(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Courier, 1773-1825 » pp. 447-454
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Courier, 1773-1825 » pp. 447-454

Courier
1773-1825

[Notice]

Helléniste et écrivain politique, Paul-Louis Courier fut avant 1815 un officier d’artillerie, peu soucieux de gloire militaire, peu discipliné, assez récalcitrant, et plus passionné pour l’étude du grec que pour son métier de soldat. Après la chute de l’empire qu’il avait servi sans enthousiasme, mécontent, déclassé, il devint avocat de l’opposition, et se métamorphosant en ami du peuple, en vigneron matois, en canonnier à cheval, il guerroya, au nom d’un libéralisme bourgeois et tracassier, contre les petites vexations locales, les abus de pouvoir, les préfets, les maires et les gendarmes. Inspirés par des rancunes souvent mesquines ou injustes, ses pamphlets, qui ont perdu l’à-propos des circonstances, représentent avec verve les mœurs politiques d’une époque. Publiciste à courtes vues, quinteux, misanthrope, taquin, sceptique, maussade, insociable, sous une apparente bonhomie, Courier n’est rien moins qu’un villageois simple et naïf.

Grand lecteur de Rabelais, d’Amyot et de Régnier, idolâtre du siècle de Louis XIV, écrivain châtié, savant et scrupuleux, il a une finesse littéraire qui fait le régal des gourmets. C’est un attique et un puriste qui pousse jusqu’à l’excès une naïveté très-étudiée et parfois trop artificielle. Il aime à puiser aux sources antiques et abuse de l’archaïsme. Verte, alerte, pénétrante, sa langue a des rudesses et des vivacités gauloises. Sa prose fortement travaillée procède par petites phrases brèves et incisives, qui ont un rhythme poétique. On y trouve quantité de vers alexandrins auxquels ne manque que la rime. Elle a un poli qui rappellerait les maîtres classiques, s’il était moins prémédité. Peu de matière et beaucoup d’art : voilà le secret de son talent.

Un conquérant de l’Italie

À madame ***

Pour peu qu’il vous souvienne, madame, du moindre de vos serviteurs, vous ne serez pas fâchée, j’imagine, d’apprendre que je suis vivant à Reggio, en Calabre, au bout de l’Italie, plus loin que je ne fus jamais de Paris et de vous, madame. Pour vous écrire, depuis six mois que je roule ce projet dans ma tête, je n’ai pas faute de matière, mais de temps et de repos ; car nous triomphons en courant, et ne nous sommes encore arrêtés qu’ici, où terre nous a manqué. Voilà, ce me semble, un royaume assez lestement conquis, et vous devez être contente de nous ; mais moi, je ne suis pas satisfait. Toute l’Italie n’est rien pour moi, si je n’y joins la Sicile. Ce que j’en dis, c’est pour soutenir mon caractère de conquérant ; car, entre nous, je me soucie peu que la Sicile paye ses taxes à Joseph ou à Ferdinand. Là-dessus j’entrerais facilement en composition, pourvu qu’il me fût permis de la parcourir à mon aise ; mais en être venu si près, et n’y pouvoir mettre le pied, n’est-ce pas pour enrager ? Nous la voyons, en vérité, comme des Tuileries vous voyez le faubourg Saint-Germain ; le canal n’est ma foi guère plus large. Mais pas une seule barque, et voilà l’embarras. Il nous en vient, dit-on ; tant que j’aurai cet espoir, ne croyez pas, madame, que je tourne jamais un regard en arrière, vers les lieux que vous habitez, quoiqu’ils me plaisent fort. Je veux voir la patrie de Proserpine, et savoir un peu pourquoi Pluton a pris femme en ce pays-là. Je ne balance point, madame, entre Syracuse et Paris ; tout badaud que je suis, je préfère Aréthuse à la fontaine des Innocents.

