[Dédicace.]
Préface.
La langue grecque peut, à juste titre, être nommée le berceau du langage et elle est, sans contredit, la plus belle qu’il ait été donné aux hommes de parler. À son début et à mesure qu’elle se développe, elle associe et l’Égypte et la Grèce et l’Asie Mineure, les trois parties principales du monde connu. Elle crée par Musée, par Linus, par Orphée, ces premiers prêtres inspirés du paganisme, les dieux de l’Olympe ; c’est dire qu’elle débute par des chants religieux, par des hymnes.
L’hymne, au temps d’Homère, n’a rien perdu de sa puissance. Le luth en main, le grand poète a des accents pour toutes les divinités : Cibèle, Jupiter, Junon, Apollon, Mercure, Diane, Minerve, et sans oublier Pan, le dieu des bergers et les Muses.
Vers le même temps ou, selon d’autres, un demi-siècle plus tard, apparaît Hésiode, le célèbre poète didactique qui, dans sa Théogonie, consacre, fixe irrévocablement la généalogie des dieux, dans son Héroogonie celle des demi-dieux. Ainsi, par le grec, commence et grandit l’idée religieuse. Au culte du ciel se joint le culte de la Terre, cette autre divinité mère et nourrice du genre humain ; et le même Hésiode, dans son poème des Travaux et des Jours célèbre ses bienfaits : il enseigne l’art de la cultiver.
La politique, c’est-à-dire la science du gouvernement des hommes et des peuples, tous les arts qui s’y rattachent, ceux de la paix et ceux de la guerre ont par avance trouvé dans l’auteur de l’Odyssée et de l’Iliade le plus noble chantre, le plus sublime interprète qui se puisse imaginer. Par lui l’épopée a conquis ses droits, et de ces deux chefs-d’œuvre, comme d’une source féconde, vont dériver en leur temps et le drame de la tragédie et celui de la comédie, La poésie elle-même n’aura plus de secrets : ils se sont tous révélés dans le vers d’Homère. Rejets, coupes, suspensions, repos, et les effets que sait produire l’art le mieux inspiré, la diction la plus savante, s’y montrent à qui sait les voir ; de telle sorte qu’il n’y aura plus qu’à marcher sur les pas du maître ; et c’est là ce qui fait de la personnalité d’Homère l’impérissable type du beau.
De concert avec la politique, la philosophie fait elle-même et fera longtemps encore la poésie dépositaire de sa pensée : témoins les vers dorés attribués à Pythagore. La tribune, le forum n’ont pas d’autre organe : Lycurgue et deux siècles plus tard, Dracon, puis Solon haranguent en vers. Enfin, Solon, des premiers, et dans le but probable de piquer la curiosité d’un peuple avide de nouveautés, rompt brusquement, un jour, la mesure poétique et ouvre à la prose la voie où elle va entrer. Dès lors, s’opère le partage des lettres et la poésie laisse une place à la prose.
L’histoire et la philosophie en ont fait, sans plus de retard, leur organe. Parmi les premiers écrivains en prose, nous devons citer l’historien Cadmus de Milet et son abréviateur Bion de Proconnèse, le philosophe et astronome Phérécyde de Scyros qui fut le maître de Pythagore et lui révéla le système de la métempsycose, puis Acusylas d’Argos, auteur d’une chronologie des rois de l’Argolide, mentionnée par Cicéron ; Charon de Lampsaque, cité par Denys d’Halicarnasse ; Hécatée de Milet, auteur d’un Périple autour du monde, dont il ne reste que quelques fragments, recueillis par Creuser ; Hellanicus de Milylène, auteur des Troïques et d’une histoire de l’Égypte ; Damastès de Sigée, son disciple, autre historien duquel il ne reste rien ; sans parler d’Eugéon de Samos et d’Eudémus de Paros et de Damoclès de Phigalée, etc.
Denys d’Halicarnasse se demande, quelque part, si la prose, à son début, fut simple, sans ornements, ou si, à l’imitation de la poésie, elle fut noble, pompeuse et il ajoute : « Il n’est pas aisé de le savoir, puisque les ouvrages des prosateurs de ce temps ne sont point parvenu jusqu’à nous. »
À s’en référer au premier fragment d’Hécatée par lequel il commence son récit, il ne nous est pas facile, non plus, d’asseoir un jugement. « Hécatée, dit-il de lui-même, Hécatée de Milet fait ce narré : j’écris ces choses selon que je les estime vraies ; car les Grecs débitent des contes sans fin et ridicules à ce qu’ils paraissent1. »
C’est là assurément une façon fort simple d’entrer en matière et qui peut sembler quelque peu embarrassée. Mais, après tout, c’est la manière consacrée, la même qu’on retrouve au début du livre d’Hérodote et de Thucydide, les deux grands historiens. Voyez plutôt : Θουκυδίδης Ἀθηναῖος ξυνέγραψε τὸν πόλεμον
où d’autres, toutefois, soupçonneux ξυνέγραψα.
Qu’on lise, d’autre part, cette autre citation du même Hécatée qui nous fut pareillement conservée ; on y verra presque confirmée l’opinion de ceux qui veulent avec Strabon que la prose, à son origine, ne fut guère qu’une imitation de la langue des poètes ; qu’à part le rythme et la mesure, il s’y retrouvait le même mouvement dans la pensée, le même tour dans la phrase, le même coloris dans le style. Il s’agit des Héraclides persécutés par Eurysthée et qui étaient venus se placer sous la tutelle du roi Céyx : « Céyx, voyant le danger qui le menaçait, ordonna aux enfants d’Hercule de sortir de ses États : car il n’est pas en mon pouvoir de vous secourir. Afin donc que vous ne périssiez pas, que vous ne me perdiez pas moi-même, allez chez quelque autre peuple chercher un asile2. »
À cette figure ou, si l’on veut, à ce tour de phrase, « car il n’est pas en mon pouvoir… » qui consiste à passer brusquement du style indirect au style direct, qui ne reconnaît la manière usuelle d’Homère ?
Enfin a paru celui qu’on nomme le père de l’Histoire, Hérodote, et, un demi-siècle plus tard, Thucydide, le grand historien, le premier, qui écrivit dans le dialecte ionien, plus doux, plus clair, plus abondant ; le second, qui écrivit dans la langue attique, plus concis, plus serré, plus pressé d’arriver à son but ; mais l’un et l’autre et chacun en son genre, vrais modèles pour les hommes de goût.
On comprend que nous ne voulions pas dans une simple préface, pousser plus loin ces investigations. Il nous suffira de dire qu’à cette époque, grâce au pinceau d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, d’Aristophane, la scène est près d’atteindre à la perfection des genres divers ; que sous la plume de Théocrite, de Pindare, l’Idylle et l’Ode ne vont plus rien laisser à désirer pour la grâce naïve, pour la sublime hardiesse ; que, dans la bouche de Démosthène, le plus puissant orateur, dans celle de Platon, le plus grand philosophe, l’éloquence de la tribune, celle du genre didactique, vont s’élever au comble de l’art et du talent, que toutes les sciences presque et l’histoire naturelle et la physique, et la métaphysique et la morale et l’économie politique et sociale, la logique, la rhétorique, la poétique même vont trouver dans Aristote un digne interprète ; l’art médical un non moins digne dans Hippocrate, l’oracle de la médecine, dans Galien son habile commentateur, dans Arétée, Aétius, Alexandre de Tralles, l’histoire naturelle dans Dioscoride, le célèbre botaniste, dans Théophraste le divin parleur, comme l’appelle Aristote, son maître.
Magnifiques régions à explorer que cette immense littérature grecque qui servit de type à la langue et à la littérature latines, et par cette dernière ou même le plus souvent sans elle à l’idiome que nous parlons !
Sans méconnaître les obligations que lui peut avoir le latin, nous devons confesser que le français ne commença à devenir ce qu’il est devenu depuis, que du jour où les nobles fugitifs de Bysance tombée au pouvoir des barbares, Lascaris, Budée, entre autres, vinrent étonner l’antique Lutèce des splendides merveilles de leur enseignement.
Le grec, de la sorte, se trouva présider à la grande réforme, et cela est si vrai qu’un siècle plus tard, au seizième, l’un des érudits dont s’honore le plus la France, H. Étienne, put, dans un ouvrage spécial, constater la conformité du français avec le grec.
Sur le modèle du Rhapsode s’étaient formés, ici le Troubadour, là le Trouvère et qui ne chantaient plus, il est vrai, les vers d’Homère, mais qui allaient, comme le divin chantre de la Grèce, redisant aux grands de la terre les gloires de leurs aïeux, formulant l’hymne des tournois.
Ainsi revivaient sous ce nom ces jeux mêmes d’Olympie pour lesquels s’était passionnée la Grèce : la lice s’ouvrait comme autrefois, aux preux, aux chevaliers, armés de toute pièce et il n’y manquait qu’un Pindare pour que la similitude fût parfaite. Mais dit Boileau, Art. poét., ch. i,
Durant les premiers ans du Parnasse françois,Le caprice tout seul faisait toutes les lois.La rime, au bout des mots assemblés sans mesure,Tenait lieu d’ornements, de nombre et de césure.
Enfin, au seizième siècle, parut Villon qui, le premier, tira la poésie du chaos ; puis Marot qui fit fleurir la ballade et, dit Le Brun, aiguisa en maître l’épigramme ; puis Ronsard, cet écrivain prodigieux pour son époque, qui, sachant à fond les auteurs anciens, tenta, mais sans trop de succès, d’appliquer à l’idiome naissant les règles de la poésie grecque et latine et s’essaya dans presque tous les genres, hormis le dramatique.
Plus heureux ou mieux inspiré, vint ensuite Malherbe qui ne fit qu’un petit nombre d’ouvrages, mais cités, après plus de deux cents ans, comme des modèles de pureté, de correction et d’harmonie de style.
L’idiome national, dès ce moment, commença à se produire, sous la plume du prosateur comme du poète, tel qu’il devint au siècle suivant, et l’étude du grec, disons-le, des chefs-d’œuvre grecs, plus encore que la connaissance du latin, a provoqué, déterminé cet essor. Amyot, le traducteur de Plutarque, Montaigne, le spirituel et judicieux philosophe, et son ami, La Boëtie3, tous trois formés à l’école des anciens, contribuèrent, pour leur bonne part, à l’épuration de la langue.
La scène, enfin, se dégageant des langes où l’avaient trop longtemps retenue les Mystères, cette malencontreuse conception de l’esprit religieux de l’époque, se montre, à l’aide du génie puissant de Corneille, digne de rivaliser bientôt avec le cothurne grec : le théâtre venait de retrouver par lui son Eschyle.
Sophocle, Euripide, à leur tour, vont revivre sous les noms de Racine, de Crébillon ; Aristophane, sous le nom de Molière.
La chaire, émule de l’Agora grec, du Forum romain, révèle, pour l’éloquence, pour l’ampleur du style, un second Démosthène, un autre Cicéron dans Bossuet, dans Bourdaloue, ces maîtres de la parole, reproduit, par l’organe de Fléchier, l’élégant et correct écrivain, cette pureté de style dont fut le parfait modèle le panégyriste d’Athènes, Isocrate, et que Rome, en la personne de Pline, avec l’éloge, fort spirituel sans doute, de l’empereur Trajan, ne put faire oublier.
Boileau, le poète du bon sens, à la fois écrivain satirique, didactique et philosophe, remet en lumière les mérites d’Horace, de Juvénal, de Perse ; Rousseau, pour la verve, le même Horace et Pindare, l’incomparable Pindare.
Fénelon, dans son exquise sensibilité, fait revivre tel épisode de l’Odyssée d’Homère, jusqu’au Philoctète de Sophocle. Pascal, plus sévère, rappelle l’admirable dialectique de Platon ; La Bruyère4, l’aimable et judicieux esprit de Théophraste ; et il est réservé à La Fontaine5 de faire oublier presque le fabuliste Ésope et Phèdre, son correct et ingénieux imitateur. Ainsi se montre, rival du siècle de Périclès, du siècle d’Auguste, le siècle de Louis XIV.
Vienne l’âge suivant et le premier qui apparaît, Voltaire, débute par rappeler le génie de Sophocle, du prince de la tragédie, dans son Œdipe ; le génie de Virgile, du grand Homère lui-même, dans son épopée de la Henriade. Écrivain presque universel, il traite tous les genres et il excelle en presque tous : il est, à la fois, poète tragique, épique, comique, satirique, didactique, conteur inimitable, romancier, historien et philosophe.
Dans la chaire, Massillon, avec moins d’élévation, mais avec plus de correction que Bossuet, soutient l’honneur de l’éloquence.
Non moins correct, non moins éloquent se montre Buffon, le grand naturaliste, Bernardin de Saint Pierre, cet amant passionné de la nature ; son rival et son maître, J.-J. Rousseau, plus enthousiaste encore.
Puis, dans les Encyclopédistes et, à leur tête, se produisent le patriarche de Ferney, ses disciples, Diderot, le plus vigoureux promoteur des idées nouvelles ; d’Alembert, le noble penseur et le grand géomètre et, pour clore ici la liste, l’Archimède moderne, le sublime auteur de la mécanique céleste, Laplace.
N. B. — Nous n’avions point la pensée de rééditer cet humble opuscule, uniquement fait jadis pour les élèves qui furent confiés à notre direction au lycée de ***. Nous cédons, à la fin, aux pressantes sollicitations d’une institutrice, Mme **, dont le savoir, l’expérience ne sont pas moindres que la modestie, et qui voulut bien nous assurer qu’à part les citations grecques et latines, ce petit traité, par sa simplicité, par sa clarté, était on ne peut plus du goût des jeunes personnes. Ce témoignage nous décide à le réimprimer. Et puis, nous devions avoir à cœur, sans lui rien faire perdre de ses mérites, de lui donner, avec plus de précision, plus de correction.
Préceptes de rhétorique
Prolégomènes.
Éloquence.
L’éloquence, qu’il ne faut pas confondre avec la rhétorique, est le don naturel, autrement dit le talent, de porter la conviction dans l’esprit, la persuasion dans l’âme ou le cœur de l’auditeur. Plus simplement on la définit le talent de persuader.
La persuasion, dans son acception générale, embrasse la conviction ; elle en diffère dans son acception restreinte, en ce qu’elle parle au cœur, l’autre à l’esprit.
Convaincre, c’est donc porter la lumière dans l’esprit, c’est lui faire voir la vérité dans son évidence.
Persuader, c’est remuer et par là maîtriser l’âme ou le cœur de l’auditeur, c’est le contraindre à vouloir, à concevoir ce qu’on veut, ce qu’on conçoit soi-même.
La nature fait l’homme éloquent, comme elle fait le poète, ce qui veut dire qu’elle donne à l’un et à l’autre cet élan sublime, cette verve où il n’y ait rien de vulgaire6, cet enthousiasme qui ravit, étonne et transporte.
On appelle simplement disert celui dont le style est facile, clair, pur, élégant et harmonieux. Isocrate, chez les Grecs, est l’écrivain disert ; Démosthène, l’homme éloquent,
quem mirabantur Athenæ torrentem
7.
L’éloquence, quels que soient ses dons les plus précieux, réclame la connaissance des règles qui ont, elles-mêmes, leur fondement dans la nature et dans l’observation. Le génie, par lui-même, pourra bien prendre l’essor, s’élever à une hauteur imposante ; mais, pour s’y maintenir, il lui faut un appui qu’il ne peut trouver que dans les enseignements de l’expérience, dans les préceptes de l’art, seuls capables de rectifier le jugement en épurant la raison et le goût.
Gardons-nous de croire qu’on a plus de force ou de puissance à proportion qu’on a moins d’art. « La vérité, comme le dit Quintilien, est que l’art ôte, en effet, quelque chose à la composition, mais comme la lime au fer qu’elle polit, comme la pierre au ciseau qu’elle aiguise, comme le temps au vin qu’il mûrit. »
Et, sans vouloir décider si l’éloquence est plus redevable à la nature qu’elle n’est redevable à l’art, nous ajouterons avec Horace et en traduisant sa pensée, d’un goût et d’un sens exquis, que « l’une réclame le secours de l’autre et, d’accord, concourent au même but8. »
L’éloquence, du reste, requiert, comme autant de qualités essentielles, la solidité du fond ou de la preuve, l’enchaînement nerveux des idées ou du raisonnement, la clarté lumineuse de l’exposition ou de la méthode, toutes les apparences de la plus sincère bonne foi, une diction, enfin, et un débit propres à soutenir l’attention des auditeurs.
Mais, plus que tous les mérites, ce qui distingue, ce qui caractérise l’éloquence, c’est une action vive, pleine d’une chaleur plus ou moins ardente, selon la nature et la force des obstacles que lui offre le sujet. De là cette merveilleuse aptitude, cette ingénieuse souplesse avec lesquelles elle se plie à tous les tons, se prête à tous les genres et parle tous les langages qui peuvent se faire entendre du cœur humain.
Trois genres d’éloquence.
Le champ de l’éloquence est sans limites. Néanmoins, tous les sujets qu’embrasse son domaine, peuvent se réduire à trois classes, appelées, chez les anciens, genres de causes ; et l’on doit dire, suivant la remarque d’Aristote, que « tout discours se réfère à trois objets, à la personne qui parle, au sujet qu’on traite et à l’auditeur auquel on s’adresse9 »
; « que tel est plus spécialement du ressort du présent, tel autre du passé, tel autre de l’avenir
10. »
Genre démonstratif.
Ou bien l’éloquence se propose de charmer un auditoire par la grâce et le piquant des idées, la pompe du style ; ce qu’elle fait dans les panégyriques, dans les oraisons funèbres, dans les discours académiques ou prononcés en quelque cérémonie publique, dans les épîtres ou dédicaces et généralement dans tous les sujets qui, ayant pour objet la louange et le blâme, cherchent à démontrer jusqu’à quel point l’une ou l’autre est fondée ; de là le genre dit démonstratif.
Genre judiciaire.
Ou bien l’éloquence ne s’applique pas uniquement à plaire ; elle veut instruire, éclairer la conscience des juges, convaincre. Intéressé à détruire les préventions qui s’élèvent contre lui ou contre la cause qu’il défend, l’orateur, dès lors, emploie tout son art, rassemble toutes ses forces, pour pouvoir, d’après l’exposé des faits, l’ensemble et le résultat des preuves, mettre le tribunal en état de décider du fond du litige, de juger conformément à la loi et à l’équité ; d’où la dénomination de genre judiciaire.
Genre délibératif.
Le troisième et le plus haut genre d’éloquence porte la conviction et la lumière dans l’esprit, le trouble et l’agitation dans l’âme, amène l’auditoire à partager les sentiments, les opinions, les passions de l’orateur qui semble lui faire prendre, à son gré, la résolution la plus convenable aux circonstances et la délibération la plus utile au bien public ; d’où il a été appelé genre délibératif.
La distinction des trois genres, conçue par Aristote11, est, depuis cet écrivain, généralement admise et nous avons dû la faire connaître. Mais nous ferons observer qu’elle n’est pas tellement rigoureuse que leur confusion ne puisse bien avoir lieu. Par exemple : On demande l’inscription du poète Archias sur l’état civil et à quel titre ? parce qu’il a un génie qui doit faire honneur à l’empire romain (Cicer., pro Archiâ) ; voilà le judiciaire uni au démonstratif. On met en délibération le choix d’un général, et le panégyrique que Cicéron fait de Pompée lui vaut les suffrages du peuple (Idem, pro lege Maniliâ) ; voilà le délibératif uni au démonstratif. Ailleurs, dans le plaidoyer pour Milon, on voit l’orateur demander que les juges délibèrent sur l’utilité de conserver à la patrie un citoyen honnête, courageux, dévoué et innocent ; voilà le judiciaire uni au délibératif et au démonstratif.
Au reste, cette classification des genres, bien qu’elle soit rejetée de nos jours par certains rhéteurs comme peu fondée, ne laisse pas que de se recommander par son extrême simplicité : « louer ou blâmer, accuser ou défendre, conseiller ou dissuader ».
Rhétorique ou art oratoire
Étymologie et définition.
La rhétorique, du grec ἡ ῥητορική, l’art de dire, se définit l’art de parler de chaque chose d’une manière convenable ; elle se confond avec l’art oratoire :
Manier, avec art, passion et figure,Jusque dans ses transports, écouter la nature,Être subtil et pur, puis vif et véhément,Tantôt être concis et tantôt plus coulant ;Plaire, instruire, toucher, voilà la Rhétorique.
On nomme traité de rhétorique ou simplement rhétorique un recueil des règles constitutives du beau langage.
Dans tous les temps, aux âges les plus reculés comme de nos jours, il se rencontra des gens qui eurent plus ou moins de facilité à s’exprimer, de disposition à se faire écouter. Les voyant agir sur les esprits, calmer ou exciter les emportements, substituer à la force grossière la douce persuasion, maîtriser dans une certaine mesure les cœurs, on dut, ne fût-ce que par un sentiment d’envie, admirer, puis ambitionner leurs succès. Dès lors eurent lieu des aperçus, des observations sur les procédés simples et naturels de cette primitive éloquence. Ces observations recueillies furent les premiers rudiments de l’art oratoire, comme il s’est fait pour tous les autres arts : l’instinct inspira, l’expérience éclaira, l’usage avec le temps perfectionna.
Division de la rhétorique.
Quelque sujet qu’il traite l’écrivain a une triple tâche à remplir : la première, de chercher et de trouver les arguments qui doivent faire valoir la matière qu’il s’est choisie ; la deuxième, de les classer, de les disposer dans l’ordre qui convient à chacun d’eux ; la troisième de les embellir, de les relever de tous les ornements dont ils sont susceptibles, et, s’il s’agit d’un discours qui doit être lu en public, l’orateur aura une quatrième tâche à remplir, c’est de le prononcer avec le ton, la décence, la gravité, les convenances, en un mot, que réclament le sujet, le lieu et l’auditoire. De-là quatre parties ou divisions de la rhétorique : Invention, Disposition, Élocution, Action.
Première partie. Invention.
L’invention oratoire consiste à découvrir dans un sujet tout ce qu’il contient de propre à persuader. Or, pour persuader, il faut, suivant les cas, instruire, plaire et toucher. Il suffit quelquefois du premier moyen ; mais, le plus souvent, ce n’est pas trop des trois. On instruit par les preuves, on plaît par les mœurs, on touche par les passions, triple ressource que l’invention doit mettre en œuvre.
Chapitre premier. Des preuves.
La preuve est le premier objet que doit se proposer l’écrivain ; car, ce qu’il doit faire avant tout, c’est d’éclairer, d’instruire et de convaincre. On définit la preuve : « toute raison qu’apporte le dialecticien pour donner à ce qu’il affirme ou ôter à ce qu’il nie le caractère de vérité, de certitude ou de vraisemblance. »
La preuve peut n’être qu’oratoire : c’est alors le simple récit, l’exposé ou le développement des faits qu’on veut établir. Elle est d’usage dans tous les sujets où il s’agit moins de discussion que d’élocution, les harangues, les oraisons funèbres, et tout ce qui enfin appartient au genre démonstratif.
Mais, si le fait ne peut, sans contestation, être mis en évidence, la preuve qui sert à l’établir, est dite dialectique, bien différente du simple récit des faits, de l’exposé du droit ou de l’opinion.
Distinction. Lieux communs.
Les preuves dialectiques ou de discussion sont, les unes, renfermées dans le sujet et dites intrinsèques, les autres, prises hors du sujet et dites extrinsèques. Sans rejeter absolument cette classification imaginée par les rhéteurs et les aspects sous lesquels ils se plurent à les envisager, aspects divers, nommés par eux lieux communs ou oratoires, nous dirons que la véritable, l’unique source des preuves est dans le sujet, où la pénétration et la réflexion doivent chercher à les découvrir ; qu’il suffit de recommander de se bien pénétrer des circonstances qui se rattachent à l’objet qu’on considère, circonstances relatées dans ce vers :
Quis ? quid ? ubi ? quâ vi ? quoties ? cur ? quo modo ? quando ?
c’est-à-dire qu’on se demande quelle est la personne, la chose, le lieu, les voies, le nombre de fois, la cause, la manière, l’époque ou le temps.
Les principaux lieux intrinsèques sont : la définition, l’énumération des parties, le genre et l’espèce, la cause et l’effet, la similitude et les contraires, ce qui a précédé, accompagné ou suivi, etc. Les extrinsèques sont : les divers témoignages, divins ou humains, qu’on allègue ; les oracles, les augures, la renommée, les aveux, les serments ; pour le barreau : les lois, les coutumes, les titres, les arrêts des cours de justice, les écrits des savants jurisconsultes, etc. ; pour la chaire : l’Écriture sainte, la tradition de l’Église, les Pères, les canons, etc.
Voici ce que dit Rollin, appuyé de l’autorité de Quintilien, de l’importance de la preuve : « Les preuves sont la partie de l’art oratoire la plus nécessaire, la plus indispensable et qui en est comme le fondement ; car les expressions, les pensées, les figures et toutes les autres sortes d’ornements viennent seulement au secours des preuves et ne servent qu’à les faire valoir et à les mettre dans le plus grand jour possible. »
Tel est, d’autre part, l’usage qu’on peut faire des deux sortes de preuves intrinsèques et extrinsèques :
Massillon, voulant prouver que personne n’est à sa place dans un État où le prince ne gouverne point par lui-même, procède d’abord par les preuves intrinsèques : « Nul n’est à sa place dans un État où le prince ne gouverne pas par lui-même. Le mérite est négligé, parce qu’il est ou trop modeste pour s’empresser ou trop noble pour devoir son élévation à des sollicitations et à des bassesses. L’intrigue supplante les plus grands talents. Des hommes souples et bornés s’élèvent aux premières places, et les meilleurs sujets deviennent inutiles. »
Il continue par les preuves extrinsèques : « Souvent un David, seul capable de sauver l’État, n’emploie sa valeur, dans l’oisiveté des champs, que contre les animaux sauvages, tandis que des chefs timides, effrayés de la seule présence de Goliath, sont à la tête des armées du Seigneur. Souvent un Mardochée, dont la fidélité est même écrite dans les monuments publics, qui par sa vigilance a découvert autrefois des complots funestes au souverain et à l’empire, seul en état par sa probité et par son expérience de donner de bons conseils et d’être appelé aux premières places, rampe à la porte du palais, tandis qu’un orgueilleux Aman est à la tête de tout, abuse de son autorité et de la confiance du maître. »
Définition.
Par la définition, l’écrivain trouve, soit dans l’étymologie du mot, soit dans la nature ou les qualités essentielles de l’objet mis en question, ce qu’il lui faut pour le bien faire connaître. Fénelon nous donne une idée juste de l’éloquence par la définition qu’il fait du véritable orateur. « L’homme digne d’être écouté, est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu. »
(Lettre à l’Académie).
Le poltron, pour l’étymologiste, est « celui qui se coupe le pouce, pollicem sibi truncat »
, pour ne pas aller à la guerre.
L’homme, pour le philosophe, est « un animal raisonnable »
. Pour le poète, qui s’est pénétré de son néant, c’est « une vapeur, une ombre »
. Écoutons J.-B. Rousseau (liv. I, ode 13) :
L’homme, en sa course passagère,N’est rien qu’une vapeur légère,Que le soleil fait dissiper ;Sa clarté n’est qu’une nuit sombre,Et ses jours passent comme l’ombre,Que l’œil suit et voit échapper.
Énumération des parties.
L’énumération consiste à détailler les diverses parties d’un tout pour juger de l’ensemble et en tirer une conclusion : « Il y a peu d’élus », et, pour le prouver, Massillon montre que le vice est dans tous les cœurs, dans tous les états, dans toutes les conditions. « La bonne foi n’est plus que la vertu des simples ; les haines sont éternelles, les réconciliations sont des feintes : on se déchire, on se dévore les uns les autres. Les jeux sont devenus ou des trafics, ou des fraudes, ou des fureurs »
; plus bas : « La ville est une Ninive pécheresse ; la cour est le centre de toutes les passions humaines. Tous les états, toutes les conditions ont corrompu leurs voies : les pauvres murmurent contre la main qui les frappe ; les riches oublient l’auteur de leur abondance ; les grands ne semblent nés que pour eux-mêmes ; la licence paraît le seul privilège de leur élévation ; le prêtre est devenu semblable au peuple : tous les hommes se sont égarés. »
Par l’énumération suivante, Racine (chœur d’Athalie, acte Ier, scène 4e) nous révèle la munificence de Dieu :
Il donne aux fleurs leur aimable peinture,Il fait naître et mûrir les fruits ;Il leur dispense avec mesureEt la chaleur des jours et la fraîcheur des nuits.
Genre et espèce.
On prouve « qu’il faut aimer la vertu qui est genre, en montrant »
que la justice, que la bonne foi, que l’honneur, etc., qui sont des espèces, méritent tout notre amour ; par contre, qu’il faut aimer la justice, la bonne foi, l’honneur, etc., parce que la vertu qui les comprend, est aimable.
Cause et effet.
La cause qui a motivé une action ou une entreprise peut les rendre louables ou blâmables. Il en est de même de l’effet ou du résultat. « L’unique crime d’Euryale, s’écrie Nisus, c’est d’avoir trop aimé son ami »
, Nisus seul est coupable :
Tantum infelicem nimium dilexit amicum.
La condamnation des fils de Brutus eut un effet favorable à la République : ce fut un acte louable à ce point de vue. L’effort qu’il dut coûter à un père, le rend héroïque ; pour d’autres, moins fortement trempés, il est barbare.
Similitude.
La similitude est une comparaison ; comme elle, elle établit des rapprochements entre les objets et nous amène à juger de l’un par l’autre. Telle est la comparaison que fait Racine (Athalie, acte II, scène 9) du tendre enfant avec le lis du vallon :
Heureuse, heureuse l’enfanceQue le Seigneur instruit et prend sous sa défense !Tel, en un secret vallon,Sur le bord d’une onde pure,Croît, à l’abri de l’aquilon,Un jeune lis, l’amour de la nature.Loin du monde élevé, de tous les dons des cieuxIl est orné, dès sa naissance,Et du méchant l’abord contagieuxN’altère point son innocence.
C’est par la similitude que Bourdaloue prouvera que « si un État, une maison, un navire ne peuvent être bien gouvernés que par une habile direction, à plus forte raison, y a-t-il une haute intelligence qui préside au gouvernement du monde. »
Contraires.
Par les contraires on dit d’abord ce qu’une chose n’est pas ; puis vient l’esquisse de ce qu’elle est ; c’est un tableau opposé à l’autre.
Antécédents. Adjoints et conséquents.
Ce qui a précédé, accompagné ou suivi ; autrement dit les antécédents, les adjoints, (du latin adjuncta), les conséquents deviennent d’un grand poids pour établir la preuve. « Vous avez eu de fréquents démêlés avec un tel, vous l’avez menacé : voilà des antécédents. Vous l’avez rencontré, provoqué sur la voie publique et vous étiez armé : voilà des adjoints. Il est tué, vous disparaissez, peu confiant dans la justice, dans la bonté de votre cause : voilà des conséquents. »
Témoignages. Renommée.
À considérer les lieux extrinsèques, les témoignages divins tels que les oracles, les augures, les prodiges, les réponses des prêtres, etc., sont, au point de vue religieux et dans la croyance des peuples, d’une haute importance. C’est un oracle, avec l’interprétation du devin Calchas, qui décida le sacrifice de la fille d’Agamemnon, d’Iphigénie.
Les témoignages que rendent les hommes, n’inspirent pas tous le même degré de confiance. « Pour être digne de foi, dit Cicéron, il faut jouir d’un certain crédit. Or, ce crédit vient du rang, de la considération, de la fortune, de l’âge, du savoir, de l’expérience. Bien que l’autorité que donne la science ne soit pas constamment une garantie de vertu et d’honnêteté, il n’en est pas moins vrai que l’instruction est un puissant moyen de persuasion ; l’on est porté à croire ceux que l’expérience paraît avoir éclairés. »
D’autre part, on se demande si le témoignage n’est pas intéressé, si le témoin n’est pas suborné, corrompu (voy. Cic., pour Flaccus, c. 3 ; pour Cœlius, c. 26) ; si le serment qu’il prête, qu’a prêté la partie adverse, n’est pas un parjure (Cic., pour Rabirius, c. 13).
La renommée est, suivant les cas ou les besoins de la cause, une vaine rumeur, un faux bruit ou la voix du peuple, le cri de la conscience publique.
Sans pousser plus loin cette appréciation des lieux communs, dont nous ne nous exagérons pas le mérite, nous nous bornerons à dire que si on y prête son attention, l’esprit saura bien, à l’occasion, tirer du profit de ces méthodes artificielles, à son insu même. Et c’est là, croyons-nous, ce qui a engagé des écrivains, aussi judicieux qu’Aristote et Cicéron, à consacrer, l’un après l’autre, un ouvrage spécial à la doctrine des lieux communs. (Voir l’Organum d’Aristote.)
Logique : Concevoir, Juger et Raisonner.
Concluons de tout ce qui vient d’être dit des lieux oratoires comme autant de sources de preuves, que leur investigation est un talent qui présuppose de la pénétration, de la sagacité et de la justesse dans l’esprit. La nature donne les deux premières qualités. La troisième peut être développée par le secours des règles : c’est l’objet de la logique à qui seule il est donné de diriger l’entendement dans les trois principales fonctions, concevoir, juger et raisonner, autrement dit, la conception, le jugement et le raisonnement.
Conception et idée.
La conception est la faculté qu’a notre âme « de se représenter les objets et leurs rapports avec les idées qui leur sont propres »
. L’idée est donc la représentation d’un objet, dans l’esprit : elle a ses qualités qui sont de deux sortes, les unes appelées logiques parce qu’elles sont du domaine de la raison ; les autres de goût, parce que le goût en décide.
Jugement et proposition.
Les idées, de leur nature, ne sont pas isolées : elles peuvent avoir de l’affinité ou des dissemblances. Or, joindre deux idées qui ont du rapport ou disjoindre celles qui se contredisent, c’est juger. Y a-t-il union ? le jugement est affirmatif. Y a-t-il séparation ? le jugement est négatif.
Le jugement est, par lui-même, quelque chose d’intérieur, mais il se peut manifester extérieurement, à l’aide de la parole ou, si l’on veut, des mots ou termes, d’où résulte la proposition.
Parmi les propositions, les unes sont simples, d’autres composées, d’autres complexes. La proposition est simple, quand elle n’a qu’un sujet et un attribut : le ciel est une merveille.
Elle est composée, quand elle a plusieurs sujets ou plusieurs attributs ou plusieurs tant sujets qu’attributs : le ciel et la terre sont des merveilles ou de beaux et merveilleux ouvrages.
Elle est dite complexe, lorsque le sujet ou l’attribut ou l’un et l’autre se trouvent modifiés : le ciel dont vous contemplez l’immensité, est l’œuvre de Dieu, ou bien est une œuvre qui n’a point d’égale.
Il n’est point besoin de dire que la proposition qui n’est que la traduction verbale ou littérale du jugement, aura les qualités ou défauts du jugement.
Raisonnement et argumentation.
De la comparaison des idées est résulté le jugement. Du rapprochement des jugements va résulter, à son tour, le raisonnement. Raisonner c’est donc rapprocher des jugements pour découvrir ce qu’ils ont de commun ou de disparate, de vrai ou de faux. On le fait en prenant pour point de départ un jugement qui offre toute certitude et auquel on compare le jugement qu’on veut vérifier ; puis on tire la conclusion, qui n’est autre qu’un troisième jugement.
On procède de même pour la proposition, et c’est là ce qu’on nomme argumenter. L’art de l’argumentation consiste donc à poser en principe une proposition d’une certitude avérée, à montrer ensuite la liaison de la proposition contestée avec la proposition incontestable, d’où la conséquence ou conclusion.
Formes d’argumentation.
Les formes diverses d’argumentation prennent le nom d’arguments : ils sont au nombre de huit ; ce sont : le syllogisme, l’enthymème, l’épichérème, le sorite, le dilemme, l’exemple, l’induction et l’argument dit personnel.
Syllogisme.
Le syllogisme est formé de trois propositions dont la première, plus générale, se nomme majeure ; la deuxième, moins étendue, se nomme mineure et toutes les deux prémisses, comme précédant la troisième qui en est la conclusion. Exemple : il faut aimer ce qui contribue à notre bonheur. Or l’étude contribue à notre bonheur, donc il faut aimer l’étude.
Enthymème.
