Fénelon.
(1651-1715.)
[Notice]
Né en 1651 au château de Fénelon, en Périgord, Fénelon fut un des derniers représentants de ce grand siècle, qu’il contribua tant à illustrer, et ne précéda Louis XIV au tombeau que de peu de mois. L’ardeur de la charité avait pensé l’entraîner, jeune, dans la carrière périlleuse des missions étrangères : retenu en France par la délicatesse de sa santé, il devint le précepteur du duc de Bourgogne ; et l’on sait quel prodigieux succès sa patience ingénieuse et habile obtint dans cette éducation, qui transforma en un prince accompli celui qui avait, dit-on, le germe de tous les vices. Le Télémaque fut composé pour concourir à cette œuvre dont les fruits, par l’effet d’une mort prématurée, furent perdus pour la France. Outre ce livre pénétré de l’esprit antique et des inspirations supérieures de la sagesse chrétienne, Fénelon a laissé d’excellents traités philosophiques et religieux, d’éloquents sermons et plusieurs autres ouvrages, produit spontané de l’imagination la plus riche et la plus facile. Relégué par la disgrâce à Cambrai plutôt qu’élevé à cet archevêché par la faveur du souverain, il consacra sa vieillesse aux jouissances de l’amitié dont son âme tendre était avide1, à l’exercice d’une bienfaisance devenue proverbiale et à la pieuse direction de son diocèse. En visitant chaque année toutes les paroisses de la Flandre, l’ancien maître de l’héritier des rois ne dédaignait pas d’y monter en chaire pour expliquer l’Évangile à quelques villageois ou faire le catéchisme aux enfants2.
De l’existence de Dieu1.
(Fragment.)
Structure générale de l’univers, description de la terre en particulier.
Jetons les yeux sur cette terre qui nous porte ; regardons cette voûte immense des cieux qui nous couvre, ces abîmes d’air et d’eau qui nous environnent et ces astres qui nous éclairent. Un homme qui vit sans réflexion ne pense qu’aux espaces qui sont auprès de lui, ou qui ont quelque rapport à ses besoins : il ne regarde la terre entière que comme le plancher de sa chambre, et le soleil qui l’éclaire pendant le jour que comme la bougie qui l’éclaire pendant la nuit : ses pensées se renferment dans le lieu étroit qu’il habite. Au contraire, l’homme accoutumé à faire des réflexions étend ses regards plus loin, et considère avec curiosité les abîmes presque infinis dont il est environné de toutes parts. Un vaste royaume ne lui paraît alors qu’un petit coin de la terre ; la terre elle-même n’est à ses yeux qu’un point dans la masse de l’univers : et il admire de s’y voir placé, sans savoir comment il y a été mis.
Qui est-ce qui a suspendu ce globe de la terre ? qui est-ce qui en a posé les fondements ? Rien n’est, ce me semble, plus vil qu’elle ; les plus malheureux la foulent aux pieds. Mais c’est pourtant pour la posséder qu’on donne tous les plus grands trésors. Si elle était plus dure, l’homme ne pourrait en ouvrir le sein pour la cultiver. Si elle était moins dure, elle ne pourrait le porter ; il enfoncerait partout, comme il enfonce dans le sable ou dans un bourbier. C’est du sein inépuisable de la terre que sort tout ce qu’il y a de plus précieux. Cette masse informe, vile et grossière prend toutes les formes les plus diverses, et elle seule devient tour à tour tous les biens que nous lui demandons. Cette boue si sale se transforme en mille beaux objets qui charment les yeux : en une seule année elle devient branches, boutons, feuilles, fleurs, fruits et semences, pour renouveler ses libéralités en faveur des hommes. Rien ne l’épuise : plus on déchire ses entrailles, plus elle est libérale. Après tant de siècles pendant lesquels tout est sorti d’elle, elle n’est point encore usée : elle ne ressent aucune vieillesse ; ses entrailles sont encore pleines des mêmes trésors. Mille générations ont passé dans son sein : tout vieillit, excepté elle seule ; elle se rajeunit chaque année au printemps. Elle ne manque jamais aux hommes ; mais les hommes insensés se manquent à eux-mêmes, en négligeant de la cultiver ; c’est par leur paresse et par leurs désordres qu’ils laissent croître les ronces et les épines en la place des vendanges et des moissons : ils se disputent un bien qu’ils laissent perdre1. Les conquérants laissent en friche la terre pour la possession de laquelle ils ont fait périr tant de milliers d’hommes et ont passé leur vie dans une si terrible agitation. Les hommes ont devant eux des terres immenses qui sont vides et incultes ; et ils renversent le genre humain pour un coin de cette terre si négligée.
