(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — Molière, (1622-1673.) » pp. 205-211
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(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — Molière, (1622-1673.) » pp. 205-211

Molière
(1622-1673.)

[Notice]

Né à Paris en 1622, Molière, après de bonnes études terminées dans le collége des jésuites, devenu depuis le collége Louis-le-Grand, céda à un entrainement qui a fait beaucoup de victimes, et embrassa la vie de théâtre. Si dans la carrière du comédien, longtemps pour lui aventureuse et errante, il finit par trouver la réputation et même la fortune, on sait trop qu’il ne trouva pas le bonheur. Il est douloureux de penser que celui qui, par la fécondité inépuisable de sa verve maligne, a réjoui et réjouira tant de générations, ne connut que le sourire des lèvres et ne ressentit jamais la véritable joie, la paix du cœur. Des qualités élevées de caractère le rendaient cependant digne d’être plus heureux. Il n’avait pas seulement de la probité, il était compatissant et généreux. Pour sa gloire d’auteur, elle n’a point cessé de grandir1 : il n’en est pas de plus éclatante dans la littérature française ; on peut ajouter dans aucune littérature. Molière a partagé en effet avec La Fontaine ce privilége de n’avoir été surpassé ou même égalé ni avant ni après lui. L’antiquité ne saurait lui opposer avec avantage Aristophane ou Plaute ; et les modernes ne nous disputent point l’honneur d’avoir produit le premier des comiques, aussi bien que le modèle des fabulistes 2

Le Val-de-Grâce : éloge du peintre Pierre Mignard 1.

Digne fruit de vingt ans de travaux somptueux,
Auguste bâtiment, temple majestueux,
Fais briller à jamais, dans ta noble richesse,
La splendeur du saint vœu d’une grande princesse 2,
Mais défends bien surtout de l’injure des ans
Le chef-d’œuvre fameux de ses riches présents 3
Cet éclatant morceau de savante peinture
Dont elle a couronné ta noble architecture :
C’est le plus bel effet des grands soins qu’elle a pris,
Et ton marbre et ton or ne sont point de ce prix.
Dis-nous, fameux Mignard, par qui te sont versées
Les charmantes beautés de tes nobles pensées,
Et dans quel fonds tu prends cette variété
Dont l’esprit est surpris et l’œil est enchanté ?
Dis-nous quel feu divin, dans tes fécondes veilles,
Dis tes expressions enfante les merveilles ;
Quels, charmes ton pinceau répand dans tous ses traits,
Et quelle force il mêle à ses plus doux attraits.
Tu te tais, et prétends que ce sont des matières
Dont tu dois nous cacher les savantes lumières,
Et que ces beaux secrets, à tes travaux vendus,
Te coûtent un peu trop pour être répandus;
Mais ton pinceau s’explique et trahit ton silence :
Malgré toi, de ton art il nous fait confidence ;
Et dans ses beaux efforts, à nos yeux étalés,
Les mystères profonds nous en sont révélés.
Une pleine lumière ici nous est offerte ;
Et ce dôme pompeux est une école ouverte
Où l’ouvrage, faisant l’office de la voix,
Dicte de ton grand art les souveraines lois.
La gloire du Val-de-Grâce.

Le marquis à la cour.

Vous savez ce qu’il faut pour paraître marquis ;
    N’oubliez rien de l’air ni des habits ;
Arborez un chapeau chargé de trente plumes
        Sur une perruque de prix ;
    Que le rabat soit des plus grands volumes
        Et le pourpoint des plus petits :
        Mais surtout je vous recommande
Le manteau d’un ruban sur le dos retroussé :
        La galanterie en est grande ;
Et parmi les marquis de la plus haute bande
            C’est pour être placé.
          Avec vos brillantes hardes,
            Et votre ajustement,
Faites tout le trajet de la salle des gardes :
          Et vous peignant galamment,
Portez de tous côtés vos regards brusquement ;
        Et ceux que vous pourrez connaître,
          Ne manquez pas, d’un haut ton,
        De les saluer par leur nom,
        De quelque rang qu’ils puissent être.
        Cette familiarité
Donne à quiconque en use un air de qualité.
          Grattez du peigne à la porte
            De la chambre du roi ;
          Ou si, comme je prévoi,
          La presse s’y trouve forte,
        Montrez de loin votre chapeau,
          Ou montez sur quelque chose
        Pour faire voir votre museau ;
        Et criez, sans aucune pause,
        D’un ton rien moins que naturel :
      « Monsieur l’huissier, pour le marquis un tel. »
Jetez-vous dans la foule, et tranchez du notable ;
Coudoyez un chacun, point du tout de quartier ;
        Pressez, poussez, faites le diable
          Pour vous mettre le premier.
(Remerciement au roi, 1663).

Les Fâcheux1.

(Une scène de cette pièce.)

Acte II, Scène VII.

Un certain fâcheux, nommé Dorante, fatigue Eraste, en lui racontant une partie de chasse qu’il vient de faire.

 

Dorante, Éraste.

Dorante.

Ah ! marquis, que l’on voit de fâcheux tous les jours
Venir de nos plaisirs interrompre le cours !
Tu me vois enragé d’une assez belle chasse
Qu’un fat… C’est un récit qu’il faut que je te fasse.

Éraste.

Je cherche ici quelqu’un et ne puis m’arrêter.

Dorante.

