(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — Chapitre » pp. 169-193
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(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — Chapitre » pp. 169-193

[Notice]

Corneille1.
(1606-1684.)

Après les tentatives hardies mais incomplètes du seizième siècle, le théâtre, sans règle, comme la poésie l’avait été jusqu’à Malherbe, cherchait son législateur : elle le trouva dans un jeune homme natif de Rouen, que sa famille avait élevé pour le barreau, et qui préférait à l’étude des lois le travail de la composition et des vers. L’avocat poëte avait, dès l’âge de vingt-trois ans, placé sur la scène, dans une pièce intitulée Mélite, une aventure qui lui était personnelle, et, encouragé par le succès, il avait fait suivre cette comédie de quelques autres ; à vingt-neuf ans, abordant la tragédie, il avait dans Médée trouvé quelques traits sublimes ; à trente, il faisait paraître le Cid : et la France ravie saluait de ses applaudissements enthousiastes le nom du grand Corneille. Dès lors, en bien peu de temps, quelle succession de chefs-d’œvre, consacrée par les noms d’Horace, de Cinna, de Polyeucte, de Pompée, de Rodogune ! Avant sa trente-septième année, l’auteur de tant de hautes conceptions tragiques nous donnait encore, dans le Menteur, notre première comédie de caractère, demeurée l’une des meilleures1. S’étonnera-t-on qu’après une fécondité si prodigieuse, la vieillesse ait été prématurée pour l’imagination de Corneille ? Quel qu’ait été d’ailleurs le long et triste déclin de ce grand homme, des éclairs de génie ne cessèrent, en brillant çà et là, même dans ses derniers ouvrages, de rappeler sa gloire passée2 ; et tel est le nombre des sublimes et divines beautés, comme disait Mme de Sévigné, qu’offre ce père de notre théâtre, qu’elles suffiront à jamais pour couvrir et faire pardonner ses imperfections et ses fautes.

Paraphrase de l’Imitation de Jésus-Christ3.

(Fragment.)

Pour t’élever de terre, homme, il te faut deux ailes,
La pureté du cœur et la simplicité :
Elles te porteront avec facilité
Jusqu’à l’abîme heureux des clartés éternelles.
Celle-ci doit régner sur tes intentions,
Celle-là présider à tes affections,
Si tu veux de tes sens dompter la tyrannie ;
L’humble simplicité vole droit jusqu’à Dieu,
La pureté l’embrasse, et l’une à l’autre unie
S’attache à ses bontés et les goûte en tout lieu.
Nulle bonne action ne te ferait de peine
Si tu te dégageais de tous déréglements :
Le désordre insolent des propres sentiments1
Forme tout l’embarras de la faiblesse humaine.
Ne cherche ici qu’à plaire à ce grand Souverain,
N’y cherche qu’à servir après lui ton prochain,
Et tu te verras libre au dedans de ton âme ;
Tu seras au-dessus de ta fragilité,
Et n’auras plus de part à l’esclavage infâme
Où par tous autres soins l’homme est précipité.
Si ton cœur était droit, toutes les créatures
Te seraient des miroirs et des livres ouverts,
Où tu verrais sans cesse en mille lieux divers
Des modèles de vie et des doctrines pures :
Toutes comme à l’envi te montrent leur auteur.
Il a dans la plus basse imprimé sa hauteur,
Et dans la plus petite il est plus admirable :
De sa pleine bonté rien ne parle à demi ;
Et du vaste éléphant la masse épouvantable
Ne l’étale pas mieux que la moindre fourmi2.
Trad. de l’Imitation de Jésus-Christ, livre II, chap. IV.

Le Cid1.

(Extraits.)

Don Diègue est offensé par Gomès, comte de Gormas : il confie à son fils, don Rodrigue, que ses exploits feront plus tard honorer du nom de Cid (chef), le soin de sa vengeance.

Acte I, Scène III.

Le comte, don Diègue.

Le comte.

Enfin, vous l’emportez, et la faveur du roi
Vous élève en un rang qui n’était dû qu’à moi ;
Il vous fait gouverneur du prince de Castille.

D. Diègue.

Cette marque d’honneur qu’il met dans ma famille
Montre à tous qu’il est juste, et fait connaître assez
Qu’il sait récompenser les services passés.

le comte

Pour grands que soient les rois1, ils sont ce que nous sommes :
Ils peuvent se tromper comme les autres hommes2 ;
Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans
Qu’ils savent mal payer les services présents.

