(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Madame de Maintenon, 1635-1719 » pp. 138-145
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Madame de Maintenon, 1635-1719 » pp. 138-145

Madame de Maintenon
1635-1719

[Notice]

Élevée dans le calvinisme, qu’elle abjura sans contrainte, réduite à la condition la plus précaire par la mort de ses parents, Mlle d’Aubigné, petite-fille de l’énergique champion de la réforme, épousa en 1642 le poëte Scarron, qu’avaient touché ses infortunes. Veuve en 1660, elle allait retomber dans la détresse, quand Louis XIV lui confia le soin d’élever les fils de Madame de Montespan, alors toute puissante. Son dévouement, le charme de ses entretiens, la solidité de son esprit, et l’estime qu’elle inspira peuvent expliquer le crédit insensible qui l’achemina par degrés vers le trône d’un souverain devenu enfin soucieux de sa dignité. On sait qu’un an après le décès de la reine, en 1684, il s’unit à la marquise de Maintenon par un mariage secret.

Cette subite grandeur lui suscita bien des ennemis, et l’on ne saurait nier que ses incontestables vertus ressemblent parfois au talent de se rendre nécessaire. Mais si elle ne fut pas étrangère à toute arrière-pensée d’ambition, s’il est plus facile de la respecter que de l’aimer ; on doit pourtant reconnaître qu’elle n’a jamais séparé l’honnêteté de l’habileté. Elle excelle par la tenue, le bon sens pratique, la justesse, la mesure et la convenance de la conduite publique ou privée. Elle porta simplement une haute fortune, et s’en servit pour faire le bien, surtout lorsqu’elle fonda Saint-Cyr (1685), création qui suffirait à honorer à jamais son nom. Toutefois ajoutons qu’elle était née pour gouverner une maison d’éducation plutôt qu’un État. C’était sa vocation. Aussi se dévoua-t-elle à son œuvre avec un cœur vraiment maternel. Elle fut la plus accomplie des institutrices. La postérité n’oublie pas non plus qu’elle lui doit en partie Esther et Athalie.

Sa correspondance et ses entretiens sur l’éducation mêlent le judicieux à l’agréable, ou du moins à la distinction d’un esprit poli. Si elle n’eut pas, comme Mme de Sévigné, l’intimité, l’enjouement, le caprice, l’éloquence expansive et prime-sautière, elle a l’aisance, le naturel, la délicatesse, et l’autorité que donne l’expérience du cœur humain, ou la science de la direction.

MM. de Noailles et Lavallée ont fait justice définitive des déclamations passionnées qui calomnièrent trop longtemps sa mémoire ; mais elle n’a pour elle que les sympathies de la raison.

Esprit de l’éducation donnée à Saint-Cyr

Madame de maintenon aux dames de Saint-Louis

Votre esprit1 est un saint mélange de prières et d’actions continuelles. Si la prière et le recueillement manquent, toute la régularité extérieure, même la plus édifiante, ne servira de rien ; c’est un corps sans âme. Si le recueillement est sans le travail journalier auquel votre état engage indispensablement, c’est une illusion dangereuse.

Si vous mettez toute votre confiance en Dieu, mes très-chères filles, sans vous appuyer sur vous-mêmes, ni sur aucun talent naturel et sur aucune perfection mondaine, vous deviendrez par votre docilité, par votre humilité et par votre abandon dans la main de Dieu, les vrais instruments de la grâce pour sanctifier les familles séculières et les couvents ; vous formerez d’excellentes vierges pour les cloîtres et de pieuses mères de famille pour le monde.

En sanctifiant ainsi les deux principaux états de votre sexe, vous contribuerez à établir le vrai règne de Dieu dans les deux sexes, pour tous les états et pour toutes les conditions ; car on sait combien une mère de famille a de part à la bonne éducation de ses enfants, même des garçons ; combien une femme prudente et vertueuse peut insinuer la religion dans le cœur de son mari ; combien une bonne maîtresse de pensionnaires dans un couvent peut faire de bien sur2 les jeunes filles qu’elle gouverne. Il y a donc dans l’œuvre de Saint-Louis, si elle est bien faite et avec l’esprit d’une vraie foi et d’un véritable amour de Dieu, de quoi renouveler dans tout le royaume la perfection du christianisme.

