crimes :« Et vous viendrez alors m’immoler vos victimes630. »ABNER.
Hé ! que puis-je au milieu de ce peuple abattu ?Benjamin est sans force, et Juda sans vertu :Le jour qui de leurs rois vit éteindre la raceEteignit tout le feu de leur antique audace.Dieu même, disent-ils, s’est retiré de nous :De l’honneur des Hébreux autrefois si jaloux,Il voit sans intérêt leur grandeur terrassée ;Et sa miséricorde à la fin s’est lassée :On ne voit plus pour nous ses redoutables mainsDe merveilles sans nombre effrayer les humains ;L’arche sainte est muette, et ne rend plus d’oracles.JOAD.
Et quel temps fut jamais si fertile en miracles631 ?Quand Dieu par plus d’effets montra-t-il son pouvoir632 ?Auras-tu donc toujours des yeux pour ne point voir,Peuple ingrat ? Quoi ! toujours les plus grandes merveillesSans ébranler ton cœur frapperont tes oreilles ?Faut-il, Abner, faut-il vous rappeler le coursDes prodiges fameux accomplis en nos jours,Des tyrans d’Israël les célèbres disgrâces,Et Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces :L’impie Achab détruit, et de son sang trempéLe champ que par le meurtre il avait usurpé ;Près de ce champ fatal Jésabel immolée,Sous les pieds des chevaux cette reine foulée,Dans son sang inhumain les chiens désaltérés,Et de son corps hideux les membres déchirés ;Des prophètes menteurs la troupe confondue,Et la flamme du ciel sur l’autel descendue ;Elie aux éléments parlant en souverain,Les cieux par lui fermés et devenus d’airain,Et la terre trois ans sans pluie et sans rosée ;Les morts se ranimant à la voix d’Elisée633 ?Reconnaissez, Abner, à ces traits éclatants,Un Dieu tel aujourd’hui qu’il fut dans tous les temps :Il sait, quand il lui plaît, faire éclater sa gloire ;Et son peuple est toujours présent à sa mémoire.ABNER.
Mais où sont ces honneurs à David tant promis,Et prédits même encore à Salomon son fils ?Hélas ! nous espérions que de leur race heureuseDevait sortir de rois une suite nombreuse ;Que sur toute tribu, sur toute nation,L’un d’eux établirait sa domination,Ferait cesser partout la discorde et la guerre,Et verrait à ses pieds tous les rois de la terre.JOAD.
Aux promesses du ciel pourquoi renoncez-vous ?ABNER.
Ce roi fils de David, où le chercherons-nous ?Le ciel même peut-il réparer les ruinesDe cet arbre séché jusque dans ses racines634 ?Athalie étouffa l’enfant mémo au berceau.Les morts, après huit ans, sortent-ils du tombeau ?Ah ! si dans sa fureur elle s’était trompée ;Si du sang de nos rois quelque goutte échappée…JOAD.
Hé bien ! que feriez-vous ?ABNER.
Ô jour heureux pour moi !De quelle ardeur j’irais reconnaître mon roi !Doutez-vous qu’à ses pieds nos tribus empressées…Mais pourquoi me flatter de ces vaines pensées ?Déplorable héritier de ces rois triomphants,Ochozias restait seul avec ses enfants ;Par les traits de Jéhu je vis percer le père :Vous avez vu les fils massacrés par la mère.JOAD.
Je ne m’explique point635 ; mais quand l’astre du jourAura sur l’horizon fait le tiers de son tour,Lorsque la troisième heure aux prières rappelle636,Retrouvez-vous au temple avec ce même zèle.Dieu pourra vous montrer par d’importants bienfaitsQue sa parole est stable et ne trompe jamais.Allez : pour ce grand jour il faut que je m’apprête,Et du temple déjà l’aube blanchit637 le faîte.ABNER.
Quel sera ce bienfait que je ne comprends pas ?L’illustre Josabeth porte vers vous ses pas :Je sors, et vais me joindre à la troupe fidèleQu’attire de ce jour la pompe solennelle.
Acte II, scène V.
L’action marche avec rapidité. Nous savons que Joas héritier du trône, existe dans le temple : le grand prêtre se prépare à déclarer sa naissance. Cependant Athalie force l’entrée du temple des Juifs. Quelles sont les causes de cette étrange démarche ? on va les savoir par elle-même : dans le vestibule de l’édifice sacré, où elle s’est arrêtée, elle en instruit Abner et Mathan.
Athalie, Abner, Mathan, suite d’Athalie.
MATHAN.
Grande reine, est-ce ici votre place ?Quel trouble vous agite et quel effroi vous glace ?Parmi vos ennemis que venez-vous chercher ?De ce temple profane osez-vous approcher ?Avez-vous dépouillé cette haine si vive.ATHALIE.
Prêtez-moi l’un et l’autre une oreille attentive.Je ne veux point ici rappeler le passé,Ni vous rendre raison du sang que j’ai versé :Ce que j’ai fait, Abner, j’ai cru le devoir faire.Je ne prends point pour juge un peuple téméraire :Quoi que son insolence ait osé publier,Le ciel même a pris soin de me justifier.Sur d’éclatants succès ma puissance établieA fait jusqu’aux deux mers638 respecter Athalie :Par moi Jérusalem goûte un calme profond ;Le Jourdain ne voit plus l’Arabe vagabond,Ni l’altier Philistin, par d’éternels ravages,Comme au temps de vos rois, désoler ses rivages ;Le Syrien639 me traite et de reine et de sœur ;Enfin de ma maison le perfide oppresseur,Qui devait jusqu’à moi pousser sa barbarie,Jéhu, le fier Jéhu, tremble dans Samarie ;De toutes parts pressé par un puissant voisin,Que j’ai su soulever contre cet assassin,Il me laisse en ces lieux souveraine maîtresse.Je jouissais en paix du fruit de ma sagesse ;Mais un trouble importun vient, depuis quelques jours,De mes prospérités interrompre le cours.Un songe (me devrais-je inquiéter d’un songe ?)Entretient dans mon cœur un chagrin qui le ronge :Je l’évite partout, partout il me poursuit.C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit640 ;Ma mère Jézabel devant moi s’est montrée,Comme au jour de sa mort, pompeusement parée :Ses malheurs n’avaient point abattu sa fierté ;Même elle avait encor cet éclat empruntéDont elle eut soin de peindre et d’orner son visagePour réparer des ans l’irréparable outrage :« Tremble, m’a-t-elle dit, fille digne de moi ;« Le cruel Dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi.« Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,« Ma fille. » En achevant ces mots épouvantables,Son ombre vers mon lit a paru se baisser ;Et moi, je lui tendais les mains pour l’embrasser :Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélangeD’os et de chairs meurtris641, et traînés dans la fange,Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreuxQue des chiens dévorants se disputaient entre eux642.ABNER.
Grand Dieu !ATHALIE.
Dans ce désordre à mes yeux se présenteUn jeune enfant couvert d’une robe éclatante,Tels qu’on voit643 des Hébreux les prêtres revêtus.Sa vue a ranimé mes esprits abattus :Mais lorsque, revenant de mon trouble funeste,J’admirais sa douceur, son air noble et modeste,J’ai senti tout à coup un homicide acierQue le traître en mon sein a plongé tout entier.De tant d’objets divers le bizarre assemblagePeut-être du hasard vous paraît un ouvrage :Moi-même quelque temps, honteuse de ma peur,Je l’ai pris pour l’effet d’une sombre vapeur.Mais de ce souvenir mon âme possédéeÀ deux fois en dormant revu la même idée644 ;Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracerCe même enfant toujours tout prêt à me percer.Lasse enfin des horreurs dont j’étais poursuivie,J’allais prier Baal de veiller sur ma vie,Et chercher du repos au pied de ses autels :Que ne peut la frayeur sur l’esprit des mortels645 !Dans le temple des Juifs un instinct m’a poussée,Et d’apaiser leur Dieu j’ai conçu la pensée ;J’ai cru que des présents calmeraient son courroux,Que ce Dieu quel qu’il soit en deviendrait plus doux :Pontife de Baal, excusez ma faiblesse.J’entre : le peuple fuit, le sacrifice cesse.Le grand prêtre vers moi s’avance avec fureur :Pendant qu’il me parlait, ô surprise, ô terreur !J’ai vu ce même enfant dont je suis menacée,Tel qu’un songe effrayant l’a peint à ma pensée.Je l’ai vu : son même air, son même habit de lin,Sa démarche, ses yeux, et tous ses traits enfin ;C’est lui-même646. Il marchait à côté du grand prêtre ;Mais bientôt à ma vue on l’a fait disparaître.Voilà quel trouble ici m’oblige à m’arrêter,Et sur quoi j’ai voulu tous deux vous consulter.Que présage, Mathan, ce prodige incroyable ?MATHAN.
Ce songe et ce rapport, tout me semble effroyable.ATHALIE.
Mais cet enfant fatal, Abner, vous l’avez vu :Quel est-il ? de quel sang et de quelle tribu ?ABNER.
Deux enfants à l’autel prêtaient leur ministère :L’un est fils de Joad, Josabeth est sa mère ;L’autre m’est inconnu647.MATHAN.
Pourquoi délibérer ?De tous les deux, madame, il se faut assurer.Vous savez pour Joad mes égards, mes mesures648 ;Que je ne cherche point à venger mes injures ;Que la seule équité règne en tous mes avis :Mais lui-même, après tout, fût-ce son propre fils,Voudrait-il un moment laisser vivre un coupable ?ABNER.
De quel crime un enfant peut-il être capable ?MATHAN.
Le ciel nous le fait voir un poignard à la main :Le ciel est juste et sage et ne fait rien en vain.Que cherchez-vous de plus ?ABNER.
Mais sur la foi d’un songe.Dans le sang d’un enfant voulez-vous qu’on se plonge ?Vous ne savez encor de quel père il est né,Quel il est.MATHAN.
On le craint : tout est examiné.À d’illustres parents s’il doit son origine,La splendeur de son sort doit hâter sa ruine :Dans le vulgaire obscur si le sort l’a placé,Qu’importe qu’au hasard un sang vil soit versé ?Est-ce aux rois à garder cette lente justice !Leur sûreté souvent dépend d’un prompt supplice.N’allons point les gêner d’un soin embarrassant :Dès qu’on leur est suspect, on n’est plus innocent649.ABNER.
Hé quoi, Mathan ! d’un prêtre est-ce là le langage ?Moi, nourri dans la guerre, aux horreurs du carnage,Des vengeances des rois ministre rigoureux,C’est moi qui prête ici ma voix au malheureux !Et vous, qui lui devez des entrailles de père,Vous, ministre de paix dans les temps de colère,Couvrant d’un zèle faux votre ressentiment,Le sang à votre gré coule trop lentement !Vous m’avez commandé de vous parler sans feinte,Madame : quel est donc ce grand sujet de crainte ?Un songe, un faible enfant que votre œil prévenuPeut-être sans raison croit avoir reconnu.ATHALIE.
Je le veux croire, Abner ; je puis m’être trompée :Peut-être un songe vain m’a trop préoccupée.Hé bien ! il faut revoir cet enfant de plus près ;Il en faut à loisir examiner les traits.Qu’on les fasse tous deux paraître en ma présence.ABNER.
Je crains…ATHALIE.
Manquerait-on pour moi de complaisance ?De ce refus bizarre où seraient les raisons ?Il pourrait me jeter en d’étranges soupçons.Que Josabeth, vous dis-je, ou Joad les amène :Je puis, quand je voudrai, parler en souveraine.Vos prêtres, je veux bien, Abner, vous l’avouer,Des bontés d’Athalie ont lieu de se louer.Je sais sur ma conduite et contre ma puissanceJusqu’où de leurs discours ils portent la licence :Ils vivent cependant, et leur temple est debout.Mais je sens que bientôt ma douceur est à bout.Que Joad mette un frein à son zèle sauvage,Et ne m’irrite point par un second outrage.
Acte II, scène VII.
Par l’ordre d’Athalie, les deux enfants dont vient de parler Abner sont amenés en sa présence : elle a voulu les interroger.
Joas, Athalie, Josabeth, Zacharie, Salomith (sœur de Zacharie), Abner, deux lévites, le chœur, suite d’Athalie.
ATHALIE, à la vue de Joas.
Ô ciel ! plus j’examine, et plus je le regarde.C’est lui ! d’horreur encor tous mes sens sont saisis.(Montrant Joas.)
Épouse de Joad, est-ce là votre fils ?JOSABETH.
Qui ? lui, madame !ATHALIE.
Lui.JOSABETH.