Ce royaume que nous avons pris n’est pourtant pas à dédaigner : c’est bien, je vous assure, la plus jolie conquête qu’on puisse jamais faire en se promenant. J’admire surtout la complaisance de ceux qui nous le cèdent. S’ils se fussent avisés de le vouloir défendre, nous l’eussions bonnement laissé là ; nous n’étions pas venus pour faire violence à personne. Voilà un commandant de Gaëte, qui ne veut pas rendre sa place ; eh bien ! qu’il la garde ! Si Capoue en eût fait de même, nous serions encore à la porte, sans pain ni canons. Il faut convenir que l’Europe en use maintenant avec nous fort civilement. Les troupes en Allemagne nous apportaient leurs armes, et les gouverneurs leurs clefs, avec une bonté adorable. Voilà ce qui encourage dans le métier de conquérant ; sans cela, on y renoncerait.

Tant y a que nous sommes au fin fond de la botte, dans le plus beau pays du monde, et assez tranquilles, n’étaient la fièvre et les insurrections. Car le peuple est impertinent ; des coquins de paysans s’attaquent aux vainqueurs de l’Europe. Quand ils nous prennent, ils nous brûlent le plus doucement qu’ils peuvent. On fait peu d’attention à cela : tant pis pour qui se laisse prendre. Chacun espère s’en tirer avec son fourgon plein, ou ses mulets chargés, et se moque de tout le reste.

Quant à la beauté du pays, les villes n’ont rien de remarquable, pour moi du moins ; mais la campagne, je ne sais comment vous en donner une idée : cela ne ressemble à rien de ce que vous avez pu voir. Ne parlons pas des bois d’orangers, ni des haies de citronniers ; mais tant d’autres arbres et de plantes étrangères que la vigueur du sol y fait naître en foule, ou bien les mêmes que chez nous, plus grandes, plus développées, donnent au paysage un tout autre aspect. En voyant ces rochers, partout couronnés de myrtes et d’aloès, et ces palmiers dans les vallées, vous vous croyez au bord du Gange ou sur le Nil, hors qu’il n’y a ni pyramides ni éléphants ; mais les buffles en tiennent lieu, et figurent fort bien parmi les végétaux africains avec le teint des habitants, qui n’est pas non plus de notre monde. À dire vrai, les habitants ne se voient guère plus hors des villes ; par là ces beaux sites sont déserts, et l’on est réduit à imaginer ce que ce pouvait être, alors que les travaux et la gaieté des cultivateurs animaient tous ces tableaux.

Voulez-vous, madame, une esquisse des scènes qui s’y passent à présent ? Figurez-vous sur le penchant de quelque colline, le long de ces roches décorées comme je viens de vous le dire, un détachement d’une centaine de nos gens, en désordre. On marche à l’aventure, on n’a souci de rien. Prendre des précautions, se garder, à quoi bon ? Depuis plus de huit jours, il n’y a point eu de troupes massacrées dans ce canton. Au pied de la hauteur coule un torrent rapide, qu’il faut passer pour arriver sur l’autre montée : partie de la file est déjà dans l’eau, partie en deçà, au delà. Tout à coup se lèvent de différents côtés mille tant paysans que bandits, forçats déchaînés, déserteurs, commandés par un sous-diacre, bien armés, bons tireurs : ils font feu sur les nôtres avant d’être vus ; les officiers tombent les premiers ; les plus heureux meurent sur la place ; les autres, durant quelques jours, servent de jouet à leurs bourreaux.

On ne songe guère, où vous êtes, si nous nous massacrons ici. Vous avez bien d’autres affaires : le cours de l’argent, la hausse et la baisse, les faillites, la bouillotte ; ma foi, votre Paris est un autre coupe-gorge, et vous ne valez guère mieux que nous. Il ne faut point trop détester le genre humain, quoique détestable ; mais si l’on pouvait faire une arche pour quelques personnes comme vous, madame, et noyer encore une fois tout le reste, ce serait une bonne opération. Je resterais sûrement dehors ; mais vous me tendriez la main, ou bien un bout de votre châle (est-ce le mot ?), sachant que je suis et serai toute ma vie, madame…