Le syllogisme (du grec συλλογισμός) avec ses trois propositions, c’est-à-dire en forme, se rencontre rarement dans la composition oratoire, ou il s’y offre renversé. Le plus souvent il cède la place à l’enthymème (en grec ἐνθύμημα), qui est un syllogisme tronqué ou réduit à deux propositions, nommées, la première antécédent, et la deuxième conséquent. Exemple : l’étude contribue au bonheur, donc il faut aimer l’étude. Dans l’ordre inverse : il faut aimer l’étude, car elle contribue au bonheur. Aristote l’appelle la démonstration oratoire, ἀπόδειξις ῥητορική
(Rhét.., 1) ; ailleurs, il le proclame l’argument le plus puissant, ἐνθύμημα κυριώτατον τῶν πίστεων
(ibid.).
Épichérème.
L’épichérème (du grec ἐπιχείρημα) que Cicéron (de Invent., I, 34) nomme ratiocinatio ou le raisonnement par excellence, est un syllogisme où chacune des prémisses reçoit un développement qui vient à l’appui de la proposition. Il ne souffre rien d’obscur ni de douteux, rien qui puisse laisser quelque méfiance dans l’esprit. On le peut regarder comme l’analyse parfaite d’un long discours. Ainsi l’admirable plaidoyer que Cicéron composa pour Milon, son ami, peut se ramener à l’épichérème suivant : « Il est permis de tuer quiconque nous tend des embûches pour attenter à notre vie : la loi naturelle, le droit des gens, maints exemples, tout le prouve ; or Clodius a tendu des embûches à Milon pour attenter à sa vie : ses armes, ses soldats, ses manœuvres et autres circonstances le démontrent, donc il fut permis à Milon de tuer Clodius. »
Sorite.
Le sorite (du grec ὁσωρίτης ; sous-entendu συλλογισμός) se compose de plusieurs propositions tellement liées et enchaînées les unes aux autres que l’attribut de la première devient le sujet de la seconde, l’attribut de la seconde le sujet de la troisième, et ainsi de suite jusqu’à la dernière avec l’attribut de laquelle on ramène le sujet de la première. Tel est l’exemple suivant : « Les avares sont pleins de désirs; ceux qui sont pleins de désirs sont privés de beaucoup de choses ; ceux qui sont privés de beaucoup de choses sont malheureux ; donc les avares sont malheureux. »
Dilemme.
Le dilemme (du grec δίλεμμα) est formé de deux propositions qui, sans milieu possible, ne laissent aucune réplique, aucun faux-fuyant à l’adversaire. Il est dit argument cornu, parce que ce sont comme deux cornes qui frappent à droite et à gauche. « Lorsqu’un voleur, le poignard à la main, dit au voyageur qu’il arrête : la bourse ou la vie, il fait un dilemme. » C’est un dilemme encore que cette invective de Cicéron (de Invent., I, 29) à l’adresse de quelqu’un : « Si improbus est, cur uteris ? Si probus, cur accusas ? »
; ce reproche de saint Charles disant aux évèques : « Si tanto muneri impares, cur tam ambitiosi ? Si pares, cur tam negligentes ? »
; cette alternative de trophée ou de trépas glorieux, Virg., Æn., X, v. 448 :
Aut spoliis ego jam raptis laudabor opimis,Aut leto insigni.
Exemple.
L’exemple (en grec τὸ παράδειγμα) a beaucoup de rapport avec l’induction, dit Aristote (Rhét., II, ch. xx), lequel remarque ailleurs que « le discours oratoire consiste tantôt en exemples, tantôt en enthymèmes et que certains orateurs aiment à employer l’exemple, d’autres l’enthymème ».
(Rhét., I). Ajoutons avec lui (liv. II, ch. xx) « qu’il y a deux sortes d’exemples, l’un qui s’appuie sur des événements arrivés, l’autre sur de pures inventions, des paraboles, des fables, etc. Voici, à peu près, de quelle manière procède l’exemple. Supposez un orateur qui demande que les Grecs fassent des préparatifs contre le roi de Perse et ne souffrent pas qu’il soumette l’Égypte. Il dira que Darius ne tenta point de passer la mer, avant de s’être assuré de l’Égypte, et qu’il ne la franchit qu’après sa prise de possession ; que, plus tard, Xerxès ne l’entreprit point qu’il ne fût maître de ce pays, qu’alors il passa ; que le roi actuel vienne donc à s’emparer de l’Égypte et il effectuera le passage de la mer : voilà pourquoi il faut en empêcher la conquête. »
Aristt., Rhét., II, ch. xx.
À défaut de traits historiques, mais toujours préférables dans le genre délibératif, parce qu’ils ont plus de poids, on recourt bien à la parabole ou à l’apologue, d’une invention toujours facile.
Qu’on veuille prouver « que les magistrats ne doivent pas être élus par le sort »
, on dira : « C’est comme si l’on avait recours au sort pour le choix des athlètes, pour le choix d’un pilote, etc ».
Aristt., Rhét., liv. II.
On sait l’apologue qu’employa Stésichore, sous forme d’exemple, contre les ambitieuses prétentions de Phalaris d’Agrigente, « celui du cheval demandant vengeance à l’homme contre l’injure du cerf et qui devient son esclave. Ainsi il adviendra, ajoute l’orateur, aux Himériens. »
Induction.
L’exemple, s’il y en a plusieurs qui se suivent, et qu’ils précèdent l’enthymème, a toutes les apparences de l’induction qui procède, elle-même, par une suite d’exemples venant tous à l’appui de ce qu’on veut prouver. De cette énumération-là résulte la conclusion du tout.
Si je voulais montrer que le méchant, au comble de la grandeur et de la puissance, ne peut être heureux, prenant les despotes les plus signalés, je m’appuierais de l’exemple de Tibère, de Néron, de Domitien, etc., de cette foule de scélérats que fournit surabondamment l’histoire et je conclurais « qu’il n’y a pas de bonheur pour les puissants, s’ils ne sont honnêtes. »
Que je veuille prouver « que tout n’est que vanité sur la terre, je dirai : “La santé, la vie, la gloire ne sont que vanité ; les grandeurs, les plaisirs, les richesses ne sont que vanité, donc tout n’est que vanité.” » Telle serait la structure aride et sèche d’une induction purement logique ; mais voyons comment Bossuet a su l’embellir sans en altérer la force :
« La santé n’est qu’un nom, la vie n’est qu’un songe, la gloire n’est qu’une apparence, les grâces et les plaisirs ne sont qu’un dangereux amusement. Tout est vain en nous, excepté l’humble et sincère aveu que nous faisons devant Dieu de nos vanités et le jugement arrêté qui nous fait mépriser tout ce que nous sommes. »
De ce qu’il arrive le plus souvent que l’énumération ne peut être complète, il faut en inférer que l’induction n’est guère qu’un raisonnement purement oratoire : il n’a pas la précision philosophique.
Argument personnel.
Reste enfin l’argument dit personnel ou ad hominem. Il consiste à opposer à la partie adverse ce qu’elle a dit ou fait elle-même : c’est la combattre avec ses propres armes.
Raisonnements de l’orateur différents de ceux du logicien.
Cette esquisse abrégée qu’on vient de faire des arguments divers, est une preuve suffisante que l’étude de la logique est indispensable à l’orateur. Or la logique est, pour la pensée, du domaine de la philosophie. La philosophie, d’autre part, apprend à l’homme à se connaître, à connaître ses devoirs ; et par là devient nécessaire, elle-même, la connaissance de ces doctrines abstraites que quelques-uns ne dédaignent que parce qu’ils n’en sentent pas le prix. Pour arriver à parler en orateur, il faut avoir appris à penser en philosophe. Ainsi l’avait compris Cicéron, ainsi l’a proclamé, après lui, d’Aguesseau.
Toutefois, s’ils sont les mêmes pour le fond, les raisonnements de l’orateur et ceux du dialecticien doivent différer pour la forme. Ceux-ci se peuvent comparer à un squelette dont toutes les parties se produisent à nu, exactement liées et fidèlement rapportées, tandis que l’art oratoire réprouve cette contexture sèche et osseuse qui n’inspirerait que le dégoût ; il aime à dessiner un beau corps dont les chairs fraîches et délicates laissent entrevoir des muscles vigoureux, des formes bien prises, où tout est relevé par une agréable fusion de couleurs.
Un dialecticien qui aurait eu à prouver sa juste reconnaissance pour le poète Archias, son précepteur, se serait exprimé avec la sécheresse que voici : « Nous devons principalement consacrer nos talents à la défense de ceux qui les ont formés ; or, le poète Archias a formé mes talents, donc je dois les employer à sa défense. » Bien différente est la méthode de l’orateur romain. Il rompt l’ordre logique des propositions, et puis de quelles grâces il va les revêtir !
« Magistrats, si j’ai quelque talent, dont je sens toute l’exiguïté, quelque habitude de la parole où je confesse que je ne suis pas sans expérience ; ou si ce faible mérite me vient de mon application à l’étude des beaux-arts, pour laquelle je conviens qu’à aucune époque de ma vie je n’éprouvai d’aversion ; de tout cela Licinius, un des premiers, a, je dirai presque le droit de m’en redemander le fruit. Car, d’aussi loin que ma pensée peut revenir sur le passé et se rappeler le souvenir de ma première enfance, en remontant jusque-là, je vois qu’il est le premier qui m’ait engagé, qui m’ait guidé dans la carrière que j’ai embrassée. Que si cette voix, encouragée par lui, formée par ses leçons, trouva quelquefois à secourir les malheureux, celui-là donc qui me fournit le moyen de soulager les uns, de protéger les autres, me fait un devoir de m’employer de tous mes moyens pour le défendre et le sauver. »
Conclusion.
Concluons de tout cela que l’orateur, pour ôter à ses raisonnements la roideur anguleuse de la dialectique, doit éviter tout ce qui sent la contrainte. Il présentera ses arguments sous diverses formes, renversera l’ordre logique des propositions, les atténuera, les soutiendra, et, au besoin, les corroborera par des idées intermédiaires, les modifiera enfin par une infinité de ménagements, de précautions, de figures.
Manque-t-il de bonnes raisons ? c’est alors qu’il saura employer une foule de traits séduisants et variés pour dissimuler la faiblesse, la pauvreté de sa cause. Usant du privilège de son art, il n’est pas tenu, comme le logicien, de ne jamais rien avancer que de vrai, de rigoureusement vrai ; il pourra recourir au probable ; mais l’habileté de la méthode, l’ingénieuse symétrie de l’exposition, l’éclat, le brillant du style devront faire illusion.
Voyez le plaidoyer de Cicéron pour Cœlius, accusé d’avoir voulu empoisonner l’un de ses créanciers, dans une pensée cupide, quel talent y déploie le défenseur ! Ne pouvant s’appuyer sur aucune preuve qui fit éclater l’innocence de son client, et, forcé, à défaut de meilleures raisons, de recourir aux simples présomptions, avec quelle adresse il en use pour prouver que le jeune homme n’a pu, en même temps, s’adonner à l’étude, si pénible, si attachante, de l’éloquence et se laisser aller aux désordres qu’on lui reproche !
Chapitre II. Des mœurs.
Les mœurs, au point de vue de l’art oratoire, sont le deuxième moyen de persuasion. Suivant la définition qu’on en donne, c’est « le soin que doit prendre l’orateur de montrer en lui des sentiments d’honnêteté, de bonté, de justice, de vertus, en un mot, propres à lui rendre favorable l’auditeur. »
S’il ne fait ou ne laisse apparaître ce reflet dans son langage, dans son maintien, dans toute sa personne, il risque fort, avec les plus beaux discours, d’échouer complètement.
Distinction des mœurs : réelles et oratoires.
Les mœurs réelles, distinctes des mœurs oratoires qui n’en sont que l’empreinte, ont, sans doute, plus d’efficacité. Avec les dehors hypocrites de la vertu, l’orateur peut bien éblouir les esprits, séduire les cœurs, lorsqu’il n’est pas connu, mais bientôt le contraste de sa moralité avec l’étalage de ses qualités d’emprunt, ne manquerait pas de révolter l’auditoire et de le couvrir de ridicule.
C’est donc sur l’autorité de la vertu que l’éloquence devra établir son autorité. Le discoureur ne se proclamera pas sans doute « pourvu de toutes les vertus »
; mais, d’eux-mêmes, ses nobles sentiments se peindront dans son langage. Aristt., Rhét., II, 1.
Le précepte de Boileau ne s’adresse pas moins à l’orateur qu’au poète (Art poét.) :
Que votre âme et vos mœurs, peintes en vos ouvrages,N’offrent jamais de vous que de nobles images.
C’est donc une obligation pour l’orateur d’être honnête homme. Aussi les anciens (Quintil., XII, 1) l’ont-ils défini
vir probus dicendi peritus, « l’homme de bien qui sait parler »
.
Qu’un homme dont la probité, l’incorruptible probité impose, paraisse en public, tout un peuple qui doit l’écouter, est aussitôt silencieux, prêtant une oreille attentive : lui, de sa parole, il modère, calme l’ire populaire.
Tûm, pietate gravem ac meritis, si forte virum quemConspexere, silent : adrectisque auribus adstant ;Iste regit dictis animos et pectora mulcet.
Ainsi parle Virgile, Énéide, lib. I, v. 150, et cette parole du poète est généralement présumée un hommage rendu à l’orateur romain, à Cicéron.
À la probité doit se joindre la modestie. Rien n’offense un auditoire autant que la sotte vanité de l’homme qui parle devant lui (Quintil., IX, 1). Il se met en défiance contre ce qu’il dit ; il devient un juge peu accommodant, un censeur intraitable qui ne condescend à rien de ce qui le révolte. On ne le persuade point, on ne le convainc point.
Il faut unir à la modestie la bienveillance : on est porté à croire ceux qui nous veulent du bien. Notre confiance se mesurant au degré d’intérêt qu’ils nous portent, il nous est bien difficile de n’être pas complètement de leur avis, du moment que nous croyons trouver en eux de vrais et sincères amis.
Expression des mœurs.
Exemple de l’expression des mœurs. Lorsque Théodose, aux fêtes de Pâques, fit remettre en liberté les prisonniers détenus dans les prisons publiques, et qu’il ajouta : « Je voudrais pouvoir ressusciter les morts ! » il faisait preuve de beaucoup d’humanité, sans dire pourtant de lui-même qu’il fût humain.
Le discours suivant, extrait d’un poème portugais dit las Lusiadas, et qu’un vieux cacique, Colocolo, adresse aux autres généraux sauvages prêts à s’entrégorger pour le commandement, peut être donné comme un modèle parfait de l’expression des mœurs oratoires, dans le but d’opérer la persuasion.
« Caciques, illustres défenseurs de la patrie, le désir ambitieux de commander n’est point ce qui m’engage à vous parler. Je ne me plains pas que vous disputiez avec tant de chaleur un honneur qui peut-être serait dû à ma vieillesse et qui ornerait mon déclin. C’est ma tendre affection pour vous, mon amour pour la patrie qui me sollicitent à vous, demander quelques instants d’attention.
» Hélas ! quelle assez haute opinion pourrions-nous avoir de nous-mêmes pour prétendre à quelque grandeur et ambitionner des titres fastueux, nous qui avons été les malheureux sujets et les esclaves des Espagnols ? Votre colère, généreux caciques, votre fureur ne devrait-elle pas s’exercer plutôt contre nos tyrans ? Pour quoi tournez-vous contre vous-mêmes ces armes qui pourraient exterminer vos ennemis et venger notre patrie ? Ah ! si vous voulez périr, cherchez une mort qui vous procure de la gloire. D’une main brisez ce joug honteux, de l’autre attaquez les Espagnols et ne répandez pas dans une querelle stérile les précieux restes d’un sang qui fut réservé pour la vengeance. J’applaudis à la fière émulation de vos courages. Ce même orgueil que je condamne augmente l’espoir que je conçois. Mais que votre aveugle fureur ne s’acharne pas contre elle-même et ne se serve pas de ses propres armes pour anéantir le pays qu’elle doit dé fendre. Si vous avez résolu de ne point cesser vos querelles, trempez vos glaives dans mon sang glacé : j’ai vécu trop longtemps ; heureux qui meurt sans voir ses compatriotes malheureux et malheureux par leur faute.
» Écoutez-moi : votre valeur, caciques, est égale, vous êtes tous également illustres par votre naissance ; vos cœurs, également grands, sont également dignes de commander, également capables de subjuguer l’univers. Ce sont ces dons célestes qui causent vos querelles. Vous manquez de chef, chacun de vous mérite de l’être. Puisqu’il n’y a aucune différence entre vos courages, que la force du corps décide donc ce que l’égalité de vos mérites n’eût jamais décidé. »
L’auteur de la Pharsale, Lucain, prête à l’inflexible Caton un discours où se reflètent, avec une admirable expression des mœurs oratoires et philosophiques, la mâle vertu et la haute raison du grand homme, supérieur aux coups de la fortune. Le voici avec sa traduction :
Quid quæri, Labiene, jubes ? an liber in armisOccubuisse velim potius, quam regna videre ?An sit vita nihil ? si longa an differat ætas ?An nocæt vis ulla bono ! fortunaque perdat,Opposita virtute, minas ? laudandaque velleSit satis et nunquam successu crescat honestum ?Scimus, et hoc nobis non altius inseret Ammon.Hæremus cuncti Superis, temploque tacente,Nil facimus non sponte Dei ; nec vocibus ullisNumen eget, dixitque semel nascentibus auctorQuidquid scire licet. Sterilesne elegit arenas,Ut caneret paucis, mersitque hoc pulvere verum ?Estne Dei sedes, nisi terra et pontus et aerEt cœlum et virtus ? Superos quid quærimus ultra ?Jupiter est quodcumque vides, quocumque moveris,Sortilegis egeant dubii, semperque futurisCasibus ancipites : me non oracula certumSed mors certa facit : pavido fortique cadendumHoc satis est dixisse Jovem.« Que veux-tu, Labienus, que je demande ? si je préfère mourir libre, les armes à la main, plutôt que de voir un roi ? Si la vie n’est rien, comparée à l’éternité ? si la violence a quelque prise contre l’homme de bien ? si la fortune perd ses menaces contre le boulevard de la vertu ? s’il suffit d’avoir des intentions louables et que l’honneur n’emprunte rien du succès, nous le savons, et Ammon ne nous le gravera pas plus profondément.
» Nous dépendons tous des dieux, et, soit que son temple se taise, nous ne faisons rien que de son gré. L’Être suprême n’a besoin d’aucunes paroles. Il nous a dit, quand il nous fit naître, tout ce qu’il faut savoir. A-t-il bien choisi un stérile désert pour se communiquer à un petit nombre et enfoui dans ces sables la vérité ? Dieu a-t-il quelque autre sanctuaire que la terre et la mer et l’air et le ciel et le giron de la vertu ? Pourquoi chercher des divinités ailleurs ? Jupiter est tout ce que tu vois, tout ce qui fait vibrer tes sens. Laisse les sortilèges aux esprits incertains, toujours inquiets de l’avenir. Ce ne sont pas les oracles, c’est l’infaillible mort qui fait ma certitude. Lâche ou brave, il faut mourir et il suffit que Jupiter l’ait dit12. »
Bienséances oratoires.
La prudence qui suppose les lumières, le jugement, le bon sens, est la base fondamentale des mœurs oratoires. Elle est le guide et comme la boussole qui doit diriger l’orateur. C’est elle qui lui apprend les égards que prescrivent les temps, les lieux, les personnes et mille circonstances qui se rapportent plus ou moins au sujet ; c’est ce qu’on nomme bienséances oratoires. Notons bien qu’il ne peut jamais s’en dispenser, qu’à lui seul ce sentiment des convenances constitue tout le mérite de l’art oratoire : c’est le quid decet ? quid non ? donné pour règle par les anciens.
Un homme dont l’Université a gardé bon souvenir, mais qui sut, à l’occasion, mesurer le blâme avec plus de tact qu’il ne mesura l’éloge, Fontanes, va nous offrir un parfait modèle des convenances que doit observer l’orateur, dans ce passage d’une harangue qu’il prononça, lors de la translation aux Invalides de l’épée du grand Frédéric. Le style, le ton, l’idée, à la fois royaliste et religieuse, tout est dans le goût de l’auditoire.
« Des sages, je ne puis le dissimuler, ont fait quelques reproches à Frédéric. S’ils admirent en lui l’administrateur infatigable et le grand capitaine, ils n’ont pas la même estime pour quelques opinions du philosophe roi. Ils auraient voulu qu’il connût mieux les droits des peuples et la dignité de l’homme. Aux écrits du philosophe de Sans-Souci, ils opposent avec avantage ce livre où Marc-Aurèle, qui fut aussi guerrier et philosophe, rend grâce au ciel, en commençant, de lui avoir donné une mère pieuse et de bons maîtres qui lui ont imposé la crainte et l’amour de la Divinité. Au lieu de cette philosophie dédaigneuse et funeste qui livre au ridicule les traditions les plus respectées, les sages dont je parle, aiment à voir cette philosophie grave et bienfaisante qui s’appuie sur la doctrine des âges, qui enfante les beaux sentiments, qui donne un prix aux belles actions et qui fit, plus d’une fois, en montant sur le trône, les délices et le bonheur du genre humain. Ils pensent, en un mot, qu’un roi ne peut impunément professer le mépris de ces maximes salutaires qui garantissent l’autorité des rois. Je m’arrête, il siérait mal, en ce moment, d’accuser avec amertume la mémoire d’un grand monarque dont la postérité vient de subir tant d’infortunes. Son image n’est déjà que trop attristée du spectacle de notre gloire et de ces pompes triomphales que nous formons des débris de son diadème. »
Précautions oratoires.
Aux bienséances viennent naturellement se joindre les précautions oratoires.
Pour ne pas blesser la délicatesse de ceux devant qui il parle, l’orateur est souvent forcé d’employer des ménagements tout particuliers, de recourir à des tours étudiés pour avancer certaines choses qui autrement paraîtraient dures et choquantes. C’est ce qu’on appelle précautions oratoires. On en use quand on rencontre des préventions qu’il faut détruire, des préjugés, des opinions, des passions invétérées qu’il faut combattre sans trop les heurter et dans maintes circonstances, plus ou moins difficiles, où l’amour-propre et la dignité de l’orateur peuvent se trouver compromis.
En résumé, disons avec Cicéron « qu’il importe essentiellement au succès que veut obtenir un orateur, que son auditoire ait la meilleure opinion de ses mœurs, de ses principes, de sa conduite. Par là il pourra compter sur sa bienveillance. Qu’il fasse, en outre, tout concourir à ce but, et son ton, etson air, et sa réserve, et la douceur de son langage. S’engage-t-il dans une discussion trop vive, il faut qu’il paraisse le faire à regret et par nécessité. Tout ce qui dénote une âme droite, des sentiments modestes, une humeur paisible, inspire de la bienveillance. Les mouvements affectueux, non moins que les bienséances observées, que le soin pris constamment de n’offenser personne, ont le pouvoir de charmer et en charmant de persuader. »
Mais qu’à part ces émotions douces, ces moyens insinuants qui s’adressent au cœur, il faille, à l’occasion, ravir, entraîner, subjuger l’auditoire, c’est au pathètique alors qu’il faut recourir, ce qui veut dire remuer fortement les passions.
Chapitre III. Des passions.
Les passions, suivant la définition qu’en donnent les rhéteurs et les philosophes, « sont ces mouvements vifs et irrésistibles » qui nous entraînent vers les objets ou nous en détournent. C’est le troisième et le plus puissant moyen de persuasion, celui qui constitue l’éloquence proprement dite.
« Tout discours qui vous laissera froid, qui ne remuera point vos entrailles, quelque éclat qu’il ait d’ailleurs, ne sera pas un discours éloquent dit Platon. Au contraire, si l’orateur que vous écoutez, fait sur votre âme une vive impression, dit à son tour Cicéron, s’il vous pénètre, vous attendrit, vous échauffe, vous ravit, croyez, sans crainte de vous tromper, qu’il a atteint le but de l’éloquence. »
Ajoutons que c’est uniquement en s’adressant aux passions qu’on peut achever de triompher des résistances, qu’on peut maîtriser l’auditoire, contraindre ses volontés, l’arrachera ce qu’on croit mauvais ou pernicieux, pour le porter à ce qu’on croit bon ou salutaire : c’est là la puissance de Demosthène et de Cicéron chez les anciens, de Massillon et de Mirabeau chez les modernes, c’est le cachet du grand orateur. On doit donc adresser à ce dernier le même conseil que Boileau donne aux poètes :
Que, dans tous vos discours, la passion émueAille chercher le cœur, l’échauffe et le remue.
Mais le plus sûr moyen d’attendrir, de remuer les autres, c’est de se sentir attendri, remué soi-même ; tel est le précepte d’Horace (Art poét., v. 103) :
…… Si vis me flere, dolendum estPrimum ipsi tibi ; tunc tua me infortunia lædent.
« Il n’est pas possible, observe, à son tour, Cicéron, que celui qui écoute, se porte à la douleur, à la haine, à l’envie, à la crainte, aux pleurs, à la pitié, si l’orateur ne se montre touché des sentiments qu’il veut inspirer aux autres. »« Je ne sais point, dit Antoine à Crassus (de Orat., 22, 45), ce qui se passe en vous, pour moi, je le, proteste, je n’ai jamais essayé d’inspirer aux juges la douleur, la pitié, l’indignation, la haine, que je n’aie vivement ressenti les émotions que je voulais faire passer dans leur âme. »
Le véritable moyen de réussir c’est uniquement de s’abandonner aux inspirations de son âme ; car on ne parvient point à sentir par système et par règles. Mais il faut que la nature nous ait donné une sensibilité exquise jointe à une vive imagination.
Sensibilité et imagination.
On définit la sensibilité une disposition du cœur à recevoir aisément les impressions de la douleur, de la pitié, de la joie, de l’enthousiasme.
Pectus est quod disertos facit, dit Quintilien, l’âme fait l’orateur
, et il n’y a rien à espérer d’un auteur apathique :
Son âme est sans chaleur ; jamais sur son visageLa sensibilité ne grava son image.Il entend, sans pâlir, les cris des malheureuxEt la douleur d’autrui ne mouille point ses yeux.
L’humanité et avec elle le pompeux spectacle des merveilles que la nature offre à nos avides regards, voilà sur quels objets doit s’exercer incessamment notre sensibilité, et c’est la source la plus abondante du pathétique.
L’orateur lui doit d’exprimer ce qu’il sent avec vivacité et énergie, de s’identifier avec celui qu’il défend, de s’approprier ses idées, ses opinions.
Au même but concourt pareillement l’imagination, cette puissante faculté qui nous peint les objets avec tant de vérité que nous les croyons voir de nos yeux,
ità expresse ut cerni videantur
.
C’est à elle que nous devons ces scènes, ces effets dramatiques qui nous émeuvent si puissamment dans le théâtre ancien et moderne, ces situations touchantes ou terribles qui abondent dans les romans de nos jours.
Mais, dira-t-on, on n’acquiert pas plus l’imagination qu’on n’acquiert une autre faculté. Sans doute, on peut néanmoins féconder la mesure qu’on reçoit de la nature. On y réussit par la réflexion, par la contention d’esprit et par l’application donnée aux objets qu’on veut peindre, aux ressorts qu’on veut mettre en jeu, par l’étude approfondie du cœur humain, le commerce des hommes, l’imitation des grands modèles, par de fréquentes compositions.
Modèle touchant de sensibilité. — Germanicus meurt dans la persuasion qu’il a été empoisonné par Pison et Plancine. Pouvait-il parler à ses amis et leur recommander sa vengeance d’une minière plus touchante qu’il ne le fait par le discours suivant (Tacite, Annales) ?
« Si je succombais à la loi du destin, j’aurais encore droit de me plaindre des dieux qui m’enlèveraient prématurément, et à la fleur de l’âge, aux auteurs de mes jours, à mes enfants et à ma patrie. Victime, aujourd’hui, de la scélératesse de Pison et de Plancine, je dépose mes dernières prières dans votre cœur. Dites à mon père et à mon frère de quelles amertumes je fus abreuvé, de quels pièges je fus environné et quelle affreuse mort termina ma déplorable existence. Ceux que mes hautes espérances, ceux que les liens du sang, ceux même que l’envie intéressait à mon sort, donneront des larmes à un prince qui, naguère florissant, n’a survécu à tant de combats que pour succomber sous les intrigues d’une femme. Portez, vous en avez le droit, portez vos plaintes au Sénat, invoquez les lois. Le premier devoir de l’amitié n’est pas de verser d’impuissantes larmes sur la tombe d’un ami, mais de se rap peler, mais d’exécuter ses dernières volontés. Ceux même qui ne le connurent pas, pleureront Germanicus, vous le vengerez, vous, si vous teniez plus à sa personne qu’à sa fortune. Montrez au peuple romain la petite fille du divin Auguste, la veuve de Germanicus. Comptez-lui nos six enfants. Le cri de la pitié publique s’élèvera avec la voix des accusateurs, et ceux qui feindraient.des ordres coupables, n’obtiendront ni créance ni pardon. »
Voyez ce que peut l’imagination dans cet autre tableau de Didon mourante. Rien de plus frappant, de mieux senti et de plus attachant !
Illa graves oculos conata attollere, rursusDeficit : infixum stridet sub pectore vulnus.Ter sese attollens, cubitoque aduixa levavit.Ter revoluta toro est, oculisque errantibus altoQuæsivit cœlo lucem, ingemuitque repertâ.
Avec quelle puissance d’imagination Milton, dans son Paradis perdu, a-t-il su nous tracer, à son tour, le sombre désespoir et l’orgueil intraitable de Satan, lorsque, échappé des enfers et voyant pour la première fois le chef-d’œuvre de la Divinité, le soleil, il s’écria :
Globe resplendissant, majestueux flambeau !Toi qui sembles le Dieu de ce monde nouveau,Toi dont le seul aspect fait pâlir les étoiles,Et commande à la nuit de replier ses voiles,Bienfait de mon tyran, chef-d’œuvre de ton roi,Toi qui charmes le monde et n’affliges que moi,Soleil, que je te hais ! et combien ta lumièreRéveille les regrets de ma splendeur première !Hélas ! sans ma révolte, assis au haut des cieux,Un seul de mes regards eût éclipsé tes feux,Et sur mon trône d’or, presque égal à Dieu même,J’aurais vu sous mes pieds ton brillant diadème.
Pathétique.
Le recours aux passions ou, autrement dit, l’emploi du pathétique veut être réglé par le discernement. S’il est des sujets qui le réclament impérieusement, d’autres ne l’admettent que dans une certaine mesure. De là la nécessité de bien connaître la nature des passions et de démêler les nuances qui les distinguent, afin de prêter à chacune d’elles le caractère et le langage qui leur conviennent. Boileau (Art poét.) a dit :
Chaque passion parle un différent langage,La colère est superbe et veut des mots altiers,L’abattement s’exprime en des termes moins fiers.
Si l’on ne doit point habiller de grands mots, de ceux qu’Horace (Art poét.) nomme
sesquipetlalia verba
, les petites idées, il faut pareillement se garder des grands mouvements, des élans passionnés, dans les mesquines affaires : on se couvrirait de ridicule, à la façon de l’Intimé dans les Plaideurs de Racine.
Alors même que le sujet comporte le pathétique, il ne faut pas s’y livrer trop brusquement et sans préparation, la passion n’agit victorieusement que sur ceux qui paraissent déjà convaincus. L’orateur qui se passionne quand l’auditoire est froid et calme, ressemble à un homme îvre au milieu de gens à-jeun ;
vinolentus inter sobrios
, dit Cic. (Or., c. 28.)
Il résulte de là qu’il est nécessaire d’étudier les dispositions de ses auditeurs. Le discernement veut qu’on les prenne par le côté favorable : sont-ils paisibles, on les disposera insensiblement à se pénétrer des passions qu’on veut exciter dans leur âme. Les suppose-t-on déjà pénétrés, émus, convaincus, on continuera, sans autres préparations, à les enflammer, à les passionner davantage. Ainsi fait Cicéron au début de sa première Catilinaire : « Quousque tandem, Catilina, abutere patientiâ nostrâ… ? »« Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? »
La situation, l’urgence, l’animation des esprits, le sujet, tout réclamait cette sortie brûlante du magistrat chargé de veiller aux grands intérêts de l’État, contre un factieux que signalait à la vindicte des lois la voix de la conscience publique.
Il ne faut pas moins de discernement pour reconnaître dans son sujet la passion principale, celle qui doit y dominer, à laquelle doivent se rallier, se coordonner les autres pour ajouter à l’effet.
C’est ainsi que dans son admirable plaidoyer pour Milon, Cicéron ramène tout à la haine qu’il se propose d’exciter contre Clodius. « De là la peinture qu’il fait des rapines, des fureurs, des violences, des attentats publics et particuliers de ce citoyen pervers ; le contraste de son caractère et de ses mœurs exécrables avec la loyauté, la générosité, le noble patriotisme de Milon ; l’habileté avec laquelle il met en jeu l’amour-propre et le ressentiment de Pompée et de ceux d’entre les juges qui n’avaient pas été à l’abri des criminelles tentatives de cet affreux scélérat ; l’amour de la patrie qu’il éveille dans tous les cœurs par le pressentiment des maux irrésistibles qu’eût amenés à la République la présence de Clodius, les craintes qu’il fait concevoir à tous les auditeurs pour leur fortune, pour leurs femmes, pour leurs enfants, si cet abominable monstre eût vécu ; le dévouement de Milon représenté comme moyen ménagé par la Providence pour débarrasser le pays d’un pareil fléau, l’enthousiasme religieux qu’il réveille dans tous les cœurs pour le culte des dieux, pour la majesté des autels, pour les cérémonies saintes, si souvent, si effrontément profanées par cet impie. »
Certes tous ces tableaux, tous ces développements doivent avoir pour résultat de faire détester le nom et la mémoire de Clodius, de faire aimer, au contraire, la personne de Milon. L’orateur a besoin encore de savoir discerner les occasions diverses où il lui faut recourir aux passions, sous quelles formes il doit les employer et dans quelle mesure. Le bon sens dit qu’elles ne doivent pas agir indistinctement ou toutes à la fois, qu’elles doivent se précéder on se suivre, venir à l’appui les unes des autres, de la même manière que se soutiennent les divers corps d’une armée dans la bataille.
Le pathétique, dans la mise en œuvre des passions, réclame donc une sorte de filiation, de gradation d’idées et de mouvements qui constituent l’ordre moral dans lequel elles pénètrent, s’insinuent, ou, suivant le degré de force, font irruption dans l’âme des auditeurs. C’est là la marche naturelle des passions : elles naissent, grandissent, éclatent. Ainsi s’opère graduellement la persuasion, à mesure que les cœurs sont plus fortement touchés. Citons comme un parfait modèle le discours de Germanicus à ses légions révoltées.
« Mon épouse, ni mon fils ne me sont pas plus chers que mon père et la chose publique. Mais l’empereur a pour le défendre son imposante dignité, l’empire romain ses autres armées. Ma femme et mes enfants que je vouerais à la mort pour votre gloire, je les soustrais, maintenant à vos fureurs, afin que les crimes dont nous sommes menacés ici, n’aient d’autre expiation que mon sang ; que le meurtre de l’arrière-petite-fille d’Auguste, l’assassinat de la bru de Tibère ne vous rendent plus coupables encore. Et jusqu’où, ces jours derniers, ne s’est point portée votre audace ? qu’avez-vous respecté ? quel nom donnerai-je à cette multitude ? vous dirai-je soldats, vous qui, les armes à la main, avez assiégé, cerné le fils de votre Empereur ! citoyens, vous qui avez foulé, à ce point, l’autorité du Sénat, méconnu les égards dus à l’ennemi, les privilèges sacrés des ambassadeurs, violé le droit des gens. Le divin Jules, d’un seul mot, comprima la sédition de son armée, en appelant Romains ceux qui se refusaient à leur serment. Le divin Auguste, d’un regard, d’un coup d’œil, épouvanta les légions d’Actium. Nous sommes loin encore de ressembler à ces héros, toutefois, comme nous sommes issus d’eux, si quelque soldat d’Espagne ou de Syrie nous témoignait du mépris, il y aurait lieu d’en être étonné, indigné. Mais vous, première et vingtième légions, qui avez, l’une, reçu vos drapeaux de la main de Tibère, l’autre, eu tant de part à ses largesses, à ses combats, est-ce là la reconnaissance que vous témoignez à votre général ? Cette nouvelle, la porterai-je à mon père qui n’apprend rien que d’agréable des autres provinces ? Lui dirai-je que ses recrues, que ses vétérans sont insatiables d’argent, de congés ? qu’on ne fait ici qu’égorger les centurions, chasser les tribuns, emprisonner les députés, que le camp, les fleuves regorgent de sang ? que je traîne moi-même une vie précaire à la merci de furieux ? »
Faut-il que les amis du jeune prince l’aient réduit à subir cette honte ? Mort, ses soldats eussent lavé cette tache dans le sang des ennemis, en tirant vengeance eux-mêmes de leur défaite. Ainsi s’accroît le pathétique. Que l’immortel souvenir d’Auguste et de Drusus vienne à se réveiller dans leur cœur et le repentir y va pénétrer et la révolte s’arrêter, honteuse de ses emportements.