D. Diègue.

Ne parlons plus d’un choix dont votre esprit s’irrite :
La faveur l’a pu faire autant que le mérite ;
Mais on doit ce respect au pouvoir absolu,
De n’examiner rien quand un roi l’a voulu.
A l’honneur qu’il m’a fait ajoutez-en un autre :
Joignons d’un sacré nœud ma maison à la vôtre.
Vous n’avez qu’une fille3, et moi je n’ai qu’un fils ;
Leur hymen nous peut rendre à jamais plus qu’amis :
Faites-nous cette grâce, et l’acceptez pour gendre.

Le comte.

A des partis plus hauts ce beau fils4 doit prétendre ;
Et le nouvel éclat de votre dignité
Lui doit enfler le cœur d’une autre vanité.
Exercez-la, monsieur, et gouvernez le prince :
Montrez-lui comme il faut régir une province,
Faire trembler partout les peuples sous sa loi,
Remplir les bons d’amour et les méchants d’effroi5 ;
Joignez à ces vertus celles d’un capitaine :
Montrez-lui comme il faut s’endurcir à la peine,
Dans le métier de Mars se rendre sans égal,
Passer les jours entiers et les nuits à cheval,
Reposer tout armé, forcer une muraille,
Et ne devoir qu’à soi le gain d’une bataille :
Instruisez-le d’exemple, et rendez-le parfait,
Expliquant à ses yeux vos leçons par l’effet.

D. Diègue.

Pour s’instruire d’exemple, en dépit de l’envie,
Il lira seulement l’histoire de ma vie.
Là, dans un long tissu de belles actions,
Il verra comme il faut dompter les nations,
Attaquer une place, ordonner une armée,
Et sur de grands exploits bâtir sa renommée.

Le comte.

Les exemples vivants sont d’un autre pouvoir :
Un prince dans un livre apprend mal son devoir.
Et qu’a fait, après tout, ce grand nombre d’années.
Que ne puisse égaler une de mes journées ?
Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd’hui,
Et ce bras du royaume est le plus ferme appui ;
Grenade et l’Aragon tremblent quand ce fer brille ;
Mon nom sert de rempart à toute la Castille :
Sans moi, vous passeriez bientôt sous d’autres lois,
Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois.
Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire,
Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire.
Le prince à mes côtés ferait dans les combats
L’essai de son courage à l’ombre de mon bras :
Il apprendrait à vaincre en me regardant faire ;
Et, pour répondre en hâte à son grand caractère,
Il verrait…

D. Diègue.

Je le sais, vous servez bien le roi :
Je vous ai vu combattre et commander sous moi.
Quand l’âge dans mes nerfs a fait couleur sa glace,
Votre rare valeur a bien rempli ma place :
Enfin, pour épargner les discours superflus,
Vous êtes aujourd’hui ce qu’autrefois je fus.
Vous voyez toutefois qu’en cette concurrence
Un monarque entre nous met quelque différence.

Le comte.

Ce que je méritais, vous l’avez emporté.

D. Diègue.

Qui l’a gagné sur vous l’avait mieux mérité.

Le comte.

Qui peut mieux l’exercer en est bien le plus digne.

D. Diègue.

En être refusé n’en est pas un bon signe.

Le comte.

Vous l’avez eu par brigue, étant vieux courtisan.

d. diègue.

L’éclat de mes hauts faits fut mon seul partisan.

Le comte.

Parlons-en mieux, le roi fait honneur à votre âge.

D. Diègue.

Le roi, quand il en fait, le mesure au courage.

Le comte.

Et par là cet honneur n’était dû qu’à mon bras.

D. Diègue.

Qui n’a pu l’obtenir ne le méritait pas1.

Le comte.

Ne le méritait pas ! moi ?

D. Diègue.

Vous.

Le comte.

Ton impudence,
Téméraire vieillard, aura sa récompense.
(Il lui donne un soufflet.)

D. Diègue, mettant l’épée à la main.

Achève, et prends ma vie après un tel affront,
Le premier dont ma race ait vu rougir son front.

Le comte.

Et que penses-tu faire avec tant de faiblesse ?

D. Diègue, désarmé.

O Dieu ! ma force usée en ce besoin me laisse !

Le comte.