La terre, si elle était bien cultivée nourrirait cent fois plus d’hommes qu’elle n’en nourrit. L’inégalité même des terroirs, qui paraît d’abord un défaut, se tourne en ornement et en utilité. Les montagnes se sont élevées et les vallons sont descendus en la place que le Seigneur leur a marquée. Ces diverses terres, suivant les divers aspects du soleil, ont leurs avantages. Dans ces profondes vallées, on voit croître l’herbe fraîche pour nourrir les troupeaux ; auprès d’elles s’ouvrent de vastes campagnes, revêtues de riches moissons. Ici des coteaux s’élèvent comme en amphithéâtre et sont couronnés de vignobles et d’arbres fruitiers ; là de hautes montagnes vont porter leur front glacé jusque dans les nues, et les torrents qui en tombent sont les sources des rivières. Les rochers qui montrent leur cime escarpée soutiennent la terre des montagnes, comme les os du corps humain en soutiennent les chairs. Cette variété fait le charme des paysages, et en même temps elle satisfait aux divers besoins des peuples.
Il n’y a point de terroir si ingrat qui n’ait quelque propriété. Les marais desséchés deviennent fertiles ; les sables ne couvrent d’ordinaire que la surface de la terre ; et quand le laboureur a la patience d’enfoncer, il trouve un terroir neuf, qui se fertilise à mesure qu’on le remue et qu’on l’expose aux rayons du soleil. Au milieu des pierres et des rochers, on trouve d’excellents pâturages ; il y a, dans leurs cavités, des veines que les rayons du soleil pénètrent, et qui fournissent aux plantes, pour nourrir les troupeaux, des sucs très-savoureux. Les côtes mêmes qui paraissent les plus stériles et les plus sauvages offrent souvent des fruits délicieux, ou des remèdes très-salutaires, qui manquent dans les plus fertiles pays.
D’ailleurs, c’est par un effet de la providence divine que nulle terre ne porte tout ce qui sert à la vie humaine ; car le besoin invite les hommes au commerce pour se donner mutuellement ce qui leur manque, et ce besoin est le lien naturel de la société entre les nations : autrement tous les peuples du monde seraient réduits à une seule sorte d’habits et d’aliments ; rien ne les inviterait à se connaître et à s’entrevoir.
Tout ce que la terre produit, se corrompant, rentre dans son sein, et devient le germe d’une nouvelle fécondité. Ainsi elle reprend tout ce qu’elle a donné, pour le rendre encore. Ainsi, plus elle donne, plus elle reprend ; et elle ne s’épuise jamais, pourvu qu’on sache, dans la culture, lui rendre ce qu’elle a donné. Confiez à la terre des grains de blé : en se pourrissant ils germent, et cette mère féconde vous rend avec usure plus d’épis qu’elle n’a reçu de grains. Creusez dans ses entrailles : vous y trouverez la pierre et le marbre pour les plus superbes édifices. Mais qui est-ce qui a renfermé tant de trésors dans son sein, à condition qu’ils se reproduisent sans cesse ? Voyez tant de métaux précieux et utiles, tant de minéraux destinés à la commodité de l’homme. Admirez les plantes qui naissent de la terre : elles fournissent des aliments aux sains et des remèdes aux malades. Leurs espèces et leurs vertus sont innombrables : elles ornent la terre ; elles donnent de la verdure, des fleurs odoriférantes et des fruits délicieux. Voyez-vous ces vastes forêts qui paraissent aussi anciennes que le monde ? Ces arbres s’enfoncent dans la terre par leurs racines, comme leurs branches s’élèvent vers le ciel : leurs racines les défendent contre les vents, et vont chercher, comme par de petits tuyaux souterrains, tous les sucs destinés à la nourriture de leur tige : la tige elle-même se revêt d’une dure écorce, qui met le bois tendre à l’abri des injures de l’air ; les branches distribuent en divers canaux la séve que les racines avaient réunie dans le tronc. En été, ces rameaux nous protégent de leur ombre contre les rayons du soleil ; en hiver, ils nourrissent la flamme qui conserve en nous la chaleur naturelle. Leur bois n’est pas seulement utile pour le feu : c’est une matière douce, quoique solide et durable, à laquelle la main de l’homme donne sans peine toutes les formes qu’il lui plaît, pour les plus grands ouvrages de l’architecture et de la navigation. De plus, les arbres et les plantes, en laissant tomber leurs fruits ou leurs graines, se préparent autour d’eux une nombreuse postérité1.
