(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre IX. de la disposition. — proportions, digressions, transitions, variété  » pp. 118-130
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(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre IX. de la disposition. — proportions, digressions, transitions, variété  » pp. 118-130

Chapitre IX.

de la disposition. — proportions, digressions, transitions, variété

Les règles ont pour principe notre organisation, pour but la satisfaction de nos besoins intellectuels. Montesquieu a fait de cette vérité l’idée fondamentale de son Essai sur le goût. Toute règle qui ne peut se justifier par un rapport direct avec notre nature est chose de convention et de mince valeur. Si nous étions autres, le monde extérieur nous affecterait autrement, et les règles seraient autres. Ainsi notre âme aime à connaître et à voir, à se ressouvenir de ce qu’elle a vu et à en conclure par l’imagination ce qu’elle verra ; le désordre et la confusion laissent en elle un sentiment de fatigue et d’inanité, et c’est d’après cette constitution de notre intelligence que nous venons de demander l’unité de l’ensemble et l’enchaînement rationnel des idées. Le même principe nous guidera dans les autres détails de la disposition.

Vous voulez savoir, par exemple, quelles règles peuvent déterminer l’étendue d’un ouvrage et des parties qui le composent. La nature vous les indiquera.

La première, c’est que l’espace à parcourir soit proportionné à la mesure de notre attention. Trop vaste, il fatigue l’esprit et lui échappe ; trop resserré, il le satisfait mal. Les épopées mythologiques des Indiens, les mystères du moyen âge avec leurs soixante et quatre-vingt mille vers, plusieurs romans du xviie  siècle et du nôtre pèchent contre cette loi. Certains abrégés, manuels, résumés, compendium, la violent également en sens opposé36.

La seconde règle, c’est que les diverses parties d’un écrit aient entre elles une juste proportion. Il est des auteurs qui, emportés par une première fougue, ou s’abandonnant par intervalles aux écarts de leur imagination, laissent prendre soit aux idées qui s’offrent d’abord, soit à celles qui leur sourient davantage, un développement auquel le reste ne correspond pas. On dirait de ces caricatures où le dessinateur termine une tête gigantesque par un corps et des jambes de nain, ou encore de ces plantes exotiques dans lesquelles la nature, paraissant oublier ses lois, fait sortir d’un tronc grêle et fragile des branches interminables et des appendices monstrueux.

L’exorde d’un discours, l’exposition d’un récit ou d’un drame doivent être dans un juste rapport d’étendue avec l’argumentation et le corps de l’ouvrage. Souvent le lecteur trouve long et par conséquent fastidieux ce qui dans le fait n’est que disproportionné37.

Il ne faut pas oublier non plus les dimensions proportionnelles pour les diverses formes employées dans un écrit. Vous composez, par exemple, un roman. La forme naturelle est la narration ; mais pour donner plus d’animation à votre style, pour y jeter de la variété, pour mieux faire saisir les intentions et le caractère de vos héros, vous avez recours au dialogue, vous cédez la parole à vos personnages. Rappelez-vous alors que cette nouvelle forme introduite subsidiairement doit être en proportion avec les dimensions du récit. C’est une règle qu’oublient plusieurs des romanciers actuels, ceux surtout qui écrivent d’ordinaire pour le théâtre ; ils multiplient singulièrement le dialogue ; l’habitude de la scène les emporte à chaque page. C’est une faute, à mon avis. On a remarqué que les maîtres ne donnent en général au dialogue que le quart ou le cinquième de leur cadre.

Point de sévérité outrée cependant pour tout ce qui tient aux proportions des diverses parties. Défendre à l’écrivain cette liberté d’allure, ces écarts d’imagination qui vont si bien à certaines natures d’élite, c’est afficher un rigorisme nuisible au talent. Loin de m’opposer aux développements donnés à certaines idées favorites, benjamins de la fantaisie, j’applaudis, surtout dans le poëme didactique et le roman, aux excursions même hors des limites du sujet, aux épisodes, aux digressions, qui divertissent l’attention trop longtemps soutenue et suspendent l’intérêt sans le détruire. Quel charme le récit des malheurs d’Orphée n’ajoute-t-il pas à la description des travaux des abeilles ! Une digression également irréprochable de tous points c’est ce magnifique éloge des lettres que Cicéron a jeté dans la défense du poëte Archias et que tous les siècles ont répété.

