(1881) Cours complet de littérature. Poétique (3e éd.) « Poétique — Deuxième partie. De la poésie en particulier ou des différents genres de poésie — Première section. Des genres secondaires de poésie — CHAPITRE PREMIER. Du genre léger on des poésies fugitives » pp. 75-95
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(1881) Cours complet de littérature. Poétique (3e éd.) « Poétique — Deuxième partie. De la poésie en particulier ou des différents genres de poésie — Première section. Des genres secondaires de poésie — CHAPITRE PREMIER. Du genre léger on des poésies fugitives » pp. 75-95

CHAPITRE PREMIER

Du genre léger on des poésies fugitives

109. Que comprend-on sous le nom de poésies fugitives ?

On donne le nom de poésies fugitives à de petites pièces de vers sur divers sujets, inspirées par une occasion, une circonstance quelconque, et qui n’ont entre elles aucune liaison. Ces pièces sont plutôt destinées à amuser et à plaire un moment qu’à produire de grands effets. On doit les regarder plutôt comme des jeux littéraires, comme des passe-temps de société, que comme des productions dignes d’un vrai talent poétique. Elles ont reçu le nom de fugitives, sans doute parce que, à cause de leur peu d’étendue, elles semblent s’échapper avec la même facilité et de la plume qui les produit et des mains qui les recueillent. Toutefois, il n’est pas aussi facile qu’on pourrait le croire de réussir dans ces sortes de pièces. Outre que chacune d’elles exige un talent particulier, on n’y souffre pas les moindres inégalités, les plus légers défauts. Si elles ne sont pas aussi parfaites que possible, on les regarde comme mauvaises.

Nous allons maintenant passer en revue, dans les onze articles suivants, les onze espèces de poésies fugitives que nous avons citées plus haut.

Article Ier.

De l’épigramme

110. Qu’est-ce que l’épigramme ?

L’épigramme est une petite pièce de poésie qui présente, exprimée avec grâce et précision, une pensée délicate, fine, ingénieuse, quelquefois naïve, mais le plus souvent mordante et satirique, et toujours intéressante. C’est ce que Le Jay a dit dans sa poétique : Epigramma tres habet virtutes : venustatem, brevitatem et acumen.

La matière de l’épigramme est très étendue : elle s’élève à ce qu’il y a de plus noble dans tous les genres, elle s’abaisse à ce qu’il a de plus petit ; elle loue la vertu, censure les vices et les abus, fronde les ridicules, venge le public des impertinences d’un fat, d’un sot, etc. Il semble cependant qu’elle se trouve beaucoup mieux dans les genres simples ou médiocres que dans le genre élevé, parce que son caractère est l’aisance et la liberté.

111. L’épigramme a-t-elle toujours eu le même caractère ?

L’épigramme, chez les anciens, n’était le plus souvent qu’une simple inscription. Ce caractère de simplicité est d’autant plus sensible qu’on remonte plus avant dans l’antiquité. D’abord, il suffisait que l’épigramme fût courte, d’un sens clair et juste ; peu à peu, on y mit plus d’art et de finesse, et on chercha à en aiguiser la pointe. Les nombreuses épigrammes des Grecs, réunies sons le nom d’Anthologie ou bouquet de fleurs, ne sont guère que des inscriptions pour des offrandes religieuses, pour des tombeaux, des statues, des monuments. Elles sont pour la plupart d’une extrême simplicité ; c’est assez souvent l’exposé d’un fait, quoiqu’il ne soit pas rare d’en trouver de très délicates, de très ingénieuses et de très fines. Nous n’en citerons ici que deux : une sur la rose, et l’autre sur les guerriers morts aux Thermopyles.

Sur la rose.

La rose n’a qu’un instant de vie : passez-vous sans la cueillir, vous aurez beau la chercher ensuite, au lieu de roses, vous ne trouverez plus qu’un buisson.

Sur les guerriers des Thermopyles.