Ton épée est à moi ; mais tu serais trop vain,
Si ce honteux trophée avait chargé ma main.
Adieu. Fais lire au prince, en dépit de l’envie,
Pour son instruction l’histoire de ta vie :
D’un insolent discours ce juste châtiment
Ne lui servira pas d’un petit ornement.

Acte I, Scène IV.

D. Diègue, seul.

O rage, ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie2 ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras qu’avec respect toute l’Espagne admire,
Mon bras qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle et ne fait rien pour moi ?
O cruel souvenir de ma gloire passée !
Œuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d’où tombe mon honneur1. !
Faut-il de votre éclat voir triompher le comte,
Et mourir sans vengeance ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur :
Ce haut rang n’admet point un homme sans honneur ;
Et ton jaloux orgueil, par cet affront insigne,
Malgré le choix du roi m’en a su rendre indigne.
Et toi, de mes exploits glorieux instrument,
Mais d’un corps tout de glace inutile ornement,
Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense
M’as servi de parade et non pas de défense,
Va, quitte désormais le dernier des humains :
Passe, pour me venger, en de meilleures mains.

Acte I, Scène V.

Don Diègue, don Rodrigue.

D. Diègue.

Rodrigue, as-tu du cœur ?

D. Rodrigue.

Tout autre que mon père
L’éprouverait sur l’heure.

D. Diègue.

Agréable colère !
Digne ressentiment à ma douleur bien doux !
Je reconnais mon sang à ce noble courroux :
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.
Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte ;
Viens me venger.

D. Rodrigue.

De quoi ?

D. Diègue.

D’un affront si cruel,
Qu’à l’honneur de tous deux il porte un coup mortel :
D’un soufflet. L’insolent en eût perdu la vie :
Mais mon âge a trompé ma généreuse envie ;
Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir,
Je le remets au tien pour venger et punir.
Va contre un arrogant éprouver ton courage :
Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage ;
Meurs ou tue1. Au surplus, pour ne te point flatter,
Je te donne à combattre un homme à redouter :
Je l’ai vu, tout couvert de sang et de poussière,
Porter partout l’effroi dans une armée entière2.
J’ai vu par sa valeur cent escadrons rompus ;
Et, pour t’en dire encor quelque chose de plus,
Plus que brave soldat, plus que grand capitaine,
C’est…

D. Rodrigue.

De grâce, achevez.

D. Diègue.

Le père de Chimène.

D. Rodrigue.

Le… ?

D. Diègue.

Ne réplique point, je connais ton amour :
Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour ;
Plus l’offenseur est cher, et plus grande est l’offense.
Enfin tu sais l’affront, et tu tiens la vengeance :
Je ne te dis plus rien. Venge-moi, venge-toi.
Montre-toi digne fils d’un père tel que moi.
Accablé des malheurs où le destin me range3,
Je vais les déplorer. Va, cours, vole et nous venge.

Acte II, Scène II.

Le comte, don Rodrigue.

D. Rodrigue.

A moi, comte, deux mots.

Le comte.

Parle.

D. Rodrigue.

Ote-moi d’un doute1.
Connais-tu bien don Diègue ?

Le comte.

Oui.

D. Rodrigue.

Parlons bas ; écoute.
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu2,
La vaillance et l’honneur de son temps ? le sais-tu ?

Le comte.

Peut-être.

D. Rodrigue.

Cette ardeur que dans mes yeux je porte,
Sais-tu que c’est son sang ? le sais-tu ?

Le comte.

Que m’importe ?

D. Rodrigue.

A quatre pas d’ici je te le fais savoir.

Le comte.

Jeune présomptueux !

D. Rodrigue.

Parle sans t’émouvoir.
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
La valeur n’attend point le nombre des années3.

Le comte.

Te mesurer à moi ! qui t’a rendu si vain,
Toi qu’on n’a jamais vu les armes à la main ?

D. Rodrigue.

Mes pareils à deux fois ne se font point connaître,
Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître.

Le comte.

Sais-tu bien qui je suis ?

D. Rodrigue.

Oui : tout autre que moi
Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d’effroi.
Les palmes dont je vois ta tête si couverte
Semblent porter écrit le destin de ma perte.
J’attaque en téméraire un bras toujours vainqueur ;
Mais j’aurai trop de force, ayant assez de cœur.
A qui venge son père il n’est rien d’impossible :
Ton bras est invaincu1, mais non pas invincible.