La guerre et ses ravages

À M. Chlewaski1

Fragment de lettre 2

… Dites à ceux qui veulent voir Rome qu’ils se hâtent ; car chaque jour le fer du soldat et la serre des agents français flétrissent ses beautés naturelles et la dépouillent de sa parure. Permis à vous, monsieur, qui êtes accoutumé au langage naturel et noble de l’antiquité, de trouver ces expressions trop fleuries ou même trop fardées ; mais je n’en sais pas d’assez tristes pour vous peindre l’état de délabrement, de misère et d’opprobre où est tombée cette pauvre Rome que vous avez vue si pompeuse, et de laquelle, à présent, on détruit jusqu’aux ruines. On s’y rendait autrefois, comme vous savez, de tous les pays du monde. Combien d’étrangers, qui n’y étaient venus que pour un hiver, y ont passé toute leur vie ! Maintenant il n’y reste que ceux qui n’ont pu fuir, ou qui, le poignard à la main, cherchent encore dans les haillons d’un peuple mourant de faim quelque pièce échappée à tant d’extorsions et de rapines. Les détails ne finiraient pas, et d’ailleurs, dans plus d’un sens, il ne faut pas tout vous dire ; mais, par le coin du tableau dont je vous crayonne un trait, vous jugerez aisément du reste.

Le pain n’est plus au rang des choses qui se vendent ici. Chacun garde pour soi ce qu’il en peut avoir au péril de sa vie. Vous savez le mot panem et circenses 1 ; ils se passent aujourd’hui de tous les deux et de bien d’autres choses. Tout homme qui n’est ni commissaire, ni général, ni valet ou courtisan des uns ou des autres, ne peut manger un œuf. Toutes les denrées les plus nécessaires à la vie sont également inaccessibles aux Romains, tandis que plusieurs Français, non des plus huppés, tiennent table ouverte à tous venants. Allez ! nous vengeons bien l’univers vaincu !

Les monuments de Rome ne sont guère mieux traités que le peuple. La colonne Trajane2 est cependant à peu près telle que vous l’avez vue, et les curieux, qui n’estiment que ce qu’on peut emporter et vendre, n’y font heureusement aucune attention. D’ailleurs, les bas-reliefs dont elle est ornée sont hors de la portée du sabre, et pourront, par conséquent, être conservés. Il n’en est pas de même des sculptures de la villa Borghèse et de la villa Pamphili, qui présentent de tous côtés des figures semblables au Deiphobus3 de Virgile. Je pleure encore un joli Hermès enfant, que j’avais vu dans son entier, vêtu et encapuchonné d’une peau de lion et portant sur son épaule une petite massue. C’était, comme vous voyez, un Cupidon dérobant les armes d’Hercule, morceau d’un travail exquis et grec, si je ne me trompe. Il n’en reste que la base sur laquelle j’ai écrit avec un crayon : Lugete, Veneres Cupidinesque 4, et les morceaux dispersés qui feraient mourir de douleur Mengs et Winckelmann1, s’ils avaient eu le malheur de vivre assez longtemps pour voir ce spectacle.

Tout ce qui était aux Chartreux, à la villa Albani, chez les Farnèse, les Onesti, au muséum Clémentin, au Capitole, est emporté, pillé, perdu ou vendu. Les Anglais en ont eu leur part, et des commissaires français, soupçonnés de ce commerce, sont arrêtés ici ; mais cette affaire n’aura pas de suite. Des soldats, qui sont entrés dans la bibliothèque du Vatican, ont détruit, entre autres raretés, le fameux Térence du Bembo, manuscrit des plus estimés, pour avoir quelques dorures dont il était orné. La Vénus de la villa Borghèse a été blessée à la main par quelques descendants de Diomède2, et l’Hermaphrodite ( immane nefas 3 !) a un pied brisé4.

