(1897) Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours moyens. Première partie : prose. [Seizième siècle] « XVIe siècle — Prose — Amyot, 1513-1593 » pp. -
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(1897) Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours moyens. Première partie : prose. [Seizième siècle] « XVIe siècle — Prose — Amyot, 1513-1593 » pp. -

Amyot
1513-1593

[Notice]

Né à Melun, de parents très-pauvres, qui, chaque semaine, lui envoyaient son pain au collége de Montaigu, où il fut réduit à servir de domestique à de riches écoliers, et à travailler, dit-on, la nuit, à la lueur de charbons embrasés, Amyot devint maître ès-arts à l’âge de dix-neuf ans, et dut à la protection de Jacques Colin, lecteur du roi, une chaire de grec à l’université de Bourges. Sa traduction des Amours de Théagène et Chariclée lui valut bientôt l’abbaye de Bellozane, bénéfice dont le gratifia la faveur de François Ier. Après un séjour de deux années en Italie, où il put étudier les manuscrits antiques, il eut l’honneur d’être choisi par le cardinal de Tournon comme précepteur des fils d’Henri II, et fit paraître en 1559, mais sans y mettre son nom, les Pastorales de Longus, puis les Vies complètes de Plutarque. Nommé grand aumônier de France par Charles IX, son élève favori, il lui dédia les Œuvres morales de Plutarque, aux approches de la Saint-Barthélemy, en 1572. Sa vieillesse fut tristement troublée par la fureur des guerres civiles qui ne respectèrent pas sa retraite pacifique et studieuse. Il mourut dans son évêché d’Auxerre, en 1593, sans avoir eu la joie d’entrevoir le retour de la concorde publique.

Traducteur de génie, il fit une riche moisson sur le sol qu’avaient défriché les érudits de la Renaissance. Le succès de ses biographies fut un des événements du siècle. Ronsard lui-même en prit ombrage. « Les beaux dicts des Grecs et Romains, rémémorés par le doux Plutarchus », mirent en oubli les fades romans de chevalerie que lisait encore la cour dissolue des Valois. En faisant circuler ces trésors de vertus, il épura, il humanisa du moins un siècle fanatique et corrompu. Ce fut une découverte même pour les lettrés ; car si le latin était alors très-répandu, le grec ne comptait encore que de rares interprètes dans le cercle des doctes.

Chez Amyot, le tour d’esprit s’accomode si bien à son modèle que souvent on ne distingue plus l’aumônier de Bellozane du moraliste de Chéronée. Il demeure pourtant si français dans sa métamorphose qu’il semble parler en son nom, ou nous restituer ce qu’il emprunte. Il est le premier qui ait su développer un talent original dans une œuvre de science laborieuse, sans perdre le charme du naturel, et sans l’étouffer sous l’artifice, comme fit Ronsard. De là vient qu’il donne à son modèle sa propre physionomie. Il le rend plus débonnaire qu’il ne fut réellement, il atténue ses raffinements, il le rajeunit par le fraîcheur de sa diction. En un mot, il en fait le bonhomme Plutarque. S’il lui prête sa naïveté, n’exagérons cependant pas la portée de cet éloge, et l’illusion qui vient ici pour un lecteur moderne de l’effet produit par un idiome vieilli dont le babillage a comme un air d’enfance.

Tempéré, facile, clair, délié, abondant et familier, son style coule de source. Il est tout égayé d’expressions qui sourient à l’imagination. C’est déjà du Télémaque et du Bernardin de Saint-Pierre, avec plus d’abandon et de grâce pénétrante. Aussi partageons-nous le sentiment de Montaigne disant avec enthousiasme : « Je donne la palme à Jacques Amyot… Nous autres ignorants étions perdus, si ce livre ne nous avait relevés du bourbier. »

Avec Fénelon, nous regrettons qu’on ait trop négligé son vocabulaire. Car nous devons une durable gratitude à ce charmant écrivain qui a rendu Plutarque populaire, et que Plutarque a fait immortel.

