(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — La Rochefoucauld, 1613-1680 » pp. 32-37
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — La Rochefoucauld, 1613-1680 » pp. 32-37

La Rochefoucauld
1613-1680

[Notice]

Grand seigneur, homme d’intrigue, mêlé à toutes les cabales de la Régence et de la Fronde, ambitieux déçu dans ses rêves et précipité du faîte de ses espérances, malheureux à la guerre, dupe de ses amis et victime de ses ennemis, trahi, méconnu dans ses affections et son dévouement, échappé du naufrage avec une fortune compromise et une santé détruite, n’ayant plus de ressources que du côté de l’esprit, le duc de La Rochefoucauld consola ses disgrâces par un livre où ses ressentiments lui inspirent la misanthropie d’une morale pessimiste.

Aigri par ses souffrances, il voit dans toutes les actions humaines l’amour-propre, le calcul, le déguisement ; pas une vertu ne trouve grâce devant son humeur chagrine qui désenchante la vie, calomnie l’homme et Dieu. Mais peut-être y faut-il moins chercher un parti pris et un système que le résumé d’une expérience amère, et les souvenirs d’un temps ou l’esprit de faction ouvrit carrière à des intérêts égoïstes et coalisés par la mauvaise foi. Né avec des instincts chevaleresques, auxquels les événements infligèrent de cruelles déceptions, galant homme, modèle de politesse, de bravoure et de probité, La Rochefoucauld réfuta lui-même ses Maximes par son caractère ; et au lieu de juger l’homme d’après le philosophe, il est plus sûr de s’en rapporter au témoignage de Madame de Sévigné qui lui prouva son estime par son amitié.

L’écrivain est supérieur ; fin, poli, profond, il excelle par la science du monde, le persiflage élégant, la raillerie délicate, l’épigramme mordante et la concision expressive.

L’amour-propre

L’amour-propre est l’amour de soi-même et de toutes choses pour soi : il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et les rendrait tyrans des autres, si la fortune leur en donnait les moyens. Il ne se repose jamais hors de soi, et ne s’arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs1, pour en tirer ce qui lui est propre. Rien n’est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites 2 ; ses souplesses ne se peuvent représenter ; ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie.

On ne peut sonder la profondeur ni percer les ténèbres de ses abîmes. Là, il est à couvert des yeux les plus pénétrants ; il fait mille insensibles tours et retours. Là, il est souvent invisible à lui-même ; il y conçoit, il y nourrit et y élève, sans le savoir, un grand nombre d’affections et de haines : il en forme de si monstrueuses que, lorsqu’il les a mises au jour, il les méconnaît ou ne peut se résoudre à les avouer. De cette nuit qui le couvre naissent les ridicules persuasions qu’il a de lui-même. De là viennent ses erreurs, ses ignorances, ses grossièretés et ses niaiseries sur son sujet ; de là vient qu’il croit que ses sentiments sont morts lorsqu’ils ne sont qu’endormis, qu’il s’imagine n’avoir plus envie de courir dès qu’il se repose, et qu’il pense avoir perdu tous les goûts qu’il a rassasiés.

Mais cette obscurité épaisse qui le cache à lui-même n’empêche pas qu’il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui ; en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout et sont aveugles seulement pour eux-mêmes3. En effet, dans ses plus grands intérêts et dans ses plus importantes affaires, où la violence de ses souhaits appelle toute son attention, il voit, il sent, il entend, il imagine, il soupçonne, il pénètre, il devine tout ; de sorte qu’on est tenté de croire que chacune de ses passions a une espèce de magie qui lui est propre.