« Ah ! pourquoi, le premier jour du rassemblement, m’avez-vous arraché le fer que j’allais m’enfoncer dans le sein ? ô imprudents amis ! il faisait mieux et me prouvait plus d’intérêt celui qui m’offrait son glaive. Je serais mort, du moins, sans avoir été le témoin de tant d’excès de la part de mon armée. Vous vous seriez choisi un chef qui eût laissé ma mort impunie, soit, mais eût-vengé le meurtre de Varus et le massacre de ses trois légions. Car, à Dieu ne plaise que les Belges, bien qu’ils en fassent l’offre, puissent s’attribuer le mérite, l’honneur d’avoir relevé le nom romain, ramené au devoir les peuples de Germanie ! Que ton âme, divin Auguste, en possession du ciel, que ton image, ô mon père Drusus, que ta mémoire, avec ces mêmes soldats dont l’âme s’ouvre au sentiment de l’honneur et de la gloire, effacent cette tache et tournent nos dissensions civiles à la perte de nos ennemis ! Vous, pareillement dont je vois changés les visages et les cœurs, si vous rendez ses députés au Sénat, à l’empereur l’obéissance, à moi ma femme et mon fils, dérobez-vous à la contagion, rompez avec les séditieux : ce sera le gage de votre repentir, la garantie de votre fidélité. »
Comme on le voit, l’orateur n’a pas moins besoin de calmer que d’exciter les passions. C’est une double tâche qui lui incombe et souvent à la fois. On apaise des furieux en les rappelant au sentiment du devoir. On désarme la haine en témoignant de l’affection à ceux qui nous haïssent, eussions-nous plus de raison qu’eux-mêmes de les haïr. Prenons, pour autre exemple le discours de Marianne à son époux qui l’accusait d’infidélité :
Quand vous me condamnez, quand ma mort est certaine,Que vous importe, hélas, ma tendresse ou ma haine ?Et quel droit désormais avez-vous sur mon cœur,Vous qui l’avez rempli d’amertume et d’horreur ?Vous qui depuis cinq ans insultez à mes larmes,Qui marquez, sans pitié, mes jours par mes alarmes ?Vous de tous mes parents le destructeur odieuxVous, teint du sang d’un père, expirant à mes vœuxCruel ! Ah ! si du moins votre fureur jalouseN’eût jamais attenté qu’aux jours de votre épouse,Les cieux me sont témoins que men cœur, tout à vous.Vous chérirait encore en mourant par vos coups.Mais, qu’au moins mon trépas calme votre furie !N’étendez pas mes maux au-delà de ma vie ;Prenez soin de vos fils, respectez votre sang,Ne les punissez pas d’être nés dans mon flanc.Hérode, ayez pour eux des entrailles de père.Peut-être un jour, hélas ! vous connaîtrez leur mère !Vous plaindrez, mais trop tard, ce cœur infortunéQue seul dans l’univers vous avez soupçonné,Ce cœur qui n’a point su, trop superbe peut-être,Déguiser ses douleurs et ménager son maître,Mais qui, jusqu’au tombeau, conserva sa vertu,Et qui vous eût aimé, si vous l’aviez voulu.
Ici se borne ce qu’il y avait à dire de l’Invention. Il faut parler maintenant de la mise en œuvre des matériaux ; c’est l’objet de l’Élocution, pourrais-je dire avec Aristote ; mais, en maintenant la distinction déjà faite, je dirai, comme la plupart des rhéteurs anciens et modernes, c’est l’objet, d’abord de la Disposition, puis de l’Élocution.
Deuxième partie. Disposition.
La disposition, dans l’art oratoire, consiste à mettre, chacune dans leur ordre, les parties fournies par l’invention, selon la nature et l’intérêt du sujet qu’on traite. Cet ordre forme ce qu’on appelle le plan et l’ensemble l’unité.
Ce défaut de plan ou d’unité fait que l’écrivain, dès le début, se trouve arrêté : il ne sait par où commencer ; il ne sait pas davantage par où il finira. Les pensées les plus telles, les arguments les plus solides dont il ait fait provision, les mouvements mêmes, les plus convenables, que lui ait pu suggérer l’étude des passions, n’apparaîtront qu’à l’état de masse informe, de chaos fait pour rebuter,
rudis et indigesta mole
, comme dit le poète.
Il est donc besoin de réfléchir sur l’arrangement des idées, de cet arrangement naîtra l’ordre, de l’ordre la lumière, et la lumière, c’est l’intelligence.
Division du discours.
La nature même, dit Cicéron, nous suggère de « préparer les esprits à recevoir ce qu’on va leur dire, d’où l’exorde ; d’exposer ensuite l’objet dont il s’agit, d’où l’exposition ; puis, de le prouver, d’où la confirmation ; enfin de donner au discours une conclusion qui la termine d’où la conclusion ou péroraison. »
Il faut y joindre la narration qui, au besoin, narre les faits, la réfutation, qui réfute les raisons dont se prévaut l’adversaire.
Observons que les six parties du discours oratoire qui viennent d’être dénommées ou même les quatre premières, n’y entrent pas toujours toutes et nécessairement. Au barreau, l’on se borne, excepté dans les grandes affaires, à traiter avec précision les faits, à établir solidement ses preuves ou moyens, à répliquer à ceux de l’adversaire.
L’ordre peut lui-même, ajoute Cicéron, et doit au besoin être interverti. L’orateur, par exemple, fera quelquefois précéder l’exorde de la lecture de quelque pièce. À la confirmation il fera succéder la narration, ou il commencera par la réfutation ; mais ces changements, il ne devra les faire que si le sujet les demande.
L’exposition se réduit souvent à l’énoncé d’une assertion ou vérité qu’il s’agit de démontrer ou de mettre dans tout son jour. De là lui vient le nom de proposition qu’on lui donne aussi. Si la proposition est complexe ou qu’elle admette deux ordres de preuves, elle nécessite alors ce que les rhéteurs appellent une division. La division, sous le nom de premier et de second point, est presque de règle dans les sermons ou oraisons de la chaire.
Nous allons passer en revue les diverses parties dont se compose la Disposition ou si l’on veut le discours.
Chapitre Ier. De l’exorde.
L’exorde (du latin exordium) est cette partie du discours qui prépare les esprits à recevoir favorablement ce qu’on va dire, ou, comme dit Cicéron (de Orat., II, 19) « qui rend l’auditeur bienveillant, attentif, disposé à suivre docilement l’orateur. »
Ainsi l’objet de l’orateur est de s’y concilier la bienveillance, l’attention et, dans ce but, de provoquer l’intérêt. Il se conciliera la bienveillance, s’il sait prendre un air de douceur, d’honnêteté, de modestie qui prévient toujours en faveur de celui qui parle en public ; s’il s’oublie lui-même pour ne s’occuper que de son sujet ou de ceux qui l’écoutent. Il provoquera l’intérêt et, par suite, l’attention, si, dès le commencement, il s’attache à donner une haute idée de son talent, de sa science, de sa probité ; s’il sait faire envisager la question comme capable d’intéresser ; enfin, s’il s’énonce avec clarté, netteté et précision.
Diverses sortes d’exordes.
Exorde simple.
Il y a des circonstances où, sûr de l’attention et de la bienveillance de l’auditoire, l’orateur n’a rien de mieux à faire que d’entrer promptement en matière, sans préparation comme sans précautions oratoires, lesquelles deviennent inutiles et même déplacées. Il procède alors par ce que les rhéteurs appellent un exorde simple qui n’est à proprement parler qu’un début, qu’un commencement. Ainsi parle Mithridate à ses fils :
Approchez, mes enfants, enfin l’heure est venueQu’il faut que mon secret éclate à votre vue :À mes nobles projets je vois tout conspirer,Il ne me reste plus qu’à vous les déclarer.
Exorde pompeux.
Dans le genre démonstratif, est-il besoin, par exemple, de faire l’éloge ou l’oraison funèbre d’un homme illustre, d’un grand homme, l’auditoire apporte alors à écouter l’orateur toutes les dispositions que ce dernier peut souhaiter. Il s’intéresse tout naturellement au sujet, il est pénétré de respect et d’admiration pour celui dont on va l’entretenir : on ne saurait qu’ajouter à la haute idée qu’il en a. Sans préventions aucunes contre l’orateur, il l’écoutera avec plaisir, avec amour. Le premier devoir de l’orateur sera donc de remplir l’attente générale. S’étant de suite élevé à la hauteur de son sujet, il devra, s’accommodant aux dispositions des auditeurs, déployer dès le début toute la richesse, toute la pompe de l’éloquence. Fléchier va nous fournir un modèle de cet exorde dans son oraison funèbre pour Turenne.
« Je ne puis, Messieurs, vous donner, d’abord, une plus haute idée du triste sujet dont je viens vous entretenir qu’en recueillant ces termes nobles et expressifs dont l’Écriture sainte se sert pour louer la vie et pour déplorer la mort du sage et vaillant Machabée. Cet homme qui portait la gloire de sa nation jusqu’aux extrémités de la terre, qui couvrait son camp du bouclier et forçait celui des ennemis avec l’épée ; qui donnait à des rois ligués contre lui des déplaisirs mortels et réjouissait Jacob par ses vertus et par ses exploits, dont la mémoire doit être éternelle ; cet homme qui défendait les villes de Juda, qui domptait l’orgueil des enfants d’Amnon et d’Esaü, qui revenait chargé des dépouilles de Samarie après avoir brûlé sur leurs propres autels les dieux des nations étrangères ; cet homme que Dieu avait mis autour d’Israël comme un mur d’airain où se brisèrent tant de fois toutes les forces de l’Asie et qui, après avoir défait de nombreuses armées, déconcerté les plus fiers et les plus habiles généraux des rois de Syrie, venait tous les ans, comme le moindre des Israélites, réparer avec ses mains triomphantes les ruines du sanctuaire et ne voulait d’autres récompenses des services qu’il rendait à sa patrie que l’honneur de l’avoir servie. Ce vaillant homme, poussant enfin avec un courage invincible les ennemis qu’il avait réduits à une fuite honteuse, reçut le coup mortel et demeura comme enseveli dans son triomphe. Au premier bruit de ce funeste accident, toutes les villes de Judée furent émues ; des ruisseaux de larmes coulèrent des yeux de tous leurs habitants : ils furent quelque temps saisis, muets, immobiles. Un effort de douleur rompant enfin ce morne et long silence, d’une voix entrecoupée de sanglots que formaient dans leur cœur la tristesse, la piété, la crainte, ils s’écrièrent : comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ? À ces cris, Jérusalem redoubla ses pleurs, les voûtes du temple s’ébranlèrent, le Jourdain se troubla et tous ses rivages retentirent du son de ces lugubres paroles : comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ? »
L’orateur, pour paraître pompeux et magnifique, se gardera de tomber dans l’affectation et l’emphase : c’est l’écueil de cet exorde.
Exorde ex-abrupto.
Qu’il s’agisse d’une affaire ou d’un événement grave, important, qui soudainement provoque une explosion d’indignation ou de violents sentiments de douleur, de crainte ou de joie, le bon sens veut que l’orateur se livre de suite à des mouvements conformes aux dispositions de ceux qui vont l’entendre, qu’il éclate et commence brusquement, c’est ce qu’on nomme exorde ex-abrupto. Il n’y a pas de meilleur exemple à citer que celui de la première oraison de Cicéron contre Catilina.
L’audacieuse entreprise de ce factieux était manifeste. Le sénat qui venait de s’assembler, était ému, consterné, terrifié. Soudain le coupable entre, l’orateur romain qui présidait ce jour-là, frémit d’indignation et s’écrie :
« Jusques à quand enfin, Catilina, abuseras-tu de notre patience ! Combien de temps encore feras-tu de nous le jouet de ta fureur ? où s’arrêtera ton audace effrénée ? quoi ! ni la garde qui veille, la nuit, sur le Mont-Palatin, ni les sentinelles distribuées dans la ville, ni l’effroi du peuple, ni le concours de tous les gens de bien, ni cette enceinte si redoutable où siège le sénat, ni ces regards, ces yeux n’ont pu t’émouvoir ? Tu ne sens pas que tes projets sont découverts ? Tu ne vois pas qu’objet de conviction pour tous ceux qui sont ici, ta conjuration est de ce jour enchaînée ? Ce que tu as fait la nuit dernière, la nuit précédente, le lieu où tu t’es trouvé, ceux que tu y as convoqués, la résolution que tu y as prise, penses-tu qu’un seul de nous l’ignore ? Ô temps ! ô mœurs ! Le sénat en est instruit, le consul le voit, et le traître vit ! il vit ! que dis-je ? il vient au sénat, il prend part aux délibérations publiques, marque et désigne de l’œil ceux de nous qu’il voue à la mort ! Et nous, gens de cœur, nous croyons assez faire pour la république que de nous soustraire à sa fureur, à son poignard ! Il y a longtemps, Catilina, qu’un ordre du consul devait t’envoyer au supplice, qu’il devait faire retomber sur toi ces maux que, depuis longtemps, tu médites contre nous. »
Cette sortie brûlante eut et devait avoir son effet.
Exorde insinuant.
Il n’est pas rare que l’orateur ait à craindre de la part de son auditoire des dispositions peu favorables, quand, par exemple, il s’agit de détruire une erreur, de s’attaquer à un préjugé, de combattre une opinion reçue, de réfuter un adversaire puissant et respectable. Pour lors, il a besoin de beaucoup d’adresse, afin de s’insinuer dans les esprits et les amener à son but ; il a besoin de recourir à ces tours habilement ménagés, à ces précautions oratoires qui lui serviront à adoucir ce qui pourrait sembler, autrement, ou trop dur ou trop choquant. Donnons pour exemple l’exorde du premier sermon que le père Bridaine prêcha dans l’église de Saint-Sulpice.
« À la vue d’un auditoire si nouveau pour moi, il semble, mes frères, que je ne devrais ouvrir la bouche e que pour vous demander grâce en faveur d’un pauvre missionnaire dépourvu de tous les talents que vous exigez, quand on vient vous parler de votre salut. J’éprouve cependant, aujourd’hui, un sentiment bien différent, et si je me suis humilié, gardez-vous de croire que je m’abaisse aux misérables inquiétudes de la vanité. À Dieu ne plaise qu’un ministre du ciel pense jamais avoir besoin d’excuse auprès de vous ! Car, qui que vous soyez, vous n’êtes, comme moi, que des pécheurs. C’est devant votre Dieu et le mien que je me sens pressé, dans ce moment, de frapper ma poitrine. Jusqu’à présent j’ai publié les justices du Très Haut dans des temples couverts de chaume ; j’ai prêché les rigueurs de la pénitence à des infortunés qui manquaient de pain ; j’ai annoncé aux bons habitants des campagnes les vérités les plus effrayantes de ma religion. Qu’ai-je fait, malheureux ! j’ai contristé les pauvres, les meilleurs amis de mon Dieu ; j’ai porté l’épouvante et la douleur dans ces âmes simples et fidèles que j’aurais dû plaindre et consoler. C’est ici où mes regards ne tombent que sur des grands, sur des riches, sur des oppresseurs de l’humanité souffrante ou des pécheurs audacieux et endurcis, ah ! c’est ici seulement qu’il fallait faire retentir la parole sainte dans toute la force de son tonnerre, et placer avec moi dans cette chaire, d’un côté, la mort qui nous menace et, de l’autre, mon grand Dieu qui vient vous juger. Je tiens aujourd’hui votre sentence à la main. Tremblez donc devant moi, hommes superbes et dédaigneux qui m’écoutez ! La nécessité du salut, la certitude de la mort, l’incertitude de cette heure si effroyable pour vous, l’impénitence finale, le jugement dernier, le petit nombre des élus, l’enfer et par-dessus tout l’éternité, l’éternité ! voilà les sujets dont je viens vous entretenir et que j’aurais dû, sans doute, réserver pour vous seuls. Et qu’ai-je besoin de vos suffrages qui me damneraient peut-être sans vous sauver ? Dieu va vous émouvoir pendant que son indigne ministre vous parlera, car j’ai acquis une longue expérience de ses miséricordes. C’est lui-même, c’est lui seul qui, dans quelques instants, va remuer le fond de vos consciences. Frappés aussitôt d’effroi, pénétrés d’horreur pour vos iniquités passées, vous viendrez vous jeter entre mes bras en versant des larmes de componction et de repentir et, à force de remords, vous me trouverez assez éloquents. »
Il importe de choisir.
La comparaison de l’exorde du plaidoyer d’Ajax et de celui d’Ulysse qu’on trouve au livre xiii, ch. 3 des métamorphoses d’Ovide, va nous prouver qu’il n’est pas indifférent de recourir à l’un plutôt qu’à l’autre de ces divers exordes. Après les funérailles du vaillant Achille, Ajax et Ulysse se disputent les armes de ce héros. Ils exposent, tous deux, leurs prétentions au tribunal des princes confédérés. Ajax, intrépide guerrier, mais mauvais orateur, parle le premier et dit tout juste ce qu’il faut pour indisposer les juges.
« Et comme il ne pouvait maîtriser sa colère, dit le poète, il fixa un regard farouche sur le rivage de Sigée, sur la flotte qui y stationnait ; puis, levant les mains : Grand Jupiter ! s’écria-t-il, c’est à la vue des vaisseaux que s’agite le débat et l’on m’oppose Ulysse ! Mais put-il tenir contre les flammes que lançait Hector, ces flammes que je bravai, moi ! et dont je préservai la flotte ? »
Utque erat impatiens iræ, Sigeia torvoLitora respexit classemque in litore vultu,Intendensque manus : Agimus, proh Jupiter ! inquit,Ante rates causam et mecum confertur Ulysses !At non Hectoreis dubitavit cedere flammis,Quas ego sustinui, quas hâc à classe fugavi.
Cette attitude, cet air de mécontentement et de présomptueuse vanité prêtée au guerrier, ce dédain du rival qui lui est opposé, cette partiale injustice dont il semble taxer ses juges, tout jusqu’au service qu’il rappelle si durement, devait lui aliéner les esprits. Voyons maintenant Ulysse ; il n’a garde de commencer de la même manière : il était le plus adroit comme le plus éloquent des Grecs, et ajoutons que le poète a bien saisi ce caractère, empruntant, du reste, à Homère les traits les plus saillants (voy. Il., γ, 217) :
« Il se leva et après avoir un moment tenu les yeux fixés à terre, il les porta sur les chefs désireux de l’entendre : la grâce s’ajoute à son éloquence. Si mes vœux et les vôtres avaient été exaucés, Grecs, l’héritier de ces armes, objet d’un si grand débat, ne serait pas incertain, tu les posséderais, Achille, et nous te posséderions encore ! Mais, puisque l’injuste destin nous l’enleva à vous et à moi (il porte en même temps la main à ses yeux comme pour essuyer des larmes), qui peut mieux succéder au grand Achille que celui par qui les Grecs eurent le bonheur de posséder le grand Achille ? »
Adstitit, atque, oculos, paulum tellure morales,Sustulit ad proceres, expectatoque resolvitOra sono, neque abest facundis gratia dictis :Si mea cum vestris valuissent vota, Pelasgi,Non foret ambiguus tanti certaminis hæresTuque tuis armis, nos te poteremur, Achille.Quem quoniam, non æqua, mihi vobisque negâruntFata, (manuque simùl, veluti lacrymantia, tersitLumina), quis magna meliùs succedat Achilli,Quàm per quem magnus Danaïs successit Achilles ?
Comme tout est ménagé ! modestie, piété, désintéressement, dévouement à la cause commune, respectueuse déférence pour les juges, haute estime témoignée aux grands hommes, voilà les moyens qu’il emploie pour se concilier la bienveillance générale.
Chapitre II. De la proposition.
La proposition est l’exposition simple, claire et précise du sujet. C’est, dans les plaidoyers, le litige, (en grec τὸ κρινόμενον) ou l’état de la question.
La proposition peut être simple ou composée. Elle est simple, quand elle n’a qu’un seul objet à prouver. Telle est celle du sermon de Massillon sur les exemples des Grands :
« Les exemples des Grands roulent sur cette alternative inévitable : ils ne sauraient ni se perdre, ni se sauver tout seuls, vérité capitale qui va faire le sujet de ce discours. »
La proposition est dite composée, lorsqu’elle présente plusieurs objets qui demandent, chacun, leurs preuves distinctes. Telle est celle du discours de Cicéron pour le poète Archias :
« J’espère vous faire voir, magistrats, que non seulement Archias est citoyen romain, mais que, s’il ne l’était pas, il mériterait de l’être. »
Division.
Chaque fois que la proposition est composée ou que, simple, elle demande à être prouvée par deux ou trois moyens séparés, il y a une division à faire. Cette division, comme on voit, n’est autre que le partage du sujet en deux ou trois points, qui deviennent autant de tâches que l’orateur se propose de remplir successivement.
Subdivision.
Comme il peut se faire que l’idée principale de chacun de ces points se présente sous divers aspects et veuille être traitée séparément, il y aura alors une deuxième, une troisième division ou, si l’on veut, autant de subdivisions. La proposition, la division et les subdivisions forment ce qu’on appelle le plan du discours. Ce terme, emprunté de l’architecture, indique le dessin, le rapport, la connexité de toutes les parties qui doivent concourir à former un tout.
Qualités du plan.
Il résulte de là que la première qualité du plan est l’unité. Il doit, de plus, être juste, c’est-à-dire embrasser le sujet dans toute son étendue, sans aller au-delà ; distinct, c’est-à-dire offrir à l’esprit une image claire et nette de tout le sujet ; simple, c’est-à-dire présenter le sujet, quelque compliqué qu’il puisse être, réduit à un petit nombre d’idées simples, mais qui l’embrassent tout entier sans restriction ; progressif, c’est-à-dire progresser, par gradation, de manière que le premier nombre soit, pour ainsi dire, un degré pour monter au second, que ce dernier confirme l’autre et enchérisse, suivant la maxime de Cicéron,
semper augeatur et crescat oratio, que le discours aille toujours croissant
. Ajoutons qu’il faut l’entendre également des idées, des preuves, des passions, dans leur développement.
Il n’y a pas de meilleur modèle à citer que le discours, si remarquablement beau, de Cicéron pour Milon. Tout s’y montre gradué avec tant d’ordre, de ftetteté, de précision et de force qu’il résulte clairement, nécessairement, que Milon n’est pas seulement innocent en donnant, pour sa propre défense, la mort à Clodius, mais encore qu’il mérite, pour l’avantage qu’en a retiré la république, les plus grands éloges.
L’écrivain doit se faire une loi, avant de prendre la plume, l’orateur, avant de prendre la parole, de méditer le plan qui convient le mieux au sujet : c’est là une nécessité. Fénelon (Dialogues sur l’Éloquence) improuve la méthode des divisions et croit, en s’en référant au précepte que donne et pratique l’orateur romain, « qu’il suffit de l’enchaînement, de la progression des idées et des preuves, pour atteindre le but qu’on doit se proposer ».
Mais Cicéron, dans son discours (pro lege Maniliâ, c. 2), dans son plaidoyer (pro Murenâ, c. 5) et ailleurs, n’offre-t-il pas des exemples de divisions parfaitement régulières ? À l’autorité de Fénelon opposant celle de Bourdaloue, de Massillon, pour la chaire évangélique, laissons le célèbre critique rejeter, comme une contrainte déplacée, funeste à l’éloquence, l’usage des divisions et, reconnaissant ce que cette méthode a de lumineux, disons avec M. Le Clerc (Rhét. p. 99) que « une heureuse division prévient favorablement, soutient l’attention, soulage la mémoire et n’empêche pas que l’orateur n’échauffe et ne remue. »
Chapitre III. De la narration.
La narration, dans le discours, est le récit ou l’exposé du fait ou des faits, mais présentés sous l’aspect le plus favorable à la cause.
C’est en cela qu’elle diffère du récit purement historique. L’historien, uniquement préoccupé du vrai, expose les faits tels qu’ils se sont passés. L’orateur, sans blesser toutefois la vérité, se doit, pour le succès qu’il poursuit, d’insister sur les circonstances qui lui paraissent le plus avantageuses, atténuant d’autre part celles qui sont contraires. Un autre soin qui lui incombe, c’est qu’il arrange son récit de manière qu’il offre le germe de tous les moyens qui seront employés dans la suite et feront l’objet soit de la confirmation, soit de la réfutation,
omnis orationis reliquæ fons est narratio
(Cic., de Orat., II, 81).
Le genre délibératif n’admet que par exception la narration : il en est autrement du genre judiciaire et du genre démonstratif.
Ses qualités.
Les qualités générales de la narration sont la clarté, la brièveté, la vraisemblance. Elle sera claire, si l’orateur observe l’ordre des temps, des lieux, des personnes, de manière qu’on puisse aisément saisir toutes les circonstances ; si les termes qu’il emploie sont propres, usités et ne laissent aucun embarras dans l’esprit. Elle sera courte, si l’on ne remonte pas à des principes trop éloignés, si l’on ne dit rien d’inutile, rien d’oiseux et qu’on se borne à ce qu’il importe de savoir. Elle sera vraisemblable, si l’on ne heurte ni le bon sens ni l’opinion reçue, si l’on rattache les faits à leur cause et qu’on en montre le principe dans le caractère et les mœurs de ceux à qui on les attribue. Enfin, une qualité spéciale que doit avoir la narration, consiste en ce que les ornements, les agréments du style soient en rapport avec le sujet. Dans l’oraison funèbre, par exemple, elle admet toute la richesse et la magnificence des idées et des expressions que comporte le genre démonstratif.
Voyons d’abord avec quel art, avec quelle habileté, l’orateur romain, dans son oraison pour Milon, fait le récit de la rencontre fortuite de son client avec Clodius. Comme tout y est ménagé, admirablement disposé, présenté !
« Clodius s’offre à la rencontre de Milon ; il est à cheval, sans voiture, sans bagage, sans aucun Grec à sa suite et, contre son ordinaire, sans sa femme, ce qui ne lui arrivait presque jamais, tandis que ce prétendu assassin qui ne se serait mis en route que pour exécuter ce meurtre, était dans une voiture avec sa femme, enveloppé d’un manteau et traînant à sa suite le long et embarrassant cortège d’une troupe faible et timide de jeunes esclaves et de suivantes. »
« La rencontre a lieu devant une terre de Clodius, vers la onzième heure (cinq heures du soir) ou peu s’en faut. Aussitôt une troupe armée fond sur Milon du haut d’une éminence. Les premiers assaillants tuent le cocher. Milon, débarrassé de son manteau, se jette hors de la voiture et se défend vigoureusement. L’escorte de Clodius tire le glaive : un certain nombre revient courant vers la voiture, dans le dessein d’attaquer Milon par-derrière. D’autres qui le croient déjà mort, chargent, massacrent les esclaves qu’il menait à sa suite. De ceux-ci les plus fidèles, les plus dévoués furent tués en partie. Le reste, voyant la bataille engagée autour de la voiture, l’empêchement où l’on était de secourir son maître, entendant de la bouche même de Clodius que Milon était mort et croyant le fait réel, fit, je veux dire les esclaves de Milon (et il n’y a de ma part aucun subterfuge à le proclamer), sans l’aveu du maître, à son insu, hors de sa présence, ce que chacun eût voulu que ses esclaves fissent en pareille circonstance. »
Ce récit, comme on voit, du genre judiciaire, ne laisse rien à désirer pour la clarté, pour la netteté, pour l’habileté : je ne sache pas de meilleur modèle.
Pour la pompe, pour la splendeur des idées, pour la magnificence du style et comme modèle du genre démonstratif, nous citerons, à son tour, le touchant récit que fait Massillon des malheurs de Louis XIV dans l’oraison funèbre de ce monarque. On pourra juger de la différence.
« Que vois-je ici ? et quel spectacle attendrissant même pour nos neveux quand ils en liront l’histoire ! Dieu répand la désolation et la mort sur toute la maison royale. Que de têtes augustes frappées ! que d’appuis du trône rehversés ! Le jugement commence par le premier-né. Sa bonté nous promettait des jours heureux, et nous répandîmes ici nos prières et nos larmes sur ses cendres chères et augustes. Mais il nous restait de quoi nous consoler. Elles n’étaient pas encore essuyées, nos larmes, et une princesse aimable (Adélaïde de Savoie) qui délassait Louis des soins de la royauté, est enlevée dans la plus belle saison de son âge, aux charmes de la vie, à l’espérance d’une couronne et à la tendresse des peuples qu’elle commençait à regarder et à aimer comme ses sujets. Vos vengeances, ô mon Dieu ! se préparent encore de nouvelles victimes : ses derniers soupirs soufflent la douleur et la mort dans le cœur de son royal époux. Les cendres du jeune prince (duc de Bourgogne) se hâtent de s’unir à celles de son épouse : il ne lui survit que les moments rapides qu’il faut pour sentir qu’il l’a perdue, et nous perdons avec lui les espérances de sagesse et de piété qui devaient faire revivre le règne des meilleurs rois et les anciens jours de paix et d’innocence. Arrêtez, grand Dieu ! Montrerez-vous encore votre colère et votre puissance contre l’enfant qui vient de naître (duc de Bretagne) ? Voulez-vous tarir la source de la race royale ? Le sang de Charlemagne et de saint Louis qui ont tant combattu pour la gloire de votre nom, est-il devenu pour vous comme le sang d’Achab de tant de rois impies dont vous exterminâtes la postérité ? Le glaive est encore levé, Dieu est sourd à nos larmes, à la tendresse et à la piété de Louis. Cette fleur naissante et dont les premiers jours étaient si brillants, est moissonnée, et si la cruelle mort se contente de menacer celui qui est encore à la mamelle (Louis XV), ce reste précieux que Dieu voulait nous sauver de tant de pertes, ce n’est que pour finir cette triste et sanglante scène par nous enlever le seul des trois princes (duc de Berry) qui nous restait encore pour présider à son enfance et le conduire ou l’affermir sur le trône. »
Chapitre IV. De la confirmation.
La confirmation a pour objet d’affirmer, c’est-à-dire de prouver la vérité énoncée dans la proposition ou les faits racontés dans la narration. Elle est la partie la plus importante du discours, celle qui est comme le fondement et qui, à ce titre, réclame toute la puissance, toute l’efficacité de l’art oratoire, car c’est à elle qu’il appartient d’opérer la conviction, de faire éclater dans tout son lustre la vérité en l’appuyant sur la preuve et sur le raisonnement. Les autres parties n’en sont guère que l’accessoire.
La confirmation se propose tout naturellement trois objets : le choix des preuves, leur arrangement, leur développement.
Choix des preuves.
Parmi les preuves que le sujet fournit, il en est qui, trop faibles, trop vagues, trop peu concluantes, ne doivent pas être employées. « Produire, dit Cicéron (de Orat., II, 76), un trop grand nombre de raisons frivoles et banales, c’est témoigner qu’on n’en a point de bonnes, de frappantes. »
Il faut donc que 1’orateur, écartant toutes les preuves qu’il juge superflues, se borne à n’user que de celles qui lui semblent les plus solides, les plus convenables, les plus appropriées au sujet et aux dispositions des juges ou des auditeurs.
Ordre des preuves.
Dans la disposition que réclament les preuves, il est à propos de commencer par les moins fortes pour terminer par les plus concluantes, réservant toujours la plus décisive pour la dernière. Cicéron, toutefois, n’admet pas complètement cet ordre ; il veut que, suivant la méthode des généraux d’armée, empruntée elle-même d’Homère qui (Iliad., iv, v. 300)
« place en tête les chars de guerre, en queue une nombreuse et forte infanterie, au centre les moins braves soldats, les obligeant ainsi à combattre même malgré eux,
» Ὄφρα καὶ οὐκ ἐθέλων τις ἀναγκαίῃ πολεμίζοι »,
l’orateur débute (Orat., II, 77) par des moyens puissants pour se rendre maître aussitôt des esprits, qu’il réserve pour la fin ce qu’il y a de plus frappant, de plus décisif et qu’il plan ; dans le milieu les preuves les moins fortes ; c’est le plan dit homérique.
Mais il peut se trouver des circonstances qui demandent un autre arrangement ; l’orateur devra alors s’y conformer et prendre conseil de son sujet. Qu’il se pénètre bien à cet égard que tel moyen n’est bon, n’est excellent que relativement aux temps, aux lieux, aux événements, aux opinions et aux préjugés même de l’auditoire. Le bon sens, la prudence lui serviront de règle, l’avertiront au besoin qu’un argument, pour être réputé fort, n’est pas toujours celui qui agit fortement sur les esprits.
Manière de traiter les preuves et amplification.
L’orateur, dans son argumentation, doit s’appliquer à présenter les preuves à l’appui de son sujet avec tant d’ordre, de précision et sous un jour si lumineux que les esprits les moins intelligents en puissent être frappés. Il insistera à propos sur certaines preuves pour les mettre en relief, ou du moins pour en faire ressortir l’importance, par le développement de l’idée principale, renforcée de ce que lui peuvent ajouter les idées accessoires. C’est ce qu’on nomme amplification. Il n’y a pas de moyen plus puissant pour donner soit de la dignité, soit de l’énergie, soit de la grâce au discours. « C’est elle, dit Longin, qui contribue le plus à la sublimité. »
Amplifier, ce n’est pas, dans le sens vulgaire du mot, délayer une idée en une multitude de mots, l’étendre en longs raisonnements. « C’est bien plutôt, dit Cicéron, une manière forte d’appuyer sur ce qu’on a dit, et d’arriver par l’émotion des esprits à la persuasion. »
(Orat. Part. c. 15.)
On y peut recourir avec avantage même dans les sujets les plus abstraits. Ainsi Euler, après avoir dit : « Éternité ! qui peut te mesurer ? »
ajoute par amplification : « La révolution des mondes est un de tes jours et la vie de l’homme un de tes instants. »
Il y a dans l’amplification deux grands défauts à éviter, l’un de prouver les choses claires, que personne ne conteste, l’autre de s’arrêter trop longtemps sur une preuve et de l’épuiser. Poussée trop loin, l’amplification amène des redites et devient fatigante. Dire ce qu’il faut et rien de plus, c’est un grand art, c’est le fruit de l’expérience et le secret des habiles maîtres.
Mais, d’autre part, quel doit être le style dans la confirmation ? Le but étant de convaincre, il devra, par cela même, être mâle, rapide, serré, pressant ; qu’il n’ait ni grâces, ni ornements d’emprunt, ni tours étudiés, recherchés. Négligeant, comme chose futile, la parure des mots, l’orateur ne s’attachera, par la puissance du raisonnement, qu’à porter la conviction dans l’esprit. Il n’est pas de meilleur modèle à suivre que Démosthène. C’est à ce sujet que d’Aguesseau dit : « Imitez Cicéron, mais quand Cicéron imite Démosthène. »
Quelle vigueur, quelle puissance de raisonnement dans le morceau suivant !
« Voyez en effet, Athéniens, l’état des choses, et jusqu’où va l’insolence de cet homme : il ne vous donne le choix ni de l’action, ni du repos. Mais il menace, il parle, à ce qu’on dit, de vous avec arrogance. Maître de ce qu’il a envahi, il ne saurait s’en tenir là ; il pousse toujours en avant et, pendant que vous temporisez, que vous demeurez oisifs, il vous cerne, vous enveloppe et vous investit de toute part.