Le comte.

Ce grand cœur qui paraît aux discours que tu tiens
Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens ;
Et croyant voir en toi l’honneur de la Castille,
Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.
Je sais ta passion, et suis ravi de voir
Que tous ses mouvements cédent à ton devoir ;
Qu’ils n’ont point affaibli cette ardeur magnanime ;
Que ta haute vertu répond à mon estime ;
Et que voulant pour gendre un cavalier2 parfait,
Je ne me trompais point au choix que j’avais fait.
Mais je sens que pour toi ma pitié s’intéresse :
J’admire ton courage et je plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d’essai fatal ;
Dispense ma valeur d’un combat inégal ;
Trop peu d’honneur pour moi suivrait cette victoire :
A vaincre sans péril on triomphe sans gloire3.
On te croirait toujours abattu sans effort,
Et j’aurais seulement le regret de ta mort.

D. Rodrigue.

D’une indigne pitié ton audace est suivie :
Qui m’ose ôter l’honneur craint de m’ôter la vie !

Le comte.

Retire-toi d’ici !

D. Rodrigue.

Marchons sans discourir.

Le comte.

Es-tu si las de vivre ?

D. Rodrigue.

As-tu peur de mourir ?

Le comte.

Viens, tu fais ton devoir, et le fils dégénère
Qui survit un moment à l’honneur de son père.

Chimène, fille du comte, vient demander au roi d’Espagne le châtiment de Rodrigue, qui a tué Gomès en combat singulier. Rodrigue est défendu par son père.

Acte II, Scène VIII.

Don Fernand, roi de Castille ; don Diègue, Chimène, don Sanche.

Chimène.

Sire, sire, justice1 !

D. Diègue.

Ah ! sire, écoutez-nous.

Chimène.

Je me jette à vos pieds.

D. Diègue.

J’embrasse vos genoux.

Chimène.

Je demande justice.

D. Diègue.

Entendez ma défense.

Chimène.

D’un jeune audacieux punissez l’insolence ;
Il a de votre sceptre abattu le soutien,
Il a tué mon père.

D. Diègue.

Il a vengé le sien.

Chimène.

Au sang de ses sujets un roi doit la justice2.

D. Diègue.

Pour la juste vengeance il n’est point de supplice.

D. Fernand.

Levez-vous l’un et l’autre, et parlez à loisir.
Chimène, je prends part à votre déplaisir1 :
D’une égale douleur je sens mon âme atteinte.
(à D. Diégue.)
Vous parlerez après ; ne troublez point sa plainte.

Chimène.

Sire, mon père est mort ; mes yeux ont vu son sang
Couler à gros bouillons de son généreux flanc ;
Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles,
Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles,
Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux2
De se voir répandu pour d’autres que pour vous,
Qu’au milieu des basards n’osait verser la guerre,
Rodrigue en votre cour vient d’en couvrir la terre.
J’ai couru sur le lieu, sans force et sans couleur ;
Je l’ai trouvé sans vie ? Excusez ma douleur,
Sire ; le voix me manque à ce récit funeste :
Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste.

D. Fernand.

Prends courage, ma fille, et sache qu’aujourd’hui
Ton roi te veut servir de père au lieu de lui.

Chimène.

Sire, de trop d’honneur ma misère est suivie.
Je vous l’ai déjà dit, je l’ai trouvé sans vie :
Son flanc était ouvert ; et, pour mieux m’émouvoir,
Son sang sur la poussière écrivait mon devoir ;
Ou plutôt sa valeur en cet état réduite
Me parlait par sa plaie et hâtait ma poursuite ;
Et, pour se faire entendre au plus juste des rois,
Par cette triste bouche elle empruntait ma voix3
Sire, ne souffrez pas que, sous votre puissance,
Règne devant vos yeux une telle licence ;
Que les plus valeureux, avec impunité,
Soient exposés aux coups de la témérité ;
Qu’un jeune audacieux triomphe de leur gloire,
Se baigne dans leur sang, et brave leur mémoire.
Un si vaillant guerrier qu’on vient de vous ravir
Eteint, s’il n’est vengé, l’ardeur de vous servir.
Enfin mon père est mort, j’en demande vengeance,
Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance1
Vous perdez en la mort d’un homme de son rang ;
Vengez-la par une autre, et le sang par le sang.
Immolez, non à moi, mais à votre couronne,
Mais à votre grandeur, mais à votre personne,
Immolez, dis-je, sire, au bien de tout l’Etat
Tout ce qu’enorgueillit un si grand attentat.