Passant, va annoncer à Lacédémone que nous sommes morts ici pour obéir à ses lois.

Chez les Latins, Catulle, né à Vérone, l’an 86 avant Jésus-Christ, a fait un grand nombre d’épigrammes qui se distinguent souvent par un tour heureux et délicat, ainsi que par la douceur, le sentiment et la naïveté.

Martial, né en Espagne, l’an 40 de notre ère, a laissé treize livres d’épigrammes sur lesquelles il a porté lui-même le jugement suivant :

Sunt bona, sunt quædam mediocria, sunt mala plura,
Quæ legis hic : aliter non fit, Avite, liber.
Je t’offre, ami lecteur, au livre que voici,
Du bon, du médiocre et du mauvais aussi.
       Tu riras de l’aveu ; n’importe
       Hé ! quel livre est fait d’autre sorte ?

Martial aiguisa l’épigramme plus que ses prédécesseurs. Il est plus vif, plus fort et plus serré que Catulle ; mais l’un et l’autre ne doivent être lus qu’avec la plus grande précaution, à cause des obscénités qu’ils renferment.

En France, nous n’avons guère de poètes qui n’aient fait quelques épigrammes. On estime celles de Marot, de Saint-Gelais, de Gombaut, surtout pour la naïveté ; celles des autres auteurs, comme Maynard, Racine, Boileau, Rousseau, sont dans le genre gracieux ou satirique, selon le caractère du poète ou l’occasion qui leur a donné naissance. Ajoutons que depuis le xvie  siècle, et surtout aujourd’hui, l’épigramme, si elle s’applique encore parfois à une pensée ingénieuse, ou même à une naïveté, est le plus souvent mordante et satirique.

Après ces détails sur la nature et sur l’histoire de l’épigramme, nous allons faire connaître les parties dont elle se compose et les qualités qu’elle demande.

112. Combien y a-t-il de parties dans l’épigramme ?

Il y a nécessairement deux parties dans l’épigramme : l’une qui est l’exposition du sujet, de la chose qui a produit ou occasionné la pensée ; et l’autre qui est la pensée même, ce qu’on appelle la pointe, c’est-à-dire ce qui pique le lecteur, ce qui l’intéresse. La première partie doit être simple, claire, aisée, et rejeter tout ce qui est languissant et superflu. La pensée ou pointe qui consiste dans un trait plaisant, ingénieux ou inattendu, et qui constitue ce qu’on appelle le sel de l’épigramme, doit être rendue d’une manière vive et agréable. L’épigramme suivante peut être mise au nombre des meilleures :

Un certain sot de qualité,
Lisait à Saumaise un ouvrage,
Et répétait à chaque page :
Ami, dis-moi la vérité.
Ennuyé de cette fadaise,
Ah ! monsieur, répondit Saumaise,
J’ai de bons auteurs pour garants
Qu’il ne faut jamais dire aux grands
De vérité qui leur déplaise.

113. L’épigramme doit-elle être intéressante ?

La pensée de l’épigramme, avons-nous dit, doit toujours être intéressante ; c’est même le trait distinctif de ce petit poème. L’intérêt, d’ailleurs, ne lui vient pas seulement de la chose elle-même, mais aussi de la manière dont la chose est présentée : ainsi, il y a deux manières d’intéresser dans l’épigramme, par le fond et par le tour.

114. Quels sont les défauts qui peuvent se rencontrer dans l’épigramme ?

Sans parler des obscénités qui ne peuvent convenir qu’à des âmes viles et corrompues, et que les cœurs honnêtes réprouvent énergiquement, nous signalerons la diffamation et quelques défauts qui ont rapport au goût, comme la fausseté dans les pensées, les équivoques tirées de trop loin, les pensées basses et les hyperboles exagérées.

Article II.

