Mme de Sévigné.
(1626-1696.)
[Notice]
La célébrité que beaucoup s’épuisent à poursuivre en vain, madame de Sévigné a su l’obtenir sans contrainte et sans effort pénible. C’est en conversant, de Paris ou de la Bretagne, avec ses amis absents et surtout avec sa fille, c’est en les entretenant des nouvelles de la cour élégante de Louis XIV, ou des sentiments dont son âme de mère était remplie, qu’elle a rencontré la gloire. Par un rare privilége, elle en a joui de son vivant. On se passait, on se disputait ses lettres : souvent même on les surprenait avant qu’elles fussent fermées, pour en tirer des copies. Le temps n’a fait que sanctionner le jugement de son époque. Grâce à elle, grâce à sa plume naturelle et fine, délicate et ferme, courant toujours et ne s’égarant jamais, la Lettre, écrite jusqu’alors avec emphase, négligence ou affectation, est devenue l’un des genres dont la littérature française a le plus droit d’être fière. Un autre avantage des lettres de madame de Sévigné, c’est qu’elles nous font bien connaître et fort admirer le siècle qu’elle a honoré par ses talents. Elles nous donnent aussi de leur auteur, malgré quelques mots sur lesquels on a fondé des accusations très-injustes de dureté et d’égoïsme, l’idée la plus favorable à tout égard. En effet, à la vivacité si brillante qui la distingue, à son enjouement si hardi et si spirituel, quel tendre dévouement aux maux de ceux qui l’entourent, quelles solides qualités d’un cœur droit, généreux et vraiment chrétien ne joint-elle pas ? On peut dire que ses lettres ne charment pas seulement l’esprit du lecteur, mais qu’elles le purifient et l’élèvent1. Née à Paris le 5 février 1626, Mme de Sévigné mourut en 1696, la même année que La Bruyère.
A madame de Grignan.
Réception de Louis XIV à Chantilly ; mort de Vatel.
Je fais ici mon paquet. J’avais dessein de vous conter que le roi arriva hier au soir à Chantilly : il courut un cerf au clair de la lune ; les lanternes firent des merveilles ; le feu d’artifice fut un peu effacé par la clarté de notre amie2 ; mais enfin, le soir, le souper, le jeu, tout alla à merveille. Le temps qu’il a fait aujourd’hui nous faisait espérer une suite digne d’un si agréable commencement. Mais voici ce que j’apprends en entrant ici, dont je ne puis me remettre, et qui fait que je ne sais plus ce que je vous mande ; c’est qu’enfin Vatel, le grand Vatel, maître d’hôtel de M. Fouquet, qui l’était présentement de M. le prince, cet homme d’une capacité distinguée de toutes les autres, dont la bonne tête était capable de contenir tout le soin d’un Etat ; cet homme donc que je connaissais, voyant que ce matin à huit heures la marée n’était pas arrivée, n’a pu soutenir l’affront dont il a cru qu’il allait être accablé, et, en un mot, il s’est poignardé. Vous pouvez penser l’horrible désordre qu’un si terrible accident a causé dans cette fête. Songez que la marée est peut-être arrivée comme il expirait. Je n’en sais pas davantage présentement : je pense que vous trouvez que c’est assez. Je ne doute pas que la confusion n’ait été grande ; c’est une chose fâcheuse à une fête de cinquante mille écus1…
Il est dimanche 26 avril ; cette lettre ne partira que mercredi ; mais ce n’est pas une lettre, c’est une relation que Moreuil vient de me faire, à votre intention, de ce qui s’est passé à Chantilly touchant Vatel. Je vous écrivis vendredi qu’il s’était poignardé ; voici l’affaire en détail : le roi arriva le jeudi au soir ; la promenade, la collation dans un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa, il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîners à quoi2 l’on ne s’était pas attendu ; cela saisit Vatel, il dit plusieurs fois : « Je suis perdu d’honneur ; voici un affront que je ne supporterai pas. » Il dit à Gourville : « La tête me tourne, il y a douze nuits que je n’ai dormi ; aidez-moi à donner des ordres » ; Gourville le soulagea en ce qu’il put. Le rôti qui avait manqué, non pas à la table du roi, mais aux vingt-cinquièmes, lui revenait toujours à l’esprit. Gourville le dit a M. le prince. M. le prince alla jusque dans la chambre de Vatel et lui dit : « Vatel, tout va bien ; rien n’était si beau que le souper du roi. » Il répondit : « Monseigneur, votre bonté