D. Fernand.

D. Diègue, répondez.

D. Diègue.

Qu’on est digne d’envie,
Lorsqu’en perdant la force on perd aussi la vie2 !
Et qu’un long âge apprête aux hommes généreux,
Au bout de leur carrière, un destin malheureux !
Moi, dont les longs travaux ont acquis tant de gloire,
Moi, que jadis partout a suivi la victoire,
Je me vois aujourd’hui, pour avoir trop vécu,
Recevoir un affront, et demeurer vaincu.
Ce que n’a pu jamais combat, siége, embuscade,
Ce que n’a pu jamais Aragon, ni Grenade,
Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux,
Le comte en votre cour l’a fait presque à vos yeux,
Jaloux de votre choix, et fier de l’avantage
Que lui donnait sur moi l’impuissance de l’âge.
Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois,
Ce sang pour vous servir prodigué tant de fois,
Ce bras, jadis l’effroi d’une armée ennemie,
Descendaient au tombeau tout chargés d’infamie,
Si je n’eusse produit un fils digne de moi,
Digne de son pays et digne de son roi :
Il m’a prêté sa main, il a tué le comte ;
Il m’a rendu l’honneur, il a lavé ma honte.
Si montrer du courage et du ressentiment,
Si venger un soufflet mérite un châtiment,
Sur moi seul doit tomber l’éclat de la tempête :
Quand le bras a failli, l’on en punit la tête.
Qu’on nomme crime ou non ce qui fait nos débats,
Sire, j’en suis la tête, il n’en est que le bras.
Si Chimène se plaint qu’il a tué son père,
Il ne l’eût jamais fait si je l’eusse pu faire.
Immolez donc ce chef1 que les ans vont ravir,
Et conservez pour vous le bras qui peut servir.
Aux dépens de mon sang satisfaites Chimène :
Je n’y résiste point, je consens à ma peine ;
Et, loin de murmurer d’un rigoureux décret,
Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret.

D. Fernand.

L’affaire est d’importance, et, bien considérée,
Mérite en plein conseil d’être délibérée.
Don Sanche, remettez Chimène en sa maison.
Don Diègue aura ma cour et sa foi pour prison.
Qu’on me cherche son fils. Je vous ferai justice.

Chimène.

Il est juste, grand roi, qu’un meurtrier périsse.

D. Fernand.

Prends du repos, ma fille, et calme tes douleurs.

Chimène.

M’ordonner du repos, c’est croître2 mes malheurs.

Le Menteur1.

(Extraits.)

Acte I, Scène III.

Dorante, c’est le menteur : il veut se faire valoir auprès d’une personne (Clarice) qu’il vient de rencontrer pour la première fois dans la promenade des Tuileries et avec laquelle il a lié conversation. Cliton est le valet de Dorante.

 

Dorante, Clarice, Cliton.

Clarice.

Quoi ! vous avez donc vu l’Allemagne et la guerre ?

Dorante.

Je m’y suis fait quatre ans craindre comme un tonnerre2.

Cliton, à part.

Que lui va-t-il conter ?

Dorante.

Et durant ces quatre ans
Il ne s’est fait combats, ni siéges importants,
Nos armes n’ont jamais remporté de victoire
Où cette main n’ait eu bonne part à la gloire :
Mes faits par la gazette en tous lieux divulgués…

Cliton, le tirant par la basque de son habit.

Savez-vous bien, monsieur, que vous extravaguez ?

Dorante.

Tais-toi.

Cliton.

Vous rêvez, dis-je, ou…

Dorante.

Tais-toi, misérable.

Cliton.

Vous venez de Poitiers, ou je me donne au diable ;
Vous en revîntes hier1

Dorante, à Cliton.

Te tairas-tu, maraud ?
(A Clarice.)
Mon nom dans nos succès s’étais mis assez haut
Pour faire quelque bruit sans beaucoup d’injustice ;
Et je suivrais encore un si noble exercice,
N’était que l’autre hiver, faisant ici ma cour2,
Je vous vis, et je fus retenu par l’amour.
Attaqué par vos yeux, je leur rendis les armes :
Je me fis prisonnier de tant d’aimables charmes ;
Je leur livrai mon âme, et ce cœur généreux
Dès ce premier moment oublia tout pour eux.
Vaincre dans les combats, commander dans l’armée,
De mille exploits fameux enfler ma renommée,
Et tous ces nobles soins qui m’avaient su ravir
Cédèrent aussitôt à ceux de vous servir…

Acte I, Scène V.