Du madrigal

115. Qu’est-ce que le madrigal ?

Le madrigal ne diffère de l’épigramme que par le caractère de la pensée. Elle est vive et saillante dans l’épigramme plus spécialement réservée pour des sujets plaisants ou satiriques. Elle est délicate et ingénieuse dans le madrigal plus particulièrement consacré à des sujets tendres, gracieux ou galants. L’épigramme a, dans son tour, quelque chose de plus vif, de plus piquant, de plus étudié : c’est l’esprit qui y domine. Le madrigal, au contraire, a quelque chose de plus doux, de plus simple, de plus délicat : ici c’est le cœur qui parle, le sentiment qui se fait jour ; et sa pointe toujours aimable, gracieuse, n’a de piquant que ce qu’il lui en faut pour n’être pas fade. On peut donc dire que le madrigal est une espèce d’épigramme dont la pointe, sans satire comme sans fadeur, est toujours un éloge délicat et gracieux.

Le madrigal n’est d’ailleurs assujéti à aucune règle spéciale pour le choix de la mesure et l’arrangement des vers. Pour le nombre, il peut être le même que dans l’épigramme, c’est-à-dire ne pas descendre, en général, au-dessous de quatre, et ne pas aller au delà de quinze.

116. Citez quelques madrigaux.

Un des meilleurs est celui de Pradon à un ami qui lui avait écrit d’une manière très spirituelle :

Vous n’écrivez que pour écrire ;
C’est pour vous un amusement.
Moi qui vous aime tendrement,
Je n’écris que pour vous le dire.

Il y a de l’esprit dans ce madrigal ; mais il n’y en a qu’autant qu’il en faut pour assaisonner le sentiment. Le tour est délicat, il est simple, il est doux : c’est tout ce qu’on peut souhaiter dans un madrigal bien fait.

Le suivant est également très délicat :

A un roi étranger venu en France.

Un roi qu’on aime et qu’on révère
A des sujets en tous climats ;
Il a beau parcourir la terre,
Il est toujours dans ses États.

Article III.

De l’inscription

117. Qu’est-ce que l’inscription ?

L’inscription, qui n’est autre chose que l’épigramme des Grecs, consiste en quelques vers gravés sur un édifice, un monument, un temple, un arc de triomphe, une colonne, une fontaine, au bas d’une statue, d’un buste, d’un tableau, d’un portrait, etc. ; soit pour transmettre à la postérité la mémoire de quelque événement, soit pour faire connaître aux passants un fait, une personne ou une chose. La clarté, la justesse, la précision dans les pensées, la simplicité et en même temps la noblesse dans le style font le principal mérite de ce petit poème.

118. Citez quelques inscriptions.

Une des plus belles inscriptions que l’on puisse citer pour un monument public, est celle qui est gravée à l’entrée de l’arsenal de Paris :

Ætna hæc Henrico Vulcania tela ministrat,
Tela giganteos debellatura furores.

Le distique suivant, qui se trouve au-dessus de la porte du tribunal criminel de Paris, n’est pas moins remarquable :

Hic pœnæ scelerum ultrices posuere tribunal,
Sontibus unde tremor, civibus unde salus.

Voici une inscription placée sur une fontaine du château de Rambouillet :

Vois-tu, passant, couler cette onde,
Et s’écouler incontinent ?
Ainsi fuit la gloire du monde,
Et rien que Dieu n’est permanent.

119. Dans quel cas l’inscription prend-elle le nom d’épigraphe ?

L’inscription s’appelle épigraphe quand elle est placée au frontispice d’un livre, pour en indiquer, sous forme de sentence, l’objet ou l’esprit. L’épigraphe, lorsqu’elle est juste et bien choisie, prévient favorablement le lecteur ; mais lorsqu’elle est ambitieuse, elle excite, au contraire, sa sévérité. Voici deux épigraphes en prose, qu’on lit en tête de l’excellente histoire universelle de l’Église, de Rohrbacher :

Ἀρχή πάντων ἐστιν η καθολικὴ καὶ ἁγία Ἐκκλησία.

S. Epiphane.

Ubi Petrus, ibi Ecclesia.