» En quel temps, citoyens d’Athènes, en quel temps a ferez-vous ce que vous devez ? Attendez-vous quelque événement ? Attendez-vous, grand Dieu ! que la nécessité vous y contraigne ? Eh ! quelle idée vous faites vous donc maintenant de la situation ? Pour moi, je ne connais pas de plus grande nécessité pour des hommes libres qu’un état de choses plein d’ignominie. Ne voulez-vous jamais, dites-moi, qu’aller sur la place publique, vous questionnant les uns les autres ? Que dit-on de nouveau ? Eh ! devrait-il y avoir rien de plus nouveau que de voir un homme de Macédoine vainqueur des Athéniens, arbitre souverain de la Grèce ? Philippe est-il mort ? Par Jupiter, non ; mais il est malade. Que vous importe ? car, s’il lui arrivait malheur, vous vous feriez bientôt un autre Philippe, en vous appliquant, de la sorte, à vos affaires. Et de fait, il est moins redevable d’un pareil agrandissement à sa valeur qu’à votre négligence.
« Ὁρᾶτε γάρ, ὦ ἄνδρες ᾿Αθηναῖοι, τὸ πρᾶγμα, οἷ προελήλυθεν ἀσελγείας ἅνθρωπος, ὃς οὐδ’ αἵρεσιν ὑμῖν δίδωσι τοῦ πράττειν ἢ ἄγειν ἡσυχίαν · ἀλλ’ ἀπειλεῖ καὶ λόγους ὑπερηφάνους, ὥς φασι, λέγει, καὶ οὐχ οἷός ἐστιν ἔχων ἃ κατέστραπται, μένειν ἐπὶ τούτων · ἀλλ’ ἀεί τι προσπεριβάλλεται, καὶ κύκλῳ, πανταχῇ μέλλοντας ἡμᾶς καὶ καθημένους περιστοιχίζεται.
» Πότ’ οὖν, ὦ ἄνδρες ᾿Αθηναῖοι, πόθε ἃ χρὴ πράξετε ; ἐπειδὰν τί γένηται ; ἐπειδὰν νὴ Δίὰ ἀνάγκη τις ᾖ ; Νῦν δὲ τί χρὴ τὰ γιγνόμενα ἡγεῖσθαι ; Ἐγὼ μὲν γὰρ οἴομαι τοῖς ἐλευθέροις μεγίστην ἀνάγκην τὴν ὑπὲρ τῶν πραγμάτων αἰσχύνην εἶναι. Ἢ βούλεσθε, εἰπέ μοι, περιιόντες αὑτῶν πυνθάνεσθαι κατὰ τὴν ἀγοράν · λέγεταί τι καινόν ; γένοιτο γὰρ ἄν τι καινότερον ἢ Μακεδὼν ἀνὴρ ᾿Αθηναίους καταπολεμῶν καὶ τὰ τῶν ῾Ελλήνων διοικῶν ; Τέθνηκε Φίλιππος ; οὐ μὰ Δί’ ἀλλ’ ἀσθενεῖ. Τί δ’ ὑμῖν διαφέρει ; καὶ γὰρ ἂν οὗτός τι πάθῃ, ταχέως ὑμεῖς ἕτερον Φίλιππον ποιήσετε, ἄνπερ οὕτω προσέχητε τοῖς πράγμασι τὸν νοῦν. Οὐδὲ γὰρ οὗτος παρὰ τὴν αὑτοῦ ῥώμην τοσοῦτον ἐπηύξηται ὅσον παρὰ τὴν ἡμετέραν ἀμέλειαν. »
On voit que l’auteur, sans être moins correct, moins élégant pour cela, ne s’est préoccupé que d’une chose, d’agir sur l’esprit de ses auditeurs par la force, par la puissance du raisonnement. C’est le triomphe que doit se proposer l’éloquence.
Chapitre V. De la réfutation.
La réfutation a pour objet de répondre aux objections de l’adversaire et de les détruire. Ces objections portent ou sur des faits ou sur des raisons.
S’il s’agit de faits, on les peut réfuter de trois manières : 1º On les niera absolument en démontrant qu’ils sont absurdes, incroyables, qu’ils répugnent ; 2º À défaut de ce moyen, on se bornera à les excuser en montrant qu’on a eu droit d’agir ainsi ou qu’il n’a pas été possible de faire autrement ; 3º On pourra, à l’occasion, dédaigner de répondre en se prévalant de sa dignité, de sa fierté, comme fit autrefois le grand Scipion qui, en butte aux calomnies de quelques misérables factieux, ne s’abaissa pas jusqu’à réfuter ce qu’on lui reprochait, mais se contenta de dire : « C’est à pareil jour, Romains, que je triomphai d’Annibal : il ne convient pas de consacrer cette journée à des disputes, à des procès : mais allons de ce pas au Capitole en rendre des actions de grâces aux dieux. »
S’il s’agit de réfuter des raisons, l’orateur a encore trois moyens de le faire : 1º il présentera les objections de telle manière qu’elles paraissent ou frivoles ou contradictoires, ou étrangères à l’état de la question ; 2º il montrera le peu de fondement des principes sur lesquels l’adversaire a appuyé ses preuves, ou, si les principes sont incontestables, comment il n’a su en tirer que de fausses conséquences ; 3º aux raisons fortes il opposera, s’il se peut, des raisons plus fortes encore et il combattra les plus faibles par l’arme du ridicule. Les mots piquants, s’ils ne dégénèrent en injures grossières, en sarcasmes mordants, peuvent être d’un grand secours dans la réfutation. Égayant les esprits, ils les disposent en faveur de celui qui parle. Mais qu’on remarque bien que l’ironie, si elle n’a de la finesse, si elle n’est maniée à propos, est un trait qui revient contre celui qui l’a lancé : « L’orateur, dit Cicéron (Orat., ch. 26), qui abuserait de la raillerie, paraîtrait méchant, qui en userait contre le malheur, serait cruel ; contre le crime, provoquerait le rire au lieu de la haine. »
Mais le genre de réfutation le plus victorieux est sans contredit de battre l’adversaire avec ses propres armes, en rétorquant contre lui les arguments dont il s’est prévalu. Protagoras était convenu avec l’un de ses disciples que ce dernier lui paierait, pour prix de ses leçons, une certaine somme d’argent, à la première cause qu’il gagnerait. Fatigué d’attendre, il se résolut à l’appeler en justice, se fondant sur ce dilemme : « Ou vous perdrez votre cause ou vous la gagnerez. Si vous la perdez, il vous faudra payer en vertu de la sentence du tribunal ; si vous la gagnez, il vous faudra payer en vertu de notre convention. De toute manière il vous faudra payer. »
Mais le disciple, rétorquant l’argument, répondit : « Soit, ou je perdrai ma cause ou je la gagnerai. Si je la perds, je ne vous dois rien en vertu de notre conven tion ; si je la gagne, je ne vous dois rien encore, en vertu de la sentence des juges. De toute manière je n’ai rien à payer. »
Sophismes ou paralogismes.
C’est le cas de faire connaître les principales sortes de mauvais raisonnements pour qu’on les puisse aisément démêler. Tels sont : 1º Le cercle vicieux ou la pétition de principe, en grec ὁ διάλληλος τρόπος, en latin demonstratio in orbem, c’est-à-dire une argumentation tirée de la proposition même qu’il s’agit de prouver. 2º L’ignorance du sujet ou, en termes de l’école, ignoratio elenchi, qui consiste à prouver ce qui n’est pas mis en question ou ce que l’adversaire ne nie point. 3º La méprise de la cause, qui a lieu lorsqu’on fait dériver tel fait ou tel événement d’une cause qui lui est étrangère ; car de ce que une chose suit ou accompagne une autre chose, il ne résulte pas nécessairement qu’elle en soit la conséquence : c’est ce qu’on nomme dans l’école, post ou cum hoc, ergo propter hoc. 4º Le dénombrement incomplet ou insuffisant. Il revient à tirer de faits isolés ou particuliers ou accidentels l’induction de faits généraux : Il est arrivé qu’un médecin, ou même des médecins, aient commis une erreur, donc la médecine n’est qu’erreurs. C’est ce qu’on appelle fallacia accidentis. 5º La confusion du sens propre des mots avec leur sens figuré, ou du sens divisé avec le sens composé. On réfute ces sortes de sophismes en montrant la confusion, volontaire ou irréfléchie, qu’en a faite l’adversaire.
Pour terminer, nous remarquerons que le piège d’un argument captieux peut également se dissimuler dans les prémisses ou dans la conclusion, comme on vient de le voir. Le moyen donc de le surprendre avec plus de facilité, c’est de ramener le raisonnement à sa forme première, au syllogisme, en le soumettant aux règles que prescrit la logique.
De tout ce qui procède nous devons inférer que la réfutation, non moins que la confirmation, non moins que telle autre partie du discours, veut être traitée avec un art infini, vu qu’il est plus difficile de guérir une plaie que de la faire.
Quant à la place qu’elle doit occuper dans le discours, elle précédera, suivra ou même accompagnera, suivant les cas, la confirmation. Elle précédera, si celui qui parle le second, s’aperçoit que l’adversaire a produit beaucoup d’effet et qu’il ait lieu de craindre qu’on l’écoute avec moins de faveur, si la prévention n’est par avance dissipée. « Car, dit Aristote13, de même que l’esprit est mal disposé pour l’homme chargé d’une grave inculpation, il n’accueille pas mieux un discours, si l’adversaire paraît avoir eu raison. »
Mais elle devra suivre au cas où l’orateur parlera le premier.
Il lui appartient, en effet, de faire connaître d’abord ses raisons, sauf à prévenir ensuite les objections de la partie adverse
, comme le dit Aristote. Ibid.
D’autre part, il est souvent fort à propos de faire qu’elles s’accompagnent l’une l’autre ; et certains rhéteurs, avec quelque raison, n’en font point deux parties distinctes. « Comme les objections ne peuvent être réfutées, dit Cicéron (Or., ii, 81), sans que vous apportiez vos moyens, ni ces moyens établis, sans que vous réfutiez celles-là, ce sont donc deux choses unies par la nature, par l’utilité qu’on en tire, par l’usage qu’on en fait. »
Chapitre VI. De la péroraison.
La péroraison qui clôt le discours, a pour but « d’achever de convaincre en résumant les principaux moyens, et de persuader en recourant à tout ce que l’éloquence a de séduction et d’entraînement. »
Elle a, comme on voit, une double tâche à remplir : la première, c’est de grouper en un tableau raccourci, mais bien serré, bien net, bien lucide, les principales preuves qu’on a développées dans le corps du discours, afin de porter dans les esprits le dernier degré de conviction. Cette récapitulation (du grec ἀνακεφάλωσις) est indispensable dans les grandes questions, dans les longs plaidoyers qui, par la diversité des moyens mis en œuvre, peuvent laisser quelque obscurité, quelque confusion dans l’esprit des auditeurs ou des juges. Elle réclame un grand discernement dans le choix, une grande variété dans les tours de phrases, dans l’exposition sommaire. « Mais, dit Cicéron, sous quelque forme qu’on la présente, on se gardera de reprendre toute l’argumentation, il suffit de rappeler ce qu’elle a de plus solide : résumer un discours, ce n’est pas le recommencer. »
(De Invent., 1, 52.)
Tels discours du même orateur pourraient nous offrir de beaux modèles de cette récapitulation.
Le pathétique dans la péroraison.
La deuxième tâche qui incombe à la péroraison, c’est, en désespoir de cause, et pour user de tous les moyens dont peut disposer l’éloquence, de provoquer, comme le dit Quintilien (VI, 1), les plus chaleureuses émotions du sentiment. Ainsi procède la tragédie dans son dénouement.
Moins compatible, toutefois, avec l’austérité de notre barreau qui s’applique plus à éclairer qu’à toucher, les mouvements tendus ou passionnés qu’elle excite sont souvent du meilleur effet dans l’oraison funèbre.
Les péroraisons de Cicéron pour Milon, pour Muréna, pour Flaccus, pour Plancius, etc., sont des chefs-d’œuvre du genre pathétique. Citons, comme type du genre démonstratif, celle de l’éloge de Marc-Aurèle par Thomas :
« Quand le dernier terme approcha, il ne fut point étonné. Je me sentais élevé par ses discours. Romains ! Le grand homme mourant a je ne sais quoi d’imposant et d’auguste. Il semble qu’à mesure qu’il se détache de la terre, il prend quelque chose de cette nature divine et inconnue qu’il va rejoindre. Je ne touchais ses mains défaillantes qu’avec respect, et le lit funèbre où il attendait la mort, me semblait une espèce de sanctuaire. Cependant, l’armée était consternée, le soldat gémissait sous ses tentes, la nature elle-même semblait en deuil ; le ciel de la Germanie était plus obscur ; les tempêtes agitaient la cime des forêts qui environnaient le camp, et ces objets lugubres semblaient ajouter encore à notre désolation. Il voulut quelque temps être seul, soit pour repasser sa vie en présence de l’Être suprême, soit pour méditer encore une fois avant que de mourir. Enfin, il nous fit appeler. Tous les amis de ce grand homme et les principaux chefs de l’armée vinrent se ranger autour de lui. Il était pâle, ayant les yeux presque éteints et les lèvres à demi glacées. Cependant, nous remarquâmes tous une tendre inquiétude sur son visage. Prince (Commode, son fils), il parut se ranimer un moment pour toi. Sa main mourante te présenta à tous les vieillards qui avaient servi sous lui. Il leur recommanda ta jeunesse. Servez- lui de père, leur dit-il, ah ! servez-lui de père. Alors, il te donna des conseils tels que Marc Aurèle mourant devait les donner, et bientôt après Rome et l’univers le perdirent. »
Voyez encore celle de l’oraison funèbre de Condé. De tous les orateurs sacrés, Massillon est, du reste, celui qui, dans ses péroraisons, sait le mieux pénétrer l’âme d’une forte et puissante émotion, alors qu’il s’afflige ou s’effraye pour les pécheurs endurcis qu’il voudrait ramener au devoir, ou qu’avec des accents pathétiques il fait retentir les plus sublimes vérités de la religion, genre de beauté ignoré des anciens.
Modèle d’exercice.
Terminons par un modèle d’exercice où va se faire l’application des préceptes qui concernent soit l’invention, soit la disposition. Viendra ensuite l’élocution.
Qu’on ait à faire le discours que Pacuvius, suivant le récit deTite-Live, adressa à Pérolla, son fils, à l’occasion d’un festin offert à Annibal, lors de la prise de Capoue par ce dernier.
Pacuvius, se dira l’écolier, doit chercher et trouver d’abord des motifs capables de convaincre et de toucher son fils, résolu à tuer le vainqueur de Rome. Or, il s’en présente naturellement trois : le premier se tire du danger que le jeune homme va courir ; le deuxième, de l’obligation où il sera de percer son père lui-même ; le troisième, de ce que la religion a de plus sacré, à savoir la foi des traités, l’hospitalité et la reconnaissance : voilà pour l’invention.
Les raisons trouvées, il les faut classer. Cet ordre demande, dans une harangue aussi courte que doit être celle-ci, qu’elles aillent en croissant, que la plus efficace soit la dernière. Or, de ces trois motifs, le sentiment religieux n’est pas ce qui touche le plus un jeune homme : Pacuvius devra donc commencer par celle-ci.
Le danger personnel du jeune téméraire l’intéresse plus vivement ; ce motif devra tenir la seconde place. Puis, voudra-t-il méconnaître à la fois le respect et l’affection qu’un fils porte à son père, au point de le transpercer pour se faire jour jusqu’à Annibal ? Un pareil mépris du devoir filial, le sang d’un père témérairement versé, révoltent la conscience : c’est par là qu’on devra finir. Telle est la disposition.
« Par tous les liens, mon fils, qui unissent les enfants aux auteurs de leurs jours, je te supplie, je te conjure de ne point commettre, de ne point t’exposer à souffrir, sous le regard d’un père, tout ce qu’il y a de plus inouï. Il y a peu d’heures que, prenant tous les dieux à témoin de nos serments, pressant sa main dans les nôtres, nous lui avons engagé notre foi ; et ces mains consacrées par la religion du serment, nous irions, au sortir de cet entretien, les armer sans retard contre lui ? Tu te lèves de cette table hospitalière où t’admit Annibal, avec deux seuls Campaniens, et ce serait pour la souiller du sang de ton hôte ? Père, j’ai pu obtenir grâce pour mon fils auprès d’Annibal, et je ne le puis pour Annibal auprès de mon fils ? Mais, qu’il n’y ait rien de sacré, ni foi, ni religion, ni piété, osons-le, cet affreux attentat, si notre perte n’y est attachée. Seul, tu vas attaquer Annibal ! Et tout ce cortège d’hommes libres et d’esclaves, et tous ces regards fixés sur lui seul, et tous ces bras, s’engourdiront-ils dans cet accès de démence ? Ce visage d’Annibal, que des légions armées ne peuvent soutenir, qui fait trembler le peuple romain, tu le soutiendras ? Et n’eût-il point d’autre défense, oseras-tu me frapper moi-même, quand de mon corps je ferai un rempart au corps d’Annibal ? Or, c’est en me perçant le sein qu’il faut l’atteindre et le percer lui-même. Rends-toi à mes instances, plutôt que de succomber à l’œuvre. Que mes prières obtiennent de toi ce qu’elles ont aujourd’hui obtenu pour toi ! »
Tit. Liv., lib. 23, c. 8 et 9 ; voy. Silius Italicus, de Bello Punico, lib. XI, v. 332, sq. Mais combien l’imitation est loin de l’original !
Troisième partie. Élocution.
Après que l’orateur a trouvé les matériaux qui doivent composer son discours et qu’il les a placés sous leur véritable point de vue, il doit s’appliquer à les embellir de toutes les grâces, à les parer de tous les ornements dont le sujet peut être susceptible, c’est en quoi consiste l’élocution.
Qu’un peintre veuille composer un tableau, il se préoccupera d’abord du dessin, il observera ensuite les proportions et terminera l’œuvre en lui donnant le coloris convenable. Ce que le peintre fait par les couleurs, l’écrivain le fera par le mérite du style.
Sa définition.
L’élocution, dans son acception générale, peut se définir : l’expression de la pensée par la parole ; en terme didactique, elle est cette partie de la rhétorique qui traite de la diction ou du langage.
« Les ouvrages bien écrits, dit Buffon, passeront seuls à la postérité : La quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté des découvertes ne sont pas de sûrs garants de l’immortalité. »
L’écrivain ne se révèle que par le style.
La pensée et ses qualités diverses.
Mais parlons d’abord de la pensée comme fondement de l’expression. L’exacte appréciation des mérites de la première fera mieux juger des mérites de la seconde. Avant tout, il faut que la pensée soit vraie, c’est-à-dire en conformité parfaite avec l’objet ; solide, c’est-à-dire qu’elle ne soit ni vaine, ni futile ; intelligible, c’est-à-dire qu’elle soit sans obscurité ni équivoque ; qu’elle soit simple et naturelle, c’est-à-dire qu’elle naisse, sans effort, du fond du sujet, duquel elle paraîtra si inséparable qu’on ne voie pas comment la chose aurait pu se dire autrement, et que chacun s’imagine qu’il l’eût dite de la même manière.
Ce sont là des qualités générales ; il en est de particulières. La pensée peut être à l’occasion naïve ou délicate, grande, forte ou vive.
La naïveté de la pensée consiste dans je ne sais quel air ingénu mais spirituel et plein de bon sens. La pièce suivante se termine par un trait de ce genre.
Un vieil ivrogne, ayant trop bu d’un coup,Même de deux, donna contre une borne.Le choc fut rude : il resta sur le coup,Presque assommé, l’œil hagard et l’air morne.Un savetier de près le regardant,Tâtait son pouls, et lui tirant la manche :Las ! ce que c’est que de nous cependant,Voilà l’état où je serai dimanche.
Il y a délicatesse dans la pensée, lorsque l’objet qu’elle représente ne se peint qu’en partie, de manière pourtant qu’on devine aisément le reste. On dirait que l’écrivain en a dissimulé le sens, pour laisser au lecteur le plaisir de le pénétrer. Tel est ce passage d’une épître de Boileau à Louis XIV :
Je n’ose de mes vers vanter ici le prix ;Toutefois, si quelqu’un de mes faibles écritsDes ans injurieux doit s’épargner l’outrage,Peut-être, pour ta gloire, aura-t-il son usage.Et, comme tes exploits, étonnant les lecteurs,Seront à peine crus sur la foi des auteurs,Si quelque esprit malin les veut traiter de fables,On dira quelque jour pour les rendre croyables :Boileau qui, dans ses vers, plein de sincérité,Jadis à tout son siècle a dit la vérité,Qui mit à tout blâmer son étude et sa gloire,A pourtant de ce roi parlé comme l’histoire.
La pensée est grande lorsqu’elle présente à l’esprit de grandes choses. Sénèque a dit de l’orateur romain qu’ « il fut le seul génie que Rome eût pareil à son empire », « illud ingenium quod solum par populus romanus imperio suo habuerit. »
Et Bossuet, parlant de la reine d’Angleterre : « Son grand cœur surpassa sa naissance, toute autre place qu’un trône eût été indigne d’elle. »
La pensée forte est celle qui retrace l’objet en traits vigoureux et le grave profondément dans l’esprit. Bossuet, en parlant du polythéisme égyptien, dit : « Tout était dieu, excepté Dieu lui-même. »
La pensée vive peint d’un seul trait l’objet dans l’esprit. « Les villes d’Albe et de Rome étaient en guerre ; et, bien armées, rangées en bataille, n’attendaient que le signal pour en venir aux mains, lorsqu’on convint de nommer, des deux parts, trois combattants qui devaient, à eux seuls, décider de l’empire. »
Tite-Live, dans la peinture qu’il fait de ce combat et, parlant des six valeureux champions, dit qu’« ils s’avancent, portant le courage de grandes armées », « a procedunt gerentes animos magnorum exercituum. »
Voilà une pensée vive.
Les pensées, qui sont naturellement pourvues de leur agrément, veulent être rendues telles qu’elles se présentent à l’esprit : ajouter à une pensée hardie ou forte des expressions sonores ou brillantes, on risquerait de la rendre outrée. Embellir des ornements du style une pensée naïve, une pensée vive, ce serait leur ravir leur mérite.
« Mon ami n’est plus et je vis encore ! »Voilà une pensée vive. Dites d’une façon prétentieuse : « Mon ami est descendu dans le sombre empire des morts, et moi je jouis encore de la lumière du jour »
vescor aura
, comme dit le poète, elle cessera absolument de l’être.
Mais il est des pensées qui, pour être justes ou vraies, pèchent par un excès de simplicité ; il en est de communes, de triviales, etc. Ces pensées demandent à être revêtues des ornements, des grâces de l’expression. C’est la laideur qui se dissimule sous de beaux dehors, emprunte, avec l’éclat du diamant, le brillant du fard, mais du diamant et du fard de bon aloi.
Une pensée fort juste, mais dénuée d’agréments, est celle-ci : « Le chagrin ne dure pas toujours. » Notre bon La Fontaine lui donne une grâce charmante en l’offrant sous cette délicieuse image :
Sur les ailes du temps la tristesse s’envole.
Rien encore de plus vrai, mais en même temps de plus commun, de plus vulgaire que cette pensée : « La mort n’épargne personne. » Voyez comme Malherbe, dans la paraphrase suivante, a su l’embellir, et sous ses embellissements l’ennoblir :
La Mort a des rigueurs, à nulle autre pareilles,On a beau la prier,La cruelle qu’elle est, se bouche les oreillesEt nous laisse crier.Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvreEst sujet à ses lois,Et la garde qui veille aux barrières du Louvre,N’en défend pas nos rois.
Horace, avec plus de brièveté et une égale noblesse, avait dit avant lui : « La pâle Mort frappe du même pied l’échoppe du pauvre et les palais des rois »,
Pallida Mors æquo pulsat pede pauperum tabernasRegumque turres.
Il y a donc nécessité pour l’écrivain d’apporter un soin attentif au choix de l’expression. Par elle, il donne aux idées, aux objets qu’elles représentent, une grâce particulière et leur prête ce vif coloris si propre à faire de riches peintures et des tableaux parlants, de telle sorte que, par le changement seul des termes, la beauté, les charmes du langage ont complétement disparu.
Du style.
Jadis on appelait de ce nom (en grec στῦλος) le poinçon qui servait à tracer (en grec γράφειν) des lettres sur des tablettes enduites de cire. Ce mot signifie aujourd’hui la manière de rendre ses idées. C’est en ce sens qu’on a dit que chaque écrivain avait son style.
Quelque sujet qu’on traite, quelque style qu’on emploie, il ne faut jamais perdre de vue que le principe et le fondement de l’art d’écrire est le bon sens, c’est-à-dire ce jugement droit, cette sage raison qui retient toujours dans de justes bornes l’esprit le plus vif ou le plus fécond, l’imagination la plus désordonnée. Aussi Boileau a-t-il bien dit :
Aimez donc la raison, que toujours vos écritsEmpruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix.
Qualités du style.
Les qualités diverses du style sont : la pureté ou correction, la clarté, la précision, la convenance. Joignez-y le naturel et l’harmonie.
La pureté consiste à n’employer que des mots, locutions ou tours de phrase autorisés par la grammaire, l’Académie, ou du moins l’usage. Boileau a dit :
Qu’en vos écrits la langue révérée,Dans vos plus grands excès, vous soit toujours sacrée.
Il ne faut pas confondre avec la pureté du langage le purisme. Ce dernier n’est qu’une affectation et par conséquent un vice. On peut dire qu’il empêche l’essor du génie par la contrainte, la gêne qu’il impose.
« Beau d’orgueil et d’amour »
, a dit l’abbé Delille, parlant d’un coursier, un puriste y trouverait à reprendre. À plus forte raison eût-il blâmé ce vers de Racine :
Je t’aimais inconstant, qu’eussé-je fait, fidèle ?
où le poète a sacrifié l’exactitude grammaticale à la précision : c’est racheter, si l’on veut, un défaut par une beauté. Ainsi fait le génie.
La clarté est le mérite le plus essentiel du discours, car parler pour ne pas se faire entendre, c’est pécher contre l’institution même du langage. Le premier devoir de l’écrivain est donc de s’exprimer de manière à être aisément compris. Il le sera, s’il joint à la pureté du langage la régularité de la construction, la propriété des termes, l’ordre naturel des idées ; s’il évite l’ambiguïté et les longueurs, les mots vieillis ou surannés et les néologismes.
Rien ne nuit plus à la clarté que le défaut de régularité dans la construction, ou ce qu’on nomme les constructions louches, les tours forcés, aventureux, les inversions inusitées, les longues phrases traversées par des sens différents. Il faut donc s’en abstenir. Par contre, il importe de s’attacher à la propriété des termes, c’est-à-dire aux mots qui sont les vrais signes représentatifs des idées. Un terme, s’il est propre, rend l’idée tout entière ; peu propre, il ne la rend qu’imparfaitement ; impropre, il la défigure. La même conformité qui se trouve entre la pensée et l’objet, doit se trouver entre la parole et la pensée. C’est par le bénéfice de l’expression qu’une pensée vive se montre dans sa vivacité, une pensée grande, dans sa noblesse.
Pour que le discours soit clair, il faut encore que les idées soient présentées dans l’ordre logique ou naturel ; de telle sorte qu’elles naissent l’une de l’autre, que la cause précède l’effet, le principe la conséquence, que ce qui est antérieur vienne d’abord et amène ce qui suit. Mais, à cet égard, l’orateur devra prendre conseil de la chose même : son jugement le guidera mieux que des préceptes, toujours sujets à des exceptions.
La clarté ne souffre ni équivoque ni ambiguïté. Les pronoms, dans notre langue, en sont une source intarissable et l’on ne saurait dire tout ce qu’il en coûte à ceux qui savent écrire, pour s’épargner l’embarras de ces petits mots dont la phrase a besoin. Mais qu’on y prête son attention, et il arrivera ce que Despréaux dit de la rime :
Lorsqu’à la bien chercher, d’abord on s’évertue,L’esprit à la trouver aisément s’habitue.
Les longueurs, soit dans le développement des idées, soit dans la manière de les rendre, nuisent beaucoup encore à la clarté. Il importe donc de savoir se borner, comme il importe aussi de savoir couper une phrase trop longue et d’en faire deux ou plusieurs d’une convenable mesure. Il ne faut cependant pas aller trop loin et rendre le style haché. Il doit en général être bien soutenu, bien lié, bien suivi, sans toutefois être chargé outre mesure, ni composé d’un tissu de phrases enchevêtrées les unes dans les autres.
La clarté répudie pareillement les mots surannés : ils ne s’entendent pas toujours, et c’est une monnaie qui n’a plus cours entre gens de bon ton. S’il est à propos, toutefois, de lire les vieux auteurs, c’est plutôt pour imiter quelques tours de phrase, de la façon que Virgile en usait avec Ennius, que pour en tirer des mots depuis longtemps tombés en désuétude, et que personne ne saurait plus reconnaître.
Il en est de même du néologisme. Les mots ou les tours de phrase nouveaux peuvent, aussi bien que les mots ou les tours vieillis, nuire à la clarté : ils n’entrent pas de plein droit dans le domaine de la langue. Tant que l’usage ne les a pas consacrés, il faut se les interdire et suivre, sur ce point, le conseil de Quintilien : « Entre les mots nouveaux, les meilleurs, dit-il, ce sont les plus vieux ; entre les vieux, ce sont les plus nouveaux. »
Assortiment ou convenance du style
Tous les sujets qu’on traite appartiennent à la mémoire, ou à la raison, ou, au sentiment, ou à l’imagination.
Dans les sujets qui appartiennent à la mémoire, l’écrivain expose ou raconte : il faut que son style soit uni, facile, naturel et rapide. Dans ceux qui appartiennent à la raison, l’écrivain se propose d’instruire : il faut que son style soit grave, méthodique, précis, ferme, énergique. Dans ceux qui appartiennent au sentiment, l’écrivain veut toucher : son style sera doux, insinuant, vif, animé, pathétique. Enfin, dans ceux qui appartiennent à l’imagination, l’écrivain veut plaire : son style sera fin, gracieux, élégant, varié.
Tel est l’assortiment du style aux idées qu’on exprime et au sujet qu’on traite. « L’expérience, dit Cicéron, démontre que les choses dépendent tellement de l’expression que souvent la même idée plaît ou déplaît, est approuvée ou rejetée suivant la manière dont elle est rendue. »
Mais cette convenance du style avec le sujet ne dépend pas seulement du choix des mots et de leur propriété, mais encore de leur arrangement. Or, l’habileté de l’orateur consistera à les arranger de telle sorte que leur concours et leur union, sans laisser de vide dans le discours, n’y fasse sentir aucune rudesse, et le rende doux, coulant et harmonieux.
L’arrangement qui est le plus propre à donner de la force au discours, consiste à disposer certaines expressions de manière qu’il y ait progression constante, que ce qui suit dise plus que ce qui précède et qu’on réserve ce qu’il y a de plus fort pour la fin. Ajoutons qu’il est des mots qui, pourvus d’une énergie particulière, demandent qu’il leur soit assigné certaine place, afin que, séparés ainsi des autres et mis en évidence, ils produisent un plus grand effet. Enfin, cet arrangement dépend non seulement de la manière d’assortir les mots ensemble pour former les phrases, mais encore d’assortir les phrases pour former les périodes et les périodes pour former le discours.
Périodes.
La période est une phrase formée de plusieurs propositions, liées et enchaînées de telle manière, les unes aux autres, que le sens reste suspendu jusqu’à la fin.
La période se compose de membres et d’incises. Le membre est une proposition qui forme un sens, mais incomplet et dépendant de ce qui précède ou de ce qui suit. Par incises on entend certaines parties de la période qui, d’elles-mêmes, n’ont pas assez d’étendue pour former un membre. Leur ensemble compose les membres, comme les membres composent les périodes. En voici un exemple :
Loin de rien décider sur cet Être suprême,Gardons, en l’adorant, un silence profond ;Sa nature est immense et l’esprit s’y confond :Pour savoir ce qu’il est, il faut être lui-même.
Dans cette période composée de deux membres, le premier est partagé en deux incises ; le second en a quatre. Il y a des périodes de deux membres comme la précédente. Il y en a de trois, de quatre et même de cinq. Remarquons que des membres de période qui seraient trop étendus, deviendraient traînants ; que s’ils étaient trop courts, ils n’auraient plus de consistance. Aussi doivent-ils avoir une mesure convenable, sinon uniforme. Donnons pour exemples les périodes suivantes :
1º À trois membres :
L’homme en sa course passagèreEst moins qu’une vapeur légèreQue le soleil fait dissiper ;Sa clarté n’est qu’une nuit sombre ;Et ses jours passent comme l’ombreQue l’œil suit et voit échapper.
2º Période à quatre membres.
De cette pensée : « Si M. de Turenne n’avait su que vaincre, je ne le louerais pas » Fléchier a composé cette belle période :
« Si le héros dont je fais l’éloge, n’avait su que combattre et vaincre, sans que sa valeur et sa prudence fussent animées d’un esprit de foi et de charité ; content de le mettre au rang des Scipions et des Fabius, je laisserais à la vanité le soin de louer la vanité et ne parlerais ici de sa gloire que pour déplorer son malheur. »
3º Période à cinq membres : Buffon, le célèbre naturaliste, s’adressant à M. de La Condamine14, l’illustre voyageur :
« Avoir parcouru l’un et l’autre hémisphère, traversé les continents et les mers, surmonté les sommets sourcilleux de ces montagnes embrasées où des glaces éternelles bravent également et les feux souterrains et les ardeurs du midi ; s’être livré à la pente précipitée de ces cratères écumants dont les eaux suspendues semblent moins rouler sur la terre que descendre des nues ; avoir pénétré dans ces vastes déserts, dans ces solitudes immenses où l’homme trouve à peine quelques vestiges de l’homme, où la nature, accoutumée au plus profond silence, dut être étonnée de s’entendre interroger pour la première fois ; avoir fait plus, en un mot, par le seul motif de la gloire des lettres que l’on ne fit jamais par la soif de l’or : voilà ce que connaît de vous l’Europe et ce que dira la postérité. »
La période, en son commencement, demande beaucoup d’art, afin d’exciter l’attention de l’auditeur. Dans son ensemble, elle veut être bien enchaînée, bien suivie, sans longueur, sans équivoque, sans aucun embarras qui puisse gêner ou fatiguer l’attention. L’harmonie doit surtout répandre sa grâce sur la fin. En général, le style de la période sera pur, châtié, orné, doux, coulant et harmonieux. Point de rimes, point d’épithètes trop fréquentes, de termes rudes, choquants, impropres ou inusités. Enfin, les périodes doivent être fort variées soit pour la quantité, soit pour la longueur même de leurs membres.
L’enchaînement des périodes, plus particulier à l’exorde et à la péroraison, forme le discours périodique opposé au style coupé. Tout le secret de la période consiste dans l’emploi de certaines particules qui servent à lier les membres et en suspendent le sens. Néanmoins, elles ne sont pas d’une nécessité si absolue qu’on ne puisse bien s’en passer. Mais il n’est donné qu’aux grands maîtres dans l’art d’écrire de savoir manier la phrase périodique, sans trop laisser apercevoir les secrets ressorts qui contribuent le plus à son effet.
Nombre oratoire.
Il existe dans l’homme un goût naturel qui le rend sensible au nombre et à la cadence. Pour introduire dans les langues cette espèce d’harmonie qui résulte du choix judicieux et de l’heureux arrangement des mots, il n’a fallu que consulter la nature et interroger l’oreille, que Cicéron appelle « un juge fier et dédaigneux »
.
Cette cadence, cette mélodie se trouve dans les sons doux, rudes, clairs, sonores, sombres, secs, traînants, selon les objets qu’on veut figurer. Elle se trouve dans les espaces qui sont plus ou moins marqués, plus ou moins fréquents, plus ou moins gradués ou serrés, selon la nature du sujet à traiter. Elle se trouve encore dans les chutes qui sont rudes ou adoucies, molles ou fermes, brillantes ou sourdes ; dans le style qui est rapide ou lent, coupé ou périodique, concis ou développé, selon qu’il s’agit de peindre, de raisonner, de toucher et de raconter dans les genres élevés ou médiocres. Quelques exemples vont rendre la chose parfaitement sensible.