Je ne suis point sa mère.(Montrant Zacharie.)
Voilà mon fils.ATHALIE, à Joas.
Et vous, quel est donc votre père ?Jeune enfant, répondez650.JOSABETH.
Le ciel jusque aujourd’hui.ATHALIE.
Pourquoi vous pressez-vous de répondre pour lui ?C’est à lui de parler.JOSABETH.
Dans un âge si tendreQuel éclaircissement en pouvez-vous attendre ?ATHALIE.
Cet âge est innocent : son ingénuitéN’altère point encor la simple vérité.Laissez-le s’expliquer sur tout ce qui le touche.JOSABETH, à part.
Daigne mettre, grand Dieu, ta sagesse en sa bouche651 !ATHALIE.
Comment vous nommez-vous ?JOAS.
J’ai nom Éliacin652.ATHALIE.
Votre père ?JOAS.
Je suis, dit-on, un orphelinEntre les bras de Dieu jeté dès ma naissance,Et qui de mes parents n’eus jamais connaissance.ATHALIE.
Vous êtes sans parents ?JOAS.
Ils m’ont abandonné.ATHALIE.
Comment ? et depuis quand ?JOAS.
Depuis que je suis né.ATHALIE.
Ne sait-on pas au moins quel pays est le vôtre ?JOAS.
Ce temple est mon pays : je n’en connais point d’autre.ATHALIE.
Où dit-on que le sort vous a fait rencontrer ?JOAS.
Parmi des loups cruels prêts à me dévorer.ATHALIE.
Qui vous mit dans ce temple ?JOAS.
Une femme inconnue,Qui ne dit point son nom, et qu’on n’a point revue.ATHALIE.
Mais de vos premiers ans quelles mains ont pris soin ?JOAS.
Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin ?Aux petits des oiseaux il donne leur pâture,Et sa bonté s’étend sur toute la nature.Tous les jours je l’invoque ; et d’un soin paternelIl me nourrit des dons offerts sur son autel.ATHALIE.
Quel prodige nouveau me trouble et m’embarrasse !La douceur de sa voix, son enfance, sa grâce,Font insensiblement à mon inimitiéSuccéder… Je serais sensible à la pitié653 ?ABNER.
Madame, voilà donc cet ennemi terrible ?De vos songes menteurs l’imposture est visible,À moins que la pitié qui semble vous troublerNe soit ce coup fatal qui vous faisait trembler.ATHALIE, à Joas et à Josabeth.
Vous sortez654 ?JOSABETH.
Vous avez entendu sa fortune :Sa présence à la fin pourrait être importune.ATHALIE.
Non : revenez.(À Joas.)
Quel est tous les jours votre emploi ?JOAS.
J’adore le Seigneur ; on m’explique sa loi ;Dans son livre divin on m’apprend à la lire,Et déjà de ma main je commence à l’écrire.ATHALIE.
Que vous dit cette loi ?JOAS.
Que Dieu veut être aimé ;Qu’il venge tôt ou tard son saint nom blasphémé ;Qu’il est le défenseur de l’orphelin timide,Qu’il résiste au superbe et punit l’homicide.ATHALIE.
J’entends. Mais tout ce peuple enfermé dans ce lieu,À quoi s’occupe-t-il ?JOAS.
Il loue, il bénit Dieu.ATHALIE.
Dieu veut-il qu’à toute heure on prie, on le contemple !JOAS.
Tout profane exercice est banni de son temple.ATHALIE.
Quels sont donc vos plaisirs ?JOAS.
Quelquefois à l’autelJe présente au grand prêtre ou l’encens ou le sel ;J’entends chanter de Dieu les grandeurs infinies ;Je vois l’ordre pompeux de ses cérémonies,ATHALIE.
Hé quoi ! vous n’avez point de passe-temps plus doux ?Je plains le triste sort d’un enfant tel que vous.Venez dans mon palais, vous y verrez ma gloire.JOAS.
Moi ! des bienfaits de Dieu je perdrais la mémoire ?ATHALIE.
Non, je ne vous veux pas contraindre à l’oublier.JOAS.
Vous ne le priez point.ATHALIE.
Vous pourrez le prier.JOAS.
Je verrais cependant en invoquer un autre.ATHALIE.
J’ai mon Dieu que je sers ; vous servirez le vôtre :Ce sont deux puissants dieux.JOAS.
Il faut craindre le mien :Lui seul est Dieu, madame ; et le vôtre n’est rien.ATHALIE.
Les plaisirs près de moi vous chercheront en foule.JOAS.
Le bonheur des méchants comme un torrent s’écoule.ATHALIE.
Ces méchants, qui sont-ils ?JOSABETH.
Hé ! madame, excusez.Un enfant…ATHALIE, à Josabeth.
J’aime à voir comme vous l’instruisez.Enfin, Éliacin, vous avez su me plaire :Vous n’êtes point sans doute un enfant ordinaire.Vous voyez, je suis reine, et n’ai point d’héritier :Laissez là cet habit, quittez ce vil métier ;Je veux vous faire part de toutes mes richesses ;Essayez dès ce jour l’effet de mes promesses.À ma table, partout, à mes côtés assis,Je prétends vous traiter comme mon propre fils.JOAS.
Comme votre fils !ATHALIE.
Oui… Vous vous taisez ?JOAS.
Quel père Je quitterais ! Et pour…ATHALIE.
Hé bien ?JOAS.
Pour quelle mère !…ATHALIE, à Josabeth.
Sa mémoire est fidèle, et, dans tout ce qu’il dit,De vous et de Joad je reconnais l’esprit.Voilà comme, infectant cette simple jeunesse,Vous employez tous deux le calme où je vous laisse.Vous cultivez déjà leur haine et leur fureur ;Vous ne leur prononcez mon nom qu’avec horreur.JOSABETH.
Peut-on de nos malheurs leur dérober l’histoire ?Tout l’univers les sait : vous-même en faites gloire.ATHALIE.
Oui, ma juste fureur, et j’en fais vanité655,A vengé mes parents sur ma postérité.J’aurais vu massacrer et mon père et mon frère,Du haut de son palais précipiter ma mère,Et dans un même jour égorger à la fois(Quel spectacle d’horreur !) quatre-vingts fils de rois656 ;Et pourquoi ? pour venger je ne sais quels prophètesDont elle avait puni les fureurs indiscrètes :Et moi, reine sans cœur, fille sans amitié,Esclave d’une lâche et frivole pitié,Je n’aurais pas du moins à cette aveugle rageRendu meurtre pour meurtre, outrage pour outrage,Et de votre David traité tous les neveuxComme on traitait d’Achab les restes malheureux !Où serais-je aujourd’hui, si, domptant ma faiblesse,Je n’eusse d’une mère étouffé la tendresse ;Si de mon propre sang ma main versant des flotsN’eût par ce coup hardi réprimé vos complots ?Enfin de votre Dieu l’implacable vengeanceEntre nos deux maisons rompit toute alliance :David m’est en horreur ; et les fils de ce roi,Quoique nés de mon sang, sont étrangers pour moi.JOSABETH.
Tout vous a réussi. Que Dieu voie, et nous juge.ATHALIE.
Ce Dieu, depuis longtemps votre unique refuge,Que deviendra l’effet de ses prédictions ?Qu’il vous donne ce roi promis aux nations,Cet enfant de David, votre espoir, votre attente.Mais nous nous reverrons. Adieu, je sors contente :J’ai voulu voir, j’ai vu.
On devine facilement le résultat de cette entrevue. Quelque temps indécise et troublée, Athalie veut bientôt qu’on lui livre Éliacin. Mathan se présente à Josabeth et réclame cet otage. Il est repoussé avec opprobre. Pendant qu’il court échauffer les ressentiments de la reine, le grand prêtre, pour conjurer le péril, a résolu de proclamer roi Joas et de renverser la domination d’Athalie, en lui infligeant le châtiment de tous ses crimes.
Acte III, scène VII.
Joad, Josabeth, Azarias, suivi du chœur et de lévites.
JOAD.
Hé bien ! Azarias, le temple est-il fermé ?AZARIAS.
J’en ai fait devant moi fermer toutes les portes.JOAD.
N’y reste-t-il que vous et vos saintes cohortes ?AZARIAS.
De ses parvis sacrés j’ai deux fois fait le tour.Tout a fui, tous se sont séparés sans retour,Misérable troupeau qu’a dispersé la crainte :Et Dieu n’est plus servi que dans la tribu sainte.Depuis qu’à Pharaon ce peuple est échappé,Une égale terreur ne l’avait point frappé657.JOAD.
Peuple lâche, en effet, et né pour l’esclavage658,Hardi contre Dieu seul ! Poursuivons notre ouvrage.Mais qui retient encor ces enfants parmi nous ?UNE DES FILLES DU CHŒUR.
Hé ! pourrions-nous, seigneur, nous séparer de vous ?Dans le temple de Dieu sommes-nous étrangères ?Vous avez près de vous nos pères et nos frères.UNE AUTRE.
Hélas ! si, pour venger l’opprobre d’Israël,Nos mains ne peuvent pas, comme autrefois Jahel659,Des ennemis de Dieu percer la tête impie,Nous lui pouvons du moins immoler notre vie.Quand vos bras combattront pour son temple attaqué,Par nos larmes du moins il peut être invoqué.JOAD.
Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle,Des prêtres, des enfants, ô Sagesse éternelle660 !Mais, si tu les soutiens, qui peut les ébranler ?Du tombeau, quand tu veux, tu sais nous rappeler ;Tu frappes et guéris, tu perds et ressuscites661.Ils ne s’assurent point662 en leurs propres mérites,Mais en ton nom sur eux invoqué tant de fois,En tes serments jurés au plus saint de leurs rois663,En ce temple où tu fais ta demeure sacrée,Et qui doit du soleil égaler la durée.Mais d’où vient que mon cœur frémit d’un saint effroi664 ? s’ouvrent,Est-ce l’esprit divin qui s’empare de moi ?C’est lui-même : il m’échauffe ; il parle ; mes yeuxEt les siècles obscurs devant moi se découvrent.Lévites, de vos sons prêtez-moi les accords,Et de ses mouvements secondez les transports665.LE CHŒUR chante au son de toute la symphonie des instruments.
Que du Seigneur la voix se fasse entendre,Et qu’à nos cœurs son oracle divinSoit ce qu’à l’herbe tendreEst, au printemps, la fraîcheur du matin.JOAD.
Cieux, écoutez ma voix ; terre, prête l’oreille666Ne dis plus, ô Jacob, que ton Seigneur sommeille !(Ici recommence la symphonie, et Joad aussitôt reprend la parole.)
Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ?Quel est dans le lieu saint ce pontife égorgé669 ?Pleure, Jérusalem, pleure, cité perfide !Des prophètes divins malheureuse homicide :De son amour pour toi ton Dieu s’est dépouillé ;Ton encens à ses yeux est un encens souillé.Où menez-vous ces enfants et ces femmes670 ?Le Seigneur a détruit la reine des cités :Ses prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés ;Dieu ne veut plus qu’on vienne à ses solennités :Temple, renverse-toi ; cèdres, jetez des flammes.Jérusalem, objet de ma douleur,Quelle main en un jour t’a ravi tous tes charmes ?Qui changera mes yeux en deux sources de larmesPour pleurer ton malheur ?AZARIAS.
Ô saint temple !JOSABETH.
Ô David !LE CHŒUR.
Dieu de Sion, rappelle,Rappelle en sa faveur tes antiques bontés.(La symphonie recommence encore, et Joad, un moment après, l’interrompt.)
JOAD.
Quelle Jérusalem nouvelle671Sort du fond du désert, brillante de clartés,Et porte sur le front une marque immortelle ?Peuples de la terre, chantez :Jérusalem renaît plus charmante et plus belle.D’où lui viennent de tous côtésLève, Jérusalem, lève ta tête altière ;Regarde tous ces rois de ta gloire étonnés :Les rois des nations, devant toi prosternés,De tes pieds baisent la poussière :Les peuples à l’envi marchent à ta lumière.Heureux qui pour Sion d’une sainte ferveurSentira son âme embrasée !Cieux, répandez votre rosée,Et que la terre enfante son Sauveur674 !JOSABETH.
Hélas ! d’où nous viendra cette insigne faveur,Si les rois de qui doit descendre ce sauveur.JOAD.
Préparez, Josabeth, le riche diadèmeQue sur son front sacré David porta lui-même.(Aux lévites.)