Pour réussir dans ce pieux dessein du roi, votre fondateur, attachez-vous à inspirer aux demoiselles la crainte et l’amour de Dieu, moins par de beaux discours que par le silence, le recueillement, la modestie et la pratique des vertus pénibles. Il faut qu’elles travaillent, qu’elles obéissent, qu’elles soient sobres, qu’elles ignorent le monde, qu’elles soient savantes de la science de Dieu, qui s’apprend moins dans les livres que dans la pratique solide de l’humilité et du renoncement à soi-même. Fuyez comme la mort, et pour vous et pour elles, tout ce qui n’est que pour orner, élever et contenter l’esprit ; craignez la science qui enfle le cœur ; ne cherchez que la charité qui édifie. Il y a une grande différence entre connaître Dieu par le savoir, par la pointe de l’intelligence, par la subtilité de la raison, par la multiplicité des lectures, ou le connaître par les simples instructions du christianisme, et par les leçons intérieures du véritable amour qui enseigne tout, en appetissant1, en détruisant, en sacrifiant, et en formant en nous toutes les vertus. C’est l’onction de l’âme qui enseigne toute vérité, selon les termes de l’Écriture. Ne craignez point que des filles instruites avec cette simplicité soient incapables de vivre dans le monde ; et quand en effet Dieu les y appellerait, il ne faut2 pas moins leur inspirer la haine du monde, puisque Jésus-Christ l’a maudit à cause de ses scandales : la charité vaut mieux que toute la politesse du siècle.

Quand une fille aura du bon sens avec une grande piété, elle sera bonne pour tout ; elle sera fidèle à tous ses devoirs, et elle mettra en œuvre tout ce qu’elle aura de talents naturels pour se façonner ; elle vaudra mieux qu’un bel esprit plein de ses pensées et de ses idées en l’air : ce bon sens simple, quand il serait grossier et mal poli, plaira plus aux gens même du monde qu’un caractère plus délicat, mais moins vrai et moins désabusé de soi-même. Ne prenez point sur cette jeunesse une autorité dure et âpre : toute hauteur est incompatible avec votre vocation ; gardez-vous bien de mépriser tous ces petits pour qui le royaume de Dieu est fait, et à qui il faut que vous ressembliez si vous voulez avoir part à ce royaume. Abaissez-vous, pliez-vous, appetissez-vous pour vous proportionner à ces enfants ; ne regardez ni avec dégoût ni avec dédain leurs misères, leurs maladies, leur éducation basse et grossière : Jésus-Christ, souveraine sagesse, éternelle raison de Dieu, a choisi pour compagnie et amis en ce monde, des pêcheurs grossiers, ingrats, incrédules, lâches, infidèles ; il a passé sa vie avec eux pour les instruire patiemment : il a fini sa vie sans les redresser entièrement…

Les maisons qui ont commencé par des personnes ferventes, simples, mortes à elles-mêmes, ont bien de la peine à subsister longtemps ; on voit encore trop souvent que de grands instituts formés par des patriarches pleins d’un esprit prophétique et apostolique, avec le don des miracles, sont bientôt ébranlés par des tentations ; tout se relâche, tout s’affaiblit, tout se dissipe : la lumière se change en ténèbres ; le sel de la terre s’affadit et est foulé aux pieds : que sera-ce donc d’une communauté qui n’est soutenue d’aucune congrégation, qui est à la porte de la cour, dépendante des rois et des hommes du siècle qui seront auprès d’eux en faveur, qui aura de grands biens pour flatter les passions et pour exciter celles des gens du monde, et qui a été élevée d’abord jusqu’aux nues, sans avoir posé les fondements profonds de la pénitence, de l’humilité et de l’entier renoncement à soi-même ? J’avoue que je compte infiniment plus sur le recueillement, sur la présence de Dieu, sur l’oraison du cœur, sur l’adoration en esprit et en vérité, sur l’amour de Dieu, que sur toutes les règles les plus importantes de l’extérieur ; mais si l’intérieur est vrai et solide, il inspirera cet attachement inviolable aux règles extérieures. On aimera mieux se taire que de parler, travailler que d’être oisive, rendre les parloirs inutiles en ne voyant personne, que mettre sa sûreté dans une grille qui est pourtant de bienséance et de nécessité. On aimera mieux épargner par la charité que de dissiper par le faste et par la mollesse ; renoncer à la curiosité, pratiquer la religion, que faire une vaine étude pour se contenter et pour orner son esprit. Enfin on aimera mieux suivre la volonté des supérieurs, que de s’attacher à la sienne propre. Voilà le seul moyen que la maison de Saint-Louis soit la maison de Dieu.