« Le juste, dit Fléchier, regarde sa vie tantôt comme la fumée qui s’élève, qui s’affaiblit en s’élevant, qui s’exhale et s’évanouit dans les airs, tantôt comme l’ombre qui s’étend, se rétrécit, se dissipe, sombre, vide et disparaissante figure. »
« Au lieu de déplorer la mort des autres, dit Bossuet, je veux désormais apprendre de vous à rendre la mienne sainte. Heureux si, averti par mes cheveux blancs du compte que je vais rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie, ces restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint. »
D’un caractère tout autre, le morceau suivant de Fléchier n’est pas moins remarquable et pour le mouvement et pour l’accent : « Déjà frémissait dans son camp l’ennemi confus et déconcerté ; déjà prenait l’essor, pour se sauver dans les montagnes, cet aigle dont le vol hardi avait d’abord effrayé nos provinces. Ces foudres de bronze que l’enfer a inventés pour la destruction des hommes, tonnaient de toutes parts pour précipiter et favoriser leur retraite et la France en suspens attendait le succès d’une entreprise qui, selon les règles de la guerre, était infaillible. »
Il s’agit, comme on le voit, de la sanglante et célèbre bataille où périt Turenne. Non moins frappant est ce passage de l’éloge de Duguay-Trouin par Thomas, où il s’agit d’une bataille sur mer. « Qui pourrait soutenir, je ne dis pas le spectacle, mais simplement l’idée d’un vaisseau brûlé en pleine mer ? Qui pourrait voir sans frémir la lueur affreuse de l’embrasement réfléchie au loin sur les flots, tant d’infortunés errant en furieux ou palpitant immobiles au milieu des flammes, s’embrassant les uns les autres ou se déchirant eux-mêmes, levant vers le ciel des bras consumés ou précipitant leurs corps fumants dans la mer ? Qui pourrait entendre, sans frémir, les mugissements de l’incendie, les hurlements des mourants, les vœux de la religion mêlés aux cris du désespoir et aux imprécations de la rage, jusqu’au moment terrible où le vaisseau s’enfonce, l’abîme se referme et tout disparaît. »
Le moyen de former, de façonner son style à cette cadence, à cette mélodie qui fait le charme et la beauté du discours oratoire, c’est de l’étudier dans la nature, ou du moins, dans les œuvres de ceux qui y ont puisé leurs modèles. Veut-on juger de son importance, on n’a, comme on vient de le faire, qu’à prendre quelques passages de nos meilleurs écrivains anciens ou modernes. Puis, qu’on les décompose, qu’on en change la structure, qu’on en modifie les termes, sans tenir compte de ce qu’ils peuvent avoir d’harmonieux, on verra, tout en conservant le même sens, si on retrouve les mêmes grâces pour l’esprit et l’oreille.
Harmonie poétique.
L’harmonie poétique répond exactement à la mélodie du chant. Elle consiste dans une succession naturelle et sensible de sons et dans la parfaite concordance de ces mêmes sons avec les objets dont ils sont l’expression. Les mots, dans leur variété, pouvant se combiner, se mélanger à l’infini d’après les idées qu’on veut rendre, on peut toujours faire résulter de ce mélange, des accents divers, propres à peindre les objets et à charmer l’oreille, s’il est fait avec justesse et avec goût.
Écoutons l’abbé Delille, ce gracieux auteur du poème des Jardins, du poème des Champs, l’heureux traducteur des Géorgiques de Virgile ; il va nous donner tout à la fois le précepte et l’exemple, dans ces vers imités de Pope :
Peignez en vers légers l’amant léger de Flore,Qu’un doux ruisseau murmure en vers plus doux encore.Entend-on de la mer les ondes bouillonner,Le vers, comme un torrent, en roulant doit tonner.Qu’Ajax soulève un roc et le lance avec peine,Chaque syllabe pèse et chaque mot se traîne.Mais vois d’un pied léger Camille effleurer l’eau,Le vers vole et la suit, aussi prompt que l’oiseau.
Boileau, le poète du goût, du sens exquis, avait dit en vers non moins imitatifs, parlant d’un ruisseau et d’un torrent :
J’aime mieux un ruisseau qui, sur la molle arène,Dans un pré plein de fleurs, lentement se promèneQu’un torrent débordé qui, d’un cours orageux,Roule, plein de graviers, sur un terrain fangeux.
Ailleurs (Lutrin, chant ii), peignant la paresse et l’indolence :
Seulement, au printemps, quand Flore, dans les plaines,A fait taire des vents les bruyantes haleines,Quatre bœufs attelés, d’un pas tranquille et lentPromenaient dans Paris le monarque indolent.
Et au chant iii du même Lutrin, parlant de coups de maillet qui résonnent bruyamment :
Sous les coups redoublés tous les bancs retentissent :Les murs en sont émus, les voûtes en mugissent,Et l’orgue même en pousse un long gémissement.
Virgile, cet autre poète du goût, peignant le bruit sourd, caverneux, que fit résonner dans les flancs du cheval de bois la lance de Laocoon, avait admirablement dit (Énéide, liv. II, v. 53) :
Insonuere cavæ gemitumque dedere cavernæ.
Faut-il peindre des cris déchirants, le bruit cruel des fouets, le grincement du fer, le fracas des chaînes ? écoutez encore Virgile, Énéide, liv. VI :
Hinc exaudiri gemitus et sæva sonareVerbera, tum stridor ferri, tractæque catenæ.
Veut-il peindre quelque monstre, à. cinquante gueules béantes ? le même poète dit, mêlant l’image à l’harmonie imitative. Ibid. :
Quinquaginta atris immanis hiatibus hydra…
Nous veut-il montrer un épouvantable géant, Polyphème ? c’est sous de pareilles couleurs qu’il nous le fait voir :
Monstrum horrendum, informe, ingens…
Veut-il nous dire l’effroi qui va terrifiant les peuples ? c’est par ces accents, par cette coupe de vers qu’il le montre : (Géorg., liv. I, vers 330) :
Et mortalia cordaPer gentes humilis stravit pavor.
Lucain (Pharsale) peint de même la consternation muette :
Erravit sine voce dolor…
Perse (Sat. I.) dit bien, avec des sons nasillards :
Rancidulum quiddam balbâ de nare locutus.
Ouvrez Homère et vous trouverez, à leur source, toutes les perfections qui constituent le mérite du vers, rejets, coupes, suspensions, harmonie imitative : on peut dire que c’est de là qu’elles ont été empruntées par tous les grands poètes, anciens et modernes. Faut-il peindre, dans le calme du silence, le murmure des flots qui baignent le rivage ? voyez et entendez (Il., α, 24) :
Βῆ δ' ἀκέων παρὰ θῖνα πολυφλοίσϐοιο θαλάσσης.
Voulez-vous entendre un vent orageux siffler et briser les voiles d’un navire ! écoutez : Od., ι, vers 71 :
Ἱστία δέ σφινΤριχθά τε καὶ τετραχθὰ διέχισεν ἳς ἀνέμοιο.
Ce que Virgile imite ainsi (Én., liv. I, vers 101) :
… Stridens aquilone procellaVelum adversa ferit.
Ici c’est le cri et le vol rapide de l’aigle (Il., μ, 207) :
Αὐτὸς δὲ κλάγξας πέτετο πνοιῇσ' ἀνέμοιο.
Là, c’est l’affreux Polyphème brisant contre les rochers de sa caverne deux des malheureux compagnons d’Ulysse. L’oreille frémit, elle entend le craquement de leurs os.
Σὺν δὲ δύω μάρψας, ὥςτε σκύλακας, ποτὶ γαίῃΚόπτ᾽ · ἐκ δ᾽ ἐγκέφαλος χαμάδις ῥέε, δεῦε δὲ γαῖαν.
Ulysse a vu dans les enfers le supplice de plusieurs grands coupables, entre autres celui de Sisyphe. Voici comment il le raconte (Od., λ, vers 592 et sq.) :
Καὶ μὴν Σίσυφον εἰσεῖδον, κρατέρ᾽ ἄλγε᾽ ἔχονταΛᾶαν βαστάζοντα πελώριον ἀμφοτέρῃσιν.Ἦτοι ὁ μὲν, σκηριπτόμενος χερσίν τε ποσίν τε,Λᾶαν ἄνω ὤθεσκε ποτὶ λόφον · ἀλλ᾽ ὅτε μέλλοιἌκρον ὑπερβαλέειν, τότ᾽ ἀποστρέψασκε κραται’ἴςΑὖτις ἔπειτα πέδονδε κυλίνδετο λᾶας ἀναιδής.
Quand il s’agit des efforts du malheureux Sisyphe, voyez avec quelle pesanteur le vers se traîne : λᾶαν βαστάζοντα πελώριον ἀμφοτέρῃσιν, avec quels efforts il pousse le rocher au sommet du mont, λᾶαν ἄνω ὤθεσκε ποτὶ λόφον, et comme le vers s’arrête un moment avec le rocher pour retomber ensuite avec plus de fracas, ἔπειτα πέδονδε κυλίνδετο λᾶας ἀναιδής.
Opposons à ce passage les vers suivants, où le grand poète nous peint l’éloquence de Nestor coulant comme un fleuve de miel (Il., α, vers 247 et sq.).
Τοῖσι δὲ ΝέστωρἩδυεπὴς ἀνόρουσε, λιγὺς Πυλίων ἀγορητής,Τοῦ καὶ ἀπὸ γλώσσης μέλιτος γλυκίων ῥέεν αὐδή.
De ses lèvres, dit-il, coulait la parole, plus douce que le miel.
Genres de style.
Les qualités générales du style, savoir la clarté, la correction, la précision, le naturel et l’harmonie que nous venons de faire connaître, sont toujours et partout les mêmes : elles ne sauraient, varier. D’autre part, tous les hommes ayant une façon particulière de concevoir et de sentir, il s’ensuit qu’ils doivent rendre d’une manière qui leur est propre leurs pensées et leurs sentiments. Aussi les tours de phrase, les expressions qu’ils emploient, en portent-ils toujours le cachet.
Mais l’élocution prescrit d’autres qualités qui sont en rapport avec la nature des sujets qu’on traite, des objets qu’on veut peindre. Le sujet est-il simple ou sans élévation ? il lui faut de la simplicité, une sorte de laisser-aller. Est-il plus élevé, agréable ? il lui faut de la grâce, des fleurs. Est-il grandiose, pathétique ? il lui faut de l’élévation, des mouvements passionnés. De là la division du style en trois genres : le simple, le tempéré ou fleuri et le sublime. Et l’on peut dire qu’asservi à cette division qu’il ne saurait méconnaître, le style particulier de l’écrivain doit être considéré comme une nuance de ces trois styles, variée à l’infini.
Art. I. Style simple.
Le style simple n’admet ni les mots sonores, ni les tours harmonieux, ni les périodes nombreuses. Il ne rejette pas tous les ornements, puisqu’il a lui-même ses grâces particulières ; mais il est ennemi des ornements affectés où le travail se montre trop à découvert. Il tire son principal mérite de la naïve expression de la pensée et d’une certaine négligence qui n’est cependant qu’un effet de l’art, bien que cet art ne doive, en aucune façon, s’y montrer.
« Rien, dit Cicéron (Orat. 23) ne semble, de prime abord, plus aisé à imiter que le style simple : mais, pour qui l’essaie, il n’est rien de plus difficile. Son allure doit être dégagée, bien que régulière. Il fuit la contrainte, comme il s’interdit les écarts et la licence… On dirait une beauté à qui il sied à merveille de n’être point parée, beauté insoucieuse, qui a des grâces d’autant plus touchantes qu’elle s’en préoccupe moins. »
Citons pour modèle le morceau suivant :
« Considérez cette troupe de moissonneurs exposés à la grande chaleur, voyez leur vivacité, leur courage et même leur gaîté. Ne croirait-on pas qu’ils célèbrent une fête ? Ils chantent, ils rient : on ne dirait pas que l’ouvrage les fatigue. Tel est le sort de ces pauvres gens : une vie dure et laborieuse. Cependant, après le travail opiniâtre d’une semaine entière, un peu de repos leur suffit. Ont-ils gagné du pain pour faire subsister leur famille, les voilà contents. On ne voit point régner à la campagne les débauches, les vices et tous ces désordres s si communs dans nos villes : il semble que le séjour des champs soit l’asile de la simplicité et des mœurs. »
Il y a des sujets, des pièces de vers qui demandent, du début à la fin, un style simple : le goût consiste à ne pas s’y méprendre. Ne serait-il pas ridicule, en effet, qu’un avocat, dans un litige de mur mitoyen, discutât l’affaire en termes pompeux, emphatiques ? C’est un travers dont notre barreau s’est corrigé, mais qu’il n’eût dû jamais avoir, s’il eût mis à profit certaine épigramme de Martial (liv. VI, 19) ainsi traduite : « Il ne s’agit dans ce litige ni de voies de fait, ni de meurtre, ni de poison, il s’agit de trois chevreaux que je réclame et que mon voisin m’a dérobés le juge veut des preuves. Toi, d’une voix sonore et déployant tes bras, tu parles de Cannes, de la guerre de Mithridate, des parjures et des fureurs de Carthage, et des Sylla et des Marius et des Mucius : Un mot de grâce, Postume, de mes trois chèvres. »
« La simplicité, dit M. Le Clerc (Rhét., p. 204) qui répond assez à ce que Marmontel appelle le familier noble, est une qualité plus précieuse et plus rare qu’on ne croit bien peu d’auteurs y ont excellé. Il faut un heureux génie pour saisir ces tons de nature, ces accents vrais que tous les artifices d’une élocution brillante ne sauraient remplacer : chacun y croit reconnaître son langage. »
La concision, différente de la précision, est une qualité qui semble lui appartenir plus spécialement. Le discours concis explique et énonce brièvement : il bannit tout ce qui ressemble à l’amplification et à l’ornementation. La simplicité et la concision s’unissent heureusement dans la pièce suivante de Victor Hugo, (La légende des siècles) :
Mon père, ce héros au sourire si doux,Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tousPour sa grande bravoure et pour sa haute taille,Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.Il lui sembla dans l’ombre entendre un faible bruit :C’était un Espagnol de l’armée en déroute,Qui se traînait, sanglant, sur le bord de la route,Râlant, brisé, livide et mort plus qu’à moitié,Et qui disait : « À boire ! à boire par pitié ! »Mon père, ému, tendit à son housard fidèleUne gourde de rhum qui pendait à sa selle,Et dit : « Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. »Tout à coup, au moment où le housard baisséSe penchait vers lui, l’homme, une espèce de More,Saisit un pistolet qu’il étreignait encore,Et vise au front mon père, en criant : « Caramba ! »Le coup passa si près que le chapeau tomba,Et que le cheval fit un écart en arrière.« Donne-lui tout de même à boire », dit mon père.
Au genre simple se rattache le genre naïf qui en est une variété. Il consiste à dire les choses de manière que la réflexion ne paraisse y avoir aucune part. Il est l’opposé de la recherche et du travail. On cesse d’être naïf ou ingénu, si on s’applique à l’être. La naïveté n’exclut pas les grâces du style ; mais elle veut que ces grâces se montrent dans la simplicité du cœur et dans l’abandon d’une sorte de négligence. Voici une pièce qui offre beaucoup de traits de ce genre : elle est du père du Cerceau :
C’est agir, travailler que de porter ses chaînes,Et l’on est fainéant, si l’on ne le fait pas.Ainsi le conçut dans Athènes,Ce cynique fameux qui, par un trait nouveau,Pour n’être seul oisif, remuait son tonneau.Il faisait bien, je fais de même,Et fondé, comme lui, sur de bonnes raisons,J’entre, autant que je peux, dans le commun systèmeEn remuant et tournant mes tisons.Arbitre de leur sort, sans craindre de reproche,Je les tourne, retourne et règle entr’eux les rangs.Je les écarte ou les rapproche.Je les hausse, les baisse, ainsi que je l’entends.Mais que me revient-il des peines que je prends ?Et que vous revient-il des vôtres,Gens importants, gens affairés,Qui, dupes de vos soins et tous les jours leurrés,Vous croyez cependant plus sages que les autres ?Avouez-le de bonne foi,Vous tisonnez tout comme moi…Ce savant, par exemple, attaché sur son livre,Mais qui n’invente rien, ne dit rien de nouveau,Des auteurs qu’il regratte et qu’il vend à la livre,Croit égaler la gloire et que son nom doit vivre,Comme le leur, au-delà du tombeau,Il se flatte, Dieu lui pardonne.Mais il est mon confrère et comme moi tisonne.
La naïveté est le mérite distinctif du bon La Fontaine. Il dit les choses avec tant d’ingénuité et de candeur qu’il intéresse même dans les plus menus détails. On peut dire que tous ses portraits sont naïfs à force de ressemblance. Voyez-le, pour ne citer que celle-là, dans la fable de l’Âne et du chien :
Il se faut entr’aider, c’est la loi de nature.L’âne, un jour, pourtant s’en moqua,Et ne sais comme il y manquaCar il est bonne créature…« Une des choses qui nous charment le plus, dit Montesquieu, c’est le naïf ; mais c’est aussi le style le plus difficile à attraper. La raison en est qu’il est précisément entre le noble et le bas. Il est si près du bas qu’il est très difficile de le côtoyer toujours, sans y tomber. »
Art. II. Style tempéré.
Le style tempéré,
utroque temperatus
, comme dit Cicéron (Orat., c. vi), a plus d’élévation que le style simple, moins que le style sublime : il tient le milieu entre les deux. On le nomme fleuri, parce qu’il admet tout ce qui sert à orner et à embellir le discours, figures vives et brillantes, tableaux animés, sentiments doux et délicats, choix et harmonie des mots, tours ingénieux et brillants. Il cherche en un mot à satisfaire l’oreille et l’esprit.
Gardons-nous, pourtant, de prodiguer jamais les ornements. On les répandrait vainement à pleines mains si un juste discernement n’en réglait la distribution et la mesure. Rollin fait à ce sujet les plus judicieuses réflexions. « Rien, dit-il, n’est moins conforme à la saine éloquence que de courir après le bel esprit. Il n’arrive que trop souvent qu’on néglige le bon sens et que par des étincelles on ne cherche qu’à éblouir les autres. Il faut que les ornements naissent du sujet et n’aient point un air affecté ni trop recherché. Il est encore dangereux de s’arrêter sur les mêmes objets, pour ne les abandonner que quand on les a entièrement épuisés. Cette abondance est quelquefois pire que la stérilité. »
Donnons pour modèle du style tempéré, cette belle description de l’Apollon de Belvédère par Winckelmann :
« Pour sentir tout le mérite de ce chef-d’œuvre de l’art, tâchez de pénétrer dans l’empire des beautés incorporelles et devenez, s’il se peut, créateur d’une nature céleste ; car il n’y a rien ici qui soit mortel, rien qui soit sujet aux besoins de l’humanité. Ce corps n’est ni échauffé par des veines, ni agité par des nerfs. Un esprit céleste circule comme une douce vapeur dans tous les contours de cette figure admirable. Ce dieu a poursuivi Python contre lequel il a tendu pour la première fois son arc redoutable. Dans sa course rapide, il l’a atteint et lui a porté le coup mortel. De la hauteur de sa joie, son auguste regard pénètre comme dans l’infini et s’étend bien au-delà de la victoire. Le dédain siège sur ses lèvres, l’indignation qu’il respire gonfle ses narines, et monte jusqu’à ses sourcils. Mais une paix éternelle, inaltérable, est empreinte sur son front et son œil est plein de douceur, comme s’il était au milieu des Muses empressées à le caresser. Parmi toutes les figures qui nous restent de Jupiter, vous ne verrez dans aucune le père des dieux approcher de la grandeur avec laquelle il se manifesta jadis à l’intelligence d’Homère, comme dans les traits que vous offre ici son fils. Les beautés individuelles de tous les dieux sont réunies dans cette figure comme dans celle de Pandore. Ce front est le front de Jupiter renfermant la déesse de la sagesse. Ses sourcils, par leur mouvement, annoncent sa volonté. Ce sont les grands yeux de la reine des déesses… Semblable au tendre rejeton du pampre, sa belle chevelure flotte autour de sa tête, comme si elle était légèrement agitée par l’haleine des zéphyrs. Elle semble parfumée de l’essence céleste et attachée négligemment au haut de sa tête par la main des Grâces. À l’aspect de ce chef-d’œuvre, j’oublie tout l’univers. Je prends moi-même une attitude noble pour le contempler avec dignité. »
Il est bon de faire observer que les ornements diffèrent suivant les sujets. On ne peint pas un incendie des mêmes couleurs qu’on peint un naufrage. Comme le peintre, l’écrivain doit donc donner à son style le coloris qui lui convient, sans jamais confondre ni transporter d’un objet à l’autre les teintes ou les nuances qui leur sont propres.
Voyez dans ces vers, tirés d’un opéra de Quinault, comme il sait accommoder son style aux objets qu’il peint ! À l’exquise délicatesse du sentiment s’unit, avec un naturel charmant, tout ce que la pensée a de plus gracieux, le paysage de plus frais : il dit et peint à ravir :
Ce fut dans ces jardins où, par mille détours,L’Inachus prend plaisir à prolonger son cours,Ce fut sur ce charmant rivageQue sa fille volageMe promit de m’aimer toujours.Le zéphyr fut témoin, l’onde fut attentive,Quand la nymphe jura de ne changer jamais.Mais le zéphyr léger et l’onde fugitive,Ont bientôt emporté les serments qu’elle a faits.
Le coloris n’est plus le même dans cette épître que le poète Gresset adresse à sa sœur, après une maladie qui avait failli l’emporter. La joie y revêt des teintes plus vives et l’accent s’y montre enthousiaste. La nature s’y embellit des fleurs les plus riches dont l’éclat est reflété dans le style : c’est bien là le langage fleuri, véritablement fleuri :
Ô jour de la convalescence !Jour d’une pure volupté,C’est une nouvelle naissance,Un rayon d’immortalité.Quel feu ! tous les plaisirs ont volé dans mon âme,J’admire avec transport le céleste flambeau.Tout m’intéresse, tout m’enflamme,Pour moi l’univers est nouveau.Sans doute que le Dieu qui nous rend l’existence,À l’heureuse convalescence,Pour de nouveaux plaisirs, donne de nouveaux sens.À ses regards impatients.Le chaos fuit, tout naît, la lumière commence,Tout brille des feux du printemps.Les plus simples objets, le chant d’une fauvette,Le matin d’un beau jour, la verdure des bois,La fraîcheur d’une violette,Mille spectacles qu’autrefoisOn voyait avec nonchalance,Transportent aujourd’hui, présentent des appas,Inconnus à l’indifférence,Et que la foule ne voit pas.
Entre autres qualités, qui constituent le style tempéré ou fleuri, il faut distinguer la richesse de la pensée ou de l’expression, la finesse du tour de phrase ou de l’esprit, la délicatesse de l’idée ou du sentiment.
La pensée est riche lorsqu’elle a une grande portée, et que, par un trait de lumière, elle fait instantanément découvrir ce qu’on n’eût trouvé que par la méditation.
L’expression est riche, à son tour, lorsque par son ampleur elle répond à l’ampleur de la pensée ou que par son éclat elle rehausse ce qu’elle avait de brillant. Florus (liv. II ; c. c.,) a dit d’Annibal : « Quùm victoriâ posset uti, frui maluit », pouvant mettre à profit la victoire, il aima mieux en jouir
, révélant du même trait « la faute que commit le grand capitaine en ne marchant pas sur Rome, et les suites déplorables des délices de Capoue. »
C’est là une pensée riche à la fois par sa signification et par l’expression qui la traduit.
La richesse du style se peut définir « l’abondance unie à l’éclat, abondance de pensées, d’images, de figures, de tours brillants ou nombreux. » Mais cette richesse ne doit jamais dégénérer en luxe, et il faut se garder des pensées qui n’ont que de la splendeur sans solidité ni profondeur : ce ne serait qu’un vain étalage.
La finesse, qu’on peut définir la délicatesse de l’esprit, consiste à laisser deviner sans peine une partie de sa pensée, lorsque la pudeur ou le respect fait une loi de la discrétion, Employée à propos, elle plaît et semble s’autoriser de la pénétration du lecteur. Mais son abus dénoterait de la prétention à l’esprit, et l’écrivain, en quête de la finesse, ne serait plus qu’affecté, maniéré. Or, le grand art consiste à faire goûter ce qu’on dit, plus qu’à faire admirer la manière dont on le dit. Le poète Gresset a dit :
L’esprit qu’on veut avoir gâte celui qu’on a.
S’appliquer à faire paraître les choses plus ingénieuses qu’elles ne le sont, c’est du raffinement et par conséquent un vice de style.
La délicatesse est la finesse du sentiment. Elle dénote, de la part de l’écrivain, un tact qui trouve sa mesure dans l’étude approfondie du cœur. Virgile (Én., X, 392), à propos d’une parfaite ressemblance de deux jumeaux, dit, avec une exquise délicatesse, que leurs auteurs aimaient à les confondre,
Gratusque parentibus error :
Et parlant d’une jeune fille occupée à folâtrer :
Et fugit ad salices et se cupit ante videri.
Vers le saule elle fuit, désirant qu’on la voie.
Art. III. Style sublime.
Le style sublime, différent du sublime, consiste à exprimer en termes nobles et pompeux une suite d’idées grandes, de sentiments élevés et à leur donner un certain caractère de sublimité. Il ne recherche pas, comme on le pourrait croire, les mots ronflants ou ampoulés, mais il peint avec précision, avec énergie, recourant aux expressions fortes, aux grandes figures et à tout ce que le langage a de plus relevé et de plus propre à passionner un auditoire. Il entre d’assaut dans les âmes et les domine en maître souverain. Pour son allure, c’est un fleuve qui roule impétueusement ses flots.
Nous devons remarquer que le style sublime suppose nécessairement trois choses : 1º de la grandeur et de la noblesse dans le sujet ; 2º une élévation, peu commune, d’esprit qui nous porte à de grandes et heureuses pensées ; 3º une force de sentiment et une véhémence naturelle qui nous exalte et nous passionne sans trop d’efforts. Ces qualités se trouvent admirablement réunies dans le morceau suivant, tiré de l’oraison funèbre du grand Condé par Bossuet :
« Venez, peuples, venez, seigneurs et potentats et vous qui jugez la terre, et vous qui ouvrez aux hommes les portes du ciel et vous plus que les autres, princes et princesses, nobles rejetons de tant de rois, lumières de la France, mais aujourd’hui obscurcies et couvertes de votre douleur comme d’un nuage, venez voir le peu qui nous reste d’une si auguste naissance, de tant de grandeur, de tant de gloire. Jetez les yeux de toute part ; voilà ce qu’a pu faire la magnificence et la piété pour honorer un héros : des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n’est plus ; des figures qui semblent pleurer autour d’un tombeau et de fragiles images d’une douleur que le temps emporte avec tout le reste ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant. Et rien, enfin, ne manque dans tous ces honneurs que celui à qui on les rend.
» Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine, pleurez donc sur cette triste immortalité que nous donnons aux héros. Mais approchez en particulier, ô vous qui courez avec tant d’ardeur dans la carrière de la gloire, âmes guerrières et intrépides ! Quel autre fut plus digne de vous commander ? Pleurez donc ce grand capitaine et dites en gémissant : Voilà celui qui nous menait dans les hasards ! Sous lui, se sont formés tant de renommés capitaines que ses exemples ont élevés aux premiers honneurs de la guerre. Son ombre eût pu encore gagner des batailles, et voilà que, dans son silence, son nom même nous anime ! »
Les grandes images, la magnificence des pensées et des sentiments, la véhémence des mouvements, l’énergie des expressions, voilà les mérites particuliers du style sublime. L’historien ou l’orateur a-t-il à nous faire le portrait des grands hommes, à nous dire leurs grandes actions, à nous signaler les grands mouvements de la politique, les grandes révolutions des empires ; le philosophe et le poète ont-ils à traiter les deux plus grands objets qui leur soient offerts, l’homme et sa destinée, la nature et ses lois, ils ont pour premier devoir de se placer à la hauteur du sujet. S’inspirant alors de tout ce qu’il peut et doit leur suggérer d’élevé, ils déploient dans la mise en œuvre toute la force et toute la puissance de leur génie.
Le sublime.
Le sublime, différent comme je l’ai dit du style sublime, est un trait vif, inattendu, qui frappe, saisit, transporte l’auditeur, l’élève au-dessus de lui-même et lui fait sentir en même temps cette élévation : c’est, pour le dire avec Longin,
le son que rend une grande âme
. Une chose pourrait être dite ou écrite en style sublime et n’être pas du sublime.
Le sublime se trouve dans les images, dans les pensées, dans les sentiments, quelquefois il naît des figures ou résulte du choix et de l’arrangement des mots. Il peut se trouver dans le geste et même dans le silence.
Sublime des images.
Le sublime des images nous peint les choses d’une manière si vive que nous sommes frappés, étonnés, ravis. Telle est cette magnifique image d’Homère où ce grand poète nous représente Jupiter ébranlant l’Olympe d’un froncement du sourcil. (Il., α, vers 529 et sq.)
Ἦ καὶ κυανέῃσιν ἐπ᾿ ὀφρύσι νεῦσε Κρονίων.Ἀμϐρόσιαι δ᾿ ἄρα χαῖται ἐπερρώσαντο ἄνακτοςΚρατὸς ἀπ᾿ ἀθανάτοιο· μέγαν δ᾿ ἐλέλιξεν Ὄλυμπον.
Dont voici la traduction, mais affaiblie :
Il fronce un noir sourcil : ses immortels cheveuxFrémissent, hérissés sur sa tête divine,Et du ciel ébranlé la majesté s’incline.
Virgile, abrégeant le tableau, dit :
Annuit et totum nutu tremefecit Olympum.
Il fait un signe d’assentiment et de ce signe il ébranle tout l’Olympe. Le tableau grec a plus de majesté.
C’est à ce modèle-là que s’inspira Phidias, le grand statuaire auquel nous devons le Jupiter Olympien.
Autre tableau sorti du même pinceau et où s’accumulent les traits du plus grand sublime. C’est le moment où Jupiter a rendu aux dieux la permission de se mêler de la querelle des Grecs et des Troyens (Il., υ, vers 61 et sq.).
Ἔδεισεν δ᾽ ὑπένερθεν ἄναξ ἐνέρων, Ἀϊδωνεύς,Δείσας δ᾽ ἐκ θρόνου ἆλτο καὶ ἴαχε, μή οἱ ὕπερθεΓαῖαν ἀναρρήξειε Ποσειδάων ἐνοσίχθων,Οἰκία δὲ θνητοῖσι καὶ ἀθανάτοισι φανείη,Σμερδαλέ᾽, εὐρώεντα, τά τε στυγέουσι θεοί περ.« L’épouvante saisit, au fond de l’abîme, le valeureux Pluton. Tout tremblant, il s’élança de son trône et poussa un cri, craignant que Neptune dont le trident ébranle la terre, ne la brisât, que sa demeure n’apparût aux regards des mortels et des immortels, hideuse, infecte et objet d’horreur pour les siens. »
Le tableau est complet : il n’y a pas un trait faible ou inutile, tout est saisissant, gradué. Mais voyons ce qu’en a fait Despréaux :
L’enfer s’émeut au bruit de Neptune en furie :Pluton sort de son trône, il pâlit, il s’écrie,Il a peur que ce dieu, dans cet affreux séjour,D’un coup de son trident, ne fasse entrer le jour,Et par le centre ouvert de la terre ébranléeNe fasse voir du Styx la rive désolée,Ne découvre aux regards cet empire odieux,Abhorré des mortels et craint même des dieux.
Ces vers, sans être comparables au modèle, ont des beautés. S’émeut au bruit est faible. Sort, pour s’élancer de son trône, est impropre. Par le centre ouvert de la terre, est du remplissage. Ne fasse rentrer et ne fasse voir, aussi rapprochés, sont une négligence impardonnable. Du Styx la rive désolée n’offre pas à l’imagination cette plage hideuse, infecte, qu’abominent même les dieux.
La Henriade se rapproche quelquefois de l’Iliade par le sublime des images. Voyez cette comparaison :
Ainsi, lorsque des monts séparés par Alcide,Les aquilons fougueux fondent d’un vol rapide,Soudain les flots émus des deux profondes mers,D’un choc impétueux s’élancent dans les airs.La terre au loin gémit, le jour fuit, le ciel grondeEt l’Africain, tremblant, craint la chute du monde.
Les livres saints offrent de nombreux exemples du vrai sublime. Tel est le passage suivant qui termine le psaume II où sont décrites les merveilles de la création :
La mer, dans l’excès de sa rage,Se roule en vain sur le rivageQu’elle épouvante de son bruit ;Un grain de sable la divise,L’onde écume, le flot se brise,Reconnaît son maître et s’enfuit.
Un orage sur terre, comme une tempête sur mer, peut offrir, dans ce grand désordre des éléments, plus d’une image d’un sublime réel. Rien d’imposant comme ce tableau où le père des humains apparaît au sein des nues, brandissant sa foudre et terrifiant les humbles mortels ; c’est du sublime à la manière d’Homère, et Virgile s’y montre son rival :
Ipse pater, mediâ nimborum in nocte, coruscaFulmina molitur dextrâ : quo maxima motuTerra tremit : fugere feræ et mortalia corda,Per gentes, humilis stravit pavor. Ille flagrantiAut Athon, aut Rhodopen aut alta Ceraunia teloDejicit…
Delille traduit ainsi :
Dans cette nuit affreuse, environné d’éclairs,Le roi des dieux s’assied sur le trône des airs.La terre tremble au loin sous son maître qui tonne,Les animaux ont fui, l’homme éperdu frissonne,L’univers ébranlé s’épouvante. Le dieu,D’un bras étincelant, dardant un trait de feu,De ces monts si souvent mutilés par la foudre,De Rhodope ou d’Athos met les rochers en poudre.
Cette traduction, avec tout son mérite, rend mal l’original. Sur le premier plan apparaît, dans le latin, le père des humains. L’idée est heureuse. Les nuages, la nuit, l’éclair, la foudre forment son cortège. Le tableau est imposant. S’assied a du mouvement. Mais ce bras du dieu levé, brandissant la foudre étincelante, n’est pas indiqué. Et pourquoi, contrairement à l’ordre du latin, l’idée de trembler précède-t-elle celle de tonner ? Ajoutez que terra tremit est à la fois concis et imitatif. Fugere feræ, où l’action se peint la première, vaut mieux que les animaux ont fui. Puis, cette phrase, l’homme éperdu frissonne, et cette autre l’univers ébranlé s’épouvante, ne sauraient rendre et mortalia corda per gentes humilis stravit pavor, où se peint avec l’idée qu’on peut mourir, mortalia, l’effroi qui va partout se répandant, atterrant, humilis, prosternant les humains, stravit pavor. Ce bras étincelant qui darde un trait de feu ne vaut pas ce trait levé et flamboyant. Et le mot dejicit qui, à lui seul, fait tomber le vers avec les monts foudroyés, l’Athos, le Rhodope ou les Acrocérauniens, alta Ceraunia, la traduction n’en rend nullement l’effet par mettre en poudre.
La peinture que Racine (Esther, Act. III) fait de la grandeur de Dieu, est d’un sublime qu’on pourrait croire emprunté au pinceau d’Homère ou de Virgile, si elle n’était une inspiration des livres sacrés :
J’ai vu l’impie adoré sur la terre ;Pareil au cèdre, il cachait dans les cieux,Son front audacieux.Il semblait, à son gré, gouverner le tonnerre,Foulait aux pieds ses ennemis vaincus.Je n’ai fait que passer, il n’était déjà plus.
Sublime des pensées.
Une pensée sublime frappe, saisit et fait éprouver à l’âme un sentiment qui lui inspire une noble fierté. La pensée peut être sublime soit par la grandeur de l’objet qu’elle présente, soit par la manière dont il est présenté. « Dieu dit : Que la lumière soit et la lu mière fut. »
Ce mot de Moïse, qui nous montre la lumière jaillissant soudain du néant par la volonté du Tout-Puissant, est du sublime de pensée.
On sait l’affection d’Aria pour Pœtus, son époux. Aria désespérant de fléchir l’empereur Claude qui voulait la séduire et faire périr son mari, adresse au tyran ces paroles :
Ton cœur ne connaît plus ni vertus ni remords.Pour sauver mon époux, j’ai fait de vains efforts,Je ne le vois que trop : il est temps qu’il périsse,Ne diffère donc plus cet affreux sacrifice.Puisqu’il faut l’immoler, frappe, ton bras vengeurNe saurait le manquer dans le fond de mon cœur.
Quelle noblesse, quelle force, quelle sublimité de pensée !
Sublime des sentiments.
Les sentiments sont sublimes quand, fondés sur une vraie vertu, ils paraissent presque au-dessus de la condition humaine et font voir, pour me servir de l’expression de Sénèque, « dans la faiblesse de l’homme la constance de la divinité. »
Tel est le sublime de la réponse du vieil Horace, lorsque Junie lui dit, parlant du survivant de ses trois fils, dans le duel des Horaces et des Curiaces :
Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ?HORACE.