Et vous, pour vous armer, suivez-moi dans ces lieuxOù se garde caché, loin des profanes yeux,Ce formidable amas de lances et d’épées675Qui du sang philistin jadis furent trempées,Et que David vainqueur, d’ans et d’honneurs chargé,Fit consacrer au Dieu qui l’avait protégé.Peut-on les employer pour un plus noble usage ?Venez, je veux moi-même en faire le partage.
Le grand prêtre a révélé à Joas le secret de sa naissance ; puis se prosternant à ses pieds, il a rendu hommage au jeune roi. Les lévites assemblés ont juré de mourir pour le défendre. Le grand prêtre adresse à Joas ces dernières paroles.
Acte IV, scène III.
Joad, Joas, Azarias, Imaël, et les trois autres chefs des lévites.
JOAD.
Ô mon fils ! de ce nom j’ose encor vous nommer676 !Souffrez cette tendresse, et pardonnez aux larmesQue m’arrachent pour vous de trop justes alarmes.Loin du trône nourri, de ce fatal honneur,Hélas ! vous ignorez le charme empoisonneur ;De l’absolu pouvoir vous ignorez l’ivresse,Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse.Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois,Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois ;Qu’un roi n’a d’autre frein que sa volonté même ;Qu’il doit immoler tout à sa grandeur suprême ;Qu’aux larmes, au travail, le peuple est condamné,Et d’un sceptre de fer veut être gouverné ;Que, s’il n’est opprimé, tôt ou tard il opprime :Ainsi de piège en piège, et d’abîme en abîme,Corrompant de vos mœurs l’aimable pureté,Ils vous feront enfin haïr la vérité,Vous peindront la vertu sous une affreuse image.Hélas ! ils ont des rois égaré le plus sage677Promettez sur ce livre, et devant ces témoins,Que Dieu fera toujours le premier de vos soins ;Que, sévère aux méchants, et des bons le refuge,Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge ;Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin,JOAS.
Je promets d’observer ce que la loi m’ordonne.Mon Dieu, punissez-moi si je vous abandonne !JOAD.
Venez : de l’huile sainte il faut vous consacrer.Paraissez, Josabeth : vous pouvez vous montrer.
Acte IV, scène IV.
Joas, Joad, Josabeth, Zacharie, Salomith, Azarias, Ismaël, les trois autres chefs des lévites, le chœur.
JOSABETH, embrassant Joas.
Ô roi, fils de David !JOAS.
Ô mon unique mère !Venez, cher Zacharie, embrasser votre frère.JOSABETH, à Zacharie.
Aux pieds de votre roi prosternez-vous, mon fils.(Zacharie se jette aux pieds de Joas.)
JOAD, pendant qu’ils s’embrassent.
Enfants, ainsi toujours puissiez-vous être unis680 !JOSABETH, à Joas.
Vous savez donc quel sang vous a donné la vie ?JOAS.
Et je sais quelle main sans vous me l’eût ravie.JOSABETH.
De votre nom, Joas, je puis donc vous nommer ?JOAS.
Joas ne cessera jamais de vous aimer…
Mais au milieu de cette pompe et de ces épanchements affectueux est bientôt jetée la terreur. Un lévite accourt : il annonce que le temple est menacé, qu’Athalie le fait investir de ses troupes. Joad se prépare à la défense. Le chœur s’attendrit sur le sort du jeune prince et fait appel à la protection divine. Cependant Abner apporte les propositions de paix de la reine : qu’on lui livre Éliacin avec les trésors de David, et le temple subsistera. Joad feint de céder. Athalie recevra de lui, dit-il, ce double gage de soumission. Qu’elle se présente : il est prêt à le lui remettre. Elle arrive en effet avec quelques chefs de son armée ; elle entre : mais aussitôt, la porte se refermant derrière elle, ses ennemis l’entourent. Ses yeux aperçoivent Joas assis sur un trône : elle reconnaît qu’elle est tombée dans un piège.
Acte V, scène IV.
Joas, Athalie, Joad, Josabeth, Abner, Ismaël, troupe de lévites.
ATHALIE.
Dieu des Juifs, tu remportes681 !Oui, c’est Joas ; je cherche en vain à me tromper :Je reconnais l’endroit où je le fis frapper,Je vois d’Ochozias et le port et le geste682 ;Tout me retrace enfin un sang que je déteste.David, David triomphe ; Achab seul est détruit ;Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit !C’est toi qui, me flattant d’une vengeance aisée,M’as vingt fois en un jour à moi-même opposée :Tantôt pour un enfant excitant mes remords,Tantôt m’éblouissant de tes riches trésors,Que j’ai craint de livrer aux flammes, au pillage.Qu’il règne donc ce fils, ton soin et ton ouvrage683 ;Et que, pour signaler son empire nouveau,On lui fasse en mon sein enfoncer le couteau !Voici ce qu’en mourant lui souhaite sa mère :Que dis-je, souhaiter ! je me flatte, j’espèreQu’indocile à ton joug, fatigué de ta loi,Fidèle au sang d’Achab qu’il a reçu de moi,Conforme à son aïeul, à son père semblable,On verra de David l’héritier détestableAbolir tes honneurs, profaner ton autel,Et venger Athalie, Achab et Jézabel684…
Athalie, dont Joad a prononcé l’arrêt mortel, est entraînée par les lévites ; et, à quelques pas de là, elle va expier sous le poignard les crimes de sa vie685.
Crébillon (1674-1762.)
[Notice.]
Parmi les œuvres les plus difficiles de l’esprit on a justement place la tragédie : c’est ce qui explique le peu de noms qui ont survécu, entre tous ceux qui ont cherché l’illustration dans ce genre ; c’est ce qui fait comprendre qu’il ait suffi d’une bonne composition dramatique, et même de quelques scènes heureuses, pour immortaliser un auteur. Ainsi en a-t-il été pour Crébillon. Né à Dijon en 1674, et mort en 1762, il n’a donné, dans le cours de cette longue carrière, que huit tragédies, dont la plupart sont remplies de défauts ; à ces défauts toutefois, qui déparent chez lui la conception et le style, se mêlent des beautés du premier ordre, qui ont porté Crébillon au rang de nos grands tragiques. Son caractère indépendant et sauvage, sa vie bizarre et impatiente de toute contrainte, ne lui permirent pas de mûrir par le temps et le soin les hautes qualités qu’il avait reçues de la nature. Son énergie n’a pas de frein ; la terreur qu’il inspire manque de mesure ; elle n’émeut point, elle repousse : partout, dans ses fortes créations, qu’il se contentait de confier à sa vaste mémoire, on regrette l’absence de régularité et de fini ; la diction, rude et inculte, répond rarement au mérite de la pensée. Mais Atrée et Thyeste, Électre, Catilina, offrent de remarquables parties ; et, dans Rhadamiste principalement, Crébillon s’est élevé au-dessus de lui-même686.
Rhadamiste et Zénobie687. (Extraits.)
Zénobie, cachée sous un nom supposé, celui d’Isménie, apprend qui elle est à sa confidente Phénice, dont, malgré ce titre, elle n’avait pas été jusque-là plus connue que des autres : femme du roi d’Arménie Rhadamiste, lorsqu’elle fuyait avec ce prince, dépossédé de ses États, elle a été percée de sa main et plongée dans l’Araxe ; mais elle a miraculeusement échappé à la mort. Elle croit, d’ailleurs, que son meurtrier a péri. Après avoir erré étrangère de pays en pays pendant plusieurs années, elle est devenue l’objet de la passion du souverain de l’Ibérie, Pharasmane, le père de Rhadamiste. Au commencement de la tragédie, elle se trouve à Artanisse, capitale du royaume, et en butte aux poursuites de ce monarque, qui a résolu de l’épouser. Elle a été amenée dans son palais, comme captive, par Arsame, frère de Rhadamiste, qui ne l’a pas vue sans éprouver pour elle un amour qu’elle n’est point éloignée de partager. Mais Pharasmane lui déclare qu’il doit cesser de tourner les yeux vers elle et il lui ordonne de s’en éloigner. La fausse Isménie, dont le père, Mithridate, a déjà péri par les embûches de son gendre, voulant à la fois se soustraire à un hymen odieux et se venger des maux qu’elle a soufferts de cette famille, n’hésite pas à profiter de la passion d’Arsame pour l’animer à secouer l’autorité de son père.
Au second acte, Rhadamiste, réputé mort, reparaît ; il s’annonce comme tourmenté par les remords qui le punissent d’avoir oublié les lois de la nature. Pour empêcher que Zénobie ne tombât aux mains d’un ennemi, il n’a pas craint de l’immoler, et cette image n’a plus cessé d’être présente à ses regards : les regrets ont rallumé dans son cœur une passion désormais sans objet. Il a vécu au milieu des Romains, qui l’ont arraché à ceux qui le poursuivaient : il les a servis sans être connus d’eux, et a mérité leur estime par sa valeur. Instruit des troubles qui agitaient l’Arménie, son ancien royaume, au moment où elle allait passer sous les lois d’un nouveau maître, il s’est fait choisir par les Romains pour être leur ambassadeur en ce pays : il y revient avec ce titre, dont il est redevable à la protection de Corbulon, auquel il s’est découvert. Armé de toute la puissance de Rome, il veut l’employer contre ceux dont il a été la victime, au nombre desquels il place d’abord son père : celui-ci, qui ne l’a pas vu depuis sa première jeunesse, et auprès de qui il peut jouer en sûreté le rôle qu’il a brigué, est bientôt devant lui ; il lui parle comme représentant de l’empire.
Acte II688, scène II.
Rhadamiste, Pharasmane689.
RHADAMISTE.
Un peuple triomphant, maître de tant de rois,Qui vers vous en ces lieux daigne emprunter ma voix,De vos desseins secrets instruit comme vous-même,Vous annonce aujourd’hui sa volonté suprême.Ce n’est pas que Néron, de sa grandeur jaloux,Ne sache ce qu’il doit à des rois tels que vous ;Rome n’ignore pas à quel point la victoireParmi les noms fameux élève votre gloire ;Ce peuple enfin si fier, et tant de fois vainqueur,N’en admire pas moins votre haute valeur :Mais vous savez aussi jusqu’où va sa puissance ;Ainsi gardez-vous bien d’exciter sa vengeance.Alliée ou plutôt sujette des Romains,De leur choix l’Arménie attend des souverains.Vous le savez, seigneur ; et, du pied du Caucase,Vos soldats cependant s’avancent vers le Phase :Le Cyrus, sur ses bords chargés de combattants,Fait voir de toutes parts vos étendards flottants.Rome, de tant d’apprêts qui s’indigne et se lasse,N’a point accoutumé les rois à tant d’audace.Quoique Rome, peut-être au mépris de ses droits,N’ait point interrompu le cours de vos exploits,Qu’elle ait abandonné Tigrane et la Médie,Elle ne prétend point vous céder l’Arménie.Je vous déclare donc que César ne veut pasQue vers l’Araxe enfin vous adressiez vos pas.PHARASMANE.
Quoique d’un vain discours je brave la menace,Je l’avoûrai, je suis surpris de votre audace.De quel front osez-vous, soldat de Corbulon,M’apporter dans ma cour les ordres de Néron ?Et depuis quand croit-il qu’au mépris de ma gloire,À ne plus craindre Rome instruit par la victoire,Oubliant désormais la suprême grandeur,J’aurai plus de respect pour son ambassadeur ;Moi qui, formant au joug des peuples invincibles,Ai tant de fois bravé ces Romains si terribles,Qui fais trembler encor ces fameux souverains,Ces Parthes aujourd’hui la terreur des Romains ?Ce peuple triomphant n’a point vu mes imagesÀ la suite d’un char en butte à ses outrages :La honte que sur lui répandent mes exploitsD’un airain orgueilleux a bien vengé les rois690 ;Mais quel soin vous conduit en ce pays barbare ?Est-ce la guerre enfin que Néron me déclare ?Qu’il ne s’y trompe pas : la pompe de ces lieux,Vous le voyez assez, n’éblouit point les yeux ;Jusques aux courtisans qui me rendent hommage,Mon palais, tout ici n’a qu’un faste sauvage ;La nature, marâtre en ces affreux climats,Ne produit, au lieu d’or, que du fer, des soldats691 ;Son sein tout hérissé n’offre aux désirs de l’hommeRien qui puisse tenter l’avarice de Rome.Mais, pour trancher ici d’inutiles discours,Rome de mes projets veut traverser le cours :Et pourquoi, s’il est vrai qu’elle en soit informée,N’a-t-elle pas encore assemblé son armée ?Que font vos légions ? Ces superbes vainqueursNe combattent-ils plus que par ambassadeurs ?C’est la flamme à la main qu’il faut dans l’IbérieMe distraire du soin d’entrer dans l’Arménie,Non par de vains discours, indignes des Romains,Quand je vais par le fer m’en ouvrir les chemins ;Et peut-être bien plus, dédaignant Artaxate,Défier Corbulon jusqu’aux bords de l’Euphrate692…
La fin de cette entrevue est facile à prévoir. Pharasmane et l’ambassadeur se séparent, le cœur ulcéré et plein du désir de la vengeance. Immédiatement après, Arsame demande un entretien à Rhadamiste : il veut placer celle qu’il aime sous la protection de Rome ; il annonce qu’elle-même va paraître pour réclamer la promesse de cet appui.