La digression n’est donc point condamnable en soi ; placée à propos et bien ménagée, elle prévient la monotonie et soutient l’attention. Observez seulement qu’elle soit rare et rapide, qu’elle ne vienne point divertir trop souvent le lecteur, ni, en luttant d’importance avec l’idée principale, diviser l’intérêt qui doit être un, c’est la règle suprême. Arrière, sans doute, le compagnon de voyage qui ne me laisse pas respirer un moment, et marche à son but avec une roideur toujours inflexible ! mais en lui permettant les délassements et la curiosité, je n’admets pas qu’il s’écarte à tout propos de la route, qu’il s’arrête pour étudier ici une fleur, là une ruine, au point d’oublier le terme et de se laisser surprendre à la nuit. « Dans le discours, dit Pascal, il ne faut point détourner l’esprit d’une chose à une autre, si ce n’est pour le délasser, mais dans le temps où cela est à propos et non autrement ; car qui veut délasser hors de propos, lassc. »

Que vos digressions sortent naturellement du fond même de l’écrit et semblent lui être nécessaires ; que jamais elles ne fassent naître dans l’esprit une série d’idées étrangères, à plus forte raison, d’idées contraires au sujet ; enfin qu’elles soient placées au lieu qui leur convient le mieux, qui les appelle en quelque sorte ; qu’elles se rattachent à ce qui précède et ramènent ce qui doit suivre par des transitions faciles et naturelles.

Mais là, comme ailleurs, y a-t-il réellement un art des transitions ? — Sans doute, répondent plusieurs critiques ; les idées principales ne peuvent pas être toujours si étroitement liées, qu’il ne reste jamais entre elles de lacunes à combler, si complétement fondues ensemble, qu’elles n’aient souvent besoin de soudures, en quelque sorte ; n’y a-t-il pas alors un mérite réel à trouver et à disposer des idées secondaires et relatives, pour passer d’une idée principale à l’autre, comme font les ponts sur les rives d’un fleuve ? Telle est, semble-t-il, la doctrine de Boileau et de M. de la Harpe, quand ce dernier dit à propos de la Bruyère et de la Rochefoucauld : « En écrivant par petits articles détachés, et faisant ainsi un livre d’un recueil de pensées isolées, ils s’épargnèrent, comme l’observait Boileau, le travail des transitions, qui est un art pour les bons écrivains, et un écueil pour les autres. » Je n’en disconviens pas ; mais cet art, et c’est là précisément ce qui le rend si difficile, ne me parait autre chose que la fusion même des pensées diverses. Le seul moyen d’y parvenir est de disposer si bien sa matière, d’en ordonner si naturellement les parties, qu’elles se suivent l’une l’autre, sans se rattacher par aucun lien artificiel. « Les pierres bien taillées, dit Cicéron, s’unissent d’elles-mêmes sans le secours du ciment. » Et il dit vrai ; seulement, elles ne s’unissent ainsi que dans les constructions romaines, c’est-à-dire dans ces écrits profondément et énergiquement médités, où le sujet se développe franchement, où les idées s’attirent et se balancent comme les corps dans l’univers de Newton. Quand l’auteur de ces sortes d’ouvrages a épuisé une pensée, il passe à l’autre avec simplicité et bonne foi ; et cela vaut bien mieux que ces transitions subtiles presque toujours uniquement fondées sur des rapports entre les mots, sur une liaison apparente entre le dernier du paragraphe qui finit et le premier de celui qui commence. Si vous éprouvez le besoin des transitions, si vous avez la conscience d’une lacune à combler entre deux idées, prenez garde ; c’est qu’alors votre méditation a été incomplète, c’est que vous n’avez pas saisi avec assez de puissance l’ensemble de votre sujet et les relations des diverses parties, ou bien encore que vous vous occupez trop de l’ingénieux, du piquant de la diction et des sentences détachées. Tout ouvrage qui n’est qu’une collection de sentences et de traits d’esprit a toujours quelque chose de décousu ; il semble composé non de membres joints l’un à l’autre, mais de pièces et de morceaux, e singulis non membres, sed frustis collata, dit Quintilien. Et il ajoute : « Les traits d’esprit isolés sont comme ces corps de figure ronde qui ne peuvent jamais, quelque effort qu’on fasse, s’emboîter parfaitement et cadrer avec précision, illa rolunda et undique circumcisa insistere invicem nequeunt. » Je suis loin assurément de proscrire les pensées détachées, les maximes, ce que les Grecs appelaient apophthegmes, enthymèmes, épiphonèmes, et les Latins sententiœ. Elles frappent l’esprit du lecteur, elles le font penser et se fixent dans la mémoire par leur brièveté même. Elles éclairent souvent un grand espace, et quand elles réunissent la profondeur à la lumière, elles supposent dans l’écrivain de l’expérience, une méditation puissante ou beaucoup de lecture. Voyez surtout Sénèque et Montaigne. Mais je veux qu’en général ces sentences résument ou concluent ce qui précède, ou encore amènent ce qui suit et le rattachent aux idées antécédentes, de façon que loin d’avoir besoin de transition pour se lier au reste du discours, elles servent elles-mêmes de transition.

