(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Vauvenargues 1715-1747 » pp. 196-198
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Vauvenargues 1715-1747 » pp. 196-198

Vauvenargues
1715-1747

[Notice]

Voué par sa naissance au métier des armes, le marquis de Vauvenargues dut quitter le service par raison de santé. Il tenta, mais en vain, d’entrer dans la diplomatie. Défiguré par la petite vérole, qui le rendit presque aveugle, il demanda aux lettres des ressources, une consolation, et l’emploi d’une activité qui visait obstinément à la gloire. Ses écrits portent les titres de Maximes, Caractères, Méditations, Introduction à la connaissance de l’esprit humain.

S’il n’a pas le trait acéré de La Rochefoucauld, la profondeur de Pascal, le tour spirituel de La Bruyère, il nous touche par l’accent ému d’une âme fière, indépendante et haute dans une destinée trop étroite pour son essor. Malade et mourant, ce gentilhomme pauvre eut de la tenue et de la sérénité parmi ses souffrances. Stoïcien tendre, il justifia par son exemple ce mot excellent qui est de lui : « Les grandes pensées viennent du cœur. »Philosophe religieux par sentiment, il se conserva pur de toute contagion dans un siècle où la licence des mœurs atteignait les idées. Moraliste optimiste, il apprit, en s’étudiant lui-même, à aimer et à respecter ses semblables.

Son talent candide et sincère participe à la beauté morale d’un caractère et d’une conviction. Sa gloire ressemble à une amitié sympathique pour sa douce mémoire1.

Les misères cachées

La terre est couverte d’esprits inquiets que la rigueur de leur condition et le désir de changer leur fortune tourmentent inexorablement jusqu’à la mort. Le tumulte du monde empêche qu’on ne réfléchisse sur ces tentations secrètes. Pour moi, je n’entre jamais au Luxembourg, ou dans les autres jardins publics, que je n’y sois environné de toutes les misères sourdes qui accablent les hommes. Tandis que dans la grande allée, se presse et se heurte une foule d’hommes et de femmes sans passions, je rencontre, dans les allées détournées, des misérables qui fuient la vue des heureux, des vieillards qui cachent la honte de leur pauvreté, des jeunes gens que l’erreur de la gloire entretient à l’écart de ses chimères, des ambitieux qui concertent peut-être des témérités inutiles pour sortir de l’obscurité. Il me semble alors que je vois autour de moi toutes les passions qui se promènent, et mon âme s’afflige et se trouble à la vue de ces infortunés, mais, en même temps, se plaît dans leur compagnie séditieuse2. Je voudrais quelquefois aborder ces solitaires, pour leur donner mes consolations ; mais ils craignent d’être arrachés à leurs pensées, et ils se détournent de moi. — Je plains ces misères cachées que la crainte d’êtres connues rend plus pesantes1

Un homme aimable

Étes-vous bien aise de savoir, mon cher ami, ce que le monde appelle quelquefois un homme aimable ? C’est un homme que personne n’aime, qui lui-même n’aime que soi et son plaisir, et qui en fait profession avec impudence, un homme par conséquent inutile aux autres hommes, qui pèse à la petite société qu’il tyrannise, qui est vain, avantageux.2, méchant même par principes ; un esprit léger et frivole, qui n’a point de goût décidé ; qui n’éclaire les choses et ne les recherche jamais pour elles-mêmes, mais uniquement selon la considération qu’il y croit attachée, et fait tout par ostentation ; un homme souverainement confiant en lui et dédaigneux, qui méprise les affaires3 et ceux qui les traitent, le gouvernement et les ministres, les ouvrages et les auteurs ; qui se persuade que toutes ces choses ne méritent pas qu’il s’y applique, et n’estime rien de solide que le don de dire des riens ; qui prétend néan-moins à tout, et parle de tout sans pudeur ; en un mot, un fat sans vertus, sans talents, sans goût de la gloire, qui ne prend jamais dans les choses que ce qu’elles ont de plaisant, et met son principal mérite à tourner continuellement en ridicule tout ce qu’il connaît sur la terre de sérieux et de respectable.

Un soldat

Quand vous êtes de garde au bord d’un fleuve, où la pluie éteint tous les feux pendant la nuit, et pénètre dans vos habits, vous dites : « Heureux qui peut dormir sous une cabane écartée, loin du bruit des eaux ! » Le jour vient, les ombres s’effacent, et les gardes sont relevées1 ; vous rentrez dans le camp ; la fatigue et le bruit vous plongent dans un doux sommeil, et vous vous levez plus serein pour prendre un repas délicieux. Au contraire, un jeune homme né pour la vertu, que la tendresse d’une mère retient dans les murailles d’une ville forte, pendant que ses camarades dorment sous la toile et bravent les hasards, celui-ci qui ne risque rien, qui ne fait rien, à qui rien ne manque, ne jouit ni de l’abondance, ni du calme de ce séjour : au sein du repos, il est inquiet et agité ; il cherche les lieux solitaires ; les fêtes, les jeux, les spectacles ne l’attirent point, la pensée de ce qui se passe en Moravie2 occupe ses jours, et pendant la nuit il rêve des combats qu’on donne sans lui3