S. Ambroise.

La première de ces épigraphes indique le plan de l’ouvrage ; la seconde, l’esprit.

Article IV.

De l’épitaphe

120. Qu’est-ce que l’épitaphe ?

L’épitaphe (ἐπὶ et τάφος, tombeau) est une inscription renfermant ordinairement un trait de louange, de morale ou de satire, et destinée à être gravée sur un tombeau. Le poète y fait le plus souvent l’éloge du mort ; et il doit alors y mettre les grâces et les délicatesses du madrigal, en prenant cependant un ton plus noble et plus élevé, et en résumant d’un trait la vie et le caractère de la personne qui en est l’objet. L’épitaphe, étant faite pour être lue en passant, doit encore présenter un sens clair, précis et très facile à découvrir.

L’épitaphe à la gloire d’un mort est de toutes les louanges la plus noble et la plus pure, surtout lorsqu’elle n’est que l’expression vraie du caractère et des actions d’un homme de bien. Les vertus privées ont droit à cet hommage, comme les vertus publiques ; et les titres de bon parent, de bon ami, de bon citoyen, méritent bien d’être gravés sur le marbre.

121. Citez quelques épitaphes.

Les suivantes nous paraissent remplir les conditions pour ce genre de poésie.

Épitaphe d’Alexandre :

Sufficit huic tumulus, cui non suffecerat orbis.

Épitaphe de Turenne :

Turenne a son tombeau parmi ceux de nos rois ;
Il obtint cet honneur par ses fameux exploits.
Louis voulut ainsi couronner sa vaillance,
Afin d’apprendre aux siècles à venir
Qu’il ne met point de différence
Entre porter le sceptre et le bien soutenir.

Sur te tombeau d’une jeune Irlandaise :

Repose doucement, dors sous cette humble pierre,
Attendant qu’au signal donné par l’Éternel
Tu t’éveilles pour être un ange dans le ciel
Comme tu l’étais sur la terre.

122. Qu’avez-vous à dire sur l’épitaphe épigrammatique ou satirique ?

Parmi les épitaphes épigrammatiques, les unes ne sont que naïves ou plaisantes, les autres sont mordantes et cruelles. La suivante est du nombre des premières :

Ci-gît le vieux corps usé
Du lieutenant civil rusé, etc.

Lorsque la plaisanterie ne se porte que sur un léger ridicule, comme ici, et que l’objet est indifférent, on la pardonne, et on peut en rire. Mais les épitaphes mordantes, insultantes et surtout celles qui sont calomnieuses, sont de tous les genres de satire le plus noir et le plus lâche. Il n’y a que les méchants et les scélérats flétris par l’histoire, dont l’honnête homme puisse se permettre de faire la satire sur leur propre tombeau. On peut citer en ce genre les épitaphes de l’Arétin et de Voltaire. L’épitaphe alors doit avoir toute la finesse et tout le piquant de l’épigramme.

Article V.

Du sonnet

123. Qu’est-ce que le sonnet ?

Le sonnet est un petit poème destiné à renfermer une pensée intéressante, profonde ou gracieuse, qui se prépare dans les onze premiers vers, et qui se manifeste dans les trois derniers, en présentant quelque chose de frappant et de relevé. La forme mécanique ou artificielle du sonnet, qui consiste dans l’arrangement et la qualité des rimes, est absolument invariable. Il est composé de quatorze vers de même mesure. Les huit premiers sont partagés en deux quatrains et roulent sur deux rimes. Les six derniers vers forment deux tercets avec trois rimes différentes. Le premier tercet commence par deux rimes semblables ; l’arrangement des quatre derniers vers est arbitraire. Le sens doit être complet après chaque quatrain et chaque tercet. Boileau a bien exprimé les principales règles de la structure matérielle du sonnet, lorsqu’il a dit qu’Apollon

Voulut qu’en deux quatrains de mesure pareille
La rime avec deux sons frappât huit fois l’oreille,
Et qu’ensuite six vers artistement rangés
Fussent en deux tercets par le sens partagés.