La seule circonstance où l’on puisse employer la transition artificielle, c’est lorsque deux idées, ou tout à fait opposées, ou au contraire absolument semblables, doivent être rapprochées, d’un côté, sans monotonie, de l’autre, sans trop de disparate et d’imprévu. Oreste veut féliciter Pyrrhus de ses exploits et en même temps le blâmer de l’appui qu’il donne à Astyanax :

Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix,
Souffrez que j’ose ici me flatter de leur choix,
Et qu’à vos yeux, seigneur, je montre quelque joie
De voir le fils d’Achille et le vainqueur de Troie.
Oui, comme ses exploits, nous admirons vos coups.
Hector tomba sous lui, Troie expira sous vous,
Et vous avez montré par une heureuse audace
Que le fils seul d’Achille a pu remplir sa place.
Mais, ce qu’il n’eût pas fait, la Grèce avec douleur
Vous voit du sang troyen relever le malheur, etc.

L’orateur a pleinement décrit la bataille de Rocroy, il veut dire un mot de la victoire de Lens. « Que le prince de Condé, s’écrie-t-il, eût volontiers sauvé la vie au brave comte de Fontaines ! mais il se trouva par terre, parmi ces milliers de morts dont l’Espagne sent encore la perte. Elle ne savait pas que le prince qui lui fit perdre tant de ses vieux régiments à la journée de Rocroy en devait achever le reste dans les plaines de Lens, etc. »

L’artifice de ces transitions consiste dans l’emploi d’une idée intermédiaire, qui lie deux idées contraires, ou même semblables, mais distantes, en quelque sorte. Racine veut une idée qui justifie à la fois les compliments et les reproches adressés à Pyrrhus ; il trouve l’exemple d’Achille : — Oui, comme ses exploits… Mais, ce qu’il n’eût pas fait… Bossuet en veut une qui rapproche la bataille de Roeroy de celle de Lens ; il trouve l’Espagne vaincue à Lens comme à Rocroy : — Elle ne savait pas… Il aurait pu prendre également la France victorieuse dans les deux journées, etc.

