Bossuet
1627-1704
[Notice]
Né à Dijon, dans une ville qui donna saint Bernard à la France, Jacques-Bénigne Bossuet fut promis à l’Église des le berceau. Écolier extraordinaire, il allait d’instinct vers les intelligences royales, vers les plus divins des poëtes : Homère et Virgile furent ses maîtres, avant le jour où, dans la Bible, il reconnut le livre par excellence, la source même de son propre génie. On sait les exploits qui signalèrent en lui, dès l’abord, un de ces élus qui font miracle par un don de nature. Applaudi à l’hôtel de Rambouillet, admiré en Sorbonne par le grand Condé, il n’eut aucune impatience de se produire, et se déroba volontairement aux tentations de la faveur mondaine. Archidiacre de Metz, il se prépara pendant six années (1652-1659), à l’ombre du sanctuaire, aux triomphes que lui réservait l’avenir.
C’est de cette époque que date son essor. Familiarité hardie, pathétique ingénu, poésie de l’expression, brusques saillies d’imagination, élans impétueux, je ne sais quoi de vif et de soudain ; tel est le caractère de ses premiers sermons : ils ont le feu de la jeunesse, et une grâce de nouveauté qui ravit. Il deviendra plus égal, plus châtié, plus maître de lui ; mais jamais souffle plus inspiré ne l’animera.
Ce fut en 1659, à l’âge de 32 ans, qu’il entra dans la sphère du règne mémorable dont il devait être le docteur, l’arbitre et l’oracle. Le carême du Louvre inaugura ces trente années, pendant lesquelles il se soutint dans la perfection par des coups d’éclat où son génie se renouvela sans cesse.
Louis XIV et Bossuet se reconnurent comme étant faits l’un pour l’autre. Dès lors, l’illustre prélat devint l’âme de son siècle, et mérita ce titre de Père de l’Église que La Bruyère lui décerna de son vivant. Théologien, philosophe, historien, polémiste, orateur, il est supérieur à toutes les louanges, et plus on étudie ses œuvres, plus on y découvre de profondeur.
Nulle parole humaine n’eut plus d’autorité. C’est que sa vie et ses discours se
confondent : l’une ajoute aux autres la force des exemples. Tous ses écrits furent des
actes par lesquels il se dévouait à l’accomplissement d’un devoir. Jamais il n’eut
souci de l’éloge. Édifier, éclairer, diriger les âmes fut son unique ambition, et
c’est de lui qu’on peut dire : « Il ne se sert de la parole que pour la pensée,
et de la pensée que pour la vérité et la vertu. »
Le spoliateur du pauvre
Vous1 avez dépouillé cet homme pauvre, et vous êtes devenu un grand fleuve engloutissant les petits ruisseaux ; mais vous ne savez pas par quels moyens, ni je ne me soucie pas de le pénétrer. Soit que ce soit en levant les bondes (des) digues, soit par quelque machine plus délicate, enfin vous avez mis cet étang à sec, et il vous redemande ses eaux. Que m’importe, ô grande rivière qui regorges de toutes parts, en quelles manières et par quels détours ses eaux ont coulé en ton sein ? Je vois qu’il est desséché, et que vous l’avez dépouillé de son peu de bien.
Le mauvais riche au lit de mort
En cette fatale1 maladie, que serviront ces amis2 qu’à vous affliger par leur présence, ces médecins qu’à vous tourmenter, ces serviteurs qu’à courir de çà et delà dans votre maison avec un empressement inutile ? Il vous faut d’autres amis, d’autres serviteurs ; ces pauvres que vous avez méprisés sont les seuls capables de vous secourir. Que n’avez-vous pensé de bonne heure à vous faire de tels amis, qui maintenant vous tendraient les bras, afin de vous recevoir dans les tabernacles éternels !
Ah ! si vous aviez soulagé leurs maux, si vous aviez eu pitié de leur désespoir, si vous aviez écouté leurs plaintes, vos miséricordes prieraient Dieu pour vous. Leurs côtés revêtus, leurs entrailles3 rafraîchies, leurs forces rassasiées vous auraient béni. Vous avez eu un cœur de fer, et le ciel sera de fer sur votre tête.