m’achève ; je sais que le rôti a manqué à deux tables. — Point du tout, dit M. le prince ; ne vous fâchez point ; tout va bien. » Minuit vint, le feu d’artifice ne réussit pas, il fut couvert d’un nuage : il coûtait seize mille francs. A quatre heures du matin, Vatel s’en va partout, il trouve tout endormi, il rencontre un petit pourvoyeur qui lui apportait seulement deux charges de marée ; il lui demande : « Est-ce là tout ? — Oui, monsieur. » Il ne savait pas que Vatel avait envoyé à tous les ports de mer. Vatel attend quelque temps ; les autres pourvoyeurs ne vinrent point ; sa tête s’échauffait, il crut qu’il n’aurait point d’autre marée ; il trouva Gourville, il lui dit : « Monsieur, je ne survivrai point à cet affront-ci. » Gourville se moqua de lui. Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cœur ; mais ce ne fut qu’au troisième coup, car il s’en donna deux qui n’étaient point mortels ; il tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés : on cherche Vatel pour la distribuer, on va à sa chambre, on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans son sang ; on court à M. le prince, qui fut au désespoir. M. le duc pleura ; c’était sur Vatel que tournait tout son voyage de Bourgogne. M. le prince le dit au roi fort tristement : on dit que c’était à force d’avoir de l’honneur à sa manière ; on le loua fort, on loua et l’on blâma fort son courage1. Le roi dit qu’il y avait cinq ans qu’il retardait de venir à Chantilly, parce qu’il comprenait l’excès de cet embarras. Il dit à M. le prince qu’il ne devait avoir que deux tables, et ne point se charger de tout ; il jura qu’il ne souffrirait plus que M. le prince en usât ainsi : mais c’était trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant Gourville tâcha de réparer la perte de Vatel ; elle fut réparée : on dîna très-bien, on fit collation, on soupa, on se promena, on joua, on fut à la chasse ; tout était parfumé de jonquilles, tout était enchanté.
A la même.
Séjour de madame de Sévigné dans sa terre des Rochers.
Enfin, ma fille, me voici dans ces pauvres Rochers : peut-on revoir ces allées, ces devises, ce petit cabinet, ces livres, cette chambre, sans mourir de tristesse ? Il y a des souvenirs agréables, mais il y en a de si vifs et de si tendres, qu’on a peine à les supporter : ceux que j’ai de vous sont de ce nombre. Ne comprenez-vous point bien l’effet que cela peut faire dans un cœur comme le mien ?
Si vous continuez de vous bien porter, ma chère enfant, je ne vous irai voir que l’année qui vient. La Bretagne et la Provence ne sont pas compatibles ; c’est une chose étrange que les grands voyages : si l’on était toujours dans le sentiment qu’on a quand on arrive, on ne sortirait jamais du lieu où l’on est ; mais la Providence fait qu’on oublie. Dieu permet cet oubli afin que l’on fasse des voyages en Provence. Celui que j’y ferai me donnera la plus grande joie que je puisse recevoir dans ma vie ; mais quelles pensées tristes, de ne point voir de fin à votre séjour ! J’admire et je loue de plus en plus votre sagesse ; quoiqu’à vous dire le vrai, je sois fortement touchée de cette impossibilité, j’espère qu’en ce temps-là nous verrons les choses d’une autre manière ; il faut bien l’espérer, car, sans cette consolation, il n’y aurait qu’à mourir. J’ai quelquefois des rêveries dans ces bois, d’une telle noirceur, que j’en reviens plus changée que d’un accès de fièvre.
Il me paraît que vous ne vous êtes point trop ennuyée à Marseille. Ne manquez pas de me mander comme vous aurez été reçue à Grignan. Ils avaient fait ici une manière d’entrée à mon fils ; Vaillant avait mis plus de quinze cents hommes sous les armes, tous fort bien habillés, un ruban neuf à la cravate ; ils vont en très-bon ordre nous attendre à une lieue des Rochers. Voici un bel incident : M. l’abbé1 avait mandé que nous arriverions le mardi, et puis tout d’un coup il l’oublie : ces pauvres gens attendent le mardi jusqu’à dix heures du soir ; et quand ils sont tous retournés chacun chez eux, bien tristes et bien confus, nous arrivons paisiblement le mercredi, sans songer qu’on eût mis une armée en campagne pour nous recevoir : ce contre-temps nous a fâchés ; mais quel remède ? Voilà par où nous avons débuté.