Acte III, scène V.
Rhadamiste, Zénobie693.
ZÉNOBIE.
Seigneur, est-il permis à des infortunées,Qu’au joug d’un fier tyran le sort tient enchaînées,D’oser avoir recours, dans la honte des fers,À ces mêmes Romains maîtres de l’univers ?En effet, quel emploi pour ces maîtres du mondeQue le soin d’adoucir ma misère profonde !Le ciel, qui soumit tout à leurs augustes lois694…RHADAMISTE, à part.
Que vois-je ? ah, malheureux ! quels traits ! quel son de voix !Justes dieux ! quel objet offrez-vous à ma vue ?ZÉNOBIE.
D’où vient, à mon aspect, que votre âme est émue, Seigneur ?RHADAMISTE, à part.
Ah ! si ma main n’eût pas privé du jour.ZÉNOBIE.
Qu’entends-je ? quels regrets ? et que vois-je à mon tour695 ?Triste ressouvenir ! je frémis, je frissonne.Où suis-je ? et quel objet ! La force m’abandonne.Ah, seigneur ! dissipez mon trouble et ma terreur :Tout mon sang s’est glacé jusqu’au fond de mon cœur696 ?RHADAMISTE, à part.
Ah ! je n’en doute plus au transport qui m’anime.Ma main, n’as-tu commis que la moitié du crime ?(À Zénobie.)
Victime d’un cruel contre vous conjuré,Triste objet d’un amour jaloux, désespéré,Que ma rage a poussé jusqu’à la barbarie,Après tant de fureurs, est-ce vous, Zénobie ?ZÉNOBIE.
Zénobie ! ah, grands dieux ! Cruel, mais cher époux,Après tant de malheurs, Rhadamiste, est-ce vous ?RHADAMISTE.
Se peut-il que vos yeux puissent le méconnaître ?Oui, je suis ce cruel, cet inhumain, ce traître,Cet époux meurtrier. Plût au ciel qu’aujourd’huiVous eussiez oublié ses crimes avec lui !Ô dieux, qui la rendez à ma douleur mortelle,Que ne lui rendez-vous un époux digne d’elle !Par quel bonheur le ciel, touché de mes regrets,Me permet-il encor de revoir tant d’attraits ?…ZÉNOBIE.
Ah, cruel ! plût aux dieux que ta main ennemieN’eût jamais attenté qu’aux jours de Zénobie !Le cœur, à ton aspect, désarmé de courroux,Je ferais mon bonheur de revoir mon époux ;Et l’amour, s’honorant de ta fureur jalouse,Dans tes bras avec joie eût remis ton épouse.Ne crois pas cependant que, pour toi sans pitié,Je puisse te revoir avec inimitié.RHADAMISTE.
Quoi ! loin de m’accabler, grands dieux ! c’est ZénobieQui craint de me haïr, et qui s’en justifie !Ah, punis-moi plutôt : ta funeste bonté,Même en me pardonnant, tient de ma cruauté.N’épargne point mon sang, cher objet que j’adore :Prive-moi du bonheur de te revoir encore :(Il se jette à ses genoux.)
Faut-il, pour t’en presser, embrasser tes genoux ?Songe au prix de quel sang je devins ton époux.Jusques à mon amour, tout veut que je périsse :Laisser le crime en paix, c’est s’en rendre complice697Frappe : mais souviens-toi que, malgré ma fureur,Tu ne sortis jamais un instant de mon cœur ;Que, si le repentir tenait lieu d’innocence,Je n’exciterais plus ni haine ni vengeance ;Que, malgré le courroux qui te doit animer,Ma plus grande fureur fut celle de t’aimer698.ZÉNOBIE.
Lève-toi : c’en est trop. Puisque je te pardonne,Que servent les regrets où ton cœur s’abandonne ?Va, ce n’est pas à nous que les dieux ont remisLe pouvoir de punir de si chers ennemis.Nomme-moi les climats où tu souhaites vivre ;Parle : dès ce moment je suis prête à te suivre,Sûre que les remords qui saisissent ton cœurNaissent de ta vertu plus que de ton malheur…
Zénobie a promis de venir rejoindre son époux : elle calme avec une dignité ferme et modeste les soupçons offensants de Rhadamiste, qui redoute un rival dans Arsame, son propre frère, et termine par ces beaux vers :
Pour toi, dès que la nuit pourra me le permettre,Dans tes mains, en ces lieux, je viendrai me remettre.Je connais la fureur de tes soupçons jaloux ;Mais j’ai trop de vertu pour craindre mon époux.
À la fin du quatrième acte, Arsame, que l’on a peint à Pharasmane comme un rebelle, est arrêté par l’ordre de son père. Celui-ci persévère dans ses desseins de vengeance contre Rome. Il veut la braver par le châtiment du personnage qu’il croit associé aux projets de son fils, et il commande qu’on amène l’ambassadeur, pour confondre Arsame en sa présence et acquérir, avec les preuves de leur complicité, le droit de les punir tous les deux. Mais on vient lui annoncer que ce Romain fuit, enlevant celle qu’il ne connaît que sous le nom d’Isménie. Il s’élance après eux, trouve Rhadamiste qui, animé d’un courage indomptable, cherche à se frayer à travers les gardes un sanglant passage ; il l’atteint et le frappe d’un coup mortel. Revenu auprès d’Arsame, il s’étonne de le voir s’affliger de la mort d’un rival.
Acte V, scène V.
Pharasmane, Arsame, Mitrane (capitaine des gardes), Hydaspe (confident de Pharasmane), gardes.
PHARASMANE.
… Qui peut lui rendre encor cette perte si chère ?Des larmes de mon fils quel est donc le mystère ?Mais, moi-même, d’où vient qu’après tant de fureurJe me sens malgré moi partager sa douleur699 ?Par quel charme, malgré le courroux qui m’enflamme,La pitié s’ouvre-t-elle un chemin dans mon âme ?Quelle plaintive voix trouble en secret mes sens,Et peut former en moi de si tristes accents ?D’où vient que je frissonne ? et quel est donc mon crime ?Me serais-je mépris au choix de la victime ?Ou le sang des Romains est-il si précieuxQu’on n’en puisse verser sans offenser les dieux700 ?Par mon ambition, d’illustres destinées,Sans pitié, sans regrets, ont été terminées ;Et lorsque je punis qui m’avait outragé,Mon faible cœur craint-il de s’être trop vengé ?D’où peut naître le trouble où son trépas me jette ?Je ne sais, mais sa mort m’alarme et m’inquiète.Quand j’ai versé le sang de ce fier ennemi,Tout le mien s’est ému ; j’ai tremblé, j’ai frémi :Il m’a même paru que ce Romain terrible,Devenu tout à coup à sa perte insensible,Avare de mon sang quand je versais le sien,Aux dépens de ses jours s’est abstenu du mien701.Je rappelle en tremblant ce que m’a dit Arsame :Éclaircissez le trouble où vous jetez mon âme ;Écoutez-moi, mon fils, et reprenez vos sens.ARSAME.
Que vous servent, hélas ! ces regrets impuissants ?Puissiez-vous à jamais, ignorant ce mystère,Oublier avec lui de qui vous fûtes père !PHARASMANE.
Ah ! c’est trop m’alarmer : expliquez-vous, mon fils.De quel effroi nouveau frappez-vous mes esprits ?(Apercevant Rhadamiste.)
Mais, pour le redoubler dans mon âme éperdue,Dieux puissants, quel objet offrez-vous à ma vue ?
Acte V, scène VI.
Pharasmane, Rhadamiste (porté par des soldats), Zénobie, Arsame, Hiéron, Mitrane, Hydaspe, Phénice, gardes.
PHARASMANE, à Rhadamiste.
Malheureux, quel dessein te ramène en ces lieux ?Que cherches-tu ?RHADAMISTE.
Je viens expirer à vos yeux702.PHARASMANE.
Quel trouble me saisit !RHADAMISTE.
Quoique ma mort approche,Ne craignez pas, seigneur, un injuste reproche.J’ai reçu par vos mains le prix de mes forfaits :Puissent les justes dieux en être satisfaits !Je ne méritais pas de jouir de la vie.(À Zénobie.)
Sèche tes pleurs ; adieu, ma chère Zénobie !Mithridate est vengé.PHARASMANE.
Grands dieux ! qu’ai-je entendu ?Mithridate ! ah ! quel sang ai-je donc répandu ?Malheureux que je suis ! puis-je le méconnaître ?Au trouble que je sens, quel autre pourrait-ce être ?Mais, hélas ! si c’est lui, quel crime ai-je commis !Nature, ah ! venge-toi, c’est le sang de mon fils.RHADAMISTE.
La soif que votre cœur avait de le répandreN’a-t-elle pas suffi, seigneur, pour vous l’apprendre ?Je vous l’ai vu poursuivre avec tant de courroux,Que j’ai cru qu’en effet j’étais connu de vous.PHARASMANE.
Pourquoi me le cacher ? Ah, père déplorable !RHADAMISTE.
Vous vous êtes toujours rendu si redoutable,Que jamais vos enfants, proscrits et malheureux,N’ont pu vous regarder comme un père pour eux.Heureux, quand votre main vous immolait un traître,De n’avoir point versé le sang qui m’a fait naître703 ;Que la nature ait pu, trahissant ma fureur,Dans ce moment affreux s’emparer de mon cœur !Enfin, lorsque je perds une épouse si chère,Heureux, quoiqu’en mourant, de retrouver mon père704Votre cœur s’attendrit ; je vois couler vos pleurs.(À Arsame.)
Mon frère, approchez-vous ; embrassez-moi : je meurs705ZÉNOBIE.
S’il faut par des forfaits que ta justice éclate,Ciel, pourquoi vengeais-tu la mort de Mithridate706 ?PHARASMANE.
Ô mon fils, ô Romains ? êtes-vous satisfaits ?(À Arsame.)
Vous, que pour m’en venger j’implore désormais,Courez vous emparer du trône d’Arménie ;Avec mon amitié je vous rends Zénobie :Je dois ce sacrifice à mon fils malheureux.De ces lieux cependant éloignez-vous tous deux :De mes transports jaloux mon sang doit se défendre ;Fuyez, n’exposez plus un père à le répandre707.
Voltaire (1694-1778.)
[Notice.]
Déjà nous avons inscrit le nom de Voltaire parmi ceux de nos plus grands prosateurs : un rang ne lui est pas moins dû entre nos premiers poètes. S’il n’eut pas, comme quelques autres, cette patience scrupuleuse qui poursuit dans un genre et atteint la perfection, il fut dans presque tous également supérieur ; il réunit en lui une prodigieuse variété de talents qui, disséminés, auraient suffi à l’illustration de plusieurs hommes. Parfois digne émule de Corneille et de Racine dans la tragédie, il a tenté seul avec un certain succès de donner une épopée à la France. Excellent aussi dans le poème didactique, l’un de ses principaux mérites fut de revêtir des couleurs d’une imagination inspirée les plus hautes idées de la science, et, pendant que Fontenelle en propageait l’intelligence par la clarté de sa prose facile, de la populariser également par le prestige des beaux vers. En même temps, par un singulier contraste, c’est lui qui a le mieux réussi dans la poésie légère, heureux si l’enjouement et la malice, qu’il prodigue en badinant, n’eussent pas offensé trop souvent la religion, la morale et la vertu.
Doué de tous les genres d’esprit, de celui des affaires presque autant quo de celui des lettres, Voltaire acquit par des spéculations heureuses non moins que par ses travaux une fortune considérable qui augmenta sa puissance. Cette puissance, la plus grande de celles qui ont jamais eu leur fondement dans l’opinion, l’accompagna jusqu’à ses derniers moments, où il se vit salué par l’enthousiasme d’une foule enivrée, qui applaudissait en lui au triomphe des idées nouvelles. Quelques années après, ses cendres devaient être transportées au Panthéon, avec celles de J.-J. Rousseau. Sans doute il aima l’humanité ; mais il aima encore davantage la gloire, ou plutôt la vogue, c’est-à-dire ce qu’il y a dans la gloire de moins estimable et de moins solide. On avait dit longtemps qu’il était né dans le petit village de Châtenay, peu distant de Paris : il est établi maintenant qu’il naquit à Paris même, le 20 février 1694, dont il demeura éloigné plus de vingt années de suite, et où il revint cependant pour mourir le 20 mai 1778708.