Parbleu ! chemin faisant, je te le veux conter.
Nous étions une troupe assez bien assortie,
Qui pour courir un cerf avions hier fait partie ;
Et nous fûmes coucher sur le pays exprès,
C’est-à-dire, mon cher, en fin fond de forêts.
Comme cet exercice est mon plaisir suprême,
Je voulus, pour bien faire, aller au bois moi-même,
Et nous conclûmes tous d’attacher nos efforts Sur un cerf que chacun nous disait cerf dix cors 1 ;
Mais moi, mon jugement, sans qu’aux marques j’arrète 2
Fut qu’il n’était que cerf à sa seconde tête 3
Nous avions comme il faut séparé nos relais,
Et déjeunions en hâte avec quelques œufs frais,
Lorsqu’un franc campagnard avec longue rapière,
Montant superbement sa jument poulinière,
Qu’il honorait du nom de sa bonne jument,
S’en est venu nous faire un mauvais compliment,
Nous présentant aussi, pour surcroît de colère,
Un grand benêt de fils aussi sot que son père.
Il s’est dit grand chasseur, et nous a priés tous
Qu’il pût avoir le bien de courir avec nous.
Dieu préserve, en chassant, toute sage personne
D’un porteur de huchet4 qui mal à propos sonne ;
De ces gens qui, suivis de dix hourets 5 galeux.
Disent Ma meute, et font les chasseurs merveilleux !
Sa demande reçue, et ses vertus prisées,
Nous avons tous été frapper à nos brisées.
A trois longueurs de trait, tayaut 6, voilà d’abord
Le cerf donné 7 aux chiens. J’appuie et sonne fort.
Mon cerf débûche 8, et passe une assez longue plaine ;
Et mes chiens après lui, mais si bien en haleine,
Qu’on les aurait couverts tous d’un seul justaucorps.
Il vient à la forêt : nous lui donnons alors
La vieille meute ; et moi, je prends en diligence
Mon cheval alezan. Tu l’as vu ?

Éraste.

Non, je pense.

Dorante.

Comment ! c’est un cheval aussi bon qu’il est beau,
Et que ces jours passés j’achetai de Gaveau.
Je te laisse à penser si, sur cette matière,
Il voudrait me tromper, lui qui me considère.
Aussi je m’en contente ; et jamais, en effet,
Il n’a vendu cheval ni meilleur ni mieux fait.
Une tête de barbe 1, avec l’étoile 2 nette ;
L’encolure d’un cygne, effilée et bien droite 3 ;
Point d’épaules non plus qu’un lièvre ; court jointé 4
Et qui fait dans son port voir sa vivacité ;
Des pieds, morbleu, des pieds ! le rein double 5 : à vrai dire,
J’ai trouvé le moyen, moi seul, de le réduire ;
Et sur lui, quoiqu’aux yeux il montrât beau semblant 6
Petit-Jean 7 de Gaveau ne montrait qu’en tremblant.
Une croupe en largeur à nulle autre pareille,
Et des gigots, Dieu sait ! Bref c’est une merveille ;
Et j’en ai refusé cent pistoles, crois-moi,
Au retour 8 d’un cheval amené pour le roi.
Je monte donc dessus, et ma joie était pleine
De voir filer de loin les coupeurs 9 dans la plaine ;
Je pousse et je me trouve en un fort à l’écart.
A la queue 10 de nos chiens, moi seul avec Drécart :
Une heure là-dedans notre cerf se fait battre.
J’appuie alors mes chiens1, et fais le diable à quatre :
Enfin jamais chasseur ne se vit plus joyeux.
Je le relance seul ; et tout allait des mieux,
Lorsque d’un jeune cerf s’accompagne le nôtre :
Une part de mes chiens se sépare de l’autre,
Et je les vois, marquis, comme tu peux penser,
Chasser tous avec crainte, et Finaut2 balancer ;
Quelques chiens revenaient à moi, quand, pour disgrâce,
Le jeune cerf, marquis, à mon campagnard passe.
Mon étourdi se met à sonner comme il faut,
Et crie à pleine voix : Tayaut, tayaut, tayaut !
Je ramène les chiens à ma première voie,
Qui vont, en me donnant une excessive joie,
Requérir notre cerf comme s’ils l’eussent vu.
Ils le relancent : mais ce coup est-il prévu ?
A te dire le vrai, cher marquis, il m’assomme :
Notre cerf relancé va passer à notre homme,
Qui, croyant faire un coup de chasseur fort vanté,
D’un pistolet d’arçon qu’il avait apporté
Lui donne justement au milieu de la tête,
Et de fort loin me crie : « Ah ! j’ai mis bas la bête. »
A-t-on jamais parlé de pistolets, bon Dieu !
Pour courre3 un cerf ! Pour moi, venant dessus le lieu,
J’ai trouvé l’action tellement hors d’usage,
Que j’ai donné des deux à mon cheval de rage,
Et m’en suis revenu chez moi toujours courant,
Sans vouloir dire un mot à ce sot ignorant.

Éraste.

Tu ne pouvais mieux faire et ta prudence est rare :
C’est ainsi des fâcheux qu’il faut qu’on se sépare.
Adieu.

Dorante.

Quand tu voudras, nous irons quelque part
Où nous ne craindrons point de chasseur campagnard.

Éraste, seul.

Fort bien. Je crois qu’enfin je perdrai patience.
Cherchons à m’excuser avec que diligence.