Deux jeunes gens, Alcippe et Philiste, dont le premier recherche la main de Clarice, s’entretenaient d’une sérénade qui lui avait été donnée sur l’eau, et dont ils ne connaissaient pas l’auteur, lorsque Dorante, leur ami, les accoste et juge à propos de s’en attribuer le mérite.

 

Dorante, Cliton, Alcippe, Philiste.

Dorante.

Et vous ne savez point celui qui l’a donnée !

Alcippe.

Vous en riez !

Dorante.

Je ris de vous voir étonné
D’un divertissement que je me suis donné…
(A Cliton qui vient lui parler à l’oreille.)
Tais-toi ; si jamais plus tu me viens avertir…

Cliton.

J’enrage de me taire et d’entendre mentir.

Philiste,

à Alcippe.
Voyez qu’heureusement dedans cette rencontre
Votre rival lui-même à vous-même se montre.

Dorante, revenant à eux.

Comme à mes chers amis je vous veux tout conter.
J’avais pris cinq bateaux pour mieux tout ajuster :
Les quatre contenaient quatre chœurs de musique,
Capables de charmer le plus mélancolique.
Au premier, violons ; en l’autre, luths et voix ;
Des flûtes, au troisième ; au dernier, des hautbois,
Qui tour à tour dans l’air poussaient des harmonies
Dont on pouvait nommer les douceurs infinies.
Le cinquième était grand, tapissé tout exprès
De rameaux enlacés pour conserver le frais,
Dont chaque extrémité portait un doux mélange
De bouquets de jasmin, de grenade et d’orange.
Je fis de ce bateau la salle du festin :
Là je menai l’objet qui fait seul mon destin ;
De cinq autres beautés la sienne fut suivie,
Et la collation fut aussitôt servie.
Je ne vous dirai point les différents apprêts,
Le nom de chaque plat, le rang de chaque mets ;
Vous saurez seulement qu’en ce lieu de délices
On servit douze plats, et qu’on fit six services,
Cependant que les eaux, les rochers et les airs
Répondaient aux accents de nos quatre concerts.
Après qu’on eut mangé, mille et mille fusées
S’élançant vers les cieux, ou droites ou croisées,
Firent un nouveau jour, d’où tant de serpenteaux
D’un déluge de flamme attaquèrent les eaux,
Qu’on crut que, pour leur faire une plus rude guerre,
Tout l’élément du feu tombait du ciel en terre.
Après ce passe-temps on dansa jusqu’au jour,
Dont le soleil jaloux avança le retour…

Alcippe.

Certes, vous avez grâce à conter ces merveilles :
Paris, tout grand qu’il est, en voit peu de pareilles.

Dorante.

J’avais été surpris ; et l’objet de mes vœux
Ne m’avait tout au plus donné qu’une heure ou deux.

Philiste.

Cependant l’ordre est rare et la dépense belle.

Dorante.

Il s’est fallu passer à1 cette bagatelle :
Alors que le temps presse, on n’a pas à choisir.

Alcippe.

Adieu : nous nous verrons avec plus de loisir.

Dorante.

Faites état de moi2.

Alcippe, à Philiste, en s’en allant.

Je meurs de jalousie !

Philiste, à Alcippe.

Sans raison toutefois votre âme en est saisie :
Les signes du festin ne s’accordent pas bien.

Alcippe, a Philiste.

Le lieu s’accorde, et l’heure ; et le reste n’est rien.

Acte I, Scène VI.

Dorante, Cliton.

Cliton.

Monsieur, puis-je à présent parler sans vous déplaire ?

Dorante.

Je remets à ton choix de parler ou te taire ;
Mais quand tu vois quelqu’un, ne fais plus l’insolent.

Cliton.

Votre ordinaire est-il de rêver en parlant ?

Dorante.

Où me vois-tu rêver ?

Cliton.

J’appelle rêveries
Ce qu’en d’autres qu’un maître on nomme menteries :
Je parle avec respect.

Dorante.

Pauvre esprit !

Cliton.