Alzire709.
La scène est dans la ville de Los-Reyes, autrement Lima.
Acte 1, scène 1.
Alvarez (ancien gouverneur du Pérou), Gusman (son fils, nouveau gouverneur).
ALVAREZ.
Du conseil de Madrid l’autorité suprêmePour successeur enfin me donne un fils que j’aime.Faites régner le prince et le Dieu que je sersSur la riche moitié d’un nouvel univers :Gouvernez cette rive, en malheurs trop féconde,Qui produit les trésors et les crimes du monde.Je vous remets, mon fils, ces honneurs souverainsQue la vieillesse arrache à mes débiles mains710.J’ai consumé mon âge au sein de l’Amérique ;Je montrai le premier au peuple du MexiqueL’appareil inouï, pour ces mortels nouveaux,De nos châteaux ailés qui volaient sur les eaux :Des mers de Magellan711 jusqu’aux astres de l’Ourse,Les vainqueurs castillans ont dirigé ma course :Heureux si j’avais pu, pour fruit de mes travaux,En mortels vertueux changer tous ces héros !Mais qui peut arrêter l’abus de la victoire ?Leurs cruautés, mon fils, ont obscurci leur gloire ;Et j’ai pleuré longtemps sur ces tristes vainqueurs,Que le ciel fit si grands, sans les rendre meilleurs.Je touche au dernier pas de ma longue carrière,Et mes yeux sans regret quitteront la lumière,S’ils vous ont vu régir sous d’équitables loisL’empire du Potoze712 et la ville des Rois.GUSMAN.
J’ai conquis avec vous ce sauvage hémisphère ;Dans ces climats brûlants j’ai vaincu sous mon père ;Je dois de vous encore apprendre à gouverner,Et recevoir vos lois plutôt que d’en donner.ALVAREZ.
Non, non, l’autorité ne veut point de partage.Consumé de travaux, appesanti par l’âge,Je suis las du pouvoir ; c’est assez si ma voixParle encore au conseil et règle vos exploits.Croyez-moi, les humains, que j’ai trop su connaître,Méritent peu, mon fils, qu’on veuille être leur maître.Je consacre à mon Dieu, négligé trop longtemps,De ma caducité les restes languissants.Je ne veux qu’une grâce, elle me sera chère :Je l’attends comme ami, je la demande en père.Mon fils, remettez-moi ces esclaves obscursAujourd’hui par votre ordre arrêtés dans nos murs.Songez que ce grand jour doit être un jour propice,Marqué par la clémence, et non par la justice.GUSMAN.
Quand vous priez un fils, seigneur, vous commandez ;Mais daignez voir au moins ce que vous hasardez.D’une ville naissante, encor mal assurée,Au peuple américain nous défendons l’entrée :Empêchons, croyez-moi, que ce peuple orgueilleuxAu fer qui l’a dompté n’accoutume ses yeux ;Que, méprisant nos lois, et prompt à les enfreindre,Il ose contempler des maîtres qu’il doit craindre.Il faut toujours qu’il tremble, et n’apprenne à nous voirQu’armés de la vengeance, ainsi que du pouvoir.L’Américain farouche est un monstre sauvageQui mord en frémissant le frein de l’esclavage…ALVAREZ.
Ah ! mon fils, que je hais ces rigueurs tyranniques !Les pouvez-vous aimer, ces forfaits politiques,Vous, chrétien, vous choisi pour régner désormaisSur des chrétiens nouveaux au nom d’un Dieu de paix ?Vos yeux ne sont-ils pas assouvis des ravagesQui de ce continent dépeuplent les rivages ?Ah ! Dieu nous envoyait, quand de nous il fit choix,Pour annoncer son nom, pour faire aimer ses lois :t nous, de ces climats destructeurs implacables,Nous, et d’or et de sang toujours insatiables713,Déserteurs de ces lois qu’il fallait enseigner,Nous égorgeons ce peuple au lieu de le gagner :Par nous tout est en sang, par nous tout est en poudre714 ;Et nous n’avons du ciel imité que la foudre.Notre nom, je l’avoue, inspire la terreur ;Les Espagnols sont craints, mais ils sont en horreur :Fléaux du nouveau monde, injustes, vains, avares,Nous seuls en ces climats nous sommes les barbares.L’Américain, farouche en sa simplicité,Nous égale en courage et nous passe en bonté.Hélas ! si comme vous il était sanguinaire,S’il n’avait des vertus, vous n’auriez plus de père.Avez-vous oublié qu’ils m’ont sauvé le jour ?Avez-vous oublié que près de ce séjourJe me vis entouré par ce peuple en furie,Rendu cruel enfin par notre barbarie ?Tous les miens, à mes yeux, terminèrent leur sort.J’étais seul, sans secours, et j’attendais la mort :Mais à mon nom, mon fils, je vis tomber leurs armes.Un jeune Américain, les yeux baignés de larmes,Au lieu de me frapper embrasse mes genoux.« Alvarez, me dit-il, Alvarez, est-ce vous ?« Vivez, votre vertu nous est trop nécessaire :« Vivez, aux malheureux servez longtemps de père ;« Qu’un peuple de tyrans, qui veut nous enchaîner,« Du moins par cet exemple apprenne à pardonner !« Allez, la grandeur d’âme est ici le partage« Du peuple infortuné qu’ils ont nommé sauvage.« Eh bien ! vous gémissez : je sens qu’à ce récitVotre cœur, malgré vous, s’émeut et s’adoucit.L’humanité vous parle, ainsi que votre père.Ah ! si la cruauté vous était toujours chère,De quel front aujourd’hui pourriez-vous vous offrirAu vertueux objet qu’il vous faut attendrir,À la fille des rois de ces tristes contrées715Qu’à vos sanglantes mains la fortune a livrées ?Prétendez-vous, mon fils, cimenter ces liensPar le sang répandu de ses concitoyens ?Ou bien attendez-vous que ses cris et ses larmesDe vos sévères mains fassent tomber les armes ?GUSMAN.
Eh bien ! vous l’ordonnez, je brise leurs liens,J’y consens ; mais songez qu’il faut qu’ils soient chrétiens.Ainsi le veut la loi : quitter l’idolâtrieEst un titre en ces lieux pour mériter la vie ;À la religion gagnons-les à ce prix :Commandons aux cœurs même, et forçons les esprits716.De la nécessité le pouvoir invincibleTraîne au pied des autels un courage inflexible.Je veux que ces mortels, esclaves de ma loi,Tremblent sous un seul Dieu comme sous un seul roi.ALVAREZ.
Écoutez-moi, mon fils ; plus que vous je désireQu’ici la vérité fonde un nouvel empire,Que le ciel et l’Espagne y soient sans ennemis :Mais les cœurs opprimés ne sont jamais soumis.J’en ai gagné plus d’un, je n’ai forcé personne ;Et le vrai Dieu, mon fils, est un Dieu qui pardonne.
Alzire, vaincue par les instances de son père, s’est faite chrétienne, et, malgré ses vives répugnances, devient l’épouse de Gusman. Mais bientôt elle apprend que son premier fiancé, à qui elle avait librement donné sa foi, Zamore, l’un des chefs américains qui combattent pour l’indépendance de leur pays, n’a pas péri dans les tortures, comme le bruit s’en était répandu. Zamore est l’un des captifs retenus d ;¡ns les prisons de la ville, et quand Alvarez les délivre, il reconnaît en lui le sauveur qui l’avait arraché à la fureur de ses ennemis. La reconnaissance d’Alzire et de Zamore forme l’une des situations les plus pathétiques de cette tragédie.
Acte III717, scène IV.
Alzire, Zamore, Émire (suivante d’Alzire).
ZAMORE.
M’est-elle enfin rendue ? Est-ce elle que je vois !ALZIRE.
Ciel ! tels étaient ses traits, sa démarche, sa voix.(Elle tombe dans les bras de sa confidente.)
Zamore !… Je succombe ; à peine je respire.ZAMORE.
Reconnais ton amant.ALZIRE.
Zamore aux pieds d’Alzire !Est-ce une illusion ?ZAMORE.
Non : je revis pour toi ;Je réclame à tes pieds tes serments et ta foi.Ô moitié de moi-même ! idole de mon âme !Toi qu’un amour si tendre assurait à ma flamme,Qu’as-tu fait des saints nœuds qui nous ont enchaînés ?ALZIRE.
Ô jours ! ô doux moments d’horreur empoisonnés !Cher et fatal objet de douleur et de joie !Ah ! Zamore, en quels temps faut-il que je te voie ?Chaque mot dans mon cœur enfonce le poignard.ZAMORE.
Tu gémis et me vois.ALZIRE.
Je t’ai revu trop tard.ZAMORE.
Le bruit de mon trépas a dû remplir le monde.J’ai traîné loin de toi ma course vagabonde,Depuis que ces brigands, t’arrachant à mes bras,M’enlevèrent mes dieux, mon trône et tes appas718.Sais-tu que ce Gusman, ce destructeur sauvage,Par des tourments sans nombre éprouva mon courage ?Un dieu, sans doute, un dieu qui préside à l’amourDans le sein du trépas me conserva le jour.Tu n’as point démenti ce grand dieu qui me guide ;Tu n’es point devenue Espagnole et perfide.On dit que ce Gusman respire dans ces lieux ;Je venais t’arracher à ce monstre odieux.Tu m’aimes : vengeons-nous ; livre-moi la victime.ALZIRE.
Oui, tu dois te venger, tu dois punir le crime ; Frappe.ZAMORE.
Que me dis-tu ? Quoi, tes vœux ! quoi, ta foi.ALZIRE.
Frappe, je suis indigne et du jour et de toi.ZAMORE.
Ah, Montèze ! ah, cruel ! mon cœur n’a pu te croire.ALZIRE.
A-t-il osé t’apprendre une action si noire ?Sais-tu pour quel époux j’ai pu t’abandonner ?ZAMORE.
Non, mais parle : aujourd’hui rien ne peut m’étonner.ALZIRE.
Eh bien ! vois donc l’abîme où le sort nous engage ;Vois le comble du crime, ainsi que de l’outrage.ZAMORE.
Alzire !ALZIRE.
Ce Gusman.ZAMORE.
Grand Dieu !ALZIRE.
Ton assassinVient en ce même instant de recevoir ma main.ZAMORE.
Lui ?ALZIRE.
Mon père, Alvarez, ont trompé ma jeunesse ;Ils ont à cet hymen entraîné ma faiblesse.Ta criminelle amante, aux autels des chrétiens,Vient presque sous tes yeux de former ces liens.J’ai tout quitté, mes dieux, mon amant, ma patrie.Au nom. de tous les trois, arrache-moi la vie.Voilà mon cœur, il vole au-devant de tes coups719.ZAMORE.
Alzire, est-il bien vrai ? Gusman est ton époux !ALZIRE.
Je pourrais t’alléguer, pour affaiblir mon crime,De mon père sur moi le pouvoir légitime,L’erreur où nous étions, mes regrets, mes combats,Les pleurs que j’ai trois ans donnés à ton trépas :Que, des chrétiens vainqueurs esclave infortunée,La douleur de ta perte à leur Dieu m’a donnée ;Que je t’aimais toujours ; que mon cœur éperduA détesté tes dieux, qui t’ont mal défendu :Mais je ne cherche point, je ne veux point d’excuse ;Il n’en est point pour moi, lorsque l’amour m’accuse.Tu vis, il me suffit. Je t’ai manqué de foi ;Tranche mes jours affreux, qui ne sont plus pour toi.Quoi ! tu ne me vois point d’un œil impitoyable ?ZAMORE.
Non, si je suis aimé, non, tu n’es point coupable720 :Puis-je encor me flatter de régner dans ton cœur ?ALZIRE.
Quand Montèze, Alvarez, peut-être un dieu vengeur,Nos chrétiens, ma faiblesse, au temple m’ont conduite,Sûre de ton trépas, à cet hymen réduite,Enchaînée à Gusman par des nœuds éternels,J’adorais ta mémoire au pied de nos autels.Nos peuples, nos tyrans, tous ont su que je t’aime :Je l’ai dit à la terre, au ciel, à Gusman même721 ;Et dans l’affreux moment, Zamore, où je te vois,Je te le dis encor pour la dernière fois.ZAMORE.