(Esprit de l’Institut des Filles de Saint-Louis.)

À M. l’abbé Gobelin 1

Je vous conjure de vous défaire du style que vous avez avec moi ; il ne m’est point agréable et peut m’être nuisible. Je ne suis pas plus grande dame que je n’étais rue des Tournelles, où vous me disiez fort bien mes vérités1 ; et si la faveur où je suis met tout le monde à mes pieds, elle ne doit pas produire cet effet-là sur un homme chargé de ma conscience, et à qui je demande instamment de me conduire dans le chemin qu’il croit le plus sûr pour mon salut. Où trouverai-je la vérité, si je ne la trouve en vous ? Et à qui puis-je être soumise qu’à vous, ne voyant dans tout ce qui m’approche que respects, adulations et complaisances ? Parlez-moi, écrivez-moi sans tour, sans cérémonie, sans insinuation, et surtout, je vous prie, sans respect. Ne craignez ni de m’offenser ni de m’importuner. Personne au monde n’a autant besoin d’aide que moi. Ne me parlez jamais des obligations que vous m’avez, et regardez-moi comme dépouillée de tout ce qui m’environne, attachée au monde, mais voulant me donner à Dieu. Voilà mes véritables sentiments.

Sur l’orgueil

À mademoiselle d’Aubigné 2

Je vous aime trop, ma chère nièce, pour ne pas vous dire tout ce que je crois qui pourra vous être utile, et je manquerais bien à mes obligations si, étant tout occupée des demoiselles de Saint-Cyr, je vous négligeais, vous que je regarde comme ma propre fille. Je ne sais si c’est vous qui leur inspirez la fierté qu’elles ont, ou si ce sont elles qui vous donnent celle qu’on admire3 en vous : quoi qu’il en soit, comptez que vous serez insupportable à Dieu et aux hommes, si vous ne devenez plus humble et plus modeste que vous ne l’êtes. Vous prenez un ton d’autorité qui ne vous conviendra jamais, quoi qu’il puisse vous arriver. Vous vous croyez une personne importante, parce que vous êtes nourrie dans une maison où le roi va tous les jours ; et le lendemain de ma mort, ni le roi, ni tout ce que vous voyez qui vous caresse ne vous regardera pas. Si cela arrive avant que vous soyez mariée, vous épouserez un gentilhomme de campagne fort misérable ; car vous ne serez pas riche, et si, pendant ma vie, vous épousez un plus grand seigneur, il ne vous considérera, quand je n’y serai plus, qu’autant que votre humeur lui sera agréable ; vous ne pouvez l’être que par votre douceur, et vous n’en avez point. Votre mignonne1 vous aime trop, et ne vous voit point comme les autres gens vous voient. Je ne suis point prévenue contre vous, car je vous aime fort ; mais je ne vous vois pas sans peine, par l’orgueil qui paraît dans tout ce que vous faites. Vous êtes assurément très-désagréable à Dieu ; voyez son exemple ; vous savez l’Évangile par cœur ; à quoi vous serviront tant d’instructions, si vous vous perdez comme Lucifer ? Songez que c’est uniquement la fortune de votre tante qui a fait celle de votre père et la vôtre. Vous souffrez qu’on vous rende des respects qui ne vous sont point dus ; vous ne pouvez souffrir qu’on vous dise qu’ils sont par rapport à moi ; vous voudriez vous élever même au-dessus de moi, tant vous êtes élevée et altière. Comment accommodez-vous cette enflure de cœur avec cette dévotion dans laquelle on vous élève ? Commencez par demander à Dieu l’humilité, le mépris de vous-même, qui, en effet, êtes peu de chose, et l’estime de votre prochain. Je souffrais bien, l’autre jour, de tout ce que vous fîtes à madame de Caylus : vous devez du respect à vos cousines2. Je vous parle comme à une grande fille, parce que vous avez l’esprit fort avancé ; mais je consentirais de bon cœur que vous en eussiez moins, et moins de présomption. S’il y a quelque chose dans ma lettre que vous n’entendiez pas, votre mignonne vous l’expliquera. Je prie Notre-Seigneur de vous changer, et que je vous retrouve, à mon retour, modeste, humble, timide, et mettant en pratique tout ce que vous savez de bon ; je vous en aimerai beaucoup davantage. Je vous conjure, par toute l’amitié que vous avez pour moi, de travailler sur vous et de prier tous les jours pour obtenir les grâces dont vous avez besoin1.

