Montluc
1503-1577
[Notice]
Né dans l’Agénois, aux environs de Condom, fils aîné d’une noble maison, Blaise de Montluc était déjà soldat en 1521. Il prit son essor au-dèlà des Alpes, et les campagnes d’Italie furent, sous Charles VIII et Louis XII, sa première école militaire. En 1523, nous le voyons conduire une périlleuse retraite à Saint-Jean-de-Luz, et y gagner le commandement d’une compagnie. Prisonnier à Pavie, il prendra sa revanche en maint fait d’armes, où il se montra sinon stratégiste de haut vol, du moins officier accompli, plein de ressources, ayant le coup d’œil prompt et la main sûre, alliant l’art à l’audace, et l’adresse à la témérité. Ecuyer, enseigne, capitaine, mestre de camp, lieutenant du roi, et enfin maréchal de France, il assista, durant un demi-siècle, à cinq batailles rangées, à dix-sept assauts, à onze défenses de places, et à deux cents escarmouches. Parmi ces glorieux hasards, signalons son rôle à Cérizolles, et son intrépide défense de Sienne qui fit bruit dans toute l’Europe.
Il est regrettable qu’il y ait aussi d’autres pages dans sa vie. Lorsqu’en 1362, Catherine de Médicis l’envoya pacifier la Guienne, il le fit si bien, qu’à son départ les villages ressemblaient à des cimetières : sur les routes, les branches des arbres devinrent des gibets, odieux trophées dont la seule excuse, s’il en est une, fut sa triste obéissance à des ordres fanatiques. Sa vieillesse expia le sang versé. Il vit périr ses quatre fils, et mourut à soixante-dix ans, mécontent, isolé, effrayé de l’avenir.
Montluc « haïssait les écritures », et pourtant il doit un long souvenir
à ces Commentaires, qui consolèrent sa retraite morose
et impatiente d’action. Il en est le héros, et nul ne s’en plaindra. Car
sa vanité même n’a rien qui choque : elle a grand air, et justifie cette
fière devise : « Nos vies et nos biens sont au roi, l’âme est à
Dieu, l’honneur est à nous ; non, sur mon honneur mon roi ne peut
rien. »
Il fut de ces gentilshommes pour qui toute chaude
affaire était une fête. Lui aussi, sous le regard du prince, il eût
« changé prés et vignes en chevaux et armes pour aller mourir au lit d’honneur »
. S’il a trop
manqué de ces vertus civilisées qui décorent la bravoure dans un
Catinat, il sut se faire aimer du soldat, et lui « mettre des ailes au talon, du cœur au ventre »
. Il
est déjà homme de guerre dans le sens moderne du mot. Il sentit
l’importance de l’infanterie, et accomplit ses plus belles prouesses à
la tête « des gens de pied », qu’il entraînait par son exemple.
Dans son livre, pratique avant tout, mais brillant de verve gasconne, il
a voulu se proposer pour modèle à la jeune noblesse, et a
fait profession d’être docteur
ès-armes. « Je veux, dit-il, instruire ceux qui
viendront après moi. Car n’être rien que pour soi, c’est en bon
français, être né une bête. »
Ses harangues et ses récits,
qui ne sentent jamais le clerc, étincellent de belle humeur, et son
nourris de bon sens. Il a une brusquerie pittoresque, des images
parlantes, des boutades spirituelles, un style énergique et allègre qui
a le goût du terroir ; par ses pétulances d’imagination, il trahit le
compatriote de Montaigne et d’Henri IV.
Fière contenance 1
J’estois encore si2 très extenué de ma maladie, et le froid estant grand et aspre, j’estois contrainct d’aller si enveloppé le corps et la teste de forrures3, que, quand l’on me voyoit aller par la ville, nul ne pouvoit avoir esperance de ma santé, ayant oppinion que j’estois gasté dans le cœur, et que je mourois à veue d’œil4 « Que ferons-nous, disoient les dames et les poureux5, car en une ville il y a d’ungs et d’autres6, que ferons-nous si notre gouerneur meurt ? Nous sommes perdeus : toute nostre fiance7 après Dieu, est en luy ; il n’est possible qu’il en eschappe. » Je croy fermement que les bonnes prieres de ces honnestes femmes me tirarent8 de l’extremité et langueur où j’estois, j’entendz du corps, car, quant à l’esprit et l’entendement, je ne le sentis jamais affoiblir9. Ayant donc accoustumé auparavant d’estre ainsi embeguiné10, et voyant le regret que le peuple avoit de me veoir malade, je me fis bailler des chausses11 de velours cramoeisin12 que j’avois appourtees d’Albe13, couvertes de passement d’or, et fort decoppées1 et bien faictes……. Je prins le perpoinct2 tout de mesmes, une chemise ouvree de soye cramoeisie et de fillet3 d’or bien riche : en ce temps-là on pourtoit les collets des chemises ung peu avallés4. Puis prins un collet de bufle, et me fiz mettre le hausse-col5 de mes armes, qu’estoient bien dorées. En ce temps-là je pourtois gris et blanc6…… et avois encores ung chappeau de soye grize, faicte à l’allemande, avec un grand-cordon d’argent et des plumes d’aigrette bien argentees. Par lors les chappeaux ne couvroient pas grandz7, comme font asleure8. Puis me vestis ung cazacquin9 de velours gris, tout couvert de petites tresses d’argent à deux petitz doigz l’une de l’autre, et doublé de tocquadille10 d’argent, tout decoppé entre les tresses, lequel j’apportois11 en Piemont sur les armes. Or avois-je encore deux petits flascons de vin grec, de ceux que monsier le cardinal d’Armaignac m’avoict envoyés ; et m’en froetiz12 ung peu les mains, puis m’en lavay fort le vizaige, jusques à qu’il eust prins un peu de couleur roge13, et en beuz, avec un petit morceau de pain, trois doigtz, puis me regarday au miroir. Je vous jure que je ne me cognoissois pas moy-mesmes14… Je ne me peux contenir15 de rire, me semblant16 que tout à coup Dieu m’avoit donné tout ung autre visaige.