Pour la dernière fois Zamore t’aurait vue !Tu me serais ravie aussitôt que rendue !Ah ! si l’amour encor te parlait aujourd’hui !…ALZIRE.
Ô ciel, c’est Gusman même, et son père avec lui.
Acte III, scène V.
Alvarez, Gusman, Zamore, Alzire, suite.
ALVAREZ, à son fils 722.
Tu vois mon bienfaiteur, il est auprès d’Alzire.(À Zamore.)
Ô toi ! jeune héros, toi par qui je respire,Viens, ajoute à ma joie en cet auguste jour :Viens avec mon cher fils partager mon amour.ZAMORE.
Qu’entends-je ? lui, Gusman ! lui, ton fils, ce barbare ?ALZIRE.
Ciel ! détourne les coups que ce moment prépare !ALVAREZ.
Dans quel étonnement.ZAMORE.
Quoi ! le ciel a permisQue ce vertueux père eût cet indigne fils !GUSMAN.
Esclave, d’où te vient cette aveugle furie ?Sais-tu bien qui je suis ?ZAMORE.
Horreur de ma patrie !Parmi les malheureux que ton pouvoir a faits,Connais-tu bien Zamore, et vois-tu tes forfaits ?GUSMAN.
Toi !ALVAREZ.
Zamore !ZAMORE.
Oui, lui-même, à qui ta barbarieVoulut ôter l’honneur, et crut ôter la vie ;Lui, que tu fis languir dans des tourments honteux,Lui, dont l’aspect ici te fait baisser les yeux723.Ravisseur de nos biens, tyran de notre empire,Tu viens de m’arracher le seul bien où j’aspire.Achève ; et de ce fer, trésor de tes climats,Préviens mon bras vengeur et préviens ton trépas.La main, la même main qui t’a rendu ton père,Dans ton sang odieux pourrait venger la terre ;Et j’aurais les mortels et les dieux pour amis,En révérant le père et punissant le fils.ALVAREZ, à Gusman.
De ce discours, ô ciel ! que je me sens confondre !Vous sentez-vous coupable, et pouvez-vous répondre ?GUSMAN.
Répondre à ce rebelle, et daigner m’avilirJusqu’à le réfuter quand je dois le punir !Son juste châtiment, que lui-même il prononce,Sans mon respect pour vous eût été ma réponse724(À Alzire.)
Madame, votre cœur doit vous instruire assezÀ quel point en secret ici vous m’offensez ;Vous qui, sinon pour moi, du moins pour votre gloire,Deviez de cet esclave étouffer la mémoire ;Vous, dont les pleurs encore outragent votre époux ;Vous que j’aimais assez pour en être jaloux.ALZIRE.
(À Gusman.) À Alvarez.)
Cruel ! Et vous, seigneur, mon protecteur, mon père ;(À Zamore.)
Toi, jadis mon espoir en un temps plus prospère,Voyez le joug horrible où mon sort est lié,Et frémissez tous trois d’horreur et de pitié.(En montrant Zamore.)
C’est ce Dieu des chrétiens que devant vous j’atteste ;Ses autels sont témoins de mon hymen funeste ;C’est aux pieds de ce Dieu qu’un horrible sermentMe donne au meurtrier qui m’ôta mon amant.Je connais mal peut-être une loi si nouvelle ;Mais j’en crois ma vertu, qui parle aussi haut qu’elle.Zamore, tu m’es cher, je t’aime, je le doi :Mais après mes serments je ne puis être à toi.Toi, Gusman, dont je suis l’épouse et la victime,Je ne suis point à toi, cruel, après ton crime.Qui des deux osera se venger aujourd’hui ?Qui percera ce cœur que l’on arrache à lui ?Toujours infortunée et toujours criminelle,Perfide envers Zamore, à Gusman infidèle,Qui me délivrera, par un trépas heureux,De la nécessité de vous trahir tous deux ?Gusman, du sang des miens ta main déjà rougieFrémira moins qu’une autre à m’arracher la vie.De l’hymen, de l’amour, il faut venger les droits :Punis une coupable, et sois juste une fois.GUSMAN.
Ainsi vous abusez d’un reste d’indulgenceQue ma bonté trahie oppose à votre offense :Mais vous le demandez, et je vais vous punir ;Votre supplice est prêt : mon rival va périr.Holà, soldats.ALZIRE.
Cruel !ALVAREZ.
Mon fils, qu’allez-vous faire ?Respectez ses bienfaits, respectez sa misère.Quel est l’état horrible, ô ciel, où je me vois !L’un tient de moi la vie, à l’autre je la dois !Ah ! mes fils ! de ce nom ressentez la tendresse,D’un père infortuné regardez la vieillesse.Et du moins…
Zamore est mis aux fers ; mais, grâce à la complicité du soldat qui le garde, Alzire le fait évader pendant la nuit. Le premier usage qu’il fait de sa liberté, c’est d’aller frapper son tyran sous les yeux mêmes d’Alvarez. Le peuple demande à grands cris son supplice et celui d’Alzire. Mais, au moment d’expirer, les remords se réveillent dans l’âme de Gusman et étouffent en lui tout sentiment de vengeance ; c’est lui-même qui vient prononcer le pardon qu’il accorde.
Acte V, scène VII725.
Alvarez, Gusman, Montèze, Zamore, Alzire, Américains, soldats.
ZAMORE.
Cruels ! sauvez Alzire, et pressez mon supplice !ALZIRE.
Non, qu’une affreuse mort tous trois nous réunisse.ALVAREZ.
Mon fils mourant, mon fils, ô comble de douleur !ZAMORE, à Gusman.
Tu veux donc jusqu’au bout consommer ta fureur !Viens, vois couler mon sang, puisque tu vis encore ;Viens apprendre à mourir en regardant Zamore.GUSMAN, à Zamore.
Il est d’autres vertus que je veux t’enseigner :Je dois un autre exemple, et je viens le donner.(À Alvarez.)
Le ciel, qui veut ma mort, et qui l’a suspendue,Mon père, en ce moment m’amène à votre vue.Mon âme fugitive, et prête à me quitter,S’arrête devant vous, mais pour vous imiter.Je meurs ; le voile tombe ; un nouveau jour m’éclaire :Je ne me suis connu qu’au bout de ma carrière ;J’ai fait, jusqu’au moment qui me plonge au cercueil,Gémir l’humanité du poids de mon orgueil.Le ciel venge la terre : il est juste ; et ma vieNe peut payer le sang dont ma main s’est rougie.Le bonheur m’aveugla, la mort m’a détrompé.Je pardonne à la main par qui Dieu m’a frappé.J’étais maître en ces lieux, seul j’y commande encore ;Seul je puis faire grâce, et la fais à Zamore.Vis, superbe ennemi, sois libre, et te souvienQuel fut, et le devoir, et la mort d’un chrétien.(À Montèze, qui se jette à ses pieds.)
Montèze, Américains, qui fûtes mes victimes,Songez que ma clémence a surpassé mes crimes.Instruisez l’Amérique ; apprenez à ses roisQue les chrétiens sont nés pour leur donner des lois.(À Zamore.)
Des dieux que nous servons connais la différence :Les tiens t’ont commandé le meurtre et la vengeance ;Et le mien, quand ton bras vient de m’assassiner,M’ordonne de te plaindre et de te pardonner726.ALVAREZ.
Ah ! mon fils, tes vertus égalent ton courage.ALZIRE.
Quel changement, grand Dieu ! quel étonnant langage !ZAMORE.
Quoi ! tu veux me forcer moi-même au repentir !GUSMAN.
Je veux plus, je te veux forcer à me chérir.Alzire n’a vécu que trop infortunée,Et par mes cruautés, et par mon hyménée :Que ma mourante main la remette en tes bras.Vivez sans me haïr, gouvernez vos États ;Et, de vos murs détruits rétablissant la gloire,De mon nom, s’il se peut, bénissez la mémoire.(À Alvarez.)
Daignez servir de père à ces époux heureux :Que du ciel, par vos soins, le jour luise sur eux.Aux clartés des chrétiens si son âme est ouverte,Zamore est votre fils, et répare ma perte.ZAMORE.
Je demeure immobile, égaré, confondu.Quoi donc ! les vrais chrétiens auraient tant de vertu !Ah ! la loi qui t’oblige à cet effort suprême,Je commence à le croire, est la loi d’un Dieu même.J’ai connu l’amitié, la constance, la foi ;Mais tant de grandeur d’âme est au-dessus de moi ;Tant de vertu m’accable, et son charme m’attire.Honteux d’être vengé, je t’aime et je t’admire.(Il se jette à ses pieds.)
ALZIRE.
Seigneur, en rougissant je tombe à vos genoux.Alzire, en ce moment, voudrait mourir pour vous.Entre Zamore et vous mon âme déchiréeSuccombe au repentir dont elle est dévorée.Je me sens trop coupable ; et mes tristes erreurs.GUSMAN.
Tout vous est pardonné, puisque je vois vos pleurs.Pour la dernière fois approchez-vous, mon père !Vivez longtemps heureux ; qu’Alzire vous soit chère !Zamore, sois chrétien ! je suis content ; je meurs.ALVAREZ, à Montèze.
Je vois le doigt de Dieu marqué dans nos malheurs.Mon cœur désespéré se soumet, s’abandonneAux volontés d’un Dieu qui frappe et qui pardonne.
La philosophie de Newton727.
Le charme tout-puissant de la philosophieÉlève un esprit sage au-dessus de l’envie.Tranquille au haut des cieux que Newton s’est soumis728,Il ignore en effet s’il a des ennemis :Je ne les connais plus. Déjà de la carrièreL’auguste Vérité vient m’ouvrir la barrière ;Déjà ces tourbillons, l’un par l’autre pressés,Se mouvant sans espace, et sans règle entassés,Ces fantômes savants à mes yeux disparaissent :Un jour plus pur me luit ; les mouvements renaissent.L’espace, qui de Dieu contient l’immensité,Voit rouler dans son sein l’univers limité729,Cet univers si vaste à notre faible vue,Et qui n’est qu’un atome, un point dans l’étendue,Dieu parle, et le chaos se dissipe à sa voix :Vers un centre commun tout gravite à la fois730.
Ce ressort si puissant, l’âme de la nature,Était enseveli dans une nuit obscure :Le compas de Newton, mesurant l’univers,Lève enfin ce grand voile, et les cieux sont ouverts.
Il déploie à mes yeux, par une main savante,De l’astre des saisons la robe étincelante :L’émeraude, l’azur, le pourpre, le rubis,Sont l’immortel tissu dont brillent ses habits731
Chacun de ses rayons, dans sa substance pure,Porte en soi les couleurs dont se peint la nature ;Et, confondus ensemble, ils éclairent nos yeux,Ils animent le monde, ils emplissent les cieux.
Confidents du Très Haut, substances éternelles,Qui brûlez de ses feux, qui couvrez de vos ailesLe trône où votre maître est assis parmi vous,Parlez, du grand Newton n’étiez-vous point jaloux ?
La mer entend sa voix. Je vois l’humide empireS’élever, s’avancer vers le ciel qui l’attire ;Mais un pouvoir central arrête ses efforts :La mer tombe732 s’affaisse et roule vers ses bords.Comètes que l’on craint à l’égal du tonnerre733,Cessez d’épouvanter les peuples de la terre734 ;Dans une ellipse immense achevez votre cours :Remontez, descendez près de l’astre des jours ;Lancez vos feux, volez, et, revenant sans cesse,Des mondes épuisés ranimez la vieillesse.Et toi, sœur du soleil, astre qui, dans les cieux,Des sages éblouis trompais les faibles yeux,Newton de ta carrière a marqué les limites ;Marche, éclaire les nuits : tes bornes sont prescrites.
Terre, change de forme ; et que la pesanteurEn abaissant le pôle élève l’équateur.Pôle immobile aux yeux, si lent dans votre course,Fuyez le char glacé des sept astres de l’Ourse :Embrassez dans le cours de vos longs mouvementsDeux cent siècles entiers par-delà six mille ans735.Que ces objets sont beaux ! Que notre âme épuréeVole à ces vérités dont elle est éclairée !Oui, dans le sein de Dieu, loin de ce corps mortel,L’esprit semble écouter la voix de l’Éternel736
Lefranc de Pompignan (1709-1784.)
[Notice.]