Quand le sujet du sonnet est grave et sérieux, on doit y employer des vers alexandrins ; quand il ne l’est pas, on peut employer des vers de dix, et même de huit et de sept syllabes. Le sonnet paraît être le cercle le plus parfait qu’on puisse donner à une grande pensée, et la division la plus régulière que l’oreille puisse lui prescrire.

124. Quelles sont les qualités que doit avoir le sonnet ?

Outre les règles précédentes, qui regardent la forme mécanique du sonnet, il y a des règles très importantes qui concernent sa forme naturelle. Boileau nous apprend, en effet, que le dieu des vers,

Voulant pousser à bout tous les rimeurs françois
Inventa du sonnet les rigoureuses lois.
Partout de ce poème il bannit la licence ;
Lui-même en mesura le nombre et la cadence,
Défendit qu’un vers faible y pût jamais entrer,
Ni qu’un mot déjà mis osât s’y remontrer.

Ainsi, tout doit être exact, poli, châtié dans ce petit poème. On n’y souffre ni le moindre écart du sujet, ni un vers faible ou négligé, ni une expression impropre ou superflue, ni la répétition du même mot. La précision et la justesse des pensées, l’élégance des expressions, l’harmonie des vers, la richesse des rimes n’y doivent rien laisser à désirer. En un mot, tout doit y être d’une beauté achevée. On trouve cependant des sonnets dont le sujet n’est pas si relevé : le style est alors nécessairement dans le genre simple. Tel est le suivant.

125. Faites connaître quelques sonnets.

Le sonnet suivant, quoique dans le genre simple, n’est pas sans mérite, parce qu’il fait connaître les règles du genre, et donne ainsi le précepte et l’exemple :

Doris, qui sait qu’aux vers quelquefois je me plais,
Me demande un sonnet, et je m’en désespère ;
Quatorze vers, grand Dieu ! le moyen de les faits ?
En voilà cependant déjà quatre de faits
Je ne pouvais d’abord trouver de rimes, mais
En faisant, on apprend à se tirer d’affaire.
Poursuivons, les quatrains ne m’étonneront guère,
Si du premier tercet je puis faire les frais.
Je commence au hasard, et si je ne m’abuse,
Je n’ai pas commencé sans l’aveu de la Muse,
Puisqu’en si peu de temps, je m’en tire si net.
J’entame le second et ma joie est extrême ;
Car des vers commandés, j’achève le treizième.
Comptez s’ils sont quatorze, et voilà le sonnet.

En voici un dans le genre noble. Il est adressé par Corneille à Richelieu :

Puisqu’un d’Amboise et vous d’un succès admirable
Rendez également nos peuples réjouis,
Souffrez que je compare à vos faits inouïs
Ceux de ce grand prélat, sans vous incomparable.
Il porta comme vous la pourpre vénérable
De qui le saint éclat rend nos yeux éblouis ;
Il veilla comme vous d’un soin infatigable ;
Il fut ainsi que vous le cœur d’un roi Louis.
Il passa comme vous les monts à main armée ;
Il sut ainsi que vous, convertir en fumée
L’orgueil des ennemis, et rabattre leurs coups.
Un seul point de vous forme la différence :
C’est qu’il fut autrefois légat du pape en France,
Et la France en voudrait un envoyé de vous.

Article VI.

Du rondeau

126. Qu’est-ce que le rondeau ?

Le rondeau est une espèce de sonnet dont le principal caractère est la naïveté.

Le rondeau, né gaulois, a la naïveté.

Mais cette naïveté n’exclut pas la délicatesse, la finesse même, pourvu qu’elle ne s’y trouve pas aux dépens de l’aimable simplicité. Ce petit poème, qui tient quelquefois de l’épigramme et plus souvent du madrigal, est un cercle charmant pour une pensée et convient principalement aux sujets badins. Il admet les tours gaulois qui semblent conserver encore cet air sans façon que nous supposons volontiers à nos pères, parce que nous nous croyons plus fins qu’eux.