Le premier qui arriva à moy avec ses cappitaines feust le seigneur Cornelio et le comte de Gayasse, Monsieu de Bassompierre, commissaire17, et le Conte de Bisque que j’avois tous envoyé querir ; et comme ilz me trouvarent de ceste sorte, se prindrent18 tous à rire. Et moy je bravois19 par la salle plus que quatorze, et n’eusse pas eu la puissance de thuer ung polet1 ; car j’estois si foible que rien plus2. Combas et les cappitaines françois arrivarent aussi. Toute ceste farce ne tendoit qu’à faire rire les ungs et les autres ; et le dernier, ce feust le colonel Rincroc et ses cappitaines, qui, comme il me vist d’este3 sorte, il se mist à sanglottier de force de rire. Et je le prins par le bras, et luy diz : « Et quoy, Seigneur Colonel, pensés-vous que je sois ce Montluc qui va tous les jours mourant par les rues ? Nany4, Nany, car stuy5 là est mort, et je suis ung autre Montluc. Son truchement6 le luy dict : qui7 le faisoit encores plus rire : et desjà le seigneur Cornelio lui avoict dict la resolution pour quoy8 je l’envoyoys querir, et qu’il falloit que nous ostissions9, par une sorte ou par autre10, ce doute qui estoit parmi les Siennoys. Et ainsi nous en allasmes tous à cheval au palais, et comme nous eusmes monté le degré, nous trouvasmes la grand salle, pleine de noblesse et de bourgeois de la ville qui estoyent du Conseil……. J’entris11 ainsi en la grand salle, et leur oustay12 mon chappeau ; et ne feuz cogneu13 de personne de prime14 abordée, ains15 pensoient ilz que je feusse quelque gentilhomme que monsier le mareschal eust envoyé dans la ville pour commander l’assault16, à cause de ma foiblesse…… et en entrant, mon chappeau à la main je me souzriois17 vers l’ung et vers l’autre, que18 tous s’esmerveilloient de me veoir.
Une ville assiégée
Renvoi des bouches inutiles
Je vous diz que le roolle19 des bouches inutiles se monta 1 quatre mil et quatre cens ou plus ; que de toutes les pitiés et desollations que j’ay veu, je n’en viz jamais une semblable, ny espere en voir jamais : car le maistre falloit2 qu’abandonnast son sorviteur qui longtemps l’avoit servy, la maistresse sa chambriere, et ung monde de pouvres gens qui ne vivoient que du travail de leurs bras ; et par trois jours ceste desolation et pleurs dura. Ces pouvres gens s’en alloient à travers des ennemis, lesquels les rechassoient vers la citté ; et tout le camp demeuroit nuict et jour en armes pour cest effect, car ilz les nous rejettoient jusques au pied des murailles, afin que nous les remissions dedens, pour plustost manger ce peu de pain qui nous restoit3, et veoir si la citté se voudroit revoulter4 pour la pitié de leurs serviteurs et chambrieres : mais cella n’y fist rien, et si dura huict jours. Ils ne mangeoient que des herbes, et en moreust plus de la moytié ; car les ennemis les thuoient, et peu s’en sauva…… Ce sont des lois de la guerre : il fault estre cruel bien souvent, pour venir à bout de son ennemy ; Dieu doibt estre bien misericordieux en nostre endroict, qui faizons tant de maux… Vous, Gouverneurs et Cappitaines des places, ne craignés de vous descharger des bouches inutiles ; estouppés5 les oreilles aux cris : si j’eusse creu mon courage6, je l’eusse faict trois mois plustost : peult estre que j’eusse sauvé la ville, ou pour le moingz j’y eusse amusé mon ennemy plus longuement ; cent fois je m’en suis repenty.
