(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — J. B. Rousseau. (1671-1741.) » pp. 254-266
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(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — J. B. Rousseau. (1671-1741.) » pp. 254-266

J. B. Rousseau.
(1671-17411.)

[Notice]

Né à Paris en 1671, J. B. Rousseau, qui étendit et agrandit parmi nous le genre que Malherbe avait créé, fut l’un de ceux qui payèrent le plus chèrement par le malheur le privilége de la renommée. Joints à ses talents, les torts de son caractère lui firent beaucoup d’ennemis et il finit par être leur victime2. Frappé d’un arrêt de bannissement, il passa tout le reste de sa vie loin de la France dont il est demeuré l’une des gloires. L’élévation de la pensée, la magnificence des images, l’harmonie et la vigueur du style lui assurent, malgré ses défauts, une place à côté de nos classiques. Bien moins châtié et soutenu que les modèles du dix-septième siècle (sa langue et son goût parurent, surtout au déclin de sa carrière, souffrir de son séjour à l’étranger), il a cependant conservé dans ses odes et dans ses cantates leur haute et saine inspiration. Il est l’intermédiaire qui unit la plus glorieuse époque des lettres françaises à une autre époque où leur éclat, moins pur, ne s’est pas encore obscurci. Rousseau excelle aussi à manier l’épigramme ; il s’est pareillement essayé dans l’allégorie, à présent délaissée, ainsi que dans la comédie et l’épître, mais avec assez peu de succès. Au préjudice de la réputation de Rousseau, qu’on a parfois trop déprimée de nos jours, la poésie lyrique devait trouver, vers la fin du dernier siècle et au commencement du nôtre, une source nouvelle d’inspirations touchantes et sublimes1.

Les cieux proclament leur auteur.

De sa puissance immortelle2
Tout parle, tout nous instruit ;
Le jour au jour la révèle,
La nuit l’annonce à la nuit3.
Ce grand et superbe ouvrage
N’est point pour l’homme un langage
Obscur et mystérieux :
Son admirable structure
Est la voix de la nature,
Qui se fait entendre aux yeux4.
Dans une éclatante voûte
Il a placé de ses mains
Ce soleil qui, dans sa route,
Eclaire tous les humains.
Environné de lumière,
Il entre dans sa carrière
Comme un époux glorieux,
Qui, dès l’aube matinale,
De sa couche nuptiale
Sort brillant et radieux1.
L’univers, à sa présence,
Semble sortir du néant.
Il prend sa course, il s’avance
Comme un superbe géant.
Bientôt sa marche féconde
Embrasse le tour du monde
Dans le cercle qu’il décrit2 ;
Et, par sa chaleur puissante,
La nature languissante
Se ranime et se nourrit.
Oh ! que tes œuvres sont belles,
Grand Dieu ! quels sont tes bienfaits !
Que ceux qui te sont fidèles
Sous ton joug trouvent d’attraits !
Ta crainte3 inspire la joie ;
Elle assure notre voie ;
Elle nous rend triomphants,
Elle éclaire la jeunesse,
Et fait briller la sagesse
Dans les plus faibles enfants.
Soutiens ma foi chancelante,
Dieu puissant ; inspire-moi
Cette crainte vigilante
Qui fait pratiquer ta loi.
Loi sainte, loi désirable,
Ta richesse est préférable
A la richesse de l’or ;
Et ta douceur est pareille
Au miel dont la jeune abeille
Compose son cher trésor.
Mais, sans tes clartés sacrées,
Qui peut connaître, Seigneur,
Les faiblesses égarées
Dans les replis de son cœur ?
Prête-moi tes feux propices :
Viens m’aider à fuir les vices
Qui s’attachent à mes pas ;
Viens consumer par ta flamme
Ceux que je vois dans mon âme
Et ceux que je n’y vois pas.
Si de leur triste esclavage
Tu viens dégager mes sens,
Si tu détruis leur ouvrage,
Mes jours seront innocents.
J’irai puiser sur ta trace
Dans les sources de ta grâce :
Et, de ses eaux abreuvé,
Ma gloire fera connaître
Que le Dieu qui m’a fait naître
Est le Dieu qui m’a sauvé.
Liv. I, ode 2.

A la Fortune.