(Mme¨de Maintenon, Lettres sur l’éducation des filles.)

À madame de Glapion 2.

Il ne vous est pas mauvais de vous trouver dans le trouble et l’inquiétude d’esprit où vous êtes : vous en serez plus humble, et vous sentirez par votre expérience que nous ne trouvons nulle ressource en nous-mêmes. Non, vous ne serez jamais contente, ma chère fille, qu’au jour où vous aimerez Dieu de tout votre cœur ; je ne vous parle pas ainsi à cause de la profession où vous êtes engagée ; Salomon nous a dit, il y a longtemps, qu’après avoir cherché, trouvé et goûté de tous les plaisirs, il confessait que tout n’est que vanité et affliction d’esprit, hors aimer Dieu et le servir. Que ne puis-je vous faire voir l’ennui qui dévore les grands, et la peine qu’ils ont à remplir leurs journées ! Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse dans une fortune qu’on aurait peine à imaginer3, et qu’il n’y a que le secours de Dieu qui m’empêche d’y succomber ? J’ai été jeune et jolie ; j’ai goûté des plaisirs ; j’ai été aimée partout. Dans un âge un peu plus avancé, j’ai passé des années dans le commerce de l’esprit ; je suis venue à la faveur, et je vous proteste, ma chère fille, que ces états laissent un vide affreux, une inquiétude, une lassitude, une envie de connaître autre chose, parce qu’en tout cela rien ne satisfait entièrement ; on n’est en repos que lorsqu’on s’est donné à Dieu, mais avec cette volonté déterminée dont je vous parle quelquefois ; alors on sent qu’il n’y a plus rien à chercher, qu’on est arrivé à ce qui seul est bon sur la terre ; on a des chagrins, mais on goûte une solide consolation et une paix profonde au milieu des plus grandes peines.

Ne me dites pas : « Se peut-on faire dévote quand on veut ? » Oui, ma chère fille, on le peut, et il ne nous est pas permis de croire que Dieu nous manque. « Cherchez et vous trouverez ; heurtez à la porte, et on vous l’ouvrira. » Ce sont ses paroles, mais il faut chercher avec humilité et simplicité. Or vous avez un reste d’orgueil que vous vous déguisez à vous-même sous le goût de l’esprit ; vous n’en devez plus avoir, et encore moins le satisfaire avec un confesseur ; le plus simple est le meilleur pour vous, il faut vous y soumettre en enfant. Comment porterez-vous votre croix, si un accent normand ou picard1 vous arrête, et si vous vous dégoûtez de qui n’est pas aussi sublime que Racine ? Il vous aurait édifiée, le pauvre homme, si vous aviez vu son humilité dans sa maladie, et son repentir sur cette recherche de l’esprit2 ; il ne s’adressa point alors à un directeur à la mode, mais à un bon prêtre de sa paroisse. J’ai vu mourir un autre bel esprit qui avait fait les plus rares ouvrages que l’on puisse imaginer, et qui n’avait pas voulu les faire imprimer, ne voulant pas être sur le pied d’auteur ; il brûla tout, et il n’en est resté que quelques fragments dans ma mémoire. Ne nous occupons point de ce qu’il faudra, tôt ou tard, abjurer. Vous n’avez encore guère vécu, et vous avez pourtant à renoncer à la tendresse de votre cœur et à la délicatesse de votre esprit ; allez à Dieu, ma chère fille, et tout vous sera donné. Adressez-vous à moi tant que vous voudrez ; je désirerais bien vous mener à Dieu : je contribuerais à sa gloire ; je ferais le bonheur d’une personne que j’ai toujours aimée particulièrement, et je rendrais un grand service à un institut qui ne m’est pas indifférent3.