Né à Montauban en 1709, le marquis de Pompignan avait été, comme Voltaire, élève du P. Porée, ce célèbre professeur de rhétorique au collège Louis-le-Grand. Jeune encore, il quitta les fonctions de premier président à la cour des aides de Montauban (il y avait exercé avec honneur ce rôle d’intermédiaire entre le peuple et le roi qui appartenait à notre ancienne magistrature), et sa carrière fut dès lors entièrement consacrée aux lettres. Au milieu de la lutte ardente du xviiie siècle il fut l’un des principaux représentants du parti opposé à celui des philosophes, que soutenaient doublement la faveur publique, le nombre et la grandeur des talents737. De là beaucoup d’inimitiés redoutables qu’il encourut, en premier lieu celle de Voltaire ; de là beaucoup d’attaques dirigées contre sa personne et ses ouvrages. Mais la postérité impartiale s’élève au-dessus des passions contemporaines : son devoir est de réviser les jugements qu’elles ont portés. Sans partager pour Pompignan l’enthousiasme indiscret de certains panégyristes738, elle n’hésitera pas à le placer parmi ceux qui, animés d’une noble inspiration, ont réussi parfois à en faire passer l’accent dans de beaux vers. Quelques-unes de ses traductions des psaumes et des cantiques, en outre quelques-unes de ses odes, sont demeurées dignes d’être proposées en modèles et citées au nombre des chefs-d’œuvre de notre langue739. Lefranc de Pompignan mourut dans sa terre en 1784.
Ode sur la mort de J.-B. Rousseau740.
Quand le premier chantre du mondeExpira sur les bords glacésOù l’Hèbre effrayé dans son ondeReçut ses membres dispersés741,Le Thrace, errant sur les montagnes,Remplit les bois et les campagnesDu cri perçant de ses douleurs :Les champs de l’air en retentirent ;Et dans les antres qui gémirent,Le lion répandit des pleurs742.
La France a perdu son Orphée !…Muses, dans ces moments de deuil,Élevez le pompeux trophéeQue vous demande son cercueil :Laissez, par de nouveaux prodiges,D’éclatants et dignes vestigesD’un jour marqué par vos regrets.Ainsi le tombeau de VirgileEst couvert du laurier fertileQui par vos soins ne meurt jamais743.D’une brillante et triste vieRousseau quitte aujourd’hui les fers ;Et, loin du ciel de sa patrie,La mort termine ses revers744.D’où ses maux ont-ils pris leur source ?Quelles épines, dans sa course,Étouffaient les fleurs sous ses pas ?Quels ennuis ! quelle vie errante !Et quelle foule renaissanteD’adversaires et de combats !
Jusques à quand, mortels farouches,Vivrons-nous de haine et d’aigreur ?Prêterons-nous toujours nos bouchesAu langage de la fureur ?Implacable dans ma colère,Je m’applaudis de la misèreDe mon ennemi terrassé :Il se relève ; je succombe,Et moi-même à ses pieds je tombe,Frappé du trait que j’ai lancé.
Songeons que l’imposture habiteParmi le peuple et chez les grands :Qu’il n’est dignité ni mériteÀ l’abri de ses traits errants ;Que la calomnie écoutéeÀ la vertu persécutéePorte souvent un coup mortel,Et poursuit, sans que rien l’étonné,Le monarque sous la couronneEt le pontife sur l’autel.
Du sein des ombres éternellesS’élevant au trône des dieux,L’envie offusque de ses ailesTout éclat qui frappe ses yeux.Quel ministre, quel capitaine,Quel monarque vaincra sa haineEt les injustices du sort ?Le temps à peine les consomme745 ;Et jamais le prix du grand hommeN’est bien connu qu’après sa mort746.
Oui, la mort seule nous délivreDes ennemis de nos vertus ;Et notre gloire ne peut vivreQue lorsque nous ne vivons plus747.Le chantre d’Ulysse et d’Achille,Sans protecteur et sans asile,Fut ignoré jusqu’au tombeau.n expire : le charme748 cesse,Et tous les peuples de la GrèceEntre eux disputent son berceau.
Le Nil a vu sur ses rivagesDe noirs habitants des désertsInsulter par leurs cris sauvagesL’astre éclatant de l’univers749.Crime impuissant750 fureurs bizarres !Tandis que ces monstres barbaresPoussaient d’insolentes clameurs,Le dieu, poursuivant sa carrière,Versait des torrents de lumièreSur ses obscurs blasphémateurs751.
Souveraine des chants lyriques,Toi que Rousseau dans nos climatsAppela des jeux Olympiques,Qui semblaient seuls fixer tes pas752 ;Par qui ta trompette éclatante,Secondant ta voix triomphante,Formera-t-elle des concerts ?Des héros, muse magnanime,Par quel organe assez sublimeVas-tu parler à l’univers ?
Favoris, élèves docilesDe ce ministre d’Apollon,Vous à qui ses conseils utilesOnt ouvert le sacré vallon,Accourez, troupe désolée !Déposez sur son mausoléeVotre lyre qu’il inspirait :La mort a frappé votre maître,Et d’un souffle a fait disparaîtreLe flambeau qui vous éclairait.
Et vous, dont sa fière harmonieÉgala les superbes sons,Qui reviviez dans ce génieFormé par vos seules leçons,Mânes d’Alcée et de Pindare,Que votre suffrage répareLa rigueur de son sort fatal ;Dans la nuit du séjour funèbre,Consolez son ombre célèbreEt couronnez votre rival753.
Gresset (1709-1777.)
[Notice.]
Né en 1709, Gresset, dont Amiens, sa patrie, a consacré la mémoire en lui érigeant une statue754, fut un de ceux qui, sous le règne de Louis XV, conservèrent à la poésie, un peu déchue, le plus d’originalité et de relief. Élève des jésuites et devenu maître parmi eux, il composa, dans les cellules des collèges où il enseignait, plusieurs badinages ingénieux qui n’ont pas cessé de passer pour des chefs-d’œuvre. Il rentra ensuite dans le monde, et par une excellente comédie, l’une des pièces dont la réputation s’est maintenue au premier rang après celles de Molière755, il montra combien il avait étudié avec fruit la société de son temps, combien il en savait reproduire les mœurs et parler le langage. Sur la fin de sa vie, retiré dans sa ville natale756, il abandonna presque entièrement les lettres. Néanmoins Louis XVI, lorsqu’il monta sur le trône757, l’honora de ses distinctions. Mais Gresset ne survécut pas longtemps à l’avènement de ce prince, qui promettait à la France un gouvernement réparateur, et qui devait bientôt succomber victime de ses vains efforts. Il mourut à Amiens le 16 juin 1777. Esprit tendre, enjoué, vif et délicat, le chantre de Vert-Vert mourait à propos, lorsqu’aux amusements des muses allaient succéder les clameurs et les orages de la politique758. Ce poète heureux vit sa réputation peu attaquée, parce qu’elle causa peu d’ombrage. Son horizon était sans doute restreint ; mais si le champ de sa pensée n’était pas très vaste, il pouvait s’y jouer du moins avec beaucoup de facilité et de grâce.
La Chartreuse759. (Fragment.)
Un esprit mâle et vraiment sage,Dans le plus invincible ennuiDédaignant le triste avantageDe se faire plaindre d’autrui,Dans une égalité hardie,Foule aux pieds la terre et le sortEt joint au mépris de la vieUn égal mépris de la mort ;Mais sans cette âpreté stoïque,Vainqueur du chagrin léthargiquePar un heureux tour de penser,Je sais me faire un jeu comiqueDes peines que je vais tracer.Ainsi l’aimable poésie,Qui dans le reste de la viePorte assez peu d’utilité,De l’objet le moins agréableVient adoucir l’austérité,Et nous sauve au moins par la fableDes ennuis de la vérité.C’est par cette vertu magiqueDu télescope poétiqueQue je retrouve encor les risDans la lucarne infortunéeOù la bizarre destinéeVient de m’enterrer à Paris760Sur cette montagne empestéeOù la foule toujours crottéeDe prestolets761 provinciauxTrotte sans cause et sans repos,Vers ces demeures odieusesOù règnent les longs argumentsEt les harangues ennuyeuses,Loin du séjour des agréments ;Enfin, pour fixer votre vue,Dans cette pédantesque rue762Où trente faquins d’imprimeurs,Avec un air de conséquence,Donnent froidement audienceÀ cent faméliques auteurs,Il est un édifice immenseOù, dans un loisir studieux,Les doctes arts forment l’enfanceDes fils des héros et des dieux763 :Là, du toit d’un cinquième étageQui domine avec avantageTout le climat grammairien,S’élève un antre aérien,Un astrologique ermitage,Qui paraît mieux, dans le lointain,Le nid de quelque oiseau sauvageQue la retraite d’un humain764.C’est pourtant de cette guérite,C’est de ce céleste tombeau,Que votre ami, nouveau stylite765,À la lueur d’un noir flambeau,Penché sur un lit sans rideau,Dans un déshabillé d’ermite,Vous griffonne aujourd’hui sans fard,Et peut-être sans trop de suite,Ces vers enfilés au hasard ;Et tandis que pour vous je veilleLongtemps avant l’aube vermeille,Empaqueté comme un Lapon,Cinquante rats à mon oreilleRonflent encore en faux-bourdon.Si ma chambre est ronde ou carrée,C’est ce que je ne dirai pas :Tout ce que j’en sais, sans compas,C’est que, depuis l’oblique entrée,Dans cette cage resserréeOn peut former jusqu’à six pas.Une lucarne mal vitrée,Près d’une gouttière livréeÀ d’interminables sabbats,Où l’université des chats,À minuit, en robe fourrée,Vient tenir ses bruyants états ;Une table mi-démembrée,Près du plus humble des grabats ;Six brins de paille délabréeDressés sur deux vieux échalas :Voilà les meubles délicatsDont ma chartreuse est décorée,Et que les frères de BoréeBouleversent avec fracas,Lorsque sur ma niche éthéréeIls préludent aux fiers combatsQu’ils vont livrer sur vos climats ;Ou quand leur troupe conjuréeY vient préparer ces frimasQui versent sur chaque contréeLes catarrhes et le trépas.Je n’outre rien : telle est en sommeLa demeura où je vis en paix,Concitoyen du peuple gnome766,Des sylphides et des follets :Telles on nous peint les tanièresOù gisent, ainsi qu’au tombeau,Les pythonisses, les sorcières,Dans le donjon d’un vieux château ;Ou tel est le sublimer siègeD’où, flanqué des trente-deux vents,L’auteur de l’Almanach de LiègeLorgne l’histoire du beau tempsEt fabrique avec privilègeSes astronomiques romans.Sur ce portrait abominableOn penserait qu’en lieu pareilIl n’est point767 d’instant délectableQue dans les heures du sommeil.Pour moi qui, d’un poids équitable,Ai pesé des faibles mortelsEt les biens et les maux réels,Qui sais qu’un bonheur véritableNe dépendit jamais des lieux,Que le palais le plus pompeuxSouvent renferme un misérable,Et qu’un désert peut être aimablePour quiconque sait être heureux ;De ce Caucase768 inhabitableJe me fais l’Olympe des dieux.Là, dans la liberté suprême,Semant de fleurs tous mes instants,Dans l’empire de l’hiver mêmeJe trouve les jours du printemps769.Calme heureux ! loisir solitaire !Quand on jouit de ta douceur,Quel antre n’a pas de quoi plaire770 ?
A. Chénier (1762-1794.)
[Notice.]
A. Chénier, qui devait le jour à une mère d’origine grecque et qui naquit à Constantinople, en 1762, d’un père qui y représentait la France comme consul, fit d’excellentes études au collège de Navarre, où avaient été élevés jadis H. de Guise, Henri IV, Richelieu et Bossuet. Puis il porta les armes ; mais il ne tarda pas à se livrer aux lettres et même aux luttes de la politique. En soutenant les sages principes qui ont été la conquête de la révolution de 1789, il se déclara l’ennemi des excès qui compromirent et souillèrent cette belle cause. Il s’offrit, de plus, à plaider pour Louis XVI, et il écrivit du moins en sa faveur : c’est assez expliquer la condamnation capitale qui le frappa. On sait que Roucher, l’auteur des Mois, périt avec lui, et que tous deux, allant au supplice, consolèrent leurs derniers moments en récitant la première scène de l’Andromaque de Racine.