L’antithèse est la forme la plus ordinaire de ces transitions ; continuez de feuilleter l’oraison funèbre de Condé : — Pendant que le prince se soutenait si hautement avec l’archiduc, il rendait au roi d’Angleterre tous les honneurs qui lui étaient dus… Nous avons parlé des qualités de l’âme, venons maintenant aux qualités de l’esprit… Si les autres conquérants ont reçu une récompense aussi vaine que leurs désirs, il n’en sera pas ainsi de notre grand prince, en effet,… etc. — C’est en étudiant les auteurs qui ont ainsi travaillé leurs transitions, Racine surtout et Massillon, que vous trouverez les modèles de ces mille artifices, et que vous vous habituerez à les employer vous-même à l’occasion.

En général, la transition par l’antithèse, dont il ne faut pas abuser d’ailleurs parce qu’elle est trop facile, est un excellent moyen d’amener les contrastes, ce point si important à observer dans la disposition. En effet, si le sentiment de l’unité, de l’ordre, de la symétrie, des proportions exactes, est dans notre nature, elle comporte également et à un aussi haut degré celui de la variété, des contrastes, de la surprise.

« Similitudo satietatis est mater, dit Cicéron. Ce que l’on a traduit par ce vers si connu : L’ennui naquit un jour de l’uniformité38.

Disposez donc votre ouvrage de manière à y faire contraster les idées et les formes. L’âme, comme le corps, ne supporte ni une longue inertie, ni une longue tension de force ; l’une et l’autre en usent les ressorts ; qu’au repos succède le mouvement, ou encore à un mouvement énergique un mouvement plus doux, pourvu toutefois que tous deux appartiennent au même ordre d’idées et se développent sur le même terrain. Ne croyez pas, en effet, qu’il s’agisse de passer brusquement de la folie à la raison, de provoquer les larmes, puis un instant après le rire, pour revenir bientôt du rire aux larmes ; loin de là : les romans, les drames, les vaudevilles, qui affectent ces oppositions heurtées, ces rapprochements discords, pèchent, à mon gré, contre l’art aussi bien que contre la nature. Ecrivains, aimez la variété, mais non les disparates qui choquent et révoltent :

Sed non ut placidis coëant immitia, non ut
Serpentes avibus geminentur, tigribus agni.

Imitez les artistes. En conservant à sa statue des bras et des jambes de dimensions pareilles et également proportionnés au reste du corps, le sculpteur a soin de donner à chacun de ces membres une attitude différente et d’arriver ainsi au contraste sans blesser la symétrie. Le peintre repousse sa lumière par des ombres vigoureuses ; mais c’est du même soleil ou du même flambeau que proviennent les ombres et les lumières ; pour les unir, il cherche à imiter cette transition d’une teinte à l’autre que l’air ambiant produit dans la nature, et si ses couleurs crient, si ses jours papillotent, c’est qu’il a violé ou ignoré les principes de son art. Le génie de Beethoven et le talent de Félicien David feront succéder au calme embaumé du matin les mugissements et les éclats de l’orage, puis ramèneront bientôt après la sérénité ; mais ces mille bruits se fondront toujours, ici, dans la grande voix du désert, là, dans l’harmonie universelle de la nature pastorale.

Voulez-vous du public mériter les amours ?
Sans cesse en écrivant variez vos discours…
Heureux qui, dans ses vers, sait d’une voix légère,
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère.

Ou plutôt heureux qui sait être à la fois égal et varié, égal par le tissu, varié par le dessin et la couleur.

Chose assez étrange ! L’école appelée romantique, qui pourtant ne pactisait guère avec Boileau et tenait ses préceptes en médiocre estime, s’avisa de prendre celui-ci à la lettre, et substituant la confusion à la variété, poussa jusqu’aux dernières limites de l’hyperbole le passage du grave au doux et du plaisant au sévère. M. Victor Hugo s’était fait le champion de cette doctrine. Peu content de laisser le gai et le sérieux, le tragique et le comique se mouvoir chacun dans sa sphère, il prétendit les mêler et les croiser sans cesse. Partant du principe que le sublime sur le sublime produit malaisément un contraste, et qu’on a besoin de se reposer de tout, même du beau, il voulut qu’on s’en reposât dans le grotesque et dans le laid. Selon lui, le beau n’a qu’un type, le laid en a mille ; selon lui, le monde réel comme le monde idéal, le christianisme comme la création, allient à tout coup Dieu et Satan, Homère et Rabelais, la belle et la bête ; selon lui enfin, comme tout ce qui est dans la nature est dans l’art, et que le sublime et le grotesque se croisent sans cesse dans la vie, ils doivent se croiser de même dans la littérature39.