Je le perds
Quand je vous ois3 parler de guerre et de concerts.
Vous voyez sans péril nos batailles dernières,
Et faites des festins qui ne vous coûtent guères.
Pourquoi depuis un an vous feindre de retour ?

Dorante.

J’en montre plus de flamme, et j’en fais mieux ma cour…
Tout le secret1 ne gît qu’en un peu de grimace ;
A mentir à propos, jurer de bonne grâce,
Etaler force mots qu’elles n’entendent pas ;
Faire sonner Lamboy, Jean de Vert et Galas2
Nommer quelques châteaux de qui les noms barbares
Plus ils blessent l’oreille, et plus leur semblent rares ;
Avoir toujours en bouche angles, lignes, fossés,
Vedette, contrescarpe, et travaux avancés3 :
Sans ordre et sans raison, n’importe, on les étonne ;
On leur fait admirer les baies4 qu’on leur donne ;
Et tel, à la faveur d’un semblable débit,
Passe pour homme illustre et se met en crédit.

Cliton.

Mais parlons du festin : Urgande et Mélusine5
N’ont jamais sur-le-champ mieux fourni leur cuisine ;
Vous allez au delà de leurs enchantements :
Vous seriez un grand maître à faire des romans.
Ayant si bien en main le festin et la guerre,
Vos gens en moins de rien courraient toute la terre ;
Et ce serait pour vous des travaux fort légers
Que d’y mêler partout la pompe et les dangers.
Ces hautes fictions vous sont bien naturelles.

Dorante.

J’aime à braver ainsi les conteurs de nouvelles ;
Et sitôt que j’en vois quelqu’un s’imaginer
Que ce qu’il veut m’apprendre a de quoi m’étonner,
Je le sers aussitôt d’un conte imaginaire
Qui l’étonne lui-même, et le force à se taire6

Acte V, Scène II.

Géronte (c’est le père de Dorante) vient de reconnaître qu’il a été dupe des mensonges de son fils.

 

Géronte, seul.

O vieillesse facile1 ! ô jeunesse impudente !
O de mes cheveux gris honte trop évidente !
Est-il dessous le ciel père plus malheureux ?
Est-il affront plus grand pour un cœur généreux ?
Dorante n’est qu’un fourbe ; et cet ingrat que j’aime,
Après m’avoir fourbé, me fait fourber moi même ;
Et d’un discours en l’air qu’il forge en imposteur,
Il me fait le trompette et le second auteur !
Comme si c’était peu pour mon reste de vie
De n’avoir à rougir que de son infamie,
L’infâme, se jouant de mon trop de bonté,
Me fait encor rougir de ma crédulité !

Acte V, Scène III 2.

Géronte, Dorante, Cliton.

Géronte.

Êtes-vous gentilhomme ?

Dorante, à part.

Ah ! rencontre fâcheuse !
(A son père.)
Étant sorti de vous3, la chose est peu douteuse.

Géronte.

Croyez-vous qu’il suffit d’être sorti de moi ?

Dorante.

Avec toute la France aisément je le croi1

Géronte.

Et ne savez-vous point avec toute la France
D’où ce titre d’honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
Ceux qui l’ont jusqu’à moi fait passer dans leur sang ?

Dorante.

J’ignorerais un point que n’ignore personne,
Que la vertu l’acquiert, comme le sang le donne.

Géronte.

Où le sang a manqué si la vertu l’acquiert,
Où le sang l’a donné le vice aussi le perd2
Ce qui naît d’un moyen périt par son contraire :
Tout ce que l’un a fait, l’autre le peut défaire3 ;
Et dans la lâcheté du vice où je te voi,
Tu n’es plus gentilhomme, étant sorti de moi.

Dorante.

Moi ?

Géronte.

  Laisse-moi parler, toi, de qui l’imposture
Souille honteusement ce don de la nature :
Qui se dit gentilhomme, et ment comme tu fais,
Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais.
Est-il vice plus bas ? est-il tache plus noire,
Plus indigne d’un homme élevé pour la gloire ?
Est-il quelque faiblesse, est-il quelque action
Dont un cœur vraiment noble ait plus d’aversion,
Puisqu’un seul démenti lui porte une infamie
Qu’il ne peut effacer s’il n’expose sa vie,
Et si dedans le sang il ne lave l’affront
Qu’un si honteux outrage imprime sur son front ?

Dorante.

Qui vous dit que je mens ?