La veille d’une capitulation
Après que l’assiegeant eust perdu toute son escrime7 et toutes ses ruses, il nous laissa en paix, ne s’attendant nous avoir qu’au dernier morceau de pain. Et commencasmes à entrer au mois de mars, nous ayant tout failly8, car de vin il n’y en avoit une seule goutte en toute la ville dés la demy-fevrier. Avions mangé tous les chevaux, asnes, muletz, chatz et ratz qu’estoient dans la ville. Les chatz se vendoient trois ou quatre escuz, et le rat ung escu, et en toute la cité n’estoit demeuré que quatre vielhes jumens, si maigres que rien plus, qui faisoient torner les molins1 : deux que j’en avois, le contrerolleur la Moliere le scien, et l’Espine, thresorier, le scien ; le sieur Cornelio une petite hacquenee baye2 qui avoit perdu la veuë de vieillesse ; messer Iheronym Espano ung cheval turc qui avoit plus de vingt ans : voilà tous les chevaux et jumens qui estoient demeurés dans ville en ces extremités plus grandes que je ne sçaurois representer, car je croy qu’il n’y a rien de si horrible que la famine. De Rome en hors l’on nous donna quelque esperance de secours et que le Roy envoyoit M. de Brissac3 nous secourir : qui feust cause que nous accorsismes4 nostre pain à douze onces, les soldatz et les gens de la ville à neuf. Cependant peu à peu nous perdions plusieurs habitans et soldatz, qui tomboient mortz sur la place ; car on devenoit tout atenué5, et en cheminant on tomboit mort, de sorte qu’on mouroit sans maladie. A la fin les medecins cogneurent que c’estoit les mauves qu’on mangeoit, pource que c’est une herbe qui lasche l’estomac et garde de fere digestion. Or n’avions-nous autres herbes au long des murailles de la ville ; car tout estoit mangé, et encores n’en pouvions avoir sans sortir à l’escaramouche6 ; et alors tous les enfans et femmes de la ville sortoient au long des murailles ; mais je vis que j’y perdois force gens, et ne volsis7 plus laisser sortir personne…… En cest estat nous traisnasmes jusques au huictiesme d’avril8, que nous eusmes perdu toute esperance. Alors la Seigneurie9 me pria ne trouver mauvais s’ilz commensoient à penser à leur sauvation10 ; et voyant que ny avoit plus remede, si ce n’est de nous manger nous-mesmes, je ne leur y peux nyer, chargeant de maledictions ceux qui engagent les gens de bien, et puis les laissent là1. Je n’entendois2 pas parler du Roy, mon bon maistre ; il m’aimoit trop, mais bien de ceux qui le conseillent mal à son desadvantage. J’ay tousjours veu plus de mauvais conseillers que de bons prés les Roys.
En avant marche !
Bataille de Ver 3
….. Et alors je fis une remontrance aux Gascons, et leur dis qu’il y avoit une disputte de longue main entre les Espaignolz4 et les Gascons, et qu’il falloit à ce coup en vuider le procés commencé il y a plus de cinquante ans ; c’estoit que les Espaignolz disoient qu’ilz estoient plus vaillans que les Gascons, et les Gascons qu’ils en estoient plus que les Espaignolz ; et que, puisque Dieu nous avoit fait la grace de nous trouver en ceste occasion en mesme combat et sous mesmes enseignes, qu’il falloit que l’honneur nous en demeurast. « Je suis Gascon, je renie la patrie, et ne m’en diray jamais plus, si aujourd’huy vous ne gaignés le procés5 à force de combatre ; et vous verrés que je seray bon advocat en ceste cause. Ilz sont bravaches6 ; et leur semble qu’il n’y a rien de vaillant qu’eulx au monde. Or, mes amis, montrés-leur ce que vous savez faire, et s’ilz frappent ung coup, donnés-en quatre. Vous avés plus d’occasions qu’eulx, car vous combatés pour vostre Roy, pour vos autelz et pour vos foyers. Si vous estiés vaincus, outre la honte, vostre païs est perdeu pour jamais, et, qui pis est, vostre religion. Je m’asseure que je ne seray pas en peine de mettre la main dans les reins de ceulx qui les montreront à noz ennemys1, et que vous ferés tous vostre devoir. Ce ne sont que gens ramassés, gens qui ont desjà accoustumé d’estre battus, et qui ont desjà peur d’avoir les bourreaux sur les espaules, tant la conscience les accuse. Vous n’estes pas ainsi2, qui combatés pour l’honneur de Dieu, service de vostre Roy et repos de la patrie. »
Sur quoy je leur commanday que tout le monde levast la main. Sur ceste oppinion, ilz la levarent et commensarent à crier tous d’une voix : « Laissés-nous aller, car nous n’arresterons jamais3 que nous ne soyons aux espees. » Et baisarent la terre. Les Espaignolz s’accoustarent des nostres1. Je leur dis qu’ilz marchassent seulement le pas sans se mettre hors d’haleine. Je m’en coureuz à la gendarmerie2, trouppe à trouppe, et leur priay de s’acheminer seulement le petit pas, leur disant : « Ce n’est pas à vous, messieurs, à qui il faut par belles remonstrances mettre le cueur au ventre ; je sçay que vous n’en avés pas besoin ; il n’y a noblesse en France qui esgalle celle de nostre Gascongne. A eulx donc, mes amis, à eulx : et vous verrés comme je vous suyvray. »