Une inscription

Fragment

… Ce matin, de grand matin, j’allais chez M. d’Agincourt ; comme je montais les degrés de la Trinité du Mont, je le rencontrai qui descendait, et il me dit : Vous veniez me voir ? Il est vrai, lui dis-je ; mais puisque vous voilà sorti… Non, reprit-il, entrez chez moi, je suis à vous dans un moment. Je fus chez lui, et je l’attendis ; comme il tardait un peu, je descendis dans son jardin, et je m’amusai à regarder les plantes et les fleurs, qui sont fort belles et nombreuses, et pour la plupart étrangères, à ce qu’il me parut, et aussi rangées d’une façon particulière et pittoresque. Car il y a beaucoup d’arbustes, dont les uns, plantés fort épais, font comme une espèce de pépinière coupée par de jolies allées ; les autres tapissent les murs, et du pied de la maison montent en rampant jusqu’au faîte. La maison est dans un des angles du jardin ; de grands arbres grêles, qui sont, je crois, des acacias, s’élèvent à la hauteur du toit, et parent les rayons du soleil sans nuire à la vue ; tellement qu’on voit de là tout Rome au bas du Pincio, et les collines opposées de Saint-Pierre in Montorio et du Vatican. Au fond du jardin, aux deux angles, il y a deux fontaines qui tombent dans des sarcophages, et dont l’eau coule par des canaux le long du mur et des allées. En me promenant, j’aperçus, parmi des touffes de plantes fort hautes, une tombe antique de marbre avec une inscription. Je m’approchais pour la lire, écartant ces plantes, cherchant à poser le pied sans rien fouler, quand M. d’Agincourt, que je n’avais pas vu : « C’est ici, me dit-il, l’Arcadie du Poussin, hors qu’il n’y a ni danses ni bergers ; mais lisez, lisez l’inscription. » Je lus ; elle était en latin, et il y avait dans la première ligne : Aux dieux mânes ; un peu au-dessous, Fauna vécut quatorze ans trois mois et six jours ; et plus bas, en petites lettres : Que la terre te soit légère, fille pieuse et bien-aimée !

Fragment de conversation sur la gloire des lettres

Ceux-là dont la renommée coûte si cher au genre humain, que laissent-ils après eux ? Un bruit, un souvenir mêlé avec celui de désastres fameux ; mais rien qui soit proprement d’eux ; nul monument, nulle œuvre de leur intelligence qui les représente aux hommes. Par les arts seuls qu’ils ignorent, ils vivent dans la mémoire, et leur gloire, toujours indépendante du labeur d’autrui, périt, si quelqu’un ne prend soin de la conserver.

— Ah ! répondis-je, celle de César se passe très-bien d’un pareil service, et personne, je crois, n’a mieux su se recommander soi-même à la postérité. — Il est vrai, certes, et c’est là ce qui le distingue du vulgaire des conquérants. Aussi, était-il autre chose qu’un donneur de batailles ; mais vous m’avouerez que sa tactique ne brillerait guère maintenant sans sa rhétorique, et que celle-ci fait bien valoir l’autre. Car enfin qu’est-ce qu’une gloire dont aucun titre ne subsiste ? Qu’est-ce qu’un nom tout seul dans la postérité ? Ceux-là vraiment ne meurent point dont la pensée vit après eux. Alexandre fut grand guerrier ; on le dit, je le veux croire ; mais Homère est grand poëte ; je le vois, j’en juge moi-même, et si je l’admire, c’est avec pleine connaissance, non sur la foi des traditions. Raphaël respire encore et parle dans ses tableaux. La Fontaine m’est mieux connu que si, lui vivant, je le voyais sans lire ce qu’il a écrit. On peut dire même que ces hommes-là gagnent à mourir, et que leur âme, qu’ils ont mise tout entière dans leurs ouvrages, y paraît plus noble et plus pure, dégagée de ce qu’ils tenaient de l’humanité ; mais vos guerriers1, leurs équipages, leur suite, leurs tambours, leurs trompettes font tout leur être, et, perdant cela, qu’ils vivent ou meurent, les voilà néant2.