Comparaison de Démosthène et d’Isocrate.
Vous avez mis Démosthène avec Isocrate2 ; en cela vous avez fait tort au premier : le second est un froid orateur, qui n’a songé qu’à polir ses pensées et qu’à donner de l’harmonie à ses paroles3 ; il n’a eu qu’une basse idée de l’éloquence, et il l’a presque toute mise dans l’arrangement des mots4. Un homme qui a employé, selon les uns, dix ans, et selon les autres, quinze5, à ajuster les périodes de son Panégyrique, qui est un discours sur les besoins de la Grèce, était d’un secours bien faible et bien lent pour la république contre les entreprises du roi de Perse. Démosthène parlait bien autrement contre Philippe. Vous pouvez voir la comparaison que Denys d’Halicarnasse fait de ces deux orateurs1, et les défauts essentiels qu’il remarque dans Isocrate. On ne voit dans celui-ci que des discours fleuris et efféminés, que des périodes faites avec un travail infini pour amuser l’oreille, pendant que Démosthène émeut, échauffe et entraîne les cœurs. Il est trop vivement touché des intérêts de sa patrie pour s’amuser à tous les jeux d’esprit d’Isocrate ; c’est un raisonnement serré et pressant, ce sont les sentiments généreux d’une âme qui ne conçoit rien que de grand, c’est un discours qui croît et qui se fortifie à chaque parole par des raisons nouvelles, c’est un enchaînement de figures hardies et touchantes : vous ne sauriez le lire sans voir qu’il porte la république dans le fond de son cœur ; c’est la nature qui parle elle-même dans ses transports ; l’art est si achevé, qu’il n’y paraît point ; rien n’égala jamais sa rapidité et sa véhémence2.
En quoi consiste l’art de peindre ?
Peindre, c’est non-seulement décrire les choses, mais en représenter les circonstances d’une manière si vive et si sensible, que l’auditeur s’imagine presque les voir. Par exemple, un froid historien qui raconterait la mort de Didon se contenterait de dire : Elle fut si accablée de douleur après le départ d’Enée, qu’elle ne put supporter la vie ; elle monta au haut de son palais ; elle se mit sur un bûcher, et se tua elle-même. En écoutant ces paroles, vous apprenez le fait, mais vous ne le voyez pas. Ecoutez Virgile, il le mettra devant vos yeux. N’est-il pas vrai que, quand il ramasse toutes les circonstances de ce désespoir, qu’il vous montre Didon furieuse, avec un visage où la mort est déjà peinte, qu’il la fait parler à la vue de ce portrait et de cette épée, votre imagination vous transporte à Carthage ? Vous croyez voir la flotte des Troyens qui fuit le rivage, et la reine que rien n’est capable de consoler : vous entrez dans tous les sentiments qu’eurent alors les véritables spectateurs. Ce n’est plus Virgile que vous écoutez ; vous êtes trop attentif aux dernières paroles de la malheureuse Didon pour penser à lui. Le poëte disparaît ; on ne voit plus que ce qu’il fait voir, on n’entend plus que ceux qu’il fait parler1. Voilà la force de l’imitation et de la peinture. De là vient qu’un peintre et un poëte ont tant de rapport2 : l’un peint pour les yeux, l’autre pour les oreilles ; l’un et l’autre doivent porter les objets dans l’imagination des hommes.
Horace et Virgile.
Caractère de ces deux poëtes.
Virgile. Que nous sommes tranquilles et heureux sur ces gazons toujours fleuris, au bord de cette onde si pure, auprès de ce bois odoriférant3 !
Virgile. Si vous n’y prenez garde, vous allez faire une églogue. Les ombres n’en doivent point faire. Voyez Homère, Hésiode, Théocrite : couronnés de lauriers, ils entendent chanter leurs vers ; mais ils n’en font plus4.
Virgile. J’apprends avec joie que les vôtres sont encore après tant de siècles les délices des gens de lettres. Vous ne vous trompiez pas quand vous disiez dans vos odes, d’un ton si assuré : Je ne mourrai pas tout entier1.