Fortune, dont la main couronne
Les forfaits les plus inouïs,
Du faux éclat qui t’environne
Serons-nous toujours éblouis1 ?
Jusques à quand, trompeuse idole,
D’un culte honteux et frivole
Honorerons-nous tes autels ?
Verra-t-on toujours tes caprices
Consacrés par les sacrifices
Et par l’hommage des mortels ?
Le peuple, dans ton moindre ouvrage
Adorant la prospérité,
Te nomme grandeur de courage,
Valeur, prudence, fermeté.
Du titre de vertu suprême
Il dépouille la vertu même,
Pour le vice que tu chéris :
Et toujours ses fausses maximes
Erigent en héros sublimes
Tes plus coupables favoris.
Apprends que la seule sagesse
Peut faire les héros parfaits ;
Qu’elle voit toute la bassesse
De ceux que ta faveur a faits ;
Qu’elle n’adopte point la gloire
Qui naît d’une injuste victoire
Que le sort remporte pour eux ;
Et que, devant ses yeux stoïques,
Leurs vertus les plus héroïques
Ne sont que des crimes heureux.
Quoi ! Rome et l’Italie en cendre
Me feront honorer Sylla !
J’admirerai dans Alexandre1
Ce que j’abhorre en Attila ?
J’appellerai vertu guerrière
Une vaillance meurtrière
Qui dans mon sang trempe ses mains ?
Et je pourrai forcer ma bouche
A louer un héros farouche
Né pour le malheur des humains ?
Quels traits me présentent vos fastes,
Impitoyables conquérants ?
Des vœux outrés, des projets vastes ;
Des rois vaincus par des tyrans ;
Des murs que la flamme ravage ;
Des vainqueurs fumant de carnage ;
Un peuple au fer abandonné :
Des mères pâles et sanglantes,
Arrachant leurs filles tremblantes
Des bras d’un soldat effréné1.
Juges insensés que nous sommes,
Nous admirons de tels exploits !
Est-ce donc le malheur des hommes
Qui fait la vertu des grands rois ?
Leur gloire, féconde en ruines,
Sans le meurtre et sans les rapines
Ne saurait-elle subsister ?
Images des dieux sur la terre,
Est-ce par des coups de tonnerre
Que leur grandeur doit éclater2 ?
Quel est donc le héros solide
Dont la gloire ne soit qu’à lui !
C’est un roi que l’équité guide,
Et dont les vertus sont l’appui ;
Qui, prenant Titus pour modèle,
Du bonheur d’un peuple fidèle
Fait le plus cher de ses souhaits ;
Qui fuit la basse flatterie ;
Et qui, père de sa patrie,
Compte ses jours par ses bienfaits.
Héros cruels et sanguinaires,
Cessez de vous enorgueillir
De ces lauriers imaginaires
Que Bellone vous fit cueillir.
En vain le destructeur rapide
De Marc-Antoine et de Lépide
Remplissait l’univers d’horreurs :
Il n’eût point eu le nom d’Auguste,
Sans cet empire heureux et juste
Qui fit oublier ses fureurs.
Montrez-nous, guerriers magnanimes,
Votre vertu dans tout son jour :
Voyons comment vos cœurs sublimes
Du sort soutiendront le retour.
Tant que sa faveur vous seconde,
Vous êtes les maîtres du monde ;
Votre gloire nous éblouit :
Mais, au moindre revers funeste,
Le masque tombe, l’homme reste,
Et le héros s’évanouit1.
L’effort d’une vertu commune
Suffit pour faire un conquérant :
Celui qui dompte la fortune
Mérite seul le nom de grand.
Il perd sa volage assistance,
Sans rien perdre de la constance,
Dont il vit ses honneurs accrus ;
Et sa grande âme ne s’altère
Ni des triomphes de Tibère
Ni des disgrâces de Varus2
Liv. II, ode 63

L’aveuglement des hommes1.

Qu’aux accents de ma voix la terre se réveille2 !
Rois, soyez attentifs ; peuples, ouvrez l’oreille :
Que l’univers se taise et m’écoute parler3.
Mes chants vont seconder les accords de ma lyre ;
L’esprit saint me pénètre, il m’échauffe, il m’inspire
Les grandes vérités que je vais révéler.
L’homme en sa propre force a mis sa confiance.
Ivre de ses grandeurs et de son opulence,
L’éclat de sa fortune enfle sa vanité.
Mais, ô moment terrible, ô jour épouvantable,
Où la mort saisira ce fortuné coupable4,
Tout chargé des liens de son iniquité !
Que deviendront alors, répondez, grands du monde,
Que deviendront ces biens où votre espoir se fonde,
Et dont vous étalez l’orgueilleuse moisson ?
Sujets, amis, parents, tout deviendra stérile5 ;
Et, dans ce jour fatal, l’homme à l’homme inutile
Ne paîra point à Dieu le prix de sa rançon.
Vous avez vu tomber les plus illustres têtes ;
Et vous pourriez encore, insensés que vous êtes,
Ignorer le tribut que l’on doit à la mort ?
Non, non ; tout doit franchir ce terrible passage6 :
Le riche et l’indigent, l’imprudent et le sage,
Sujets à même loi, subissent même sort1.
D’avides étrangers, transportés d’allégresse,
Engloutissent déjà toute cette richesse,
Ces terres, ces palais de vos noms ennoblis.
Et que vous reste-t-il en ces moments suprêmes ?
Un sépulcre funèbre où vos noms, où vous-mêmes
Dans l’éternelle nuit serez ensevelis2.
Les hommes, éblouis de leurs honneurs frivoles,
Et de leurs vains flatteurs écoutant les paroles,
Ont de ces vérités perdu le souvenir :
Pareils aux animaux farouches et stupides,
Les lois de leur instinct sont leurs uniques guides,
Et pour eux le présent paraît sans avenir3.
Un précipice affreux devant eux se présente ;
Mais toujours leur raison, soumise et complaisante,
Au-devant de leurs yeux met un voile imposteur.
Sous leurs pas cependant s’ouvrent de noirs abîmes,
Où la cruelle mort, les prenant pour victimes,
Frappe ces vils troupeaux dont elle est le pasteur4.
Là s’anéantiront ces titres magnifiques,
Ce pouvoir usurpé, ces ressorts politiques,
Dont le juste autrefois sentit le poids fatal :
Ce qui fit leur bonheur deviendra leur torture ;
Et Dieu, de sa justice apaisant le murmure5,
Livrera ces méchants au pouvoir infernal.
Justes, ne craignez point le vain pouvoir des hommes,
Quelqu’élevés qu’ils soient, ils sont ce que nous sommes :
Si vous êtes mortels, ils le sont comme vous1.
Nous avons beau vanter nos grandeurs passagères,
Il faut mêler sa cendre aux cendres de ses pères,
Et c’est le même Dieu qui nous jugera tous2.
Liv. I, ode 33.