127. Quelle est la forme du rondeau ?

Le rondeau est composé de treize vers de dix ou de huit syllabes, qui roulent sur deux rimes dont huit son féminines et cinq masculines, ou huit masculines et cinq féminines. De quelque manière que l’on dispose ces rimes, il s’en rencontre à quelque endroit trois féminines ou masculines. Ces trois rimes semblables se trouvent beaucoup plus souvent aux cinquième, sixième et septième vers, qu’aux cinq derniers. Il doit y avoir, après le cinquième vers, un repos ou un sens complet. Le premier hémistiche ou les premiers mots du rondeau, doivent se trouver à la suite du huitième et du treizième vers, pour servir de refrain. Il est nécessaire que ce refrain qui, dans les vers de dix syllabes, est de quatre, et dans ceux de huit, de trois et quelquefois de deux, soit lié avec la pensée qui précède, amené délicatement et termine le sens d’une manière naturelle. Il plaît surtout quand ramenant les mêmes mots, il présente des idées un peu différentes, comme dans celui de Malleville sur Bois-Robert.

128. Citez un exemple de ce genre de poésie.

Nous citerons le rondeau bien connu de Voiture, parce qu’il explique tout le mécanisme de ce petit poème :

Ma foi c’est fait de moi ; car Isabeau
M’a conjuré de lui faire un rondeau :
Cela me met en une peine extrême.
Quoi ! treize vers, huit en eau, cinq en ême !
Je lui ferais aussitôt un bateau.
En voilà cinq pourtant en un monceau.
Faisons-en sept en invoquant Brodeau,
Et puis mettons par quelque stratagème
                Ma Foi, c’est fait.
Si je pouvais encor de mon cerveau
Tirer cinq vers, l’ouvrage serait beau.
Mais cependant me voilà dans l’onzième,
Et si je crois que je fais le douzième,
En voilà treize ajustés de nouveau.
                Ma foi, c’est fait.

Mentionnons encore le rondeau de Clément Marot : En ung rondeau… ; celui d’Adam Billaut : Pour te guérir… ; celui de Malleville : Coiffé…, etc.

Article VII.

De la ballade

129. Qu’est-ce que la ballade ?

La ballade, de Βαλλείν, envoyer, est une espèce de rondeau composé de trois couplets et d’un envoi, en vers égaux, avec un refrain, c’est-à-dire avec le retour du même vers à la fin des couplets, ainsi qu’à la fin de l’envoi. Les trois couplets sont symétriquement égaux, soit pour le nombre des vers, soit pour l’enlacement des rimes. Le couplet est une stance de huit, de dix ou de douze vers, divisée en deux parties égales, c’est-à-dire qui présente un sens complet au milieu. L’envoi, qui répond ordinairement à la seconde partie de la stance, n’est qu’un demi-couplet, de sorte que la pièce entière se compose de 28, 35 ou 42 vers. Les parties correspondantes des trois couplets sont sur les mêmes rimes ; et l’envoi conserve les rimes de la partie à laquelle il répond.

Ce petit poème a de la grâce et de la régularité dans sa forme ; et quand le refrain en est heureusement amené à la fin des couplets, il leur donne un tour très piquant. Nos anciens poètes, comme Villon et Marot, n’y ont employé que les vers de dix et de huit syllabes, celui de douze étant trop grave et trop pesant pour un poème qui doit garder la naïveté du vieux temps.

