(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Nisard Né en 1806 » pp. 296-300
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Nisard Né en 1806 » pp. 296-300

Nisard
Né en 1806

[Notice]

Critique conservateur, M. Nisard a fait un livre qui manquait à la France6. Il est le premier, il est le seul qui ait consacré à l’histoire de notre littérature un monument qu’on peut appeler national ; car nul sujet n’intéresse plus vivement notre gloire. C’est une œuvre de talent, de science et de volonté courageusement soutenue pendant vingt-cinq années d’études. Au lieu de flatter les goûts dominants qui récompensent leurs courtisans par la popularité, M. Nisard s’est imposé le devoir périlleux de représenter le respect des traditions et des principes qui sauvegardent l’intégrité du génie français, à savoir la raison, la mesure, la règle, et ce bon sens délicat qui est la substance même de toute éloquence. Aussi est-il un maître dans toute la force du mot : par l’accent et l’autorité de ses doctrines, nul n’est plus propre à diriger, à féconder sûrement les esprits ; nul ne forme plus sûrement le goût par la ferveur de ses convictions persuasives. Nul n’a plus contribué à raviver sans superstition la foi classique, et à convertir les indifférents à la religion du beau ou du vrai par une admiration réfléchie dont le plaisir sévère se communique aux indifférents ou aux rebelles. Moraliste pénétrant, il excelle aussi dans l’art de peindre les traits d’un caractère et d’un esprit. Cet ouvrage définitif participe à la perfection des écrivains qu’il analyse. Son style serré, savant et fin unit la correction à l’agrément, l’art des nuances à la solidité, l’ingénieux au judicieux. Il condense la pensée avec une énergie qui se pare d’élégance. Il ajoute de nouveaux modèles à ceux dont il nous fait si bien comprendre et sentir les mérites.

Souvenir de voyage

Quand je quittai le Nottinghamshire1, on était au mois d’août. La bruyère de Sherwood était en fleurs. Le rose foncé, le rose tendre, le violet, mêlant leurs nuances à celle de la fougère, tantôt vert pâle, tantôt argentée comme la feuille de l’olivier, formaient comme un fond rose et gris d’où se détachaient les bouquets d’or du genêt épineux. Ces bruyères sont délicates comme celles de nos serres ; elles donnent ce plaisir mêlé de surprise qu’on éprouve à voir des plantes rares en profusion.

En quittant les bruyères pour se rapprocher de la vallée, on a une vue charmante. Sur les deux revers, à mi-côte, s’étendent de vastes pelouses devant de jolies maisons de campagne. Sur la hauteur, aux endroits les plus découverts, des moulins propres et élégants ouvrent leurs ailes pour recevoir la brise qui souffle de la plaine. Les jours où il ne fait pas de vent, la machine à vapeur y supplée. A quelques pas du moulin est la maison du meunier. Tout autour, dans la prairie enclose de haies, des vaches, et le cheval du meunier, paissent au milieu des herbages. Tout cela sent le travail prospère et la paix. On craint Dieu dans ces modestes demeures, et on espère en lui2. Tous les jours, sauf le dimanche, des amis viennent faire visite, et le feu, toujours allumé dans la principale pièce, permet de leur offrir le thé ; mais le dimanche chacun reste chez soi, et Dieu est le seul hôte. On le rend présent par la prière et par de pieuses lectures.

La fable et la fontaine

Dans l’enfance, ce n’est pas la morale de la fable qui frappe, ni le rapport du précepte à l’exemple ; mais on s’y intéresse aux instincts des animaux, et à la diversité de leurs caractères. Les enfants y reconnaissent les mœurs du chien qu’ils caressent, du chat dont ils abusent, de la souris dont ils ont peur ; toute la basse-cour, où ils se plaisent mieux qu’à l’école. Ils y retrouvent ce que leur mère leur a dit des bêtes féroces : le loup dont on menace les méchants enfants, le renard qui rôde autour du poulailler, le lion dont on leur a vanté les mœurs clémentes1. Ils s’amusent singulièrement des petits drames dans lesquels figurent ces personnages ; ils y prennent parti pour le faible contre le fort, pour le modeste contre le superbe, pour l’innocent contre le coupable. Ils en tirent ainsi une première idée de la justice. Les plus avisés, ceux devant lesquels on ne dit rien impunément, vont plus loin ; ils savent saisir une ressemblance entre les caractères des hommes et ceux des animaux : j’en sais qui ont cru voir telle de ces fables se jouer dans la maison paternelle. L’esprit de comparaison se forme insensiblement dans leurs tendres intelligences. Ils apprennent du fabuliste à reconnaître leurs impressions, à se représenter leurs souvenirs. En voyant peint si au vif ce qu’ils ont senti, ils s’exercent à sentir vivement. Ils regardent mieux, et avec plus d’intérêt. C’est là, pour cet âge, le profit proportionné.