Quoi qu’en dise M. Victor Hugo, et de quelque poids que soit un si grand nom dans la balance, nous persistons à croire que l’art n’est point la reproduction fidèle et illimitée de la nature tout entière, mais la représentation savante et soumise à certaines lois d’une nature choisie ; que si les choses existent ainsi confondues dans la vie réelle, quand elles s’offrent à nous, nous les séparons instinctivement, comme nous bannirions un nain ou un mendiant qui viendraient étaler leurs plaies et leurs difformités dans la salle du festin et au milieu des chœurs de danse.

On nous dit que Dante, Shakspeare et Milton ont fait ainsi, et que nous ne les blâmons point. Non ; parce que leur siècle les comportait tels, et que, malgré leur immense supériorité, ils étaient et devaient être de leur siècle. Nous ne les blâmons point, parce que nous les comprenons là où ils sont. Mais nous ne comprendrions point aujourd’hui la scène des fossoyeurs de Hamlet ; mais nous ne pourrions supporter le hideux accouplement de la mort et du péché dans Milton ; mais le damné de Dante qui essuie avec les cheveux de son ennemi ses lèvres dégouttantes des restes de son sanglant repas nous souleverait le cœur. En un mot, nous ne blâmons point l’homme, mais nous blâmons la chose.

Telles étaient les mœurs du moyen âge, soit ; tel fut même, si l’on veut, à une certaine époque, l’esprit du christianisme mal compris ; mais vouloir réinstaller de telles mœurs et un tel esprit dans l’art contemporain est un anachronisme aussi repoussant que si l’on demandait aux souverains de rétablir les Triboulet et les Langely à titre d’office ; aux évêques, de faire suivre les sermons de Lacordaire des trépignements de la fête des Fous ou du braiment de celle de l’âne ; aux architectes, de dérouler des processions de goules, de dogues, de gnomes, de démons de toute forme autour de nos frises et de nos corniches. Ne donnons point sans doute nos mœurs aux vieux âges, mais, s’il fallait choisir, je l’aimerais mieux encore que de prendre les leurs. Tout ce croisement du grotesque et du beau n’est rien qu’un retour à la barbarie. Si vous l’aimez, si vous le réclamez dans l’art, soyez du moins conséquents, et reprenez-le dans la vie réelle ; s’il vous faut toujours Quasimodo pour faire ressortir Esmeralda, rétablissez la cour des Miracles au cœur de Paris, et donnez à vos officiers des gardes des hauts-de-chausse mi-partis rouge et bleu. Il ne s’agit ici ni d’Aristote, ni de la Harpe, mais du bon sens et du bon goût. Les disparates ne sont pas les contrastes, le pêle-mêle n’est pas la variété. Sans prescrire les plaisirs de la surprise, qui compte aussi parmi les jouissances intellectuelles, sans nier ce besoin du nouveau, du piquant, de l’imprévu, qui doit nous réveiller par intervalles, qu’en général le passage d’un sentiment à un autre, d’un ordre d’idées à un ordre opposé, soit habilement ménagé et les grands effets amenés par une préparation et une gradation savantes. Ainsi faisant, nous restons encore dans la nature. « Nihil est in nutura rerum omnium, dit Cicéron, quod se universum profundat et quod lotum repente evolet. »

Tout écrivain a des preuves à énumérer, des motifs à faire valoir, des sentiments à exprimer ou h inspirer, des passions à allumer, à éteindre, à représenter. Ces éléments de son sujet n’ont point tous la même force ou la même importance, ils s’échelonnent à divers degrés. Ce qui le frappe plus vivement, lui, depuis longtemps familier avec sa matière, ne produira peut-être pas une impression pareille sur les auditeurs ou les lecteurs qui y sont étrangers. Il faut les disposer, les amener, les entraîner peu à peu : voilà les nécessités de la gradation et de la préparation oratoire.