Un sage

Les riches crierent et se courroucerent contre Lycurgus1, jusques à ce que, voyant qu’ilz se ruoient tous ensemble contre luy, il fut contrainet de s’en fouir2 de la place. Si3 gaigna le devant4 et se jetta en franchise dedans une eglise5, avant que les autres le peussent atteindre, excepté un jeune homme nommé Alcander, lequel n’estoit point au demourant6 de mauvaise nature, sinon qu’il estoit un peu prompt à la main7, et cholere ; et poursuivant Lycurgus de plus près que les autres, ainsi comme8 il se cuida9 retourner devers luy, il luy donna un coup de baston sur le visage, dont10 il lui creva un œil. Mais pour cela Lycurgus ne fleschit11 point, ains12 se presenta la teste levée à ceux qui le poursuivoient, leur montrant son visage tout ensanglanté, et son œil crevé : dont13 ilz eurent tous si grande honte, qu’il n’y eut celuy1 d’entre eux qui ozast ouvrir la bouche pour parler contre luy : ains au contraire luy livrerent entre ses mains2 Alcander, qui l’avoit frappé, pour en faire punition telle que bon luy sembleroit, et le convoyerent3 tous jusques en sa maison, monstrant qu’ilz estoient bien marris de son inconvenient4. Lycurgus en les remerciant les renvoya, et feit entrer Alcander en sa maison avec lui, là où il ne mesfeit ne mesdit5 jamais d’une parole ; ains lui commanda seulement qu’il le servist, faisant retirer ses domestiques qui avoient accoustumé de le servir ordinairement. Le jeune homme, qui n’estoit point lourdaut de luy mesme, le feit vouluntiers, sans rien repliquer au contraire6 : et quand il eut demouré quelque temps auprès de luy, estant tousjours à l’entour de sa personne, il commença à congnoistre et gouster la bonté de son naturel, et l’affection7 et intention qui le mouvoit à faire ce qu’il faisoit, l’austérité de sa vie ordinaire et sa constance à supporter tous travaux, sans jamais se lasser : dont il se prit à8 l’aimer et honorer fort affectueusement, et depuis alla preschant9 à ses parents et amis que Lycurgus n’estoit pas ainsi rude ne rebours comme10 il sembloit de prime face11, ains estoit le plus doulx et le plus aimable envers les autres qu’il estoit possible. Voilà comment Alcander fut chastié12 par Lycurgus, et la punition qu’il en receut : c’est que de mal conditionné jouvenceau13, oultrageulx et temeraire qu’il estoit au paravant, il devint homme tres sage et tres modéré.

(Vie de Lycurgus.)

Trop parler nuit

Les autres passions et maladies de l’ame, comme l’avarice, l’ambition ont à tout le moins aucunefois1 jouissance de ce qu’elles desirent, mais c’est ce qui plus tourmente ces grands babillards, qu’ils cherchent par tout qui les veuille ouir, et n’en2 peuvent trouver : car soit ou que lon devise assis3, ou que lon se promene en compagnie, chascun s’enfuit grand’erre4 si tost que lon voit approcher quelqu’un de ces grands causeurs : vous diriez proprement que lon a sonné la retraite, si viste chascun se retire5… de maniere que les pieds font la bien besoing, comme disoit Archilochus6, ou plus tost7 le sage Aristote8, lequel respondit à un tel9 importun causeur qui le faschoit10 et luy rompoit la teste, en luy faisant des plus estranges11 contes du monde, et luy repetoit souvent. « Mais n’est-ce pas une merveilleuse chose, Aristote ? » Non, pas cela, dit-il, mais c’est bien chose merveilleuse, qu’un homme ayant des pieds puisse endurer ton babil. » Et à un autre semblable qui luy disoit, apres un long procez12 qu’il luy avoit fait : Je t’ay bien rompu la teste, philosophe, de mon parler » : Non as, respondit-il, point autrement13 : car je n’y ai point pensé14. Pource que15, silon est quelquefois contrainct de les laisser babiller, l’ame cependant1 se retire en soy, et fait à par elle2 quelque discours, ne leur laissant que les aureïlles seulement, sur lesquelles ils espandent leur babil par dehors : ainsi ne peuvent ils trouver qui les veuille ouir, et encore moins qui les veuille croire.

Il ne seroit pas facile de nombrer autant de personnes qui se soient ruinez par intemperance de luxure3, comme il y a eu de puissantes citez, et de grands estats destruits et renversez par avoir eventé quelque secret. Sylla4 estant au siège devant Athenes, et n’ayant pas loisir d’y tenir le camp longuement, pour autant que5 d’autres affaires le pressoient, et que d’un costé Mithridates6 avoit envahy, occupé et ravy7 toute l’Asie, et d’austre costé la ligue de Marius8 se remettoit sus9, et recouvroit grande puissance dedans Rome, il y eut quelques vieillards en la boutique d’un barbier, qui en cacquettant ensemble dirent, qu’un certain quartier de la ville que l’on nommoit Heptachalcon n’estoit pas bien gardé, et qu’il y avoit danger que la ville ne fust prise par cest endroit là. Ce qu’entendans certains espions qui estoient dedans la ville, l’allerent rapporter à Sylla, lequel incontinent sur la minuict10 approcha son armée de ce costé là, par où il entra dedans, et peu s’en falut qu’il ne la rasast toute11 ; mais au moins l’emplit il de meurtre, et fut la rue que l’on appeloit Ceramique12 toute arrosée de sang, estant Sylla plus indigné1 contre ceux de la ville pour certaines paroles injurieuses, que pour autre offense qu’ils luy eussent faitte : car pour se mocquer de Sylla et de sa femme Metella2, ils venoient sur la muraille et disoient : « Sylla est une meure3 aspergée de farine », et un tas d’autres telles mocqueries ; et par ainsi4 pour la plus legere chose du monde, comme dit Platon5, c’est à sçavoir pour des paroles, ils payerent une très griefve6 et très cruelle amende.