Rien n’est si intime et si fort que ses attachements, qu’il essaye de rompre inutilement à la vue des malheurs extrêmes qui le menacent. Il est tous les contraires : il est impérieux et obéissant, sincère et dissimulé, miséricordieux et cruel, timide et audacieux. Il a de différentes inclinations, selon la diversité des tempéraments qui le tourmentent et le dévouent tantôt à la gloire, tantôt aux richesses, tantôt aux plaisirs. Il en change selon le changement de nos âges, de nos fortunes et de nos expériences ; mais il lui est indifférent d’en avoir plusieurs ou de n’en avoir qu’une, parce qu’il se partage en plusieurs, et se ramasse en une quand il le faut et comme il lui plaît. Il est inconstant, et, outre les changements qui viennent des causes étrangères, il y en a une infinité qui naissent de lui et de son propre fond. Il est inconstant d’inconstance, de légèreté, d’amour, de nouveauté, de lassitude et de dégoût. Il est capricieux, et on le voit quelquefois travailler avec le dernier empressement et avec des travaux incroyables à obtenir des choses qui ne lui sont point avantageuses et qui même lui sont nuisibles, mais qu’il poursuit parce qu’il les veut.

Il est bizarre, et met souvent toute son application dans les emplois les plus frivoles ; il trouve tout son plaisir dans les plus fades, et conserve toute sa fierté dans les plus méprisables. Il est dans tous les états de la vie et dans toutes les conditions ; il vit partout et il vit de tout ; il vit de rien ; il s’accommode des choses et de leur privation ; il passe même dans le parti des gens qui lui font la guerre, il entre dans leurs desseins, et, ce qui est admirable, il se hait lui-même avec eux, il conjure sa perte, il travaille lui-même à sa ruine ; enfin il ne se soucie que d’être, et pourvu qu’il soit il veut bien être son ennemi.

Il ne faut donc pas s’étonner s’il se joint quelquefois à la plus rude austérité, et s’il entre hardiment en société avec elle pour se détruire, parce que, dans le même temps qu’il se ruine en un endroit, il se rétablit en un autre. Quand on pense qu’il quitte son plaisir, il ne fait que le suspendre ou le changer ; et, lors même qu’il est vaincu et qu’on croit en être défait, on le retrouve qui triomphe dans sa propre défaite. Voilà la peinture de l’amour-propre, dont toute la vie n’est qu’une grande et longue agitation. La mer en est une image sensible, et l’amour-propre trouve dans le flux et le reflux de ses vagues continuelles une fidèle expression de la succession turbulente de ses pensées et de ses éternels mouvements1.

De la conversation

Ce qui fait que peu de personnes sont agréables dans la conversation, c’est que chacun songe plus à ce qu’il a dessein de dire qu’à ce que les autres disent, et que l’on n’écoute guère quand on a bien envie de parler.

Néanmoins il est nécessaire d’écouter ceux qui parlent. Il faut leur donner le temps de se faire entendre et souffrir même qu’ils disent des choses inutiles. Bien loin de les contredire et de les interrompre, on doit au contraire entrer dans leur esprit et dans leur goût, montrer qu’on les entend, louer ce qu’ils disent autant qu’il mérite d’être loué, et faire voir que c’est plutôt par choix qu’on les loue que par complaisance.

Pour plaire aux autres, il faut parler de ce qu’ils aiment et de ce qui les touche, éviter les disputes sur des choses indifférentes, leur faire rarement des questions, et ne leur laisser jamais croire qu’on prétend avoir plus de raison qu’eux.

On doit dire les choses d’un air plus ou moins sérieux et sur des sujets plus ou moins relevés, selon l’humeur et la capacité des hommes que l’on entretient, et leur céder aisément l’avantage de décider, sans les obliger de répondre quand ils n’ont pas envie de parler.

Après avoir satisfait de cette sorte aux devoirs de la politesse, on peut dire ses sentiments, en montrant qu’on cherche à les appuyer de l’avis de ceux qui écoutent, sans marquer de présomption ni d’opiniâtreté.

Évitons surtout de parler souvent de nous-mêmes et de nous donner pour exemple. Rien n’est plus désagréable qu’un homme qui se cite lui-même à tout propos.