Circé4.

Sur un rocher désert, l’effroi de la nature,
Dont l’aride sommet semble toucher les cieux,
Circé, pâle, interdite, et la mort dans les yeux5,
        Pleurait sa funeste aventure6.
        Là, ses yeux errants sur les flots
D’Ulysse fugitif semblaient suivre la trace :
Elle croit voir encor son volage héros ;
Et, cette illusion soulageant sa disgrâce,
        Elle le rappelle en ces mots,
Qu’interrompent cent fois ses pleurs et ses sanglots :
        « Cruel auteur des troubles de mon âme1
        Que la pitié retarde un peu tes pas :
        Tourne un moment tes yeux sur ces climats ;
        Et, si ce n’est pour partager ma flamme,
        Reviens du moins pour hâter mon trépas.
        « Ce triste cœur, devenu ta victime,
        Chérit encor l’amour qui l’a surpris :
        Amour fatal ! ta haine en est le prix.
        Tant de tendresse, ô dieux ! est-elle un crime,
        Pour mériter de si cruels mépris2 ?
        « Cruel auteur des troubles de mon âme,
        Que la pitié retarde un peu tes pas :
        Tourne un moment tes yeux sur ces climats ;
        Et, si ce n’est pour partager ma flamme,
        Reviens du moins pour hâter mon trépas. »
C’est ainsi qu’en regrets sa douleur se déclare :
Mais bientôt, de son art employant le secours,
Pour rappeler l’objet de ses tristes amours,
Elle invoque à grands cris tous les dieux du Ténare.
Les Parques, Némésis, Cerbère, Phlégéthon,
Et l’inflexible Hécate, et l’horrible Alecton3
Sur un autel sanglant l’affreux bûcher s’allume :
La foudre dévorante aussitôt le consume ;
Mille noires vapeurs obscurcissent le jour ;
Les astres de la nuit interrompent leur course ;
Les fleuves étonnés remontent vers leur source ;
Et Pluton même tremble en son obscur séjour1.
                Sa voix redoutable
                Trouble les enfers ;
                Un bruit formidable
                Gronde dans les airs ;
                Un voile effroyable
                Couvre l’univers ;
                La terre tremblante
                Frémit de terreur ;
                L’onde turbulente
                Mugit de fureur ;
                La lune sanglante
                Recule d’horreur2
Dans le sein de la mort ses noirs enchantements
        Vont troubler le repos des ombres :
Les mânes effrayés quittent leurs monuments ;
L’air retentit au loin de leurs longs hurlements ;
Et les vents, échappés de leurs cavernes sombres,
Mêlent à leurs clameurs d’horribles sifflements3.
Inutiles efforts ! amante infortunée,
D’un dieu plus fort que toi dépend ta destinée :
Tu peux faire trembler la terre sous tes pas4.
Des enfers déchaînés allumer la colère ;
        Mais tes fureurs ne feront pas
        Ce que tes attraits n’ont pu faire.
        Ce n’est point par effort qu’on aime :
        L’amour est jaloux de ses droits ;
        Il ne dépend que de lui-même,
        On ne l’obtient que par son choix.
        Tout reconnaît sa loi suprême ;
        Lui seul ne connaît point de lois.
        Dans les champs que l’hiver désole.
        Flore vient rétablir sa cour ;
        L’alcyon fuit devant Eole,
        Eole le fuit à son tour :
        Mais sitôt que l’amour s’envole,
        Il ne connaît plus de retour1.
Cantate VII2.