(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Voiture, 1598-1648 » pp. 21-25
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Voiture, 1598-1648 » pp. 21-25

Voiture
1598-1648

[Notice]

Fils d’un fermier des vins qui fut échevin d’Amiens, protégé par son condisciple le comte d’Avaux, recherché des grands qu’il amusait en les flattant, devenu la merveille de l’hôtel de Rambouillet, maître de cérémonies chez Gaston d’Orléans, favori tour à tour de Richelieu et de Mazarin, interprète des ambassadeurs près de la reine, reçu à l’Académie française qui porta officiellement son deuil, Voiture fut un bel esprit, heureux et habile, dont le souvenir est inséparable de la société polie au milieu de laquelle s’épanouirent ses agréments.

Il y représente la poésie légère, au lendemain de Malherbe, et le badinage frivole près du solennel Balzac. Lui laissant la gravité, la noblesse et la pompe, il fut son rival dans le genre, épistolaire, qui était alors un jeu de salon : il s’y montra coquet, sémillant, joli, précieux, et passa toute sa vie à broder des gentillesses galantes, à voltiger sur des pointes d’aiguille, à enfler des bulles de savon, à distribuer des compliments comme des dragées dans une bonbonnière, en un mot à charmer par des bagatelles souvent prétentieuses les coteries et les ruelles où l’on se disputait comme des faveurs ses moindres billets. Idole et victime de la mode, il porta la livrée de son temps, et la postérité l’a puni d’avoir plus songé au présent qu’à l’avenir. Toutefois, bien qu’il ait « placé sa fortune en viager1 », on ne saurait lui refuser la grâce, le caprice, l’étincelle, le don de l’à-propos, l’art de rendre des riens agréables. Il a même prouvé qu’il était supérieur à l’emploi qu’il fit de son talent, et il a droit à un médaillon dans le temple de Mémoire.

Apologie de Richelieu

Toutes les grandes choses coûtent beaucoup, les grands efforts abattent et les puissants remèdes affaiblissent. Mais si l’on doit regarder les États comme immortels et y considérer les commodités à venir comme présentes, comptons combien cet homme, qui, dit-on, a ruiné la France, lui a épargné de millions par la seule prise de la Rochelle, laquelle, d’ici à deux mille ans, dans toutes les minorités des rois, dans tous les mécontentements des grands et dans toutes les occasions de révoltes, n’eût pas manqué de se rebeller et nous eût obligés à une éternelle dépense. Ce royaume n’avait que deux sortes d’ennemis qu’il dût craindre, les huguenots et les Espagnols. M. le cardinal, entrant dans les affaires, se mit dans l’esprit de les ruiner tous les deux. Pouvait-il former de plus glorieux et de plus utiles desseins ? Il est venu à bout de l’un, et il n’a pas achevé l’autre. Mais s’il eût manqué au premier, ceux qui crient à cette heure que ç’a été une résolution téméraire, hors de temps1 et au-dessus de nos forces, de vouloir attaquer et abattre celles d’Espagne, n’auraient-ils pas dit qu’il ne fallait pas recommencer une entreprise où trois de nos rois avaient manqué, et à laquelle le feu roi n’avait osé penser ? Et n’eussent-ils pas conclu, aussi faussement qu’ils font encore en cette autre affaire, que la chose n’était pas faisable, à cause qu’elle n’aurait pas été faite ?

Ouvrez donc les yeux, je vous supplie, à tant de lumière2. Ne haïssez pas plus longtemps un homme qui est si heureux à se venger de ses ennemis ; et cessez de vouloir du mal à celui qui sait tourner le sien à sa gloire et qui le porte si courageusement. Aussi bien une grande partie de ceux qui haïssaient M. le cardinal se sont convertis par le dernier miracle qu’il vient de faire ; et si la guerre peut finir, comme il y a apparence de l’espérer, il trouvera moyen de gagner bientôt tous les autres. Étant si sage qu’il est, il a connu après tant d’expériences ce qui est de meilleur, et il tournera ses desseins à rendre cet État le plus florissant de tous après l’avoir rendu le plus redoutable. Il s’avisera d’une sorte d’ambition qui est plus belle que toutes les autres, et qui ne tombe dans l’esprit de personne : de se faire le meilleur et le plus aimé d’un royaume, mais non pas le plus grand et le plus craint. Il connaît que les plus nobles et les plus anciennes conquêtes sont celles des cœurs et des affections, que les lauriers sont des plantes infertiles qui ne donnent au plus que de l’ombre, et qui ne valent pas les moissons et les fruits dont la paix est couronnée. Il voit qu’il n’y a pas tant de sujet de louange à étendre de cent lieues les bornes d’un royaume qu’à diminuer un sou de la taille1, et qu’il y a moins de grandeur et de véritable gloire à défaire cent mille hommes qu’à en mettre vingt millions à leur aise et en sûreté. Aussi ce grand esprit qui n’a été occupé jusqu’à présent qu’à songer aux moyens de fournir aux frais de la guerre, à lever de l’argent et des hommes, à prendre des villes et à gagner des batailles, ne s’occupera désormais qu’à rétablir le repos, la richesse et l’abondance. Cette même tête qui nous a enfanté Pallas armée nous la rendra avec son olive paisible, douce, savante, et suivie de tous les arts qui marchent d’ordinaire avec elle. Il ne se fera plus de nouveaux édits que pour régler le luxe et pour rétablir le commerce. Ces grands vaisseaux qui avaient été faits pour porter nos armes au delà du détroit ne serviront qu’à conduire nos marchandises et à tenir la mer libre, et nous n’aurons plus la guerre qu’avec les corsaires. Alors les ennemis de M. le cardinal ne sauront plus que dire contre lui, comme ils n’ont su que faire jusqu’à cette heure. Alors les bourgeois de Paris seront ses gardes, et il connaîtra combien il est plus doux d’entendre ses louanges dans la bouche du peuple que dans celle des poëtes. Prévenez ce temps-là, je vous conjure, et n’attendez pas à être de ses amis jusques à ce que vous y soyez contraint. Que si vous voulez demeurer dans votre opinion, je n’entreprends pas de vous l’arracher par force ; mais aussi ne soyez pas si injuste que de trouver mauvais que j’aie défendu la mienne, et je vous promets que je lirai volontiers tout ce que vous m’écrirez quand les Espagnols auront repris Corbie.