130. Citez une ballade.

En voici une qui donne à la fois le précepte et l’exemple :

Trois fois dix vers, et puis cinq d’ajoutés,
Sans point d’abus, c’est ma tâche complète :
Mais le mal est qu’il ne sont point comptés.
Par quelque bout il faut que je m’y mette ;
Puis, que jamais ballade ne promette !
Dussé-je entrer au fond d’une tour,
Nenni, ma foi, car je suis déjà court.
Si que je crains que n’ayez rien du nôtre
Quand il s’agit de mettre une œuvre au jour,
Promettre est un, et tenir est un autre.
Sur ce refrain, de grâce permettez
Que je vous conte en vers une sornette…

Dans les huit vers suivants, l’auteur raconte la sornette, et achève ainsi le second couplet. Ensuite il ajoute :

Sans y penser j’ai vingt vers ajustés,
Et la besogne est plus qu’à demi faite.
Cherchons-en treize encor de tous côtés,
Puis ma ballade est entière et parfaite.
Pour faire tant que l’ayez toute nette,
Je suis en eau, tant que j’ai l’esprit lourd ;
Et n’ai rien fait si, par quelque bon tour,
Je ne fabrique encore un vers en ôtre ;
Car vous pourriez me dire à votre tour :
Promettre est un, et tenir est un autre.

Envoi

O vous, l’honneur de ce mortel séjour,
Ce n’est pas d’hui que ce proverbe court ;
On ne l’a fait de mon temps ni du vôtre :
Trop bien savez qu’en langage de cour,
Promettre est un, et tenir est un autre.

On peut citer encore une gracieuse ballade de Clotilde de Surville à son époux, une de Charles d’Orléans, celle de Villon sur les Dames du temps jadis, plusieurs de Marot, de La Fontaine, etc.

Article VIII.

Du triolet

131. Qu’est-ce que le triolet ?

Le triolet, ainsi appelé à cause de la répétition qu’il renferme, est aussi une espèce de rondeau. Il se compose de huit vers de huit syllabes sur deux rimes seulement. Les deux premiers, l’un masculin, l’autre féminin, présentent ordinairement un sens achevé. Le premier doit être répété après le troisième, avec lequel il rime, et former un sens naturel avec ce qui précède. Les deux vers suivants ne se rattachent aux autres que par la rime. Enfin, les deux premiers reviennent, en guise de refrain, après le sixième, pour terminer la pièce. L’idée qui forme le fond du triolet doit être agréable.

132. Quel est le mérite du triolet ? — Exemple.

Ce petit poème a beaucoup de grâce et de naïveté, et le couplet ne peut guère avoir de plus jolie forme que celle-ci. Son mérite consiste dans l’application heureuse que l’on fait des deux premiers vers, et dans leur liaison naturelle avec celui qui les précède. Le triolet suivant renferme les règles et l’exemple :

Pour construire un bon triolet,
Il faut observer ces trois choses,
Savoir : que l’air en soit follet,
Pour construire un bon triolet ;
Qu’il rentre bien dans le rôlet,
Et qu’il tombe au vrai lieu des pauses :
Pour construire un bon triolet
Il faut observer ces trois choses.

Article IX.

De l’énigme

133. Qu’est-ce que l’énigme ?

134. L’énigme, de αἴνιγμα, fait de αἴνος, proverbe, apologue, est une petite pièce où l’on donne à deviner une chose, en la décrivant par ses causes, ses effets, ses propriétés, mais sous des termes obscurs et équivoques. L’équivoque caractérise donc l’énigme : elle y donne le change au lecteur qui d’ailleurs doit s’y attendre ; la métaphore et l’antithèse sont les principales figures propres à ce genre de poésie, qui demande la brièveté, la justesse et la précision. Quoique chacun des traits pris séparément puisse s’appliquer à différents objets il faut cependant que tous ces traits réunis désignent exclusivement la chose dont le nom est cherché. C’est la règle fondamentale de l’énigme. L’énigme peut être en prose ; mais elle est presque toujours en vers. La suivante est conforme aux règles :

Je suis difficile à trouver,
Et plus encore à conserver
Les curieux pour me connaître
Avec grand soin me font la cour.
Mais mon destin me défend de paraître ;
Car l’instant où je vois le jour
Est l’instant où je cesse d’être.
        Secret.