Mes petits arbres sont d’une beauté surprenante ; Pilois2 les élèves jusqu’aux nues avec une probité admirable : tout de bon, rien n’est si beau que ces allées que vous avez vues naître. Vous savez que je vous donnai une manière de devise qui vous convenait : voici un mot que j’ai écrit sur un arbre pour mon fils, qui est revenu de Candie : Vago di fama 3 ; n’est-il point joli pour n’être qu’un mot ? Je fis écrire encore hier en l’honneur des paresseux : Bella cosa far niente 1. Hélas ! ma fille, que mes lettres sont sauvages ! Où est le temps que je parlais de Paris comme les autres ? C’est purement de mes nouvelles que vous aurez ; et voyez ma confiance, je suis persuadée que vous aimez mieux celles-là que les autres… Ma fille, aimez-moi toujours : c’est ma vie, c’est mon âme que votre amitié : je vous le disais l’autre jour ; elle fait toute ma joie et toutes mes douleurs. Je vous avoue que le reste de ma vie est couvert d’ombre et de tristesse, quand je songe que je la passerai si souvent éloignée de vous.
A la même.
Inquiétudes de madame de Sévigné pour sa fille et son fils. Mort du jeune duc de Longueville.
Il m’est impossible de me représenter l’état où vous avez été, ma chère enfant, sans une extrême émotion2 ; et quoique je sache que vous en êtes quitte, Dieu merci, je ne puis tourner les yeux sur le passé sans une horreur qui me trouble. Hélas ! que j’étais mal instruite d’une santé qui m’est si chère ! Qui m’eût dit en ce temps-là : « Votre fille est plus en danger que si elle était à l’armée », j’étais bien loin de le croire. Faut-il donc que je me trouve cette tristesse avec tant d’autres qui sont présentement dans mon cœur ! Le péril extrême où se trouve mon fils ; la guerre qui s’échauffe tous les jours ; les courriers qui n’apportent plus que la mort de quelqu’un de nos amis ou de nos connaissances, et qui peuvent apporter pis ; la crainte que l’on a des mauvaises nouvelles, et la curiosité qu’on a de les apprendre ; la désolation de ceux qui sont outrés de douleur, et avec qui je passe une partie de ma vie ; l’inconcevable état de ma tante, et l’envie que j’ai de vous voir : tout cela me déchire, me tue, et me fait mener une vie si contraire à mon humeur et à mon tempérament, qu’en vérité il faut que j’aie une bonne santé pour y résister. Vous n’avez jamais vu Paris comme il est : tout le monde pleure, ou craint de pleurer : l’esprit tourne à la pauvre madame de Nogent1 ; madame de Longueville fait fendre le cœur, à ce qu’on dit : je ne l’ai point vue, mais voici ce que je sais.
Mademoiselle de Vertus était retournée depuis deux jours à Port-Royal, où elle est presque toujours : on est allé la querir avec M. Arnauld, pour dire cette nouvelle. Mademoiselle de Vertus n’avait qu’à se montrer ; ce retour si précipité marquait bien quelque chose de funeste. En effet, dès qu’elle parut : « Ah ! mademoiselle, comment se porte monsieur mon frère2 ? » Sa pensée n’osa aller plus loin. « Madame, il se porte bien de sa blessure. — Il y a eu un combat ! Et mon fils ? » On ne lui répondit rien. « Ah ! mademoiselle, mon fils, mon cher enfant, répondez-moi, est-il mort ? — Madame, je n’ai point de paroles pour vous répondre. — Ah ! mon cher fils ! est-il mort sur-le-champ3 ? n’a-t-il pas eu un seul moment ? Ah ! mon Dieu ! quel sacrifice ! » Et là-dessus elle tombe sur son lit ; et tout ce que la plus vive douleur peut faire, et par des convulsions, et par des évanouissements, et par un silence mortel, et par des cris étouffés, et par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé. Elle voit certaines gens, elle prend des bouillons, parce que Dieu le veut ; elle n’a aucun repos ; sa santé, déjà très-mauvaise, est visiblement altérée : pour moi, je lui souhaite la mort, ne comprenant pas qu’elle puisse vivre après une telle perte.