(Du trop parler.)

utilité des ennemis

Ce qui est en l’inimitié le plus dommageable pourra devenir le plus profitable, qui7 y voudra bien prendre garde. Et qu’est ce que cela ? C’est que ton ennemy veille continuellement à espier toutes tes actions, et fait le guet à l’entour de ta vie, cherchant par tout quelque moien pour te surprendre à descouvert, pour avoir prise sur toy, ne voiant pas seulement à travers les chesnes, comme faisoit Lynceus8, ou à travers les pierres et les tuyles9, mais aussi à travers un amy, à travers un serviteur domestique, et à travers tous ceux avec qui tu auras familiere conversation10, pour descouvrir, autant qu’il luy sera possible, ce que tu feras, sondant et fouillant tout ce que tu delibereras et que tu proposeras de faire. Car il advient souvent que noz amis tombent malades, voire1 qu’ils meurent, que nous n’en sçavons rien pendant que nous differons de jour à jour2 à les aller visiter, ou que nous n’en tenons compte : mais de noz ennemis, nous recherchons curieusement jusques aux songes. Les maladies, les debtes, les mauvais mesnages avec leurs propres femmes, sont plus tost incogneus à ceux à qui ils touchent3, que non pas4 de l’ennemy ; mais principalement s’atache il aux fautes, et est5 ce que plus6 il recherche à la trace. Et tout ainsi que les vaultours volent à la senteur7 des corps pourris et corrompus, et n’ont aucun sentiment8 de ceux qui sont sains et entiers9, aussi les parties de nostre vie qui sont mal saines, mauvaises, et gastees, sont celles qui plus emeuvent nostre ennemy : c’est là que sautent incontinent ceux qui nous haïssent, c’est ce qu’ils harassent10 et qu’ils deschirent. Et c’est cela qui plus nous profite, en nous contraignant de vivre regleement11, et prendre bien garde à nous, sans dire ne faire rien negligemment, à l’estourdie, ny imprudemment, ains12 conserver tousjours notre vie comme en estroitte diette13 irreprehensible : car ceste reservee caution14 reprimant les violentes passions de nostre ame, et contenant la raison au logis, engendre une accoustumance, une intention et volonté de vivre honestement et correctement. Car ainsi comme les citez qui par guerres ordinaires avec leurs proches voisins, et continuelles expeditions d’armes, ont appris à estre sages, aiment les justes ordonnances, et le bon gouvernement : aussi ceux qui par quelques inimitiez ont esté contraints de vivre sobrement et se garder de mesprendre15 par negligence, et par paresse, et faire toutes choses utilement et à bonne fin, ceux la ne se donnent de garde, que16 la longue accoustumance, petit à petit, sans qu’ils s’en apperçoyvent, leur apporte une habitude de ne pouvoir plus pecher, et embellir leurs meurs d’innocence, pour peu que la raison y mette la main : car ceux qui ont tousjours devant les yeux ceste sentence,

Le Roy Priam et ses enfants à Troye
Certainement en meneroient grand joye1,

cela les divertit et destourne bien des choses dont les ennemis ont accoustumé de se resjouïr et de se mocquer. Et puis nous voions bien souvent les chantres et musiciens és2 theatres, et toute autre telle maniere3 de gens qui servent à faire des jeux, tous languissans, nonchallans4, et non point deliberez, ny faisans tous leur effort de monstrer ce qu’ils sçavent quand ils jouent à par eux5 : mais, quand il y a emulation et contention à l’envi contre d’autres, à qui fera le mieux, alors non seulement ils se preparent eux-mesmes plus attentifvement, mais aussi leurs instrumens, tastans6 les cordes plus diligemment, les acordans, et entonnans leurs flustes7. Celuy donc qui sçait qu’il a son ennemy pour emulateur de sa vie, concurrent d’honneur et de gloire, prent de plus pres garde à soy, considere circonspectement toutes choses, et ordonne mieux ses meurs et sa vie. Car cela est une des proprietez du vice, avoir plus tost honte des ennemis que des amis, quand on peche.

(Comment on pourra recevoir utilité de ses ennemis ; t. I.)