134. Quels sont les défauts à éviter dans l’énigme ?

Il y en a deux principaux : la trop grande obscurité et la trop grande clarté. Trop obscure, l’énigme produit la fatigue et le dégoût, parce qu’elle met l’esprit à la torture et rend ses efforts inutiles ; telle est celle qu’on a faite sur le mot jasmin. Trop claire, elle devient trop facile ; et en n’obligeant l’esprit à aucun effort, elle émousse le plaisir d’une recherche curieuse. L’énigme, en effet, n’est pas une définition philosophique dont le mérite est la justesse, la précision et surtout la clarté ; elle se distingue, au contraire, par l’ambiguïté et l’équivoque.

Article X.

Du logogriphe

135. Qu’est-ce que le logogriphe ?

Le logogriphe, λόγος, discours, mot, γρῖφος, énigme, c’est-à-dire, énigme sur un mot, ou même sur les parties de ce mot, est une espèce d’énigme qui donne à deviner, non pas une chose, comme l’énigme proprement dite, mais un mot, par la décomposition du mot lui-même ou le retranchement d’une ou de plusieurs lettres. Par conséquent, c’est l’assemblage de plusieurs énigmes, dont l’une porte sur le mot total, et les autres sur les parties de ce mot, c’est-à-dire sur les syllabes ou les lettres diversement arrangées. Le mot total du logogriphe est appelé le corps, et les parties que l’on sépare pour former d’autres mots se nomment les membres. Un bon logogriphe est celui dont le mot n’est pas trop chargé d’éléments, qui les désigne sans trop d’obscurité, et qui cependant laisse à la pénétration une difficulté piquante.

136. Citez quelques logogriphes.

Le suivant, qui est un des plus anciens de notre langue, passe pour un des meilleurs.

Sans user de pouvoir magique,
Mon corps, entier en France, a deux tiers en Afrique.
Ma tête n’a jamais rien entrepris en vain.
Sans elle, en moi tout est divin.
Je suis assez propre au rustique,
Quand on me veut ôter le cœur
Qu’a vu plus d’une fois renaître le lecteur.
Mon nom bouleversé, dangereux voisinage,
Au Gascon imprudent peut causer le naufrage.

                                Orange, ville de France.

La langue latine se prête mieux que la nôtre à ce genre d’amusement. En voici quelques exemples ; le premier peut être regardé comme le modèle des logogriphes latins :

Sume caput, curram ; ventrem conjunge, volabo ;
Adde pedes, comedes ; et sine ventre, bibes.

                                Mus-ca-tum.

Imbellis tota est : caput exime, vis erit illi.
                                O-vis.
Mitto tibi Navem prora puppique carentem.

                                pour dire Ave.

Article XI.

De la charade

137. Qu’est-ce que la charade ?

La charade est un logogriphe où l’on donne à deviner un mot dont on divise les syllabes, de manière que chacune de ces syllabes forme un autre mot. On caractérise chacun de ces mots en exprimant par une circonlocution l’idée qu’il renferme, après quoi on indique vaguement la signification du mot pris dans son entier. On se sert ordinairement de cette formule : mon premier, mon second, mon troisième… mon tout. Tous les mots ne sont pas propres à faire une charade ; il faut qu’ils présentent une expression distincte pour chaque division que forme le mot.

138. Éclaircissez cette définition par des exemples.

La charade suivante est bien connue :

Mon premier est cruel quand il est solitaire ;
Mon second, moins honnête, est plus tendre que vous ;
Mon tout, à votre cœur, dès l’enfance a su plaire,
Et, parmi vos attraits, est le plus beau de tous.

                                Ver-tu.

En voici une autre en prose :

Ma première se sert de ma seconde pour manger mon tout.

                                Chien-dent.

On pourrait faire une charade avec le mot polissoir. La première syllabe est , nom d’un fleuve ; la seconde, lis, nom d’une fleur ; la troisième , soir, nom d’une partie du jour, et le tout un instrument qui sert à polir.