Qu’il mourût.
Voilà, dit Voltaire, le trait du plus.grand sublime, auquel il n’en est point qui se puisse comparer dans toute l’antiquité.
Tel est encore le mot fameux de César, au pilote que la tempête effrayait :
« Que crains-tu ? tu portes César. »
Lucain eût dû s’en tenir là, ce qu’il ne fait pas.
Dans la tragédie de Médée, sa confidente lui dit :
Votre pays vous liait, votre époux est sans foi,Dans un si grand revers, que vous reste-t-il ?MÉDÉE.
Moi.Moi, dis-je, et c’est assez…
Voilà le vrai sublime des sentiments, et Corneille, à son tour, eût bien fait de s’en tenir là. Mais il ajoute avec peu de discernement, après la réponse de Nérine qui dit :
Quoi ! vous seule, madame !MÉDÉE.
Oui, tu vois en moi seule et le fer et la flamme,Et la terre et la mer, et l’enfer et les cieux,Et le sceptre des rois, et la foudre des dieux.
Ce n’est plus là que de la déclamation et empruntée, il faut le dire, à Sénèque qui avait dit :
Medea superest : hic mare et terras videsFerrumque et ignes, et deos et fulmina.
Sublime du geste et du silence.
Un exemple va nous en donner l’idée : « Aux funérailles de M. de Turenne, les soldats, dans le morne silence de la douleur, s’approchent de la pierre qui couvre sa tombe, passent sur cette pierre la lame de leur sabre, la remettent dans le fourreau et se retirent fondant en larmes. »
Concluons de tout ce qui vient d’être dit sur le style, qu’il est pour l’écrivain ce que les couleurs sont pour le peintre. On n’emploie ni les mêmes traits, ni le même coloris pour figurer un palais, un paysage, une bataille ou un incendie ; on ne fait pas, non plus, le récit d’un événement triste, comme d’une aventure gaie, le tableau d’un objet hideux, comme d’un objet aimable. Ajoutons que tous les sentiments, les plus vifs comme les plus doux, et la colère, et le remords, et la haine, et l’amour, et la tendre amitié, et la filiale piété, se doivent peindre dans le style, comme sur la toile du peintre, sous le ciseau du sculpteur.
Contemplez cette image inspirée et désolée à la fois où Sappho, le luth en main, emprunte au pinceau de Gros et au moment de mourir, cette admirable expression de tous les regrets, de toutes les peines de cœur qui lui rendent cher le trépas, et dites si la plume de Lamartine, pour cette même expression, est restée inférieure au pinceau. Voir la 3e Méditation du 2e volume dont je ne citerai qu’un passage : c’est une dernière illusion, bientôt dissipée, de l’amante :
Qu’ai-je dit ? Loin de moi, quelque remords peut-être,À défaut de l’amour, dans son cœur a pu naître.Peut-être, dans sa fuite, averti par les dieux,Il frissonne, il s’arrête, il revient vers ces lieux ;Il revient m’arrêter sur les bords de l’abîme,Il revient !… il m’appelle… il sauve sa victime !…Oh ! qu’entends-je ?… Écoutez… Du côté de LesbosUne clameur lointaine a frappé les échos !J’ai reconnu l’accent de cette voix si chère !J’ai vu sur le chemin s’élever la poussière !Ô vierges ! regardez ! Ne le voyez-vous pasDescendre la colline et me tendre les bras ?…Mais non ! tout est muet dans la nature entière,Un silence de mort règne au loin sur la terre ;Le chemin est désert !… Je n’entends que les flots !Pleurez ! pleurez ma honte, ô filles de Lesbos !
Modèle de style : le groupe de Laocoon.
On connaît le groupe de Laocoon, ce chef-d’œuvre de la sculpture. Voyons ce qu’il devient sous la plume du poète et disons tout d’abord que, si le sculpteur a inspiré le chantre d’Énée, ce n’est pas son moindre mérite. Une analyse aussi succincte que possible, va nous montrer, à la fois, la puissance que le style emprunte au talent de l’écrivain, le goût et le tact qui, joints à l’esprit d’observation, doivent constamment y présider. (Æn., lib. II.)
Hic aliud majus miseris multoque tremendumObjicitur magis, atque improvida pectora turbat.
Ce morceau s annonce par une touche sévère, bien convenable à l’événement qui se prépare, à la préoccupation des esprits. Les épithètes miseris et improvida font déjà pressentir le malheur et l’aveuglement des infortunés Troyens.
Laocoon, ductus Neptuno sorte sacerdos,Solemnes taurum ingentem mactabat ad aras.
Le premier objet de notre attention, comme de notre intérêt, c’est Laocoon. Le lecteur s’est déjà intéressé à lui dans son noble dévouement pour la patrie, alors qu’il l’a vu lancer une flèche contre les flancs du cheval de bois, instrument de ruine pour son pays. D’autres circonstances locales vont le rendre plus intéressant encore. D’abord c’est le sort, c’est Neptune lui-même qui se trouvent la cause première de sa dignité et de son malheur. Plus ignoré, sa mort n’eût pu frapper le peuple, et les dieux ne l’eussent pas choisi. Puis, c’est au pied des autels de la divinité, c’est au moment même qu’il lui offre une victime de choix qu’il succombe, victime lui-même de sa vengeance. Solemnes taurum… admirons la majesté de ces vers, le calme religieux qui y règne.
Ecce autem gemini a Tenedo, tranquilla per alta,(Horresco referens) immensis orbibus anguesIncumbunt pelago pariterque ad littora tendunt.
Ecce autem ramène l’attention fixée sur le grand prêtre. Gemini, le hasard pouvait faire paraître un serpent. Deux qui s’avançaient de front pariter et animés d’un même esprit, devaient sans doute frapper les spectateurs. A Tenedo, c’est du lieu même où sont cachés les ennemis d’Ilium que partent les deux reptiles. Ainsi l’éclair s’échappe de la nue qui porte le tonnerre.
Tranquilla per alta, cette circonstance est choisie avec goût. Ces serpents, sur une mer orageuse, feraient bien moins d’effet. Le calme profond fait ressortir les mouvements de leur marche terrible. Ce ne sont pas les flots, mais les monstres eux-mêmes, avec leurs fières attitudes, qui doivent arrêter l’attention. Horresco referens, pour inspirer l’effroi, il faut s’en montrer saisi soi-même. Immensis incumbunt, ils se déploient dans toute leur immensité. Il dira, plus bas
, bis medium amplexi, bis collo squammea terga dati, superant capite et cervicibus altis
en parlant de ces mêmes anneaux.
Incumbunt, cette expression est pleine de force, elle nous montre ces serpents s’allongeant sur les flots, elle fait image. Pariterque ad littora tendunt. Comme cette unanimité de sentiments pariter, cette impatience d’arriver que ad dont l’élision nous peint l’effort, la ténacité ; cette volonté, ce but bien déterminé tendunt mis à la fin des vers, doivent ajouter à la terreur des esprits en contemplation de ce prodige !
Ce n’est pas tout : chaque mot, par sa place, fait une beauté parce qu’ici c’est la place que leur assigne l’objet du tableau qu’ils occupent. Il y a mouvement, gradation de mots comme d’idées, comme d’objets. Ils partent deux, gemini, puis s’offre le point de départ à Tenedo, leur marche et l’intervalle qu’ils parcourent, tranquilla per alta, l’immensité de leurs anneaux qu’on aperçoit visiblement à raison de ce même tranquilla per alta, à raison de leur énormité immensis orbibus angues, puis leur développement incumbunt, rejeté à l’autre vers ; même but, même intention encore dans leur marche, preuve évidente que le hasard n’a rien fait, qu’ils viennent, ministres de la vengeance de la divinité offensée, pariter ; le rivage enfin où ils se hâtent d’aborder pour exécuter leurs desseins, que ad littora tendunt.
Pectora aquorum inter fluctus arrecta : jubæqueSanguinæ exsuperant undas : pars cætera pontumPonè legit, sinuatque immensa volumine terga.
La variété de ces coupes dont pas une ne ressemble à l’autre, est ici de la plus grande beauté parce que chacune est l’expression même de la nature. La première surtout nous montre parfaitement le poitrail de ces monstres, fendant les flots, se dresser en l’air, inter fluctus arrecta. Élancés au-dessus des eaux on les voit rester immobiles, mais immobiles de vigueur. Dans cette attitude, ils vous épouvantent de leur crête et de leur crête rouge de sang, jubæque sanguineæ. Ce mot domine le vers, comme leur tête domine et la mer et la plage et les corps immenses des serpents. Dans cette élision sanguineæ exsuperant, il y a, si je ne me trompe, une sorte d’effroi ou de frisson d’horreur ; cette élision est rude à l’oreille, elle est rude sous la langue ; c’est comme le grincement de la terreur. Exsuperant undas, autre suspension et mouvement admirable, opposé à ce qui suit immédiatement.
Pars cætera pontum ponè legit… Quel contraste en ces trois vers dont une moitié, une juste moitié, c’est-à-dire un vers et demi, est opposée à l’autre moitié. C’est le corps du serpent divisé en deux parties, l’une roide de vigueur, de force, d’énergie, je dirai presque de volonté, l’autre calme, tranquille et se mouvant, pour ainsi dire, mollement et en cadence, pars cætera pontum ponè legit : rien de dur, rien de vigoureux, d’énergique : c’est la masse qui semble animée, soumise et seulement obéissant à l’ordre invariable, progressif, toujours le même, de la nature. Sinuatque immensa volumine terga, c’est la suite du mouvement, c’est la même masse qui se meut lentement à cause de son énormité, illusion d’optique ! qui se meut pesamment. Racine de même :
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.
Fit sonitus, spumante salo ; jamque arva tenebant,Ardentesque oculos suffecti sanguine et igni,Sibila lambebant linguis vibrantibus ora.
Fit sonitus, spumante salo, quelle rapidité dans ces mots ! Jamque arva tenebant, la narration se presse avec les serpents. Ardentesque oculos, ces yeux étincelants de sang et de feu, la vibration rapide de ces langues sifflantes sont des images terribles. Suffecti sanguine et igni, quelle dureté ! quelle àcreté dans cette élision ! C’est un mélange réel de sang et de feu, mélange tout à fait extraordinaire. Le troisième vers est un modèle d’harmonie et de description :
Sibila lambebant linguis vibrantibus ora.Diffugimus visu exsangues…
Cet hémistiche est d’une grande beauté. La frayeur n’a rien d’arrêté, diffugimus, scil. in diversa fugimus, on fuit même ayant de s’être rendu compte de sa fuite, on fuit sans volonté de fuir, effet naturel d’une grande frayeur, d’une frayeur subite. Aussi l’action est-elle placée ici avant le motif, la fuite avant la vue, diffugimus visu. Visu exsangues, cette élision, dure par elle-même, arrête un moment la respiration, effet sensible de la crainte. Exsangues mis à la fin, n’est pas moins beau. Après ce premier mouvement, cette première irruption de la terreur, vient l’abattement, d’où la pâleur.
……… Illi agmine certoLaocoonta petunt, et primùm parva duorumCorpora natorum serpens amplexus uterque,Implicat et miseros morsu depascitur artus.
Opposez à cette frayeur subite, à cette fuite incertaine des spectateurs, à cet abattement de la stupeur, une résolution déterminée, illi, une marche assurée, agmine certo, un but avoué, Laocoonta petunt, et vous aurez tous les contrastes qui se peuvent rencontrer en si peu de mots.
Illi, ce mouvement, comme il est bien placé ! Les serpents se montrent hardis de toute la frayeur de ceux qui fuient ; ils se montrent hardis de l’inspiration peut-être de la divinité, vengeresse du crime de Laocoon. Et quelle est-elle, cette divinité ? Pallas, l’implacable Pallas, de qui l’infortuné venait, dans un mouvement patriotique, d’outrager le colosse à elle consacré. Voyez, de plus, comme tout concourt ici à abuser les malheureux Troyens. Rappelons-nous ce gemini, ce pariter, ce tendunt. Ajoutons cet illi d’une assurance, d’une décision qui contrastent si bien avec la frayeur des victimes ; cet agmine certo, d’un même pas, d’un pas assuré, et enfin ce Laocoonta petunt ; voilà certainement plus de raisons vraisemblables qu’il n’en fallait pour séduire le vulgaire. Voilà aussi comme on fait, jusque dans les moindres détails, ressortir l’ensemble du sujet qu’on traite.
La suite est d’une grâce, d’une naïve douceur qui provoque la sensibilité. On dirait l’innocence même de la victime qui respire dans le vers. Ajoutons qu’il est aisé de triompher des efforts de deux enfants malheureux qui, sans défiance, vont se réfugier près de leur père, persuasion hélas ! si naturelle à cet âge, qu’on n’a rien à redouter sous l’égide paternelle ! et qui suffit pour la vraisemblance, pour la vérité même du récit.
Voyez-les encore, ces deux serpents, dans leur affreux concert, enlacer 1’un et l’autre, uterque, ces deux enfants et en même temps. Implicat, comme ce mot est juste et d’un mouvement convenable, étant mis au rejet ! Miseros, malheureux, oui, malheureux de la faute de leur père.
Toujours l’innocence, surtout l’innocence persécutée et sans défense, inspire l’intérêt, miseros morsu depascitur artus.
Post, ipsum auxilio subeuntem ac tela ferentemCorripiunt, spirisque ligant ingentibus : et jam,Bis medium amplexi, bis collo squamea circumTerga dati, superant capite et cervicibus altis.
Post, le père accourt. Les deux élisions du premier vers semblent exprimer la précipitation du père qui dévore l’espace dont il se trouve séparé de ses enfants. Corripiunt, ils s’en saisissent tous deux et avec fureur, ce que dit le mot ; spirisque ligant ingentibus, ils l’enlacent en d’immenses anneaux. Quelle force, quelle roideur dans ces mouvements ! Ingentibus, quel développement de tout leur corps ! Et jam, les anneaux se replient déjà ou plutôt l’ont déjà enchaîné, tout entier deux fois par le milieu du corps, bis medium amplexi, deux fois par le cou et le dominent encore de leurs têtes altières, cervicibus altis. Ce double mouvement des serpents ou, pour mieux dire, ce partage de Laocoon en deux portions égales de lui-même, à la ceinture et au cou, se trouve reproduit par les coupes mêmes du vers. Terga dati, c’est l’expression de la rapidité, de la fureur toujours brusque en ses mouvements.
Ille simul manibus tendit divellere nodos,Perfusus sanie vittas atroque veneno.
Ce malheureux lutte, tendit divellere, contre ces effroyables nœuds, tout couvert de sang et du poison de ces monstres, images terribles ! Le mot vittas, ajoute à l’effrui de sa position. Il voit souillée la bandelette sacrée et c’est un grand-prêtre. La victime agrandit à nos yeux le sacrifice ; ses vertus nous y intéressent davantage. S’il n’eût été fidèle à son devoir, il eût pris la fuite. Sa piété, voilà ce qui cause son malheur, celui de ses enfants. Père infortuné ! qui, avant de périr, meurt par deux fois dans un autre lui-même !
Quales mugitus, fugit quum saucius aram,Taurus, et incertam excussit cervice securim.
La comparaison est juste et bien exprimée. C’est une victime rapprochée d’une autre victime, ce qui ne nous distrait point de notre objet. L’épithète incertam est d’un goût exquis. Excussit securim est d’une heureuse hardiesse.
At gemini lapsu delubra ad summa draconesEffugiunt, sævæque petunt Tritonidis arcem,Sub pedibusque deæ, clypeique sub orbe teguntur.
Les serpents ont été envoyés par Minerve, on ne peut en douter. Ils se retirent de même qu’ils sont venus, ensemble, gemini ; ils se dirigent vers la citadelle dans le sanctuaire même de Pallas, summa ad delubra. L’insulte est vengée, ils ont perdu leur fureur, ils fuient et cherchent un abri, effugiunt, teguntur. C’est dans le temple de la déesse, sous les pieds même de sa statue qu’on les voit se réfugier ensemble et à la hâte, et ce prodige effrayant vient confirmer le récit du perfide Sinon. Le poète, ainsi qu’il a dû insister ailleurs sur tout ce qui pouvait aider à la vraisemblance, en rendant plausible la fatale résolution des Troyens, en motivant leur aveuglement, insiste avec le même goût ici, sur le pedibusque deæ et le clypeique sub orbe teguntur, en parlant de Pallas.
On le voit, Pallas se trouve obligée de défendre les ministres de sa vengeance. Ces derniers ont été forts par elle dans l’exécution de son dessein, ils sont tranquilles par elle, maintenant qu’ils ont accompli leur mission : vengeurs de Pallas, Pallas doit les venger à son tour.
Des figures. Diverses sortes.
Les figures entrent essentiellement dans la composition du style. Comme lui, elles ont leur source dans la façon particulière de penser, de sentir et de s’exprimer et, si nous nous en référons à la signification du mot, nous dirons qu’elles sont l’âme, la vie, le mouvement et comme les gestes ou les attitudes du discours,
quasi gestus orationis
, selon l’expression de Cicéron, Orat., c. 25.
Parmi les figures, les unes se trouvent spécialement dans la pensée, les autres, bien que dépendantes de celle-ci à certains égards, se rencontrent plus particulièrement dans l’expression. Aussi les dénomme-t-on figures de pensée et figures de mot ou de diction.
Chapitre premier. — Figures de pensée.
Les figures de pensée, aussi variées que le style, revêtent le même caractère que lui. Les unes qui s’appliquent au raisonnement, à l’établissement de la preuve, à la discussion du sujet ou de la cause, appartiennent au style simple. D’autres, qui ont pour but de flatter l’imagination, de plaire à l’esprit ou de gagner les cœurs, sont des figures d’ornement et se rapportent au style tempéré ou fleuri. D’autres enfin, plus vives, plus énergiques, qui remuent plus efficacement le cœur, plus propres par cela même aux grands mouvements, trouvent leur place dans le style sublime.
§ I. Figures du style simple.
Les figures de pensée qui conviennent au style simple, sont la communication, la concession, la correction, la licence, l’occupation, l’opposition ou l’antithèse, la prétérition et la suspension.
Communication.
La communication est une figure de raisonnement. Par elle l’orateur semble délibérer, avec ses auditeurs, souvent même avec son adversaire, soit en les prenant pour juges de ses pensées ou confidents de ses actions. En voici un exemple tiré de Corneille (les Horaces) :
Dis, Valère, dis-nous, puisqu’il faut qu’il périsse,Où penses-tu choisir un lieu pour son supplice ?Sera-ce entre ces murs que mille et mille voixFont résonner encor du bruit de ses exploits ?Sera-ce hors des murs, au milieu de ces placesQu’on voit fumer encor du sang des Curiaces ‘ ?
Cette figure consiste pareillement à faire des questions ménagées avec art, pour ramener à notre sentiment des esprits qui en paraissaient, d’abord, éloignés. Voltaire (Mort de César), va nous en fournir un exemple :
CASSIUS.
Écoute, tu connais avec quelle furieJadis Catilina menaça sa patrie.BRUTUS.
Oui.CASSIUS.
Si, le même jour que ce grand criminelDut à la liberté porter le coup mortel ;Si, lorsque le Sénat eut condamné ce traître,Catilina, pour fils, t’eût voulu reconnaître,Entre ce monstre et nous forcé de décider,Parle, qu’aurais-tu fait ?BRUTUS.
Peux-tu le demander,Penses-tu qu’un moment ma vertu démentie,Eût mis dans la balance un homme et la patrie ?CASSIUS.
Brutus, par ce seul mot ton devoir est dicté.
Concession.
La concession, autre figure de raisonnement, consiste, suivant l’expression du mot, à concéder quelque chose à son adversaire pour en tirer un plus grand avantage : elle oppose une idée à une autre. En voici un exemple tiré d’une épître de Boileau :
Je veux que la valeur de ses aïeux antiquesAit servi de matière aux plus vieilles chroniques,Et que l’un des Capets, pour honorer son nom,Ait de trois fleurs de lys doté leur écusson ;Que sert ce vain amas d’une inutile gloire,Si, de tant de héros célèbres dans l’histoire,Il ne peut rien offrir aux yeux de l’univers.Que de vieux parchemins qu’ont épargnés les vers ?
Les orateurs usent fréquemment de cette figure. Voyez Cicéron, pro Flacco, c. 4 ; pro Quintio, c. 18, etc., etc.
Correction.
La correction ou épanorthôse (du grec ἐπαρνόρθωσις) figure de raisonnement, consiste à corriger, rétracter ou atténuer ce qu’on vient de dire. L’écrivain se reprend lui-même pour dire mieux ou autrement. Ce tour est très propre à piquer l’attention. En voici un exemple. Bossuet, après avoir dit « que la santé n’est qu’un nom, la vie un songe, la gloire une apparence et que tout est vain en nous »
, se reprend et ajoute aussitôt : « Mais dis-je la vérité ? L’homme que Dieu a fait à son image, n’est-il qu’une ombre ? Ce que Jésus-Christ est venu chercher du ciel en terre, ce qu’il a cru pouvoir, sans s’avilir, acheter de tout son sang, n’est-ce qu’un rien ? Reconnaissons notre erreur. »
On peut voir encore cette figure dans ces deux vers :
Enfin un médecin, fort expert en son art,Le guérit par adresse ou plutôt par hasard.
Licence.
C’est une figure par laquelle on s’enhardit à ne point déguiser aux personnes élevées en dignité ou qu’on a à cœur de ne pas offenser, certaines choses qui pourraient leur déplaire.
Tel est ce discours de Burrhus à Agrippine dans le Britannicus de Racine (Acte I, scène ii) :
Je ne m’étais chargé, dans cette occasion,Que d’excuser César d’une seule action ;Mais, puisque, sans vouloir que je le justifie,Vous me rendez garant du reste de sa vie,Je répondrai, madame, avec la libertéD’un soldat qui sait mal farder la vérité.Vous m’avez de César confié la jeunesse,Je l’avoue ; et je dois m’en souvenir sans cesse.Mais vous avais-je fait serment de le trahir,D’en faire un empereur qui ne sût qu’obéir ?Non. Ce n’est plus à vous qu’il faut que j’en réponde.Ce n’est plus votre fils, c’est le maître du monde.J’en dois compte, madame, à l’empire romain,Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main…
Occupation.
L’occupation ou antéoccupation, ou prolepse (du grec πρόληψις) est une figure de raisonnement. Par elle, l’orateur prévient une objection qu’on lui pourrait faire. La réfutant ou l’atténuant par avance, il enlève à son adversaire le moyen d’attaque ou de défense sur lequel il pouvait peut-être le plus compter : c’est une manière adroite de parer le coup qu’on appréhende.
Boileau prévoit qu’on lui pourra reprocher d’abuser de la satire, de parler avec trop peu d’égard de Chapelain, l’auteur de la Pucelle, et connu pour un bon homme, il y répond par avance :
Il a tort, dira l’un, pourquoi faut-il qu’il nomme ?Attaquer Chapelain ! Ah ! c’est un si bon homme.Balzac en fait l’éloge en cent endroits divers.Il est vrai, s’il m’eût cru, qu’il n’eût pas fait de vers.Il se tue à rimer, que n’écrit-il en prose ?Voilà ce que l’on dit. — Eh ! que dis-je autre chose ?En blâmant ses écrits, ai-je, d’un style affreux,Distillé sur sa vie un venin dangereux ?Ma muse en l’attaquant, charitable et discrète,Sait de l’homme d’honneur distinguer le poète.
Opposition.
L’opposition ou antithèse (du grec ἀντίθεσις) procède par les contrastes : elle oppose à une idée l’idée contraire. Cette figure, quand elle naît du sujet et qu’elle n’a rien de forcé, produit un bel effet. Mais rien ne déplaît plus que l’antithèse qui résulte d’une contradiction de mots vides de sens. Voltaire, dans la Henriade, dit bien :
Vicieux, pénitent, courtisan, solitaire,Il prit, quitta, reprit la cuirasse et la haire.
L’opposition ou l’antithèse qui ne serait qu’un jeu de mots, est puéril : les gens de mauvais goût seuls peuvent en être éblouis. Mais reposât-elle sur un fondement solide, si elle est trop répétée, elle déplaît par l’air de recherche joint à l’uniformité qu’elle met dans la diction.
À l’antithèse se rattache une figure appelée par les Grecs τὸ ὀξύμωρον, propr. finement ou spirituellement bête, autrement dit ingénieuse contradiction d’idées ou tour de paradoxe. Tel est ce passage du traité de Amicitiâ, où Cicéron dit : « Quocircà et absentes adsunt et egentes abundant et imbecilles valent et, quod difficilius dictu est, mortui vivunt ; »
parlant de l’Amitié, « qui rend présents les absents, riches les pauvres, forts les faibles et, qui plus est, vivants les morts »
; cet autre encore de la première Catilinaire, ch. 28, où il est dit : « Quùm tacent, clamant. » « Sans rien dire, ils crient ; » cet autre de la Phèdre de Racine :
Présente, je vous fuis, absente, je vous trouve.
Prétérition.
La prétérition ou prétermission, autre figure de raisonnement, consiste à feindre de passer sous silence ce qu’on ne dit pas moins et avec plus de force et d’insistance. Tel est ce passage de la Henriade :
Je ne vous peindrai point le tumulte et les cris,Le sang de tous côtés ruisselant dans Paris,Le fils assassiné sur le corps de son père,Le frère avec la sœur, la fille avec la mère,Les époux expirant sous leurs toits embrasés,Les enfants, au berceau, sous la pierre écrasés.
Démosthène, dans sa troisième Philippique, dit :
« Je ne dirai pas que, humble et faible dans le principe, la puissance de Philippe s’est accrue, fortifiée, que les Grecs sont livrés à la défiance et à la discorde, qu’il serait bien plus étonnant qu’il fût devenu, de ce qu’il était, ce qu’il est maintenant ; qu’après toutes les conquêtes qu’il a déjà faites, il soumît le reste de la Grèce ; je laisse ces considérations et autres semblables. »
« Ὅτι μὲν δὴ μέγας ἐκ μικροῦ καὶ ταπεινοῦ τὸ κατ᾽ ἀρχὰς Φίλιππος ηὔξηται, καὶ ἀπίστως καὶ στασιαστικῶς ἔχουσι πρὸς αὑτοὺς οἱ Ἕλληνες, καὶ ὅτι πολλῷ παραδοξότερον ἦν τοσοῦτον αὐτὸν ἐξ ἐκείνου γενέσθαι ἢ νῦν, ὅθ᾽ οὕτω πολλὰ προείληφε, καὶ τὰ λοιπὰ ὑφ᾽ αὑτῷ ποιήσασθαι, καὶ πάνθ᾽ ὅσα τοιαῦτ᾽ ἂν ἔχοιμι διεξελθεῖν, παραλείψω. »
Suspension.
La suspension consiste à faire attendre ce qu’on va dire, à l’annoncer de loin, pour contraindre l’esprit à s’y arrêter davantage. Par cette figure, l’orateur ressemble à l’athlète qui lève le fer le plus haut qu’il peut, afin de porter un coup plus terrible. Elle a pour caractère l’incertitude et la surprise. Bossuet, dans l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre, dit en employant cette figure : « Combien de fois a-t-elle remercié Dieu humblement de deux grandes grâces, l’une de l’avoir fait chrétienne, l’autre… Messieurs, qu’attendez-vous ? peut-être d’avoir rétabli les affaires du roi, son fils ? non, c’est de l’avoir fait reine malheureuse. »
Corneille, dans sa tragédie de Cinna, dit :
Tu t’en souviens, Cinna, tant d’heur et tant de gloireNe peuvent pas sitôt sortir de ta mémoire.Mais, ce qu’on ne pourrait jamais imaginer,Cinna, tu t’en souviens et veux m’assassiner !
La suspension n’a pas toujours le caractère de gravité qu’elle conserve dans les exemples précédents. Elle badine et se joue souvent de l’attention du lecteur. On connaît la fameuse lettre de Mme de Sévigné à M. de Coulanges : « Je vais vous marquer la chose du monde la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse… »
Souvent, dans le genre badin, on débute sur un ton noble et pompeux, on a l’air d’annoncer de grandes et de sérieuses choses et l’on finit par un trait plaisant ou épigrammatique. En voici deux exemples, l’un du genre de l’épigramme, l’autre emphatiquement badin :
Un serpent mordit Aurelle,Que croyez-vous qu’il arriva ?Qu’Aurelle en mourut. Bagatelle !Ce fut le serpent qui creva.
Après le malheur effroyableQui vient d’arriver à mes yeux,Je croirai désormais, grands dieux !Qu’il n’est rien d’incroyable.J’ai vu, sans mourir de douleur,J’ai vu… siècles futurs, vous ne pourrez le croireAh ! j’en frémis encor de dépit et d’horreur.J’ai vu mon verre plein et je n’ai pu le boire !
Tel est encore le sonnet de Scarron :
Superbes monuments de l’orgueil des humains ! etc.
§ II. Figures dites d’ornement
Les figures de pensée qui se rapportent au style tempéré ou fleuri sont : la comparaison et le parallèle, l’allusion, la signification ou emphase, la gradation, le dialogisme, la périphrase, la subjection, la description qui comprend l’hypotypose, l’éthopée, la prosopographie, la topographie, la chronographée.
Comparaison. Parallèle.
La comparaison rapproche deux objets qui se ressemblent, au moins sous quelques rapports. L’effet de cette figure est de donner plus de grâce au style, de clarté ou de force au raisonnement. Elle ne souffre donc rien de bas ni de trivial : gracieuse ou énergique, au besoin, elle sait plaire et charmer, étonner et émouvoir.
Virgile, dans ses Géorgiques, parlant d’Orphée qui ne cesse de pleurer sa chère Eurydice, que lui a ravie le Destin, fait cette juste et attendrissante comparaison :
Qualis, populeâ mœrens Philomela sub umbrâ,Amissos queritur fœtus, quos durus aratorObservans nido implumes detraxit. At iliaFlet noctem, ramoque sedens, miserabile carmenIntegrat et mœstis latè loca questibus implet.
Dont voici la traduction :
« Telle, sous l’ombrage d’un peuplier, la plaintive Philomèle pleure la perte de ses petits, qu’un impitoya ble laboureur a surpris et enlevés de son nid encore sans plumes. Elle gémit la nuit durant, et, perchée sur une branche, elle redit ses lamentables accents, dont elle emplit tous les lieux d’alentour. »
La comparaison suivante est d’un autre caractère : il s’agit d’Henriette Marie de France, reine d’Angleterre :
« Comme une colonne dont la masse solide paraît le plus ferme appui d’un temple ruineux, lorsque ce grand édifice qu’elle soutenait fond sur elle sans l’abattre ; ainsi, la reine se montre le plus ferme soutien de l’État, lorsqu’après en avoir longtemps porté le faix, elle n’est pas même courbée sous la chute. »
D’une autre sorte est encore la suivante, gracieuse et noble à la fois : elle ne peut mieux convenir au genre lyrique. Nous l’empruntons à J.-B. Rousseau.
Si des gouttes de miel tombent dans le calice,Monarques, votre cœur en doit le sacrificeAux peuples, votre appui.Tel le vaste Océan, laissant filtrer ses ondes,Les adoucit et garde en ses grottes profondesL’amertume pour lui.
Les comparaisons doivent être employées à propos et avec réserve. Prodiguées, elles déplairaient.
À la comparaison doit se rapporter le parallèle, qui n’est qu’un rapprochement fait entre deux hommes célèbres à divers titres : tel est celui de Corneille et de Racine, les maîtres de la scène française, par Lamothe :
Des deux souverains de la scèneL’aspect a frappé nos esprits :C’est sur leurs pas que MelpomèneConduit ses plus chers favoris.L’un plus pur, l’autre plus sublime,Tous deux partagent nôtre estimePar un mérite différent :Tour à tour ils nous font entendreCe que le cœur a de plus tendre,Ce que l’esprit a de plus grand.
Voici le parallèle de Richelieu et de Mazarin tiré de la Henriade de Voltaire :
Richelieu, Mazarin, ministres immortels,Jusqu’au trône élevés de l’ombre des autels,Enfants de la fortune et de la politiqueMarcheront à grands pas au pouvoir despotique ;Richelieu grand, sublime, implacable ennemi,Mazarin souple, adroit, mais dangereux ami ;L’un fuyant avec art et cédant à l’orage ;L’autre aux flots irrités opposant son courage ;Des princes de mon sang ennemis déclarés.Tous deux haïs du peuple et tous deux admirés.Enfin, par leurs efforts et par leur industrie,Utiles à leurs rois, cruels à la patrie.
Allusion.
L’allusion (du lat. alludere), est une figure par laquelle on dit une chose qui a trait à une autre, sans faire mention expresse de celle-ci, rei alterius ex altera notatio.
On fait allusion à des faits historiques ou fabuleux, à des usages ; quelquefois même on joue sur les mots :
Ton roi, jeune Biron, te sauve enfin la vieEt t’arrache sanglant aux fureurs des soldats,Dont les coups redoublés achevaient son trépas,Tu vis, songe, du moins, à lui rester fidèle.
Le dernier vers fait allusion à la malheureuse conspiration du maréchal de Biron et en rappelle le souvenir.
L’allusion qui a trait à quelques faits consignés dans la Fable, se nomme mythologique. Telle est la suivante :
En voyant ces œillets qu’un illustre guerrier15Arrosa de sa main qui gagnait des batailles,Souviens-toi qu’Apollon bâtissait des murailles,Et ne t’étonne plus que Mars soit jardinier.
On appelle allusion nominale celle qui consiste dans une ressemblance accidentelle de noms et dans une espèce de jeux de mots le plus communément fondé sur l’équivoque. Telle fut cette réponse d’un courtisan qui, longtemps favori du prince et venant de perdre son crédit, trouva ou descendant les degrés du grand escalier, son heureux rival qui, se rendant chez le prince, lui demanda s’il n’y avait rien de nouveau à la cour : « Rien, dit-il, si ce n’est que je descends et que vous montez. »
Au sens propre de ces deux mots substituez le sens figuré et vous en reconnaîtrez la portée.
Remarquons qu’on doit s’abstenir de tout ce qui peut donner lieu à des allusions déshonnêtes, ce serait réveiller des pensées qui salissent l’imagination du lecteur, et par là se déshonorer dans l’esprit des honnêtes gens.
Signification.
La signification ou emphase (du grec ἔμφασις), laisse à comprendre ou deviner plus qu’elle ne dit : « Garde-toi, Saturninus, d’avoir trop de confiance dans cette multitude qui t’environne. Les Gracques sont morts et ne sont pas vengés. »
Cicér., Rhetor. ad Herenn., IV, 54.
Gradation.
La gradation (en grec κλῖμαξ) monte ou descend par degrés d’une idée à une autre : tel est ce passage du discours de Cicéron contre Verrès, V, 66 : « C’est un crime de mettre aux fers un citoyen romain, c’est un attentat de le battre de verges ; c’est presque un parricide de le faire mourir ; que sera-ce de le mettre en croix ? »
Dialogisme.
Le dialogisme consiste à établir un dialogue entre deux ou plusieurs interlocuteurs : c’est une mise en scène d’acteurs à la façon d’un drame : Cicéron, dans sa Rhét. à Herennius, fait le dialogisme suivant : « Le lâche, un javelot à la main, se précipite dans la maison et s’écrie d’une voix terrible : “Où est l’heureux mortel à qui appartient ce logis ? que ne vient-il ? pourquoi ce silence ?” La crainte ferme la bouche à tout le monde. Seule la femme de ce malheureux citoyen fondant en larmes et se jetant aux pieds du vainqueur : “Épargnez nous, dit-elle, et au nom de tout ce que vous avez de plus cher, prenez pitié de nous…” Mais lui : “Pour quoi ne me livres-tu pas ton mari, sans me fatiguer de tes lamentations ? il n’échappera pas.” »
Il y a dialogisme encore dans ces locutions :
« Que pensez-vous que l’on dise ? » ou « ne dira-t-on pas de… ? » et l’on suppose le discours.
Périphrase.
C’est une figure par laquelle on exprime d’une manière plus étendue et plus ornée ce qu’on aurait pu rendre avec plus de précision, mais moins élégamment. On a recours à la périphrase par bienséance, pour voiler des idées peu décentes, pour relever des idées basses, pour rendre clair ce qui est obscur : les définitions sont autant de périphrases. Elle sert à l’ornement du discours, et à cet égard les poètes en font un fréquent usage.