Géronte.

Qui me le dit, infâme1 ?
Dis-moi, si tu le peux, dis le nom de ta femme2.
Le conte qu’hier au soir tu m’en fis publier…

Cliton, à Dorante.

Dites que le sommeil vous l’a fait oublier.

Géronte.

Ajoute, ajoute encore avec effronterie
Le nom de ton beau-père et de sa seigneurie ;
Invente à m’éblouir quelques nouveaux détours.

Cliton, à Dorante.

Appelez la mémoire ou l’esprit au secours.

Géronte.

De quel front cependant faut-il que je confesse
Que ton effronterie a surpris ma vieillesse,
Qu’un homme de mon âge a cru légèrement
Ce qu’un homme du tien débite impudemment ?
Tu me fais donc servir de fable et de risée,
Passer pour esprit faible et pour cervelle usée !
Mais, dis-moi, te portais-je à la gorge un poignard ?
Voyais-tu violence ou courroux de ma part ?
Si quelque aversion t’éloignait de Clarice,
Quel besoin avais-tu d’un si lâche artifice ?
Et pouvais-tu douter que mon consentement
Ne dût tout accorder à ton contentement,
Puisque mon indulgence, au dernier point venue,
Consentait, à tes yeux, l’hymen d’une inconnue3 ?
Ce grand excès d’amour que je t’ai témoigné
N’a point touché ton cœur, ou ne l’a point gagné :
Ingrat, tu m’as payé d’une impudente feinte,
Et tu n’as eu pour moi respect, amour ni crainte.
Va, je te désavoue.

Dorante.

Eh ! mon père, écoutez.

Géronte.

Quoi ? des contes en l’air et sur l’heure inventés ?

Dorante.

Non, la vérité pure.

Géronte.

En est-il dans ta bouche ?

Cliton, à Dorante.

Voici pour votre adresse une assez rude touche1

Dorante.

Épris d’une beauté qu’à peine j’ai pu voir
Qu’elle a pris sur mon âme un absolu pouvoir,
De Lucrèce en un mot, vous la pouvez connaître…

Géronte.

Dis vrai : je la connais, et ceux qui l’on fait naître ;
Son père est mon ami.

Dorante.

Mon cœur en un moment
Étant de ses regards charmé si puissamment,
Le choix que vos bontés avaient fait de Clarice,
Sitôt que je le sus, me parut un supplice :
Mais comme j’ignorais si Lucrèce et son sort
Pouvaient avec le vôtre avoir quelque rapport,
Je n’osai pas encor vous découvrir la flamme
Que venaient ses beautés d’allumer dans mon âme ;
Et j’avais ignoré, monsieur, jusqu’à ce jour
Que l’adresse d’esprit fût un crime en amour.
Mais si je vous osais demander quelque grâce,
A présent que je sais et son bien et sa race,
Je vous conjurerais, par les nœuds les plus doux
Dont l’amour et le sang puissent m’unir à vous,
De seconder mes vœux auprès de cette belle :
Obtenez-la d’un père, et je l’obtiendrai d’elle.

Géronte.

Tu me fourbes encor.

Dorante.

Si vous ne m’en croyez,
Croyez-en pour le moins Cliton que vous voyez :
Il sait tout mon secret.

Géronte.

Tu ne meurs pas de honte
Qu’il faille que de lui je fasse plus de compte,
Et que ton père même, en doute de ta foi,
Donne plus de croyance à ton valet qu’à toi2.
Ecoute : je suis bon, et, malgré ma colère,
Je veux encore un coup montrer un cœur de père ;
Je veux encore un coup pour toi me hasarder :
Je connais ta Lucrèce, et la vais demander ;
Mais si de ton côté le moindre obstacle arrive…

Dorante.

Pour vous mieux assurer, souffrez que je vous suive.

Géronte.

Demeure ici, demeure, et ne suis point mes pas :
Je doute, je hasarde, et je ne te crois pas.
Mais sache que tantôt, si pour cette Lucrèce
Tu fais la moindre fourbe ou la moindre finesse,
Tu peux bien fuir mes yeux et ne me voir jamais.
Autrement, souviens-toi du serment que je fais :
Je jure les rayons du jour qui nous éclaire
Que tu ne mourras point que de la main d’un père,
Et que ton sang indigne, à mes pieds répandu,
Rendra prompte justice à mon honneur perdu1