Virgile. Mes ouvrages ont résisté au temps, il est vrai ; mais il faut vous aimer autant que je le fais2 pour n’être point jaloux de votre gloire. On vous place d’abord après Homère3.
Virgile. Nos muses ne doivent point être jalouses l’une de l’autre : leurs genres sont si différents ! Ce que vous avez de merveilleux, c’est la variété. Vos Odes sont tendres, gracieuses, souvent véhémentes, rapides, sublimes. Vos Satires sont simples, naïves, courtes, pleines de sel : on y trouve une profonde connaissance de l’homme, une philosophie très-sérieuse, avec un tour plaisant qui redresse les mœurs des hommes et qui les instruit en se jouant4. Votre Art poétique montre que vous aviez toute l’étendue des connaissances acquises, et toute la force de génie nécessaire pour exécuter les plus grands ouvrages, soit pour le poëme épique, soit pour la tragédie.
Virgile. C’est bien à vous à parler de variété, vous qui avez mis dans vos Eglogues la tendresse naïve de Théocrite ! Vos Géorgiques sont pleines des peintures les plus riantes : vous embellissez et vous passionnez toute la nature. Enfin, dans votre Enéide, le bel ordre, la magnificence, la force et la sublimité d’Homère éclatent partout.
Virgile. Mais je n’ai fait que le suivre pas à pas.
Virgile. Vous n’avez point suivi Homère quand vous avez traité les amours de Didon. Ce quatrième livre est tout original1. On ne peut pas même vous ôter la louange d’avoir fait la descente d’Enée aux enfers plus belle que n’est l’évocation des âmes qui est dans l’Odyssée2.
Virgile. Mes derniers livres sont négligés : je ne prétendais pas les laisser si imparfaits ; vous savez que je voulus les brûler.
Virgile. Quel dommage si vous l’eussiez fait ! C’était une délicatesse excessive : on voit bien que l’auteur des Géorgiques aurait pu finir l’Enéide avec le même soin. Je regarde moins cette dernière exactitude que l’essor du génie, la conduite de tout l’ouvrage, la force et la hardiesse des peintures. A vous parler ingénument, si quelque chose vous empêche d’égaler Homère, c’est d’être plus poli, plus châtié, plus fini, mais moins simple, moins fort, moins sublime : car d’un seul trait il met la nature toute nue devant les yeux.
Virgile. J’avoue que j’ai dérobé quelque chose à la simple nature3, pour m’accommoder au goût d’un peuple magnifique et délicat sur toutes les choses qui ont rapport à la politesse. Homère semble avoir oublié le lecteur pour ne songer qu’à peindre en tout la vraie nature. En cela je lui cède.
Virgile. Vous êtes toujours ce modeste Virgile qui eut tant de peine à se produire à la cour d’Auguste. Je vous ai dit librement ce que je pense sur vos ouvrages : dites-moi de même les défauts des miens. Quoi donc ! me croyez-vous incapable de les reconnaître ?
Virgile. Il y a, ce me semble, quelques endroits de vos Odes qui pourraient être retranchés sans rien ôter au sujet, et qui n’entrent point dans votre dessein. Je n’ignore pas le transport que l’ode doit avoir1 ; mais il y a des choses écartées qu’un beau transport ne va point chercher. Il y a aussi quelques endroits passionnés et merveilleux, où vous remarquerez peut-être quelque chose qui manque, ou pour l’harmonie, ou pour la simplicité de la passion. Jamais homme n’a donné un tour plus heureux que vous à la parole, pour lui faire signifier un beau sens avec brièveté et délicatesse ; les mots deviennent tout nouveaux par l’usage que vous en faites2. Mais tout n’est pas également coulant : il y a des choses que je croirais un peu trop tournées.
Virgile. Pour l’harmonie, je ne m’étonne pas que vous soyez si difficile. Rien n’est si doux et si nombreux que vos vers ; leur cadence seule attendrit et fait couler les larmes des yeux.
Virgile. L’ode demande une autre harmonie toute différente, que vous avez trouvée presque toujours, et qui est plus variée que la mienne.
Virgile. Enfin, je n’ai fait que de petits ouvrages. J’ai blâmé ce qui est mal ; j’ai montré les règles de ce qui est bien : mais je n’ai rien exécuté de grand comme votre poëme héroïque3.
Virgile. En vérité, mon cher Horace, il y a déjà trop longtemps que nous nous donnons des louanges : pour d’honnêtes gens, j’en ai honte. Finissons.