Corneille dit dans Polyeucte :
Ainsi du genre humain l’ennemi vous abuse.
La tragédie répudiait l’emploi du mot propre.
Voltaire dans Sémiramis (Act. iv, sc. 2) :
Ces végétaux puissants qu’en Perse on voit éclore,Bienfaits nés, dans ses champs, de l’astre qu’elle adore.
Ainsi s’ennoblit, sous sa plume, l’idée des médicaments.Mais peut-être eût-il fallu, à part la mesure, et pour la régularité de la phrase, dans la Perse.
Virgile, pour dire que le jour s’achève, emploie cette périphrase, admirablement placée dans une églogue :
Et jam summa procul villarum culmina fumant,Majoresque cadunt altis de montibus umbræ.
Ce que Boileau, dans son Lutrin, imite ainsi :
Les ombres, cependant, sur la ville épandues,Du faîte des maisons descendent dans les rues.
Pour dire que le chagrin nous suit partout, le même poète, amplifiant l’idée, use de cette périphrase :
Ce fou, rempli d’erreurs, que le trouble accompagne,Est malade à la ville ainsi qu’à la campagne ;En vain monte à cheval pour tromper son ennui :Le chagrin monte en croupe et galope avec lui.
La périphrase, comme on voit, a recours aux idées accessoires pour faire valoir l’idée principale. Mais il faut s’abstenir de celles qui, oiseuses ou superflues, ne peuvent donner au discours ni plus de décence, ni plus de grâce, ni plus de noblesse. « Ne vous piquez pas de vouloir ajouter une grandeur vaine à ce qui est imposant par soi-même »
dit Voltaire. Ajoutons que la périphrase, du domaine surtout de la poésie, aime les images. « Trop prodiguée néanmoins, elle rendrait le discours lâche et diflus
», comme le dit Longin, ch. 24 et 29.
Subjection.
La subjection, de même que la prolepse, prévient les objections pour y répondre ; mais elle procède, si je puis m’exprimer ainsi, avec plus d’ordre et de symétrie. En voici un exemple, tiré de l’oraison funèbre du président de Lamoignon, par Fléchier :
« Quelles pensez-vous que furent les voies qui le con duisirent à cette fin ? La faveur ? Il n’avait eu d’autres relations à la cour que celles que lui donnèrent ses affaires ou ses devoirs. Le hasard ? On fut longtemps à délibérer et, dans une affaire aussi délicate, on crut qu’il fallait tout donner au conseil, et ne rien laisser à la fortune. L’intrigue ? Il était du nombre de ceux qui n’avaient suivi que leur devoir. Et ce parti, quoique le plus juste, n’avait pas été le plus grand, etc. »
On peut définir la subjection l’interrogation suivie de la réponse, soit que cette réponse soit présumée faite par l’adversaire où qu’elle le soit par l’orateur lui-même. Toute autre distinction serait superflue.
Description
La description, en grec διαγραφή, autrement dite démonstration en grec ἐνάργεια, est une figure qui décrit ou met sous les yeux les objets dont il est question en faisant ressortir les diverses qualités qui les distinguent.
Telle est cette citation de l’Itinéraire de Chateaubriand16 :
« Au premier aspect de cette région désolée (la Judée), un grand ennui saisit le cœur. Mais lorsque, passant de solitude en solitude, l’espace s’étend sans bornes devant vous, peu à peu l’ennui se dissipe, le voyageur éprouve une terreur secrète qui, loin d’abaisser l’âme, donne du courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toute part une terre travaillée par des miracles. Le soleil brûlant, l’aigle impétueux, l’humble hysope, le cèdre superbe, le figuier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de l’Écriture sont là. Chaque nom renferme un mystère, chaque grotte déclare l’avenir, chaque sommet retentit des accents d’un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords. Les torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entr’ouverts attestent le prodige. Le désert paraît encore muet de terreur, et l’on dirait qu’il n’a osé rompre le silence depuis qu’il a entendu la voix de l’Éternel. »
Voyez comme modèles encore la Tempête du premier livre de l’Énéide et, au deuxième, la prise de Troie. Les poètes font un fréquent usage de la description, et Boileau lui-même nous enseigne de quels mérites, de quels ornements elle doit se parer :
Soyez riche et pompeux dans vos descriptions.C’est là qu’il faut des vers étaler l’élégance.N’y présentez jamais de basse circonstance.
Hypotypose.
L’hypotypose (du grec ὑποτύπωσις) peint l’objet avec des couleurs si vives et des images si vraies qu’elle le met en quelque façon sous les yeux ; et c’est un des attributs de la poésie que d’être une peinture,
ut pictura poesis
, dit Horace, dans son Art poétique. La prose, d’autre part, a ses peintures sans lesquelles l’écrivain ne saurait parler à l’imagination, ni l’orateur captiver son auditoire. Et c’est de là que Cicéron (de Orat., I., 28) exige de ce dernier la diction presque des poètes,
verba prope poëtarum
.
Dans cette peinture que Boileau nous fait de la Mollesse :
……………… La Mollesse oppresséeDans sa bouche, à l’instant, sent sa langue glacée,Et, lasse de parler, succombant sous l’effort,Soupire, étend les bras, ferme l’œil et s’endort,
on voit la personne de la Mollesse, de l’effort qu’elle a fait, soupirer, nonchalamment s’étendre et s’endormir.
Virgile avait dit semblablement (Én., l. vi) :
……………… Declinant lamina somno.
La description de la mort d’Hippolyte, dans la Phèdre de Racine, acte v ; celle du désespoir, du bûcher, du suicide de l’infortunée Didon, au ive liv. de l’Énéide, sont d’admirables exemples d’hypotypose.
Éthopée.
L’éthopée décrit les mœurs. Elle fait le tableau des vertus ou des vices, des qualités ou des défauts d’une personne. Bossuet trace ainsi le caractère de Cromwel :
« Un homme s’est rencontré, d’une profondeur d’esprit incroyable, hypocrite raffiné autant qu’habile politique, capable de tout entreprendre et de tout cacher, également actif et infatigable dans la paix et dans la guerre, qui ne laissait rien à la fortune de ce qu’il pouvait lui ôter par conseil et par prévoyance, mais du reste si vigilant et si prêt à tout qu’il n’a jamais manqué les occasions qu’elle lui a présentées ; enfin un de ces esprits remuants et audacieux qui semblent être nés pour changer le monde. »
Voyez la peinture que fait Salluste du caractère et des abominables désordres de Catilina : « L. Catilina, nobili genere natus »
, etc.
Ajoutons que les poètes, plus souvent encore que les écrivains en prose, font usage de cette figure, en prêtant eux-mêmes un caractère aux personnages qu’ils font agir et parler, ou en modifiant celui qu’ils ont dans l’histoire.
Prosopographie.
La prosopographie (du grec πρόσωπον γράφειν) ou effiction, troisième genre de description, peint les traits extérieurs d’une personne, le visage, le maintien, les poses, les attitudes. Il est bon de remarquer qu’elle s’unit très bien à l’éthopée et qu’elles n’en deviennent, l’une et l’autre, que plus agréables et plus piquantes. Donnons pour exemple ce portrait du prélat qui figure dans le Lutrin :
La jeunesse, en sa fleur, brille sur son visage ;Son menton sur son sein descend à triple étage,Et son corps, ramassé dans sa courte grosseur,Fait gémir les coussins sous sa molle épaisseur.
Autre exemple où se peignent les attitudes :
Cependant il hésite, il approche en tremblant,Posant sur l’escalier une jambe en avant,Étendant une main, portant l’autre en arrière,Le cou tendu, l’œil fixe et le cœur palpitantD’une oreille attentive avec peine écoulant.
Topographie.
La topographie, quatrième genre de description, décrit les lieux. Elle est comme un paysage soumis aux regards. C’est tantôt un temple, un palais, un monument, un antre, les sinuosités d’une rivière, les ombrages d’un bosquet, etc., etc.
Le Télémaque de Fénelon est plein de pareilles descriptions qu’on y pourra voir, entre autres la grotte de Calypso, qui sert de début.
La Chartreuse de Gresset est un modèle de topographie. Il suffira d’en citer quelques vers :
Si ma chambre est ronde ou carrée,C’est ce que je ne dirai pas.Tout ce que j’en sais, sans compas,C’est que, depuis l’oblique entrée,Dans cette cage resserréeOn peut former jusqu’à six pas.Une lucarne, mal vitrée,Près d’une gouttière, livréeÀ d’interminables sabbats,Où l’Université des chatsÀ minuit, en robe fourrée,Vient tenir ses bruyants États ;Une table, mi-démembrée,Près du plus humble des grabats,Six brins de paille délabréeTressés sur de vieux échalas :Voilà les meubles délicatsDont ma Chartreuse est décorée.
Chronographie.
La chronographie, ou description des temps, fait connaître l’époque, l’année, le jour, le moment où s’accomplit tel fait ou tel événement par le détail des circonstances qui en sont l’ordinaire accompagnement.Tel est cet endroit du ive chant de l’Énéide :
Nox erat et placidum carpebant fessa soporemCorpora per terras ; sylvæque et sæva quierantÆquora ; quum medio volvuntur sidera lapsu,Quum tacet omnis ager ; pecudes, pictæque volucres…
§ III. Figures du style sublime.
Les figures de pensée qui se rapportent au style sublime, autrement dites de mouvement, sont : l’apostrophe, l’interrogation, l’interruption, la dubitation, l’êpiphonème, l’exclamation, l’optation, la déprécation, l’imprécation, l’obsécration, la réticence et la prosopopée.
Apostrophe.
L’apostrophe est une figure de grand mouvement. Par elle on semble perdre de vue ceux à qui l’on parle pour s’adresser brusquement à d’autres, au ciel, à la terre, aux esprits célestes ou infernaux, etc.
Énée, au deuxième livre de l’Éneide, déplorant l’aveuglement des Troyens, s’écrie dans un mouvement patriotique dont l’effet est dû à l’apostrophe :
Trojaque nunc stares, Priamique arx alla, maneres !« Troie, tu serais debout, tu subsisterais, altière cité de Priam ! »
Rousseau, dans son Discours sur les lettres, adresse à la vertu cette magnifique et éloquente apostrophe :
« Ô vertu, science sublime des âmes simples, faut-il donc tant de peine et d’appareil pour te connaître ? Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les cœurs, et ne suffit-il pas, pour apprendre tes lois, de rentrer en soi-même et d’écouter la voix de sa conscience, dans le silence des passions ? »
Phèdre, dans la tragédie de ce nom, adresse au soleil, comme à l’auteur de sa race, cette saisissante apostrophe :
Noble et brillant auteur d’une triste famille,Toi, dont ma mère osait se vanter d’être fille,Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,Soleil, je le viens voir pour la dernière fois.
Interrogation.
L’interrogation, figure de mouvement, procède de l’indignation, de la crainte, de l’étonnement, de la passion. Par elle, l’on presse de questions celui qu’on veut convaincre ou persuader. Et elle n’est pas moins familière aux poetes qu’aux orateurs, comme étant propre à donner de l’âme, du feu et de l’énergie au style.
Dans l’Andromaque de Racine, Hermione dit à Oreste, en parlant de Pyrrhus :
Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? à quel titre ?Qui te l’a dit ?
Joad, dans Athalie, surpris de voir Josabeth s’entretenir avec Mathan, lui adresse ce discours qui tire toute sa vivacité de l’emploi de cette figure :
Où suis-je ? de Baal ne vois-je pas le prêtre ?Quoi ! fille de David, vous parlez à ce traître ?Vous souffrez qu’il vous parle ? Et vous ne craignez pasQue du fond de l’abîme, entr’ouvert sous ses pas,Il ne sorte, à l’instant, des feux qui vous embrasent,Ou qu’en tombant sur lui ces murs ne vous écrasent ?Que veut-il ? De quel front cet ennemi de DieuVient-il infecter l’air qu’on respire en ce lieu ?
Interruption.
L’interruption est une figure de grand mouvement, par laquelle l’orateur, en proie à une violente passion, passe sans suite d’une idée à une autre et s’interrompt brusquement dans ses pensées.
Ainsi fait Oreste, dans son désespoir, après le meurtre de sa mère Clytemnestre (tragédie de Crébillon) :
Ô dieux ! que mes remords, s’il se peut, vous fléchissent !Que mon sang et mes pleurs, hélas ! vous attendrissent !Mais quoi ? Quelle vapeur vient obscurcir les airs ?Grâce au ciel ! on m’entr’ouvre un chemin aux enfers,Descendons : les enfers n’ont rien qui m’épouvante ;Suivons le noir sentier que le sort me présente,Cachons-nous dans l’horreur d’une éternelle nuit.Quelle triste clarté, dans ce moment, me luit ?Qui ramène le jour dans ces retraites sombres ?Que vois-je !… Mon aspect épouvante les ombres,Que de gémissements ! Que de cris douloureux !Oreste… Qui m’appelle en ce séjour affreux ?Égiste… C’en est trop, il faut que ma colère…Que vois-je dans ces mains ? La tête de ma mère.Quels regards ! Où fuirai-je ? Ah ! monstre furieux !Quel spectacle oses-tu présenter à mes yeux ?Je ne souffre que trop, monstre cruel, arrête…À mes yeux effrayés dérobe cette tête.Ah ! ma mère, épargnez votre malheureux fils.Ombre d’Agamemnon, sois sensible à mes cris !…
Le désordre des idées, le tumulte du délire, le flux et le reflux continuel d’une âme qu’agite le remords, que tourmente l’image poignante du parricide accompli, se peignent dans ces phrases vives, courtes, incessamment entrecoupées et interrompues.
Dubitation.
La dubitation est une figure par laquelle l’orateur feint de ne pas savoir ce qu’il doit dire ou faire.
Elle s’emploie à exprimer les mouvements impétueux ou irrésolus d’une âme qu’agite une violente passion, qu’atterre le désespoir.
Ne sachant que résoudre, C. Gracchus s’écrie :
« Misérable ! où puis-je aller ! quel asile m’est ouvert ? Le Capitole ? il est inondé du sang de mon frère. Ma maison ? j’y verrais ma malheureuse mère fondre en larmes et mourir de douleur ».
Ce cri de l’orateur émut de pitié jusqu’à ses ennemis, suivant le rapport de Cicéron (de Orat., iii, 56).
Didon, la reine Didon qui s’est vue dédaignée par celui qu’elle nomme un aventurier, laisse éclater son dépit dans ces humiliantes irrésolutions : c’est bien l’accent de l’orgueil blessé et d’un orgueil de femme (Virg., Én. liv. IV).
En quid agam ? rursusne procos irrisa prioresExperiar ? Nomadumque petam connubia supplex,Quos ego sum toties jam dedignata maritos ?Iliacas igitur classes atque ultima TeucrûmJussa sequar ? Quiane auxilio juvat ante levatosEt bene apud memores veteris stat gratia facti !Quis me autem, fac velle, sinet ? ratibusve superbisInvisam accipiet ? Nescis, heu ! perdita, necdùmLaomedonteæ sentis perjuria gentis.
Racine, dans le passage suivant, peint, à grands traits, l’irrésolution de Phèdre. Va-t-elle perdre sa rivale et réveiller le courroux de Thésée contre un sang odieux, celui des Pallantides ? Et elle ajoute :
Que fais-je ? où ma raison se va-t-elle égarer ?Moi jalouse ! et Thésée est celui que j’implore !Mon époux est vivant et moi je brûle encore !Pour qui ? Quel est le cœur où prétendent mes vœux ?Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux.Mes crimes désormais ont comblé la mesure :Je respire à la fois l’inceste et l’imposture.Mes homicides mains, prêtes à se venger,Dans le sang innocent brûlent de se plonger.Misérable ! et je vis, et je soutiens la vueDe ce sacré soleil dont je suis descendue !J’ai pour aïeul le père et le maître des dieux ;Le ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux.Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale.Mais, que dis-je ? Mon père y tient l’urne fatale ;Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains,Minos juge aux enfers tous les pâles humains.
Épiphonème.
L’épiphonème est une réflexion courte et vive jetée à la fin d’un récit. C’est là ce qui la distingue de la sentence, qui peut se placer n’importe à quel endroit. En voici des exemples :
Fas omne abrumpit : Polydorum obtruncat et auroVi potitur : quid non mortalia pectora cogis,Auri sacra fames ?
« Au mépris de tous les droits, il tue Polydore, et s’empare de son or. À quoi ne pousses tu pas le cœur des humains, sacrée soif de l’or ? »
… Tantaene animis cœlestibus iræ !
Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots ?
Tantæ molis erat Romanam condere gentem !
Delille traduit :
… Tant dut coûter de peineCe long enfantement de la grandeur romaine !
Rien de plus ravissant que la réflexion suivante, mise en épiphonème, dans un chœur d’Esther :
Heureux, dit-on, le peuple florissant,Sur qui ces biens coulent en abondance !Plus heureux le peuple innocent,Qui dans le Dieu du ciel a mis sa confiance !
Exclamation.
L’exclamation, expression d’un sentiment vif et subit de l’âme, éclate par des interjections : c’est d’ordinaire le cri de la fureur ou de l’indignation, quelquefois l’accent de la sensibilité et du regret. En voici plusieurs exemples, d’abord de l’indignation ou du dépit. C’est Didon qui éclate de fureur de s’être vue délaissée, Virg. Énéide, liv. IV :
… Proh, Jupiter ! ibitHic, ait, et nostris illuserit advena regnis !« Grand Jupiter ! il s’en ira, dit-elle, et cet aventurier nous aura jouée dans nos États ! »
Puis de la douleur et du regret :
O patria ! ô divûm domus, Ilium ! et inclyta belloMœnia Dardanidum !
« Ô patrie, ô cité bâtie par les dieux ! murailles qu’ont illustrées tant de batailles des Troyens ! »
D’une profonde douleur encore, comme nous le voyons dans ce passage tiré de l’oraison funèbre de la duchesse d’Orléans par Bossuet :
« Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable ! où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, Madame est morte. »
À cette exclamation, l’auditoire s’émut profondément, à ce qu’on rapporte, et l’orateur ne put de quelques instants, continuer.
Optation.
L’optation est une figure par laquelle on exprime l’ardeur de son amour, la vivacité de ses désirs et la violence de sa douleur.
En voici plusieurs exemples, deux de Virgile, le troisième de Massillon :
… Superet modò Mantua nobis,Mantua, væ miseræ nimium vicina Cremonæ !« Que Mantoue nous reste seulement, Mantoue, trop voisine de la malheureuse Crémone ! »
O mihi tam Iongæ maneat pars ultima vitæ,Spiritus et quantum sat erit tua dicere facta !« Puissé-je vivre assez longtemps, conserver assez de verve pour chanter tes exploits ! »
À la vivacité du sentiment se joint, dans le passage suivant, l’onction de l’éloquence sacrée :
« Vous êtes, Sire, le seul héritier du trône de Charle magne et de saint Louis, puissiez-vous l’être de leurs vertus ! Puissent ces grands modèles revivre en vous par l’imitation plus encore que par le cœur ! Puissiez-vous devenir, vous-même, le modèle des rois, vos successeurs !… »
Déprécation.
La déprécation consiste à substituer au simple raisonnement d’instantes prières, appuyées sur tous les motifs qu’on croit les plus propres à toucher ceux que l’on presse de faire ou de ne pas faire quelque chose. En voici un exemple tiré de la tragédie de la Mort de César par Voltaire. C’est Brutus qui parle :
Sais-tu que le Sénat n’a point de vrai RomainQui n’aspire, en secret, à te percer le sein ?Que le salut de Rome et que le tien te touche,Ton génie alarmé te parle par ma bouche.Il me pousse, il me presse, il me jette à tes pieds ;César, au nom des dieux, dans ton cœur oubliés,Au nom de tes vertus, de Rome et de toi-même,Dirai-je ? au nom d’un fils qui frémit et qui t’aime,Qui te préfère an monde et Rome seule à toi,Ne me rebute pas.
Imprécation.
L’imprécation est une figure par laquelle on invoque les dieux du ciel ou des enfers ou telle autre puissance supérieure contre un objet que nous exécrons. « Dii te perduint, fugitive ! »
dit Cicéron, pro Dejot., c. 7, en faisant usage de l’imprécation.
Voltaire fait dire à Œdipe, dans la tragédie de ce nom :
Punissez l’assassin, dieux qui le connaissez !Soleil, cache à ses yeux le jour qui nous éclaire !Qu’en horreur à ses flls, exécrable à sa mère,Errant, abandonné, proscrit dans l’univers,Il rassemble sur lui tous les maux des enfers,Et que son corps sanglant, privé de sépulture,Des vautours acharnés devienne la pâture.
Voyez dans Virgile, Énéide IV, les imprécations de Didon et dans la tragédie d’Horace, celles de Camille :
Rome, l’unique objet de mon ressentiment…
Obsécration.
L’obsécration, de même que la déprécation, figure dont nous avons parlé plus haut, signifie dans son exception propre, instante prière ou supplications adressées à celui qu’on a à cœur de persuader. Fénelon, dans son Télémaque, fait parler ainsi Philoctète à Néoptolème : « Ô mon fils ! je te conjure par les mânes de ton père, par ta mère, par tout ce que tu as de plus cher sur la terre, de ne pas me laisser seul sous le poids des maux que tu vois. »
Voyez au IVe livre de l’Énéide (vers 424 et sq.) les supplications que Didon charge sa sœur Anne d’adresser au prince troyen, pour qu’il diffère au moins son départ.
I, soror, atque hostem supplex affare superbum…
Le discours de Pacuvius à son fils Pérolla pour le détourner d’assassiner Annibal, et que nous avons fait connaître ailleurs, est un magnifique exemple d’obsécration.
Réticence.
La réticence ou aposiopèse (du grec ἀποσιώπησις) est une figure par laquelle on s’interrompt brusquement pour passer à une autre idée, mais de telle manière que ce qu’on a comme laissé échapper suffise, pour l’intelligence de ce qu’on affecte de sous-entendre. Tel est le fameux
Quos ego…
du discours de Neptune aux vents déchaînés au 1er liv. de l’Énéide.
Et cet autre passage du Britannicus de Racine :
Et ce même Sénèque et ce même Burrhus,Qui depuis… Rome alors estimait leurs vertus.
Cet autre encore, de la tragédie de Phèdre :
Prenez garde, Seigneur, vos invincibles mainsOnt de monstres sans nombre affranchi les humains ;Mais tout n’est pas détruit et vous en laissez vivre.Un… votre fils, seigneur, me défend de poursuivre.
Cet autre enfin, pour nous en tenir là :
En l’appui de ton Dieu tu t’étais reposé.De ton frivole espoir es-tu désabusé ?Il laisse en mon pouvoir et son temple et ta vie ;Je devrais, sur l’autel où ta main sacrifie,Te… Mais du prix qu’on m’offre, il me faut contenter.Ce que tu m’as promis, songe à l’exécuter.
Prosopopée.
La Prosopopée (du grec προσωποποιΐα) est une figure de grand mouvement. Par elle, on s’interrompt brusquement pour mettre en scène, pour faire parler des présents ou des absents, des êtres inanimés, le ciel, la terre, ou imaginaires, souvent des morts qu’on évoque du tombeau.
Brutus, dans la tragédie de ce nom, de Voltaire, près de sacrifier les intérêts de son pays et redoutant la vengeance céleste, s’écrie :
… Du ciel qui tonne sur ma tête,J’entends la voix qui crie : arrête, ingrat, arrête,Tu trahis ton pays.
Il y a, dans l’antiquité, deux beaux exemples de prosopopée : l’un de Cicéron qui, dans sa première catilinaire évoque la Patrie dont la personne même reproche àl’orateur, alors que le crime de Gatilina est avéré, ses scrupules, ses hésitations à punir le traître.
« Tulli, quid agis ? Tunc eum quem esse hostem comperisti, quem ducem belli futurum vides, quem exspectari imperatorem in castris hostium sentis, auctorom sceleris, principem conjurationis, evocatorem civium perditorum, exire patieris… ? » « Tullius, que fais-tu ? Ce traître dont tu as dévoilé les desseins hostiles, que tu vois tout prêt à lever l’étendard de la guerre, qu’on attend, tu le sais, dans le camp ennemi, l’auteur du complot, le chef de la conjuration et qui fait appel à tous les pervers citoyens, tu le laisseras s’en aller ?… »
L’autre se peut lire dans le Criton de Platon, ch. 12, où il s’agit de Socrate à qui ses amis ont ménagé les moyens de s’enfuir de sa prison. Le sage se figure : entendre les lois qui le dissuadent et lui disent : « Ignores, tu donc, toi qu’on nomme sage, que la patrie est plus vénérable encore qu’une mère, qu’un père, que tous les aïeux ? que, lorsqu’elle t’envoie aux combats recevoir des blessures et la mort, ton devoir est.d’obéir ? que c’est un crime de fuir, de céder, de déserter le poste qu’elle t’assigne ? que tu dois sur le champ de bataille, dans les tribunaux, partout, te soumettre à ce qu’elle commande ? »
Il faut lire dans le texte grec cette admirable prosopopée, simple et sublime à la fois.
Ainsi parlent dans Cicéron la patrie et dans Platon les lois. Voyons comment, au siècle dernier, J.-J. Rousseau, évoquant la grande ombre de Fabricius, la fait parler.
C’est un des plus magnifiques exemples de prosopopée que fournisse notre langue.
« Ô Fabricius ! qu’eût pensé votre grande âme si, pour votre malheur, rappelé à la vie, vous eussiez vu la face pompeuse de cette Rome sauvée par votre bras et que votre nom respectable avait plus illustrée que toutes ses conquêtes ! Dieux ! eussiez-vous dit, que sont devenus ces toits de chaume et ces foyers rustiques qu’habitaient jadis la modération et la vertu ? Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité romaine ? Quel est ce langage étranger ? quelles sont ces mœurs efféminées ? que signifient ces statues, ces tableaux, ces édifices ? Insensés ! qu’avez-vous fait ? vous les maîtres des nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes que vous avez vaincus. Ce sont des rhéteurs qui vous gouvernent. C’est pour enrichir des architectes, des statuaires, des peintres et des histrions que vous avez arrosé de votre sang la Grèce et l’Asie. Les dépouilles de Carthage sont la proie d’un joueur de flûte. Romains, hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres, brisez ces marbres, brûlez ces tableaux, chassez ces esclaves qui vous subjuguent et dont les funestes arts vous corrompent. Que d’autres mains s’illustrent par de vains talents ; le seul talent digne de Rome est celui de conquérir le monde et d’y faire régner la vertu. Quand Cynéas prit notre sénat pour une assemblée de rois, il ne fut éblouï ni par une pompe vaine, ni par une élégance recherchée. Il n’y entendit point cette éloquence frivole, l’étude et le charme des hommes futiles. Que vit donc Cynéas de majestueux ? Ô citoyens ! il vit un spectacle que ne donneront jamais vos richesses ni tous vos arts, le plus beau spectacle qui ait jamais paru sous le ciel, l’assemblée de deux cents hommes vertueux, dignes de commander à Rome et de gouverner la terre. »
Cette figure, dit M. Le Clerc (Rhét., p. 283), se borne fréquemment à apostropher des choses insensibles : « Glaive du Seigneur, quel coup vous venez de frapper ! »
s’écrie Bossuet dans l’oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche.
Chapitre II. Figures de mots.
Les figures dites de mots ou d’expression sont tellement dépendantes du mot ou du tour de phrase, que si l’on change l’un ou l’autre, elles disparaissent. Ces figures sont : l’adjonction, la disjonction, la complexion, la conversion, la répétition, la réversion, l’apposition.
Adjonction.
L’adjonction consiste à n’exprimer qu’une fois le mot ou les mots auxquels s’unissent ou se rapportent plusieurs parties d’une phrase. Tel est le mot cessent, dans ce passage de La Fontaine :
Ainsi dit, ainsi fait, les mains cessent de prendre,Les bras d’agir, les jambes de marcher.
Tels sont les mots faut-il vous rappeler ? du passage suivant de la tragédie d’Athalie de notre Racine :
Faut-il, Abner, faut-il vous rappeler le coursDes prodiges fameux accomplis de nos jours ?Des tyrans d’Israël les fameuses disgrâces,Et Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces ?L’impie Achab détruit et de son sang trempéLe champ que par le meurtre il avait usurpé ?Près de ce champ fatal, Jésabel immolée,Sous les pieds des chevaux cette reine foulée,Dans son sang inhumain les chiens désaltérésEt de son corps hideux les membres déchirés ?Des prophètes menteurs la troupe confondue,Et la flamme du ciel sur l’autel descendue ?…
Le morceau continue ainsi plusieurs vers encore.
Disjonction.
La disjonction (en grec τὸ ἀσύνδετον ou διάλυτον), disjoint les diverses parties d’une phrase en supprimant les particules conjonctives, et cela afin de rendre le discours plus vif et plus animé. Tel est cet endroit de l’oraison funèbre de Turenne par le père Mascaron :
« Les dehors même de la guerre, le son des instruments, l’éclat des armes, l’ordre des troupes, le silence des soldats, le commencement, les progrès, la consommation de la victoire, les cris différents des vaincus et des vainqueurs attaquent l’âme par tant d’endroits qu’enlevée à tout ce qu’elle a de sagesse et de modération, elle ne connaît plus Dieu ni elle-même. »
Complexion.
La complexion consiste à finir plusieurs phrases de suite par les mêmes termes ou locutions. Bourdaloue fait usage de cette figure dans le passage suivant :
« Tout l’univers est rempli de l’esprit du monde : on juge selon l’esprit du monde, on agit, on se gouverne selon l’esprit du monde. Le dirai-je ? on voudrait même servir Dieu selon l’esprit du monde. »
Conversion.
La conversion est une figure qui consiste à terminer les divers membres qui composent une période par le même tour. Tel est le passage suivant, extrait d’une Philippique de Cicéron :
« Vous avez perdu trois grandes armées, c’est Antoine qui les a fait périr. Vous regrettez les plus grands hommes de la république, c’est Antoine qui vous les a ravis. L’autorité du sénat est anéantie, c’est Antoine qui l’a détruite. »
Répétition.
La répétition consiste à répéter plusieurs fois les mêmes expressions, afin d’insister sur la pensée qu’on veut rendre, sur le sentiment qu’on veut exprimer. Elle est très propre à peindre une passion ardente, une émotion vive et profonde : le style en tire à la fois plus de grâce et de force. De quel effet n’est-elle pas dans ce passage de la tragédie de Zaïre par Voltaire ! C’est Lusignan qui parle, avec toute l’effusion de la tendresse paternelle, à sa chère fille :
Ma fille, tendre objet de mes dernières peines,Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines.C’est le sang de vingt rois, tous chrétiens comme moi,C’est le sang des héros, défenseurs de leur foi ;C’est le sang des martyrs. Ô fille encor trop chèreConnais-tu ton destin ! sais-tu quelle est ta mère ?Sais-tu bien qu’à l’instant que son flanc mit au jourCe triste et dernier fruit d’un malheureux amour,Je la vis massacrer par la main forcenée,Par la main des brigands à qui tu t’es donnée ?
Réversion.
La réversion consiste à faire revenir en quelque sorte les mots et tour à tour avec un sens différent. On dit par réversion : « Il ne faut pas vivre pour manger, mais manger pour vivre. » C’est par réversion encore qu’un orateur sacré a pu dire : « Nous ne devons pas juger des règles et des devoirs par les mœurs et les usages, mais nous ne devons pas juger des mœurs et des usages par les règles et les devoirs. C’est donc la loi de Dieu qui doit être la règle constànte des temps et non pas la variation des temps qui doit devenir la règle de la loi de Dieu. »
Apposition.
L’apposition fait d’un substantif ajouté À un autre, un véritable adjectif qualificatif. Elle convient plus particulièrement au style soutenu. La poésie en fait souvent usage. Louis Racine, dans son poème de la Religion, dit par apposition :
C’est dans un faible objet, imperceptible ouvrage,Que l’art de l’ouvrier me frappe davantage.
Il y a un grand nombre de figures de mots qui sont plus spécialement du domaine de la Grammaire et que nous nous bornerons à indiquer : telles sont : l’ellipse (du grec ἡ ἔλλειψις), qui supprime des mots dont la phrase peut se passer ; le pléonasme (du grec ὁ πλεονασμός), qui en ajoute de surabondants ; la syllepse (du grec ἡ σύλληψις), qui oublie le mot pour l’idée ; l’hyperbate (du grec τὸ ὑπερϐατον), qui transpose l’ordre grammatical ; l’énallage (du grec ἡ ἐναλλαγή), qui substitue un genre ou un mode à un autre ; l’antiptose (du grec ἡ ἀντίπτωσις), qui prend un cas pour un autre ; l’anastrophe (du grec ἡ ἀναστροφή) qui renverse les mots ; la tmèse (du grec ἡ τμῆσις), qui coupe un terme en deux ; la synchyse (du grec ἡ σύγχυσις), qui fait confusion de l’incise avec la phrase principale ; et, par rapport aux syllabes ou aux lettres, la diérèse (du grec ἡ διαίρεσις), qui d’une syllabe en fait deux ; la synérèse (du grec ἡ συναίρεσις), qui de deux syllabes en fait une ; la syncope (du grec ἡ συνκοπή), qui retranche une syllabe au milieu d’un mot ; l’apocope (du grec ἡ ἀποκοπή), qui en retranche une à la fin, et la paragoge (du grec ἡ παραγωγή), qui en ajoute une. Nous ne poursuivons pas plus loin cette liste qui, nous l’avons dit, est du ressort de la Grammaire, et nous terminerons cette longue nomenclature des figures de mots pour faire connaître celles qui sont désignées sous le nom de tropes.
Tropes.
On appelle ainsi (du grec τροπή, changement) des figures par lesquelles on donne aux mots des significations qui diffèrent de leur signification primitive. Ainsi l’on dit trente voiles, pour trente navires.
Dans ces phrases, le feu brûle, la lumière éclaire, brûler et éclairer sont pris dans leur sens propre.
Mais, qu’au lieu d’appliquer l’idée de brûler au feu, celle d’éclairer à la lumière, je dise : la fièvre brûle, l’expérience éclaire, brûler et éclairer sont alors pris dans un autre sens : ils se montrent sous une forme, sous une figure d’emprunt. Aussi dit-on qu’ils sont pris au figuré, et, de ce changement de signification, l’expression elle-même emprunte la dénomination de trope.
Les tropes, par leur variété, contribuent : 1° à enrichir la langue ; 2º à rendre plus énergique ou plus gracieuse l’expression.
Ils l’enrichissent en ce qu’ils multiplient l’usage d’un même mot et servent à suppléer les termes qui font défaut. Ainsi l’on dira, en passant du sens propre au sens figuré, le feu du regard, la clarté du langage, une lueur ou un rayon d’espoir, l’une des lumières du barreau.
Ils rendent plus énergique ou plus vive et, à l’occasion, plus gracieuse l’expression par l’image dont ils la revêtent. Telles sont les locutions, bouffi d’orgueil, pétri de vanité, enivré de plaisir, etc. Lucain, pour dire qu’un Phénicien trouva les caractères de l’alphabet, dit plus élégamment :
Phœnices primi, famæ si creditur, ausiMansuram rudibus vocem signare figuris.
Et Brébeuf après lui :
C’est de lui que nous vient cet art ingénieuxDe peindre la parole et de parler aux yeux,Et, par cent traits divers de figures tracées,Donner de la couleur et du corps aux pensées.
Les tropes, pour être admis, doivent être clairs, faciles, naturels et bien amenés. Quoi de plus ridicule, par exemple, que de dire, comme dans les Précieuses de Molière ;
voiturez-nous ici les commodités de la conversation
, pour demander un siège ;
contentez l’envie qu’a ce fauteuil de vous embrasser
, pour dire prenez un siège ; que d’appeler un miroir
le conseiller des grâces
, et, comme Tertullien, le déluge
la lessive de la nature, naturæ lixivium
? Toutes ces bizarres locutions ne méritent pas d’être honorées du nom de tropes. Ce n’est plus qu’un langage barbare, impropre, faux, louche, obscur.
Les divers tropes sont : 1° la métaphore et ses espèces, la catachrèse, l’allégorie ; 2º la métonymie et ses espèces, la métalepse, l’antonomase ; 3º la synecdoque ; 4º l’ironie ; 5º l’euphémisme ; 6º l’hyperbole et son contraire la litote ; 7º l’onomatopée ; 8º l’hypallage.
§ I. — Métaphore.