On ne peut aussi apporter trop d’application à connaître la pente et la portée de ceux à qui l’on parle, pour se joindre à l’esprit de celui qui en a le plus, sans blesser l’inclination ou l’intérêt des autres par cette préférence. Alors on doit faire valoir toutes les raisons qu’il a dites, ajoutant modestement nos propres pensées aux siennes, et lui faisant croire, autant qu’il est possible, que c’est de lui qu’on les prend.

Il ne faut jamais rien dire avec un air d’autorité, ni montrer aucune supériorité d’esprit. Fuyons les expressions trop recherchées, les termes durs ou forcés, et ne nous servons point de paroles plus grandes que les choses1.

Il n’est pas défendu de conserver ses opinions si elles sont raisonnables. Mais il faut se rendre à la raison aussitôt qu’elle paraît, de quelque part qu’elle vienne : elle seule doit régner sur nos sentiments ; mais suivons-la sans heurter les sentiments des autres et sans faire paraître du mépris de ce qu’ils ont dit.

Il est dangereux de vouloir être toujours le maître de la conversation et de pousser trop loin une bonne raison quand on l’a trouvée. L’honnêteté veut que l’on cache quelquefois la moitié de son esprit, et qu’on ménage un opiniâtre qui se défend mal, pour lui épargner la honte de céder.

On déplaît sûrement quand on parle trop longtemps et trop souvent d’une même chose, et que l’on cherche à détourner la conversation sur des sujets dont on se croit plus instruit que les autres. Il faut entrer indifféremment dans tout ce qui leur est agréable, s’y arrêter autant qu’ils le veulent, et s’éloigner de tout ce qui ne leur convient pas.

Toute sorte de conversation, quelque spirituelle qu’elle soit, n’est pas également propre à toutes sortes de gens d’esprit. Il faut choisir ce qui est de leur goût et ce qui est convenable à leur condition, à leur sexe, à leurs talents : il faut choisir même le temps de le dire.

Observons le lieu, l’occasion, l’humeur où se trouvent les personnes qui nous écoutent ; car, s’il y a beaucoup d’art à savoir parler à propos, il n’y en a pas moins à savoir se taire. Il y a un silence éloquent qui sert à approuver et à condamner ; il y a un silence de discrétion et de respect. Il y a enfin des tons, des airs et des manières qui font tout ce qu’il y a d’agréable ou de désagréable, de délicat ou de choquant dans la conversation.

Mais le secret de s’en bien servir est donné à peu de personnes. Ceux mêmes qui en font des règles s’y méprennent souvent, et la plus sûre qu’on en puisse donner, c’est : écouter beaucoup, parler peu, et ne rien dire dont on puisse avoir sujet de se repentir1.

À mademoiselle d’Aumale

Hélas ! je croyois que vous étiez au milieu des pompes et des félicités de la cour, et je n’ai rien su de l’état où vous avez été ; personne assurément n’a osé me l’apprendre ; cette excuse est bonne pour me justifier auprès de vous, mais elle ne me justifie pas auprès de moi ; et mon cœur, qui me dit tant de belles choses de vous, devroit bien aussi me dire quand vous êtes malade. Pour moi, Mademoiselle, je n’ai pas eu la goutte depuis que vous m’avez défendu de l’avoir, et ce respect que j’ai pour vous a plus de vertu que Baréges2. Je ne sais si le remède n’est point pire que le mal et si je ne vous prierai point à la fin de me laisser ma goutte. Après tout, je serai dans trois semaines à l’Isle ; vous ne vous aviserez jamais de m’écrire avant que je parte, mais au moins mandez-y l’état de votre santé. J’espère que je vous porterai assez de nouvelles de ce lieu-là pour faire ma cour auprès de vous et pour faire peur à vos voisins. Grands Dieux ! qu’ai-je pensé faire ! j’allois finir ma lettre sans mettre votre très-humble, très-obéissant et très-fidèle serviteur.