Les fables ne sont pas le livre des jeunes gens ; ils préfèrent les illustres séducteurs, qui les trompent sur eux-mêmes et leur persuadent qu’ils peuvent tout ce qu’ils veulent, que leur force est sans bornes et leur vie inépuisable. Ils sont trop superbes pour goûter ce qu’enfants on leur a donné à lire. C’était une lecture de père de famille, dans le temps des conseils minutieux et réitérés, où le fabuliste était complice des réprimandes, et le docteur de la morale domestique. Mais si, dans cet orgueil de la vie, il en est un qui, par désœuvrement ou par fatigue des plaisirs, ouvre le livre dédaigné, quelle n’est pas sa surprise en se retrouvant parmi ces animaux auxquels il s’était intéressé enfant, de reconnaître par sa propre réflexion, non plus sur la parole du maître ou du père, la ressemblance de leurs aventures avec la vie, et la vérité des leçons que le fabuliste en a tirées !

Ce temps d’ivresse passé1, quand chacun a trouvé enfin la mesure de sa taille en s’approchant d’un plus grand ; de ses forces, en luttant avec un plus fort ; de son intelligence, en voyant le prix remporté par un plus habile ; quand la maladie et la fatigue lui ont appris qu’il n’y a qu’une mesure de vie ; quand il en est arrivé à se défier même de ses espérances, alors revient le fabuliste qui savait tout cela, qui le lui dit et qui le console, non par d’autres illusions, mais en lui montrant son mal au vrai, et tout ce qu’on en peut ôter de pointes par la comparaison avec le mal d’autrui.

Les lettres

Que n’a-t-on pas dit des lettres, jeunes élèves, et que ne reste-t-il pas à en dire ? Chaque époque en renouvelle pour ainsi dire l’éloge. Quelque idéal que se fasse une société d’une condition désirable sans les lettres, toute condition ornée et relevée par les lettres vaudra mieux. Aujourd’hui, l’idéal, c’est le bien-être par une fortune rapide. Nous ne manquons pas de connaître des gens qui y sont parvenus : c’est presque une foule. Regardons de près leur idéal. J’y vois beaucoup de luxe imité de luxe d’autrui, et qui n’a même pas l’originalité d’un caprice personnel satisfait ; j’y vois des hommes d’âge mûr qui s’entourent de joujoux, et qui, moins heureux que leurs enfants, ne peuvent pas les casser quand ils s’en dégoûtent. Ils s’agitent beaucoup pour varier leur triste bonheur, et, des deux passions qui les mènent, la convoitise et la satiété, la satiété va toujours plus vite que la convoitise. Heureux celui qui se souvient un jour qu’il a fait des études, et qui, dans un moment où il est accablé de son bien-être, s’avise de jeter les yeux sur sa bibliothèque, dont il n’estimait que le bois, et y prend ce qui lui a le moins coûté de tout son luxe, ce qu’il avait peut-être gardé, comme prévoyance, de sa médiocrité première, un livre qui le rend un moment à lui-même, et lui fait savourer la différence du bien-être par l’argent au bonheur par l’esprit1 !

(Discours au lycée Charlemagne.)

Le profit des bonnes études

Pour que la culture de l’esprit produise ses fruits excellents, il faut entendre la langue des écrivains de génie. Or, cette langue vous demande tout ce que votre esprit a de pénétration, tout ce que votre âme a d’ouverture. Si par l’étude patiente de ce que leurs paroles expriment ou cachent de sens, vous n’arrivez pas à leurs pensées, si vous ne sentez pas leur cœur dans leurs écrits, c’en est fait, vous êtes à jamais privés des douceurs de leur commerce. Vous perdrez des amis, les seuls amis qu’on soir sûr de garder toute sa vie2. Pour quelques efforts que vous n’aurez pas faits, au temps où une mémoire heureuse et une imagination tendre vous les rendent faciles, vous êtes déshérités de tous les biens de l’esprit. Ces biens, on ne vous le dira jamais trop, sont les seuls vrais biens. Dans le temps où nous vivons, et où il semble que l’instabilité nous donne la soif de la stabilité, il n’est qu’une sorte de gens dont on puisse dire qu’ils font leur fortune ; ce sont les élèves laborieux de nos lycées. On le dit par erreur des gens heureux dans leurs affaires : le mot n’est vrai que de ceux d’entre vous qui vont être couronnés, ou qui ont mérité de l’être. Faites donc ces efforts si profitables, qui vous mettront en possession d’une fortune sans vicissitude. Préparez-vous, dans la vie des affaires et des devoirs, ce que Montaigne appelle ingénieusement une arrière-boutique, où vous puissiez vivre quelquefois avec vous-mêmes, jouissant de vous, non pas stérilement, mais en vous étudiant de plus près, pour vous rendre meilleurs. Cette solitude-là est permise1, elle est bonne ; les écrits et les exemples des sages nous apprennent que Dieu en est toujours le compagnon.

Le patriotisme littéraire

On entend dire trop souvent que l’esprit, en France, court des périls. Unissons-nous tous, maîtres, élèves, parents, pour les conjurer. Quand il s’agit du rang de la France dans les choses matérielles, l’émulation des peuples étrangers peut nous y servir, et nous faisons bien de la provoquer ; mais pour soutenir notre supériorité dans les choses de l’esprit, nous n’avons pas à compter sur le stimulant de la concurrence étrangère : il faut que toute l’émulation vienne de nous. Rivalisons donc entre nous pour garder à notre chère patrie ce privilège incontesté. Aussi bien, ce que nous faisons ainsi à nous seuls, toute l’histoire moderne nous en est témoin, nous le faisons pour le monde, et si nous nous manquons à nous-mêmes, c’est au monde que nous aurons manqué2.