La gradation, qui répond au crescendo si familier aux musiciens, est presque toujours de mise, et surtout lorsqu’il s’agit d’entraîner les esprits ou de peindre les passions. Dans le premier cas, on dispose les preuves, les idées, les expressions, de façon qu’elles aillent toujours augmentant de puissance et d’énergie. Dans l’autre, on présente une succession graduée d’images et de sentiments qui enchérissent toujours les uns sur les autres. On peint avec art leurs commencements, leurs progrès, leur force et leur étendue.

L’abbé Maury, dans son Essai sur l’éloquence de la chaire, fait assez bien ressortir la diversité d’action produite sur notre âme, d’un côté par un trait brusque et inattendu qui la surprend et la frappe, et de l’autre, par un coup non moins décisif, mais préparé de longue main, qui lui laisse une profonde et durable impression. Il cite pour exemple de ce dernier effet la magnifique prosopopée de Massillon dans le sermon sur le petit nombre des élus 40. En la relisant avec attention, vous sentirez que si le point culminant du morceau est en effet l’exclamation terrible : Paraissez maintenant, justes ! où êtes-vous ? tout l’effet de cette explosion d’éloquence serait manqué sans l’admirable préparation oratoire qui l’amène. Remarquez en effet. L’orateur commence par isoler ses auditeurs du reste du monde, et quand, debout au milieu d’eux, il a ainsi condensé sur leur tête l’épouvante générale que dès le premier mot de l’exorde son discours a dû répandre et qu’il partage lui-même, il les transporte au jour du jugement, au jour de colère et de vengeance. — Je suppose que c’est ici votre dernière heure et la fin de l’univers… — Puis, à sa voix prophétique, la voûte du temple se déchire, les cieux s’entr’ouvrent, Jésus-Christ apparait dans toute sa gloire, les sept trompettes retentissent, et la sentence de grâce ou de mort éternelle plane au-dessus de cette petite troupe qui se serre d’effroi sur les débris de l’univers écroulé. Écoutez ! Voici que commence le terrible triage des brebis et des boucs, de la paille et du froment ; voici que le prêtre réclame parmi les pécheurs et ceux-ci, et ceux-là, et la majorité, et plus que la majorité ; à gauche, à gauche. Et tous sont poussés tour à tour dans l’un ou l’autre de ces quatre enclos où les a parqués son impitoyable logique. Restera-t-il seulement dix justes, vainement cherchés autrefois par le Seigneur dans cinq villes entières ? Tous l’ignorent, lui-même l’ignore. Et dans cette nuit profonde, un seul trait de lumière a jailli : Voilà le parti des réprouvés ! C’est alors seulement, c’est après cette préparation oratoire, œuvre de génie plus encore que d’art, qu’éclate tout l’effet de cet appel auquel doit répondre un silence de mort : Paraissez maintenant, justes, où êtes-vous ! et que le prêtre, se retournant vers Dieu, le désespoir au cœur, peut s’écrier : O Dieu ! où sont vos élus, et que reste-t-il pour votre partage ?

Tout ce que nous avons dit jusqu’à présent de la disposition peut s’appliquer à l’ensemble de l’ouvrage. Il est temps d’entrer dans le détail des diverses parties.

L’œuvre commence : début, exorde, exposition, prologue ; elle se poursuit : narration, confirmation, réfutation, nœud, développement ; elle se termine : épilogue, conclusion, dénoûment, péroraison. Donnez à ces diverses parties, suivant les divers genres, le nom que vous voudrez, toujours est-il que tout ouvrage aura un commencement, un milieu et une fin, et que le caractère et la place des idées dans chacune de ces grandes divisions seront déterminés d’après certaines observations et soumis à certaines règles. Ce sont elles qui vont nous occuper.