Aucun talent moissonné dans sa fleur n’a dû laisser de plus longs souvenirs et de plus vifs regrets que celui d’André Chénier. Ce fils de la Grèce et de la France, qui à une haute inspiration joignait une raison parfaite, trouva notre poésie comme épuisée par deux siècles de gloire et entreprit de la régénérer. Quelle grâce naïve colore ses idylles et ses élégies, qui semblent un souvenir et un écho de l’antiquité classique ! Quel enthousiasme éclate dans ses odes, qui rompent avec la convention et substituent à une mythologie usée la vérité et l’ardeur de la passion ! Trop ignoré de son temps et presque retrouvé dans le nôtre, A. Chénier ouvrit, prudent novateur, ces sources fécondes où s’est retrempée l’imagination du dix-neuvième siècle. De lui ont reçu leur initiation tous ceux de notre époque que la postérité proclamera les plus dignes du nom de poètes. Ce ne sont pas là, toutefois, ses seuls titres de gloire. Dans ce généreux ami d’une liberté réglée par les lois, qui, aux jours de la captivité, trouva de si fiers et de si tendres accents, on ne saurait dire si le talent ou le courage a le plus de droits à nos hommages. La mort de ce jeune cygne, étouffé, comme l’a dit Chateaubriand, par les révolutions, demeurera l’un des plus douloureux épisodes de nos discordes civiles771.
Le Mendiant. (Extrait.)
La fille du riche Lycus errait sur les bords du Crathis772 qui entoure le domaine de son père, quand un étranger suppliant, vêtu de haillons, s’est présenté à ses regards. L’enfant, émue de pitié, lui a promis de le faire entrer le soir même dans la salle du festin où l’on doit célébrer le dixième anniversaire de sa naissance. Les convives sont rassemblés ; le mendiant est reçu avec honneur par Lycus, qui l’invite à s’asseoir et à prendre part à la joie commune.
« Mon hôte, tu franchis le seuil de ma familleÀ l’heure qui jadis a vu naître ma fille.Salut ! Vois, l’on t’apporte et la table et le pain :Sieds-toi. Tu vas d’abord rassasier ta faim.Puis, si nulle raison ne te force au mystère,Tu nous diras ton nom, ta patrie et ton père. »Il retourne à sa place après que l’indigentS’est assis773. Sur ses mains dans l’aiguière d’argent,Par une jeune esclave une eau pure est versée.Une table de cèdre, où l’éponge est passée,S’approche, et vient offrir à son avide mainEt les fumantes chairs sur les disques d’airain,Et l’amphore vineuse et la coupe aux deux anses774.— « Mange et bois, dit Lycus ; oublions les souffrances.Ami, leur lendemain est, dit-on, un beau jour775. » —……………………………………………………………Bientôt Lycus se lève et fait emplir sa coupe,Et veut que l’échanson verse à toute la troupe :— « Pour boire à Jupiter qui nous daigne envoyerL’étranger, devenu l’hôte de mon foyer. » —Le vin de main en main va coulant à la ronde ;Lycus lui-même emplit une coupe profonde,L’envoie à l’étranger. — « Salut, mon hôte, bois.De ta ville bientôt tu reverras les toits,Fussent-ils par-delà les glaces du Caucase. » —Des mains de l’échanson l’étranger prend le vase,Se lève ; sur eux tous il invoque les dieux.On boit, il se rassied. Et jusque sur ses yeuxSes noirs cheveux toujours ombrageant son visage,De sourire et de plainte il mêle son langage.— « Mon hôte, maintenant que sous tes nobles toitsDe l’importun besoin j’ai calmé les abois,Oserai-je à ma langue abandonner les rênes776 ?Je n’ai plus ni pays, ni parents, ni domaines.D’un long jeûne flétri, d’un long chemin lassé,Et de plus d’un grand fleuve en nageant traversé,Je parais énervé, sans vigueur, sans courage ;Mais je suis né robuste et n’ai point passé l’âge.La force et le travail, que je n’ai point perdus,Par un peu de repos me vont être rendus.Emploie alors mes bras à quelques soins rustiques,Je puis dresser au char tes coursiers olympiques,Ou sous les feux du jour, courbé vers le sillon,Presser deux forts taureaux du piquant aiguillon.Je puis même, tournant la meule nourricière,Broyer le pur froment en farine légère.Je puis, la serpe en main, planter et dirigerEt le cep et la treille, espoir de ton verger.Je tiendrai la faucille ou la faux recourbée,Et devant mes pas l’herbe ou la moisson tombéeViendra remplir ta grange en la belle saison777 :Afin que nul mortel ne dise en ta maison,Me regardant d’un œil insultant et colère :Ô vorace étranger ! qu’on nourrit à rien faire778 !— Vénérable indigent, va, nul mortel chez moiN’oserait élever sa langue contre toi.Tu peux ici rester, même oisif et tranquille,Sans craindre qu’un affront ne trouble ton asile.— L’indigent se méfie. — Il n’est plus de danger.— L’homme est né pour souffrir. — Il est né pour changer.— Il change d’infortune ! — Ami, reprends courage :Toujours un vent glacé ne souffle point l’orage.Le ciel d’un jour à l’autre est humide ou serein,Et tel pleure aujourd’hui qui sourira demain779.— Mon hôte, en tes discours préside la sagesse.Mais quoi ! la confiante et paisible richesseParle ainsi. L’indigent espère en vain du sort ;En espérant toujours il arrive à la mort.Dévoré de besoins, de projets, d’insomnie,Il vieillit dans l’opprobre et dans l’ignominie.Rebuté des humains durs, envieux, ingrats,.Il a recours aux dieux qui ne l’entendent pas.Toutefois ta richesse accueille mes misères ;Et puisque ton cœur s’ouvre à la voix des prières ;Puisqu’il sait, ménageant le faible humilié,D’indulgence et d’égards tempérer la pitié,S’il est des dieux du pauvre, ô Lycus ! que ta vieSoit un objet pour tous et d’amour et d’envie !— Je te le dis encore, espérons, étranger,Que mon exemple au moins serve à t’encourager.Des changements du sort j’ai fait l’expérience.Toujours un même éclat n’a point à l’indigenceFait du riche Lycus envier le destin.J’ai moi-même été pauvre et j’ai tendu la main780Cléotas de Larisse781, en ses jardins immenses,Offrit à mon travail de justes récompenses.« Jeune ami, j’ai trouvé quelques vertus en toi ;Va, sois heureux, dit-il, et te souviens de moi. »Oui, oui, je m’en souviens : Cléotas fut mon père ;Tu vois le fruit des dons de sa bonté prospère.À tous les malheureux je rendrai désormaisCe que dans mon malheur je dus à ses bienfaits.Dieux, l’homme bienfaisant est votre cher ouvrage,Vous n’avez point ici d’autre visible image ;Il porte votre empreinte, il sortit de vos mainsPour vous représenter aux regards des humains.Veillez sur Cléotas ! Qu’une fleur éternelle,Fille d’une âme pure, en ses traits étincelle.Que nombre de bienfaits, ce sont là ses amours,Fassent une couronne à chacun de ses jours ;Et quand une mort douce et d’amis entouréeRecevra sans douleur sa vieillesse sacrée,Qu’il laisse avec ses biens ses vertus pour appuiEt des fils, s’il se peut, encor meilleurs que lui782.— Hôte des malheureux, le sort inexorableNe prend point les avis de l’homme secourable.Tous, par sa main de fer en aveugles poussés,Nous vivons ; et tes vœux ne sont point exaucés.Cléotas est perdu ; son injuste patrieL’a privé de ses biens ; elle a proscrit sa vie.De ses concitoyens dès longtemps envié,De ses nombreux amis en un jour oublié,Au lieu de ces tapis qu’avait tissus l’Euphrate,Au lieu de ces festins brillants d’or et d’agate,Où ses hôtes, parmi les chants harmonieux,Savouraient jusqu’au jour les vins délicieux,Seul maintenant, sa faim visitant les feuillagesDépouille les buissons de quelques fruits sauvages ;Ou chez le riche altier apportant ses douleurs,Il mange un pain amer tout trempé de ses pleurs.Errant et fugitif, de ses beaux jours de gloireGardant, pour son malheur, la pénible mémoire,Sous les feux du midi, sous le froid des hivers,Seul, d’exil en exil, de déserts en déserts,Pauvre et semblable à moi, languissant et débile,Sans appui qu’un bâton, sans foyer, sans asile,Revêtu de ramée ou de quelques lambeaux,Et sans que nul mortel attendri sur ses mauxD’un souhait de bonheur le flatte et l’encourage,Les torrents et la mer, l’aquilon et l’orage,Des corbeaux et des loups les tristes hurlementsRépondant seuls la nuit à ses gémissements ;N’ayant d’autres amis que les bois solitaires,D’autres consolateurs que ses larmes amères,Il se traîne783 ; et souvent sur la pierre il s’endortÀ la porte d’un temple, en invoquant la mort.— Que m’as-tu dit ! La foudre a tombé sur ma tête.Dieux ! ah grands dieux ! partons. Plus de jeux, plus de fête,Partons. Il faut vers lui trouver des chemins sûrs ;Partons. Jamais sans lui je ne revois ces murs.Ah ! dieux ! quand dans le vin, les festins, l’abondance,Enivré des vapeurs d’une folle opulence,Celui qui lui doit tout chante et s’oublie et rit,Lui peut-être il expire, affamé, nu, proscrit,Maudissant, comme ingrat, son vieil ami qui l’aime.Parle : était-ce bien lui ? le connais-tu toi-même ?En quels lieux était-il ? où portait-il ses pas ?Il sait où vit Lycus ; pourquoi ne vient-il pas ?Parle : était-ce bien lui ! parle, parle, te dis-je ;Où l’as-tu vu ? — Mon hôte, à regret je t’afflige.C’était lui, je l’ai vu……………………………………………………………………………………………………… Les douleurs de son âmeAvaient changé ses traits784. Ses deux fils et sa femme,À Delphes, confiés au ministre du dieu,Vivaient de quelques dons offerts dans le saint lieu.Par des sentiers secrets fuyant l’aspect des villes,On les avait suivis jusques aux Thermopyles.Il en gardait encore un douloureux effroi.Je le connais ; je fus son ami comme toi.D’un même sort jaloux, une même injusticeNous a tous deux plongés au même précipice.Il me donna jadis (ce bien seul m’est resté)Sa marque d’alliance et d’hospitalité.Vois si tu la connais. » — Ô surprise ! Immobile,Lycus a reconnu son propre sceau d’argile ;Ce sceau, don mutuel d’immortelle amitié,Jadis à Cléotas par lui-même envoyé.Il ouvre un œil avide, et longtemps envisageL’étranger. Puis enfin sa voix trouve un passage.— « Est-ce toi, Cléotas ? toi qu’ainsi je revoi ?Tout ici t’appartient. Ô mon père ! est-ce toi ?Je rougis que mes yeux aient pu te méconnaître.Ô Cléotas ! mon père ! ô toi, qui fus mon maître,Viens ; je n’ai fait ici que garder ton trésor,Et ton ancien Lycus veut te servir encor.J’ai honte à ma fortune785 en regardant la tienne. » —Et dépouillant soudain la pourpre tyrienneQue tient sur son épaule une agrafe d’argent,Il l’attache lui-même à l’auguste indigent.Les convives levés l’entourent ; l’allégresseRayonne en tous les yeux. La famille s’empresse ;On cherche des habits, on réchauffe le bain.La jeune enfant s’approche ; il rit, lui tend la main :— « Car c’est toi, lui dit-il, c’est toi qui la première,Ma fille, m’as ouvert la porte hospitalière786. »
Sur la mort d’un enfant.
L’innocente victime, au terrestre séjour,N’a vu que le printemps qui lui donna le jour.Rien n’est resté de lui qu’un nom, un vain nuage,Un souvenir, un songe, une invisible image.Adieu, fragile enfant, échappé de nos bras ;Adieu, dans la maison d’où l’on ne revient pas.Nous ne te verrons plus, quand de moissons couverteLa campagne d’été rend la ville déserte ;Dans l’enclos paternel nous ne te verrons plus,De tes pieds, de tes mains, de tes flancs demi-nus,Presser l’herbe et les fleurs dont les nymphes de SeineCouronnent tous les ans les coteaux de Lucienne.L’axe de l’humble char à tes jeux destiné,Par de fidèles mains avec toi promené,Ne sillonnera plus les prés et le rivage.Tes regards, ton murmure, obscur et doux langage,N’inquiéteront plus nos soins officieux ;Nous ne recevrons plus avec des cris joyeuxLes efforts impuissants de ta bouche vermeilleÀ bégayer les sons offerts à ton oreille.Adieu, dans la demeure où nous nous suivrons tous,Où ta mère déjà tourne ses yeux jaloux.