La métaphore (du grec ἡ μεταφορά) est un trope par lequel un mot se trouve transféré de sa signification primitive à une autre signification qui ne lui convient qu’en vertu d’une comparaison qui est dans l’esprit.
Lorsqu’on dit qu’une campagne est riante, cela ne veut pas dire que la campagne rit, mais seulement qu’elle est agréable à la vue, de même qu’il nous est agréable de voir une personne qui rit. C’est dans ce rapprochement que consiste la métaphore.
La métaphore, toutefois, diffère de la comparaison. Qu’on dise d’un guerrier qu’il s’élançait comme un lion au milieu des ennemis, c’est une comparaison. Mais qu’on dise, du même guerrier, que c’est un lion qui s’élançait au milieu des ennemis, ce n’est plus une comparaison, c’est une métaphore.
La métaphore est le trope le plus beau, le plus riche et ta plus fréquemment employé. C’est par lui que le style s’embellit et se colore, que tout vit dans la poésie et dans l’éloquence.
Dire d’une ville livrée au sommeil et à l’ivresse qu’elle est ensevelie dans le sommeil et le vin, c’est faire avec Virgile, qui a dit (Énéide, II, v. 265) :
Invadunt urbem somno vinoque sepultam,
une double et admirable métaphore.
La métaphore pèche lorsqu’elle est forcée, prise de loin ; et que le rapport n’est ni bien marqué ni bien sensible, telle que celle-ci de Théophile :
« Je baignerai mes mains dans les ondes de tes cheveux. »
On dit des cheveux ondoyants, mais non les ondes des cheveux ; aussi n’y peut-on baigner ses mains.
Elle pèche lorsqu’elle a trop de hardiesse. On reproche à Corneille d’avoir dit :
La vapeur de mon sang ira grossir la foudre.
Elle est trop forte, elle est gigantesque. Il faut en dire autant de cette autre de J.-B. Rousseau :
Arbres dépouillés de verdure,Malheureux cadavres des bois.
Elle pèche encore si les idées que réveillent les termes métaphoriques, ne peuvent se lier dans l’esprit. On ne saurait dire avec le poète Malherbe :
Prends ta foudre, Louis, et va comme un lion.
Les idées de foudre et de lion sont inconciliables. Ne dites pas non plus, avec Racine, qu’on verra :
Et de sang et de morts les campagnes jonchées.
Elles peuvent être abreuvées de sang mais non jonchées.
La métaphore n’admet point non plus d’image dégoûtante ou qui répugne. Boyaux, dans le sens propre, peut être pris pour entrailles, intestins ; mais vous ne sauriez dire avec cet étranger (Anglais) écrivant à Fénelon : Monseigneur, vous avez pour moi des boyaux de père.
Il voulait dire des entrailles, le seul admis dans le sens métaphorique.
La hardiesse d’une métaphore peut, mais en prose seulement, être atténuée par les correctifs pour ainsi dire, si j’ose parler ainsi, etc., etc., formules qui feraient languir la poésie, toujours libre dans ses allures.
Catachrèse.
La catachrèse (en grec κατάχρησις, abus) consiste à se servir abusivement d’un mot pour un autre, lorsqu’il y a entre eux un rapport marqué de signification. Ainsi l’on dit qu’un cheval est ferré d’argent, qu’un enfant va à cheval sur un bâton. Horace (liv. II, Sat. 3, vers 24) dit :
Ludere par impar, equitare in arundine longa.
Dieu dit à Moïse : « Je ferai pleuvoir pour vous des pains du ciel »
, et ces pains étaient la manne.
C’est par catachrèse qu’on dit : une feuille de papier, une feuille de zinc, une feuille d’étain, etc. ; les glaces d’un appartement, les glaces d’une voiture, et même une glace à la vanille, au citron, etc.
C’est de même par catachrèse qu’on a fait dériver du verbe latin succurrere le sens d’aider ou secourir, du verbe petere le sens d’attaquer, du verbe animadvertere le sens de punir.
Allégorie.
L’allégorie (en grec ἡ ἀλληγορία) est un discours plus ou moins étendu, qui, sous le sens littéral, cache un autre sens qu’on veut faire entendre. Elle substitue au véritable objet, un objet fictif mais semblable au moins à plusieurs égards et règle ensuite les idées et les expressions de telle manière qu’il y ait entre les deux objets une complète similitude. C’est, à proprement parler, une métaphore continue ; et, pour caractériser la transparence du voile dont elle se couvre, un poète a bien dit :
L’Allégorie habite un palais diaphane.
Voltaire, dans les vers suivants, nous donne un charmant exemple de l’allégorie :
Les états sont égaux, mais les hommes diffèrent.Où l’imprudent périt, les habiles prospèrent.Le bonheur est le port où tendent les humains ;Les écueils sont fréquents et les vents incertains :Le Ciel, pour aborder cette terre étrangère,Accorde à tout mortel une barque légère.Ainsi que les secours, les dangers sont égaux.Qu’importe, quand l’orage a soulevé les flots,Que la poupe soit peinte ou que le mât déploieUne voile de pourpre et des câbles de soie ?L’art du pilote est tout et, pour dompter les vents,Il faut la main du sage et non des ornements.
Comme modèle d’allégorie, nous pourrions encore citer cette ingénieuse pièce où Mme Deshoulières, sous l’emblème d’une bergère qui parle à ses brebis, rend compte à ses enfants de ce qu’elle a fait pour eux et se plaint tendrement de ses mauvais succès. En voici le début :
Dans ces prés fleurisQu’arrose la Seine,Cherchez qui vous mène,Mes chères brebis.
J’ai fait pour vous rendreLes destins plus doux,Ce qu’on peut attendreD’une amitié tendre…
Mentionnons encore cette ode allégorique où Horace, sous l’image d’un vaisseau, représente la république romaine et sous celle des flots et des vents déchaînés, les troubles qui l’agitent et les périls dont elle était menacée :
O navis, referent in mare te noviFluctus ? O quid agis ? Fortiter occupaPortum. Nonne vides utNudum remigio latus,Et malus celeri saucius Africo,Antennæque gemant ?
Un soin qu’il faut avoir dans l’allégorie, c’est de conserver dans la suite du discours l’image dont on a emprunté les premières expressions.
Les adages ou proverbes, les paraboles, les charades, l’apologue et l’énigme sont du genre de l’allégorie.
§ II. — Métonymie.
Le mot métonymie (en grec ἡ μετωνυμία), dans son acception étymologique, signifie transposition ou échange de noms, nom mis pour un autre. Ce trope consiste donc à faire emploi d’un mot pour un autre, lorsqu’il y a entre eux quelques rapports de signification. Mais on le restreint aux usages suivants :
1º L’effet pour la cause.
Ovide (Métam., xii, vers 512) dit :
…………… Nec habebat Pelion umbras.
Pélion non plus n’avait pas d’ombre.
L’ombre est prise ici pour l’arbre qui la produit. Les poètes disent de la même manière, savoir : Horace,
pallida Mors, la pâle Mort
; Virg.,
pallentes morbi, les pâles maladies
;
tristis senectus, la vieillesse morose
; et Perse,
Pallida Pirene, la pâle Pirène
, comme étant consacrée aux Muses.
2º La cause pour l’effet.
On dit bien : Vivre de son travail, pour de ce que l’on gagne en travaillant.
On trouve dans le poète Térence :
Sine Cerere et Libero friget Venus,
et pour refrain d’une ballade de Mme Deshoulières :
L’amour languit sans Bacchus et Cérès
où l’on voit que Vénus, dans le premier, est pris pour l’Amour et, dans les deux, Cérès et Bacchus ou Liber pour leurs dons, c’est-à-dire, pour le pain et le vin.
On dit de même d’une personne qui a une belle écriture, qu’elle a une belle main ; d’un écrivain qui a un style ferme et vigoureux, qu’il a une bonne plume, ou que c’est une bonne plume.
L’Écriture dit :
Si peccaverit anima, portabit iniquitatem suam ; Si l’âme pèche, elle portera son iniquité
, c’est-à-dire le poids ou la peine de son iniquité.
3º Le contenant pour le contenu.
Virgile dit de Bitias, au livre 1er, v. 736 de l’Énéide :
… Ille impiger hausitSpumantem pateram…
Où l’on voit que la coupe écumeuse est mise pour le vin écumeux. Et nous disons vulgairement nous-mêmes : il aime la bouteille, pour dire il aime le vin.
Le nid se prend bien pour la couvée qu’il contient, et la forêt, dans Lucrèce, est mise pour le gibier qu’elle enferme.
4º La matière pour la chose qui en est faite.
C’est ainsi que nous disons : il saisit le fer pour le glaive ; que Juvénal (Sat. vi, vers 432) avait pu dire :
Ferrum est quod amant
en parlant du glaive d’un gladiateur ; ce que nous pouvons et devons traduire par : c’est le fer qu’elles aiment.
Virgile de même (Énéide, liv. I, v. 738) :
Pleno se proluit auro.
Où l’on voit que l’or est pris pour la coupe qui en est faite.
5º Le signe pour la chose signifiée.
Le sceptre ou le diadème se prennent pour la royauté, le trident pour l’empire maritime, la robe pour la magistrature.
Quinault a dit :
Dans ma vieillesse languissante,Le sceptre que je tiens pèse à ma main tremblante.
Et l’orateur romain : « Cedant arma togae… »
6º Le possesseur pour la chose possédée.
Virg. (Énéide, II, vers 311) dit :
Jam proximus ardetUcalegon.
Où Ucalégon est pris pour son palais.
7º Le nom du lieu où une chose se fait, pour la chose elle-même.
On dit : le Lycée, l’Académie, le Portique, la Sorbonne, un damas, un elbeuf, du sedan, ces trois derniers en parlant d’une lame de sabre et de draps.
8º Les parties du corps regardées comme le siège des passions pour les passions elles-mêmes.
On dit : Il a de la tête, pour dire qu’il a du jugement ou de la présence d’esprit ; il a du cœur, pour dire du courage ; mais dans Plaute, dans Perse, pour de l’esprit ou du sens, de la cervelle encore, pour dire du sens.
9º Le terme abstrait pour le concret.
Servitus se dit souvent pour servi, comme ἡ δουλεία, dans Thucydide liv. 5, 23, οἱ δοῦλοι. Custodia, dans Virgile, est pour custodes, comme ἡ φυλακή, dans Thucydide, est pour οἱ φύλακες. Ferri rigor, dans le vie liv. de l’Énéide, est pour ferrum rigidum. Corvi stupor, dans Phèdre (liv. I, 43), est pour corvus stupens ou stupidus et le colli longitudinem du même (liv. I, 8) est pour collum longum. C’est partout l’abstrait pour le concret. Nous disons de même :
………………… L’esclavage en silenceObéit à sa voix dans cette ville immense.
10º Enfin le souverain pour la pièce de monnaie dont elle porte l’empreinte :
Deux cents philippes d’or, dit Batteux. Nos pères disaient deux cents louis d’or.
Métalepse.
La métalepse (en grec μετάληψις) est une espèce de métonymie qui consiste à expliquer ce qui suit pour faire entendre ce qui précède et réciproquement. Elle fait passer, dit Quintilien, d’une idée à une autre,
ex alio in aliud viam præstat
, prenant l’antécédent pour le conséquent ou le conséquent pour l’antécédent.
Sors, qui veut dire le sort, est souvent pris, par métalepse, pour le partage des lots au sort et les lots eux-mêmes adjugés par le sort : c’est l’antécédent pour le conséquent.
Quand Virgile dit, dans son Énéide, liv. II :
Fuimus Troes, fuit Ilium…
C’est encore l’antécédent pour le conséquent.
Racine de même :
C’en est fait, Madame, et j’ai vécu.
Désideror qui veut dire se faire désirer ou souhaiter, se prend pour être regretté, être mort ou absent, manquer.
Horace dit :
Quinque dies tibi pollicitus me rure futurum,Sextilem totum, mandax desideror.
Il y a encore métalepse, lorsqu’on passe par degrés d’une signification à une autre : Virgile, Egl. i, dit :
Post aliquot, mea regna videns mirabor, aristas.
où l’on voit que les épis sont pris pour la moisson, la moisson pour l’été et l’été pour l’année.
Antonomase.
L’antonomase (en grec ἡ ἀντονομασία), autre sorte de métonymie, prend le nom commun pour le nom propre et réciproquement. Dans le premier cas, on veut faire entendre que la personne ou la chose dont on parle, excelle sur toutes celles qui sont comprises sous le nom commun. L’orateur, chez les Grecs, c’est Démosthène ; le poète, c’est Homère.
Dans le second cas, on fait entendre que celui dont on parle, ressemble au personnage célèbre ou fameux que signale l’histoire. On dit : C’est un Homère ou un Virgile en parlant d’un grand poète ; c’est un Crésus en parlant d’un homme riche ; un Sardanapale en parlant d’un voluptueux.
Astu ou, chez les Grecs, Ἀστύ, c’est la ville d’Athènes.
Urbs, chez les Romains c’est la ville de Rome. Xerxes protinus accessit Astu
, dit Cornel. Nep., Vie de Thém.
§ III. — Synecdoque.
La synecdoque (du mot grec ἡ συνεκδοχή, compréhension) est un trope qui fait concevoir à l’esprit plus ou moins que ne signifie, dans le sens propre, le mot dont on se sert. Avec le plus il réveille l’idée du moins et avec le moins, celle du plus.
De là 1° la synecdoque du genre. Qu’on dise : les mortels pour les hommes, c’est prendre le plus pour le moins, le terme mortels pouvant, à la rigueur, s’entendre des animaux, qui sont pareillement sujets à la mort.
2º La synecdoque de l’espèce. Qu’on dise d’un homme plaisant : c’est un plaisant corps ; d’un homme méchant : c’est un voleur, c’est prendre au contraire le moins pour le plus, le corps n’étant qu’une portion de l’homme et le penchant au vol qu’un des caractères du méchant.
Il y a synecdoque du nombre, soit qu’on prenne le singulier pour le pluriel ou le pluriel pour le singulier ; lorsqu’on dit, par exemple, l’ennemi vient à nous pour les ennemis viennent. Il est écrit dans les prophètes pour dire en quelque endroit d’un prophète.
C’est faire une synecdoque encore que de prendre la partie pour le tout ou le tout pour la partie. Nous disons cent voiles pour cent vaisseaux. Dans les poètes latins on trouve constamment la poupe ou la proue prises pour tout le navire, le toit, tectum, pris pour toute la maison. Virgile dit :
Ænean in regia ducit tecta
. Dans le même poète on trouve elephantus mis pour l’ivoire qui n’est qu’une partie de l’éléphant. Nous disons un castor pour dire un chapeau fait du poil de cet animal.
§ IV. — Ironie.
L’ironie (en grec ἡ εἰρωνεία), cache un sens opposé au sens littéral de l’expression ; en d’autres termes, elle exprime le contraire de ce qu’on pense. L’ironie socratique, ainsi nommée parce qu’elle était familière à Socrate, procédait par une suite d’interrogations qui, d’aveux en aveux forcés de la part de l’adversaire, l’amenaient infailliblement à rendre les armes : c’était là le triomphe du philosophe.
Citons pour exemple d’ironie ce passage de la Milonienne de Cicéron :
« Sed stulti sumus, qui Drusum, Africanum, Pompeium, nosmetipsos cum Clodio conferre audeamus. Tolerabilia fuerunt illa, Publici Clodii mortem æquo animo nemo ferre potest potest : luget senatus, mæret equester ordo, tota civitas confecta senio est ; squalent municipia, afflictantur caloniæ, agri denique ipsi tam beneficum, tam salutarem, tam mansuetum civem desiderant. »
Ce qui fait ressortir l’ironie, c’est en général l’exagération des idées, puis le ton de la voix et, plus encore, la connaissance qu’on a des mérites de la personne. Boileau, dans sa satire IXe, exalte ironiquement certains auteurs de son temps :
Pradon, comme un soleil, en nos jours a paru.Pelletier écrit mieux qu’Ablancourt et Patru.Cotin, à ses sermons traînant toute la terre,Fend des flots d’auditeurs pour aller à sa chaire.Sofal est le phénix des esprits relevés.
Expression favorite de la moquerie et du mépris, l’ironie est quelquefois la dernière ressource de la fureur et du désespoir. Oreste qui, pour obéir à Hermione, a immolé Pyrrhus, apprend que cette princesse n’a pu lui survivre et s’écrie :
Grâce aux cieux, mon malheur passe mon espérance !Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance !…
Et il termine cette sanglante ironie par un cri de joie qui y met le sceau :
Hé bien ! je suis content et mon sort est rempli.
Ce mot je suis content ! dit La Harpe, est le sublime de la rage, et qu’il exprime bien la situation du malheureux Oreste qui a tant fait pour l’ingrate !
§ V. — Euphémisme
L’euphémisme (en grec ὁ εὐφημισμός) est un trope qui adoucit ce qu’une idée a de trop rude, déguise ce qu’une image offre de désagréable.
Un ouvrier qui a fait sa tâche et n’attend plus que son salaire, au lieu de dire payez-moi, dit par euphémisme : N’avez-vous plus rien à m’ordonner ?
Les Grecs disent : ἐὰν οὗτός τι πάθῃ
, Dém., 1re Philippique, et les Latins :
si quid humanitûs acciderit
, dissimulant par là l’idée de mort, toujours désagréable, même en parlant d’un ennemi, et c’est là un euphémisme.
À cette figure se doit rapporter cette tournure si habilement ménagée qu’emploie l’orateur romain, lorsqu’au lieu de dire que les esclaves de Milon tuèrent Clodius, il s’exprime ainsi : « Fecerunt id servi Milonis quod suos quisque servos in tali re facere voluisset », « les esclaves de Milon firent ce que tout maître eût voulu que ses esclaves fissent en pareille circonstance. »
§ VI. — Hyperbole.
L’hyperbole (en grec ἢ ὑπερϐολή) est un trope qui, dans l’expression, va au-delà de la vérité, quelquefois même de la vraisemblance. « Cette exagération, dit Sénèque (De Benef., vii, 23) a pour but d’amener à la vérité par le mensonge »
, et j’ajouterai, de fixer à l’esprit ce qu’il doit croire en lui présentant des choses incroyables.
L’hyperbole peut, d’ailleurs, être en moins comme en plus. Ceux qui sont pourvus d’une imagination vive, se laissent d’ordinaire entraîner à l’hyperbole. Mais cette figure, si elle a ses qualités et ses avantages, elle a aussi ses défauts et ses inconvénients.
Un citoyen, mal renseigné, ayant annoncé dans Athènes la mort du grand Alexandre, l’orateur Démade s’écria que « si cette nouvelle était vraie, la terre entière aurait déjà senti l’odeur du mort »
. Cette saillie présente d’un seul trait l’étendue de l’empire d’Alexandre et l’immensité de sa puissance.
C’est par hyperbole que l’Écriture sainte a dit : « Je vous donnerai une terre où coulent des ruisseaux de lait et de miel. »
Et Fléchier : « Des ruisseaux da larmes coulèrent des yeux de tous les habitant »
(Orais. funèbre de Turenne.)
L’hyperbole, si elle n’est exclue des sujets sérieux, n’y peut être employée, du moins, qu’avec beaucoup de ménagement. Mais elle aime à se parer en poésie de toute sa grâce, à se revêtir du plus beau coloris, des plus séduisantes images. Telle est cette hyperbole où Virgile peint l’agilité de l’amazone Camille à la course. (Énéide, VII, vers 808) :
Illa vel intactæ segetis per summa volaretGramina, nec teneras cursu læsisset aristas ;Vel mare per medium, fluctu suspensa tumenti,Ferret iter, celeres nec tingeret æquore plantas.« Elle eût volé, dit-il, sur un champ de blé sans faire ployer les tendres épis, ou traversé la mer, suspendue sur les flots émus, sans mouiller ses pieds agiles. »
Mais, dit un célèbre rhéteur, « poussée au-delà du but, souvent l’hyperbole manque son effet et disparaît », τὸ γὰρ ἐνίοτε περαιτέρω προεκπίπτειν ἀναιρεῖ τὴν ὑπερϐολήν »
et il ajoute : « car, en pareil cas, ce qui est trop tendu se détend », καὶ τὰ τοιαῦτα ὑπερτεινόμενα χαλᾶται »
Long., ch. 31.
C’est le défaut du distique suivant de Martial : liv. VIII, 36.
Hæc, Auguste, tamen quæ vertice sidera pulsat,Par domus est cœlo, sed minor est domino.
dont voici la traduction : « Ce palais, qui pourtant de sa cime frappe les astres, Auguste, peut se mesurer avec le ciel, mais il est trop petit pour (ou inférieur à) son maître. »
Ce qu’un imitateur applique à Louis XIV, dans son regret de le voir à l’étroit au Louvre :
Une si grande MajestéA trop peu de toute la terre.
Moins ridicules peut-être, dans leur hyperbole, sont les deux vers suivants de la Pharsale de Brébeuf :
De morts et de mourants cent montagnes plaintives ;D’un sang impétueux cent vagues fugitives.
Un mot d’Agésilas à un homme qui ne parlait que par hyperboles est remarquable : « Je ne priserai jamais, lui dit-il, un cordonnier qui ferait des souliers plus grands que le pied. »
§ VII. — Litote.
La litote (en grec ἡ λιτότης), figure dont l’étymologie veut dire diminution, est un trope qui paraît affaiblir une idée dont l’accessoire fera sentir toute la force. On dit la moins par égard, mais on sait bien que ce moins réveillera l’idée du plus.
Lorsque, dans le Cid de Corneille, Chimène dit à Rodrigue, son amant,
va, je ne te hais point
, elle lui fait entendre bien plus qu’elle ne dit.
Il faut voir une litote dans ce mot du Corydon de Virgile, Egl. ii, vers 25 : « Nec sum adeo informis, je ne suis pas si laid »
; dans cet autre d’Horace (liv. I, ode 23) qu’il applique à Pythagore : « Non sordidus auctor Naturœ verique…, interprète de la nature et de la vérité, qui ne fut pas si méprisable »
; ce qui veut dire « sublime ou des plus estimables ».
§ VIII. — Onomatopée.
L’onomatopée (en grec ἡ ὀνοματοποιΐα) dénomme les objets, en vertu de l’imitation : c’est le bruit de tel objet, le cri de tel autre, qui lui sert de règle.
Ainsi sont formés en latin : tinnitus æris, le tintement de l’airain ; clamor tubæ, le son de la trompette ; en francais, le glouglou de la bouteille, le cliquetis des armes, etc., etc. ; parmi les animaux et de leur cri, en grec, ἡ κακκάϐη, la perdrix ; en grec encore : ὁ βύαξ, et latin, Bubo, cuculus, ulula, et en français le hibou, le coucou, la chouette. Plus que toute autre langue, le grec possède de ces mots formés par onomatopée. C’est le privilège des idiomes originaux.
§ IX. — Hypallage.
L’hypallage (en grec, ἡ ὑπαλλαγή) est une figure qui consiste à intervertir l’ordre grammatical. Virgile, pour rendre l’idée de mettre à la voile, dit par hypallage,
dare classibus austros
, au lieu de dare classes austris : les flottes sont à la disposition de l’homme, les vents n’y sont pas.
Le même poète fait dire à Didon (Énéide, liv. IV) :
Et quum frigida mors animâ seduxerit artus.
Litt. : « Et quand la froide mort aura séparé de mon âme mes membres »
pour animam artubus, l’âme s’en va et les membres ou le corps restent. C’est, au dire de Servius et des commentateurs, une hypallage du genre de la première.
Servius a raison de voir une autre hypallage dans le vers suivant du livre XIIe de l’Énéide :
« Sin nostrum annuerit nobis victoria Martem »,
« Mais si la faveur de Mars nous concède la victoire. »
La traduction française elle-même, qui ne saurait se prêter à l’hypallage admise en latin, nous apprend que, d’après l’ordre grammatical, il eût fallu dire : sin noster annuerit nobis victoriam Mars, car c’est Mars qui peut donner la victoire et non la victoire Mars.
Plus fréquente dans la poésie, l’hypallage se rencontre pourtant quelquefois dans la prose, et c’est bien en vertu de l’hypallage que Cicéron, dans son discours pour Marcellus, a pu dire : « gladium vaginâ vacuum in Urbe non vidimus »
au lieu de vaginam gladio vacuam, car c’est le fourreau ou le contenant qu’on peut dire vide, et non l’épée, qui n’est que le contenu.
Il est à propos de remarquer que l’hypallage qui apporte une certaine confusion dans la structure de la phrase, suppose d’ordinaire quelque émotion, sinon toujours quelque désordre, dans l’âme de celui qui parle ou agit. Elle devient, dans ce cas, d’un emploi presque obligé, et elle peut faire une beauté et même une grande beauté.
Parlant d’Énée et de sa compagne qui allaient à travers les ombres de l’enfer, Virgile, au livre VIe de l’Énéide, dit en usant, avec un admirable à-propos, de l’hypallage :
Ibant obscuri, solâ sub nocte, per umbras.
pour ibant obscurâ soli sub nocte per umbras.
Autre exemple et non moins remarquable, où l’on va voir l’hypallage peignant le désordre d’idées d’un malheureux père qui, pour sauver une bien chère enfant, et obligé qu’il est de franchir à la nage un torrent débordé, se voit forcé de l’attacher à la hampe d’un javelot et la recommandant à Diane, la vouant à son culte, de la lancer par-delà le fleuve :
Telum immane manu validâ quod forte gerebatBellator, solidum nodis et robore cocto,Huic natam, libro et sylvestri subere clausam,Implicat et mediæ circumligat hastæ.
Ajoutons que le désordre ne doit jamais être tel dans la structure des mots, que le sens ne s’y découvre avec facilité. Autrement l’hypallage confondrait tout et cette figure qui, de même que toutes les figures, a bien son mérite quand elle est habilement employée, ne serait plus que le refuge de l’erreur, de l’ignorance et de l’obscurité.
Quatrième partie. Action ou débit.
Son importance.
On demandait, un jour, à Démosthène ce qu’il plaçait au premier rang dans l’art oratoire. Il répondit le débit ; au second, le débit ; au troisième, le débit encore. On s’égarerait si l’on induisait de ces paroles du grand orateur que le débit est tout dans l’éloquence. Il faut dire seulement qu’un médiocre discours, soutenu de toutes les grâces, de tous les prestiges du débit, opérera plus d’effet que le meilleur discours auquel ferait défaut ce charme puissant. Peut-être aussi Démosthène en mesurait-il le degré d’importance à la difficulté qu’il avait éprouvée de régler certaines inflexions de voix et de corriger certains mouvements disgracieux de sa personne, et c’est là le sentiment de Cicéron.
Pour n’être pas aussi explicite, l’orateur romain n’en définit pas moins l’action, le langage ou, si l’on veut, l’éloquence du corps,
est enim actio quasi sermo corporis
, Orat. lib. iii, c. 39. Et dans les chapitres 17 et 18 du même traité, il trace à l’orateur qui veut atteindre à la perfection, les règles les plus convenables pour se rendre, par la puissance du débit, maître d’un auditoire. Le débit, au point de vue sous lequel nous devons l’envisager, regarde : 1º la voix, avec sa flexibilité rapportée à l’accent et à la prononciation ; 2º le corps avec son attitude rapportée au mouvement du visage, des yeux et des mains.
§ I. La voix.
La voix, comme interprète de ce qui se passe au-dedans de nous, doit être l’expression vraie du sentiment. Aussi variée que lui, elle doit en retracer toutes les nuances. Elle tâchera, fidèle, à le rendre tel qu’il est. Peu fidèle, elle ne le rendrait qu’à demi. Infidèle, elle le démentirait. De là l’utilité pour l’homme de savoir manier un instrument qui, le distinguant de la brute, lui fut donné pour mettre en œuvre ce qu’il a reçu de plus excellent, la pensée.
Flexibilité de la voix.
Reconnaissons d’abord que la voix, pour se former à ces impressions diverses qui doivent devenir pour elle autant d’inflexions différentes, a besoin d’être secondée par un facile organe. Ce don précieux, la nature le donne, mais l’art sait en tirer parti, comme le témoigne l’exemple de Démosthène, quand il laisse à désirer ou peu ou beaucoup. Aussi Boileau a-t-il raison de dire dans son Art poétique :
Le laurier ne croit pas où s’endort la paresse :Cultivez votre organe, exercez-le sans cesse.
Et plus loin :
Que l’organe surtout ne soit pas négligé ;Cet utile ressort veut être dirigé.
Pour y réussir, il convient de s’attacher à connaître l’étendue de sa voix ; car, dans le haut comme dans le bas, il existe une échelle déterminée de notes, au-delà desquelles l’intonation devient forcée. Que votre voix descende trop bas, elle est rauque, sourde, étouffée. Qu’elle monte trop haut, elle est grêle, glapissante, aiguë. Il est un milieu qu’il faut saisir et c’est dans cet intervalle que se trouve la série des degrés qu’il est donné, aux uns plus, aux autres moins, de parcourir.
L’orateur, en thèse générale, devra commencer d’un ton bas, mais de manière à se faire entendre. Dans le cours du discours, il saura suspendre sa respiration et marquer ses repos divers suivant les développements de la pensée, se conformant en cela aux préceptes de Boileau :
Des passages divers décidez les nuances,Ponctuez les repos, observez les silences.
Accents divers.
La flexibilité de la voix consiste encore à se plier aux accents divers que réclame l’expression des sentiments. Il y en a trois principaux.
1º L’accent du langage ordinaire : il doit être sonore, grave, soutenu, austère ; il sied aux morceaux où il y a de la dignité, où sont exposés les faits, développées les preuves ; c’est, en d’autres mots, celui de l’exorde, de la narration, de la confirmation.
2º L’accent de la dispute : il est vif, animé, aigu. On y doit recourir dans les endroits qui demandent de la vivacité, de la chaleur, de l’emportement. Il est celui de l’orateur qui presse son adversaire, le poursuit dans ses derniers retranchements ; il sied plus particulièrement à la réfutation.
3º L’accent des grands mouvements : il est propre à peindre l’agitation du cœur, l’écart de l’imagination, la véhémence des passions. On y a recours quand il faut prier, émouvoir, conjurer. C’est celui de la péroraison.
Ajoutons que, s’il s’agit de sujets plaisants, badins ou enjoués, l’accent doit naturellement s’y conformer. Gai, rieur ou folâtre dans le conte, il l’est moins dans l’apologue ou la fable. Ainsi le veut le caractère des genres.
Prononciation.
La prononciation ou l’articulation des sons, c’est-à-dire des syllabes, des mots, diffère de l’accent. Parlant d’elle, Quintilien dit : « Promptum sit os, non præceps, moderatum, non lentum, que la parole soit prompte sans être précipitée, réglée sans être lente. »
Tel est le premier mérite de la prononciation. Pure et correcte, elle repoussera tout son grossier, populaire ou provincial. Claire et sonore, elle sera marquée par l’articulation précise de chaque syllabe des mots et suspendue à propos selon le plus ou moins d’étendue de la pensée. Variée, elle saisira les nuances de l’action, rendant avec feu ce qui s’est fait vivement, avec lenteur ce qui s’est passé avec calme ou sang-froid. Analogue au caractère des passions, elle sera pleine, claire, coulante dans la joie ; plaintive, humble, traînante dans la tristesse ; rude, forte, entrecoupée dans la colère ; douce, molle, chancelante, timide dans l’aveu, dans l’apologie, dans la plainte, dans la prière. Aussi Horace, Art poét. dit-il bien :
Tristia mœstumVultum verba decent, iratum plena minarum,Ludentum lasciva, severum seria dictu,
Ce qu’un poète traduit ou imite de la manière suivante :
Selon que l’âme souffre ou que l’âme est contente,L’inflexion doit suivre, ou vive ou gémissante.
Il faut, de plus, qu’elle soit exempte de monotonie. Or, le moyen de se préserver de ce défaut, c’est de montrer de la sensibilité, de s’abandonner à son imagination, de se pénétrer de son objet. Ajoutez-y le soin de ne pas commencer la phrase qui suit sur le même ton qu’on a fini celle qui précède.
§ II. Le corps.
Son attitude.
Le corps, dans ses diverses poses ou attitudes, doit se conformer au sentiment. Il a, de même que la voix, son exptession, et cette expression n’est autre que le langage de la nature. Pour s’assurer de ce qu’il peut par lui-même, on n’a qu’à considérer ce qu’il exprime d’ordinaire sans le secours de la parole. « Souvent, dit un auteur, un simple salut, sans être accompagné d’aucune parole, se fait entendre et agit sur nous, et salutatio frequenter, sine voce, intelligitur et afficit. »
Mais ce langage de la nature, bien que répandu sur toute la personne de l’orateur, appartient plus particulièrement au visage, aux yeux et aux mains.
Le visage.
Le visage est comme le miroir du sentiment, c’est par lui que se révèle plus spécialement la pensée ; il porte l’empreinte des passions diverses dont chacun est animé : il menace, il provoque, il dédaigne, il prie, il supplie, il est fier, hautain ou adulateur. Ses traits mobiles et variés à l’infini dans leur expression, forment ce qu’on peut appeler le tableau de la pensée.
Les yeux.
Les yeux, peut-être plus encore que le visage, reflètent le sentiment. Pareils au cristal des eaux, ils retracent fidèlement tout ce qui nous affecte au-dedans de nousmêmes et, au besoin, comme un foyer ardent, le communiquent en traits de feu et avec la rapidité de l’éclair.
Pour que l’expression du regard réponde à l’expression du sentiment et se conforme à l’inflexion de la voix, il suffit de nous abandonner aux inspirations de la nature, et, tout en nous préservant d’une niaise fadeur, aux mouvements de notre sensibilité. Il languira dans l’abattement, se passionnera dans le pathétique, étincellera dans la colère ou l’indignation. Grave dans les morceaux de dignité, il se mouillera de larmes dans la douleur. « Si le visage, dit Cicéron (Orat., c. 48), est le miroir de l’âme, les yeux en sont les interprètes. Ils exprimeront, suivant la nature des pensées, la tristesse ou la joie. »
Les mains ou la gesticulation.
Le geste ou mouvement des mains suit de lui-même l’expression du sentiment. Aussi les meilleurs sont-ils toujours les plus naturels et leur étude même, celle de la nature, à qui seule il est donné d’indiquer à l’orateur tous ceux qu’il doit faire dans les diverses situations où il se trouve et comme il doit les faire. « Surtout, qu’il ne gesticule pas avec ses doigts, dit Cicéron (ibid.), et ne s’en serve pas pour battre la mesure. »
Qu’il se pénètre bien qu’un geste faux est un contresens d’idée, un démenti donné à la pensée. Plutôt que d’errer sur ce point, il vaut mieux s’abstenir tout à fait.
« Dans la dispute et si le ton est continu, ajoute Cicéron (ibid.), la gesticulation doit être rapide. Dans les grands mouvements, elle aura plus de lenteur et de gravité. »
Dans la plainte, dans les regrets, dans le repentir, on se frappera ; par un mouvement de componction la poitrine, la tête même. Mais que ces mouvements, dans ce qu’ils ont de violent, n’aient rien de forcé ou de contraint.
La déclamation théâtrale. Règles applicables à la poésie.
La déclamation théâtrale, dans les situations diverses où s’offrent les personnages, n’a point de règles particulières. Le visage ou le masque, les yeux, les mains ont le même office à remplir, quelquefois avec plus d’expression et une sorte d’exagération. Mais la poésie a une exigence toute spéciale : elle réclame qu’on fasse attention aux divers repos qui se rencontrent dans la cadence. Or, ces repos sont de deux sortes, les uns plus longs et qui, dans notre versification, se trouvent à la fin du vers, hormis dans les rejets, les autres plus courts ; ce sont ceux de la césure.
La césure, dans le vers français héroïque, est placée à la sixième syllabe ; dans le vers de cinq mesures, à la quatrième ; dans les autres, elle n’a pas de place déterminée. Mais ce que nous disons du repos final et de la césure, nous le dirons pareillement des chutes marquées, s’entend de celles que commande le mouvement du vers : imitations mêmes de la nature, elles demandent à se faire sentir dans le débit et dans l’inflexion de la voix.
Résumé et conclusion.
Pour résumer ce que nous avions à dire de l’action, nous ajouterons que l’orateur, à la tribune, l’acteur, sur la scène, doivent se bien pénétrer des objets qu’ils veulent rendre, en saisit les nuances, en retracer les images diverses et y rapporter toujours la pose et les mouvements du corps, l’accent et le ton de la voix. C’est là ce qui constitue la quatrième partie de l’art oratoire.