À monseigneur le duc d’Enghien 2

Monseigneur, à cette heure que je suis loin de Votre Altesse, et qu’elle ne me peut pas faire de charge4, je suis résolu à vous dire tout ce que je pense d’Elle depuis longtemps. À dire le vrai, Monseigneur, vous seriez injuste si vous pensiez faire les choses que vous faites sans qu’il en fût autrement question, ni que l’on prît la liberté de vous en parler. Si vous saviez de quelle sorte tout le monde est déchaîné dans Paris à discourir de vous, je suis assuré que vous en auriez honte, et que vous seriez étonné de voir avec combien peu de respect et peu de crainte de vous déplaire tout le peuple s’entretient de ce que vous avez fait. À dire la vérité, ç’a été trop de hardiesse et de violence à vous d’avoir, à l’âge où vous êtes, choqué deux vieux capitaines que vous deviez respecter, quand ce n’eût été que pour leur expérience ; fait tuer le pauvre comte de Fontaine1, qui étoit à ce qu’on dit, un des meilleurs hommes des Flandres, et à qui le prince d’Orange2 n’avoit jamais osé toucher ; pris seize pièces de canon qui appartenoient à un prince, oncle du roi, frère de la reine, et avec qui vous n’aviez jamais eu de différend, enfin mis en désordre les meilleures troupes des Espagnols, qui vous avoient laissé passer avec tant de bonté. Je ne sais pas ce qu’en dit le Père Musnier3, mais tout cela est contre les bonnes mœurs, et il y a là, ce me semble, grande matière de confession. J’avais bien ouï dire que vous étiez opiniâtre comme un diable, et qu’il ne faisoit pas bon vous rien disputer. Mais j’avoue que je n’eusse pas cru que vous vous fussiez emporté à ce point-là : si vous continuez, vous vous rendrez insupportable à toute l’Europe, et ni l’Empereur ni le roi d’Espagne ne pourront durer avec vous. Cependant, Monseigneur, laissant la conscience à part, et politiquement parlant, je me réjouis avec Votre Altesse de ce que j’entends dire qu’Elle a gagné la plus belle victoire et de la plus grande importance que nous ayons vue de notre siècle, et de ce que, sans être Important 4, Elle sait faire des actions qui le soient si fort. La France, que vous venez de mettre à couvert de tous les orages qu’elle craignoit, s’étonne qu’à l’entrée de votre vie, vous ayez fait une action dont César eût voulu couronner toutes les siennes, et qui redonne aux rois vos ancêtres autant de lustre que vous en avez reçu d’eux. Vous vérifiez bien, Monseigneur, ce qui a été dit autrefois, que la vertu vient aux Césars devant1 le temps : car vous qui êtes un vrai César en esprit et en science, César en diligence, en vigilance, en courage, César enfin « en toute rencontre2 », vous avez trompé le jugement ou passé l’espérance des hommes. Vous avez fait voir que l’expérience n’est nécessaire qu’aux âmes ordinaires, que la vertu des héros vient par d’autres chemins, qu’elle ne monte pas par degrés, et que les ouvrages du Ciel3 sont en leur perfection dès leurs commencements. Cette nouvelle a ici étonné tout le monde, et mis de la joie ou de la pâleur sur tous les visages de la cour. Pour les dames, elles sont ravies d’apprendre que celui qu’elles ont vu dans le bal défaire tous les autres hommes opère de plus glorieuses défaites dans les armées, et que la plus belle tête de France soit aussi la meilleure et la plus ferme. Il n’y a pas jusqu’à Mlle de Beaumont4 qui ne parle en votre faveur. Tous ceux qui étoient révoltés contre vous, et qui disoient que vous ne faisiez que vous moquer, avouent que vous ne vous êtes pas moqué cette fois, et voyant le grand nombre d’ennemis que vous avez défaits, il n’y a plus personne qui n’appréhende d’être des vôtres. Trouvez bon, ô César ! que je vous parle avec cette liberté. Recevez les louanges qui vous sont dues, et souffrez que l’on rende à César ce qui appartient à César. Je suis, etc.