La charité
Combien de malades dans Metz ! Il semble que j’entends tout autour de moi un cri de
misère. Ne voulez-vous pas avoir pitié ? Leur voix est lasse parce qu’elle est
infirme4 ; moins je les entends, plus ils me
percent le cœur. Mais si leur voix n’est pas assez forte, écoutez Jésus-Christ qui se
joint à eux : « Ingrat, déloyal, vous dit-il, tu manges5 et tu te reposes
à ton aise ; et tu ne songes pas que je suis souffrant en cette maison, que j’ai la
fièvre en cette autre, et que partout je meurs de faim, si tu ne m’assistes6. »
La royauté
Certes, ce ne sont ni les trônes, ni les palais, ni la pourpre, ni les richesses, ni les gardes qui environnent le prince, ni cette longue suite de grands seigneurs, ni la foule des courtisans, non1, non, ce ne sont pas ces choses que j’admire le plus dans les rois. Mais quand je considère cette infinie multitude de peuples qui attend de leur protection son salut et sa liberté ; quand je vois que, dans un état policé, si la terre est bien cultivée, si les mers sont libres, si le commerce est riche et fidèle, si chacun vit dans sa maison doucement et avec assurance2, c’est un effet des conseils3 et de la vigilance du prince ; quand je vois que, comme un soleil, sa munificence porte sa vertu jusque dans les provinces les plus reculées, que ses sujets lui doivent, les uns leur honneur et leurs charges, les autres leur fortune et leur vie, tous la sûreté publique et la paix, de sorte qu’il n’y en a pas un seul qui ne doive le chérir comme un père : c’est ce qui me ravit, chrétiens ; c’est en quoi la majesté des rois me semble entièrement admirable ; c’est en cela que je les reconnais pour les vivantes images de Dieu, qui se plaît de remplir le ciel et la terre des marques de sa bonté, ne laissant aucun endroit de ce monde vide de ses bienfaits et de ses largesses4.
Le néant des grandeurs
Comme les fleuves, quelque inégalité qu’il y ait dans leur course, sont en cela tous égaux, qu’ils viennent d’une source petite, de quelque rocher, ou de quelque motte de terre, et qu’ils perdent tous leurs eaux dans l’Océan ; là on ne distingue plus ni le Rhin, ni le Danube dans les petites rivières et les plus inconnues ; ainsi les hommes commencent de même, et après avoir achevé leur course, après avoir fait, comme des fleuves, un peu plus de bruit les uns que les autres, ils sont tous enfin confondus dans ce gouffre infime de la mort et du néant, où l’on ne trouve plus ni César, ni Alexandre, ni tous ces grands noms qui nous étonnent, mais la corruption et les vers, la cendre et la poussière qui nous égalent1.
Le temps passe
Cette verte jeunesse ne durera pas ; cette heure fatale viendra qui tranchera toutes les espérances trompeuses par une irrévocable sentence ; la vie nous manquera, comme un faux ami2, au milieu de nos entreprises. Là, tous nos beaux desseins tomberont par terre3 ; là, s’évanouiront toutes nos pensées. Les riches de la terre, qui, durant cette vie, jouissent de la tromperie d’un songe agréable, et s’imaginent avoir de grands biens, s’éveillant tout à coup dans ce grand jour4 de l’éternité, seront tout étonnés de se trouver les mains vides. La mort, cette fatale ennemie, entraînera avec elle tous nos plaisirs, et tous nos honneurs dans l’oubli et dans le néant. Hélas ! on ne parle que de passer le temps : le temps passe, en effet, et nous passons avec lui ; et ce qui passe à mon égard par le moyen du temps qui s’écoule, entre dans l’Éternité qui ne passe pas, et tout se ramasse dans le trésor de la sagesse divine qui subsiste toujours. O Dieu éternel ! quel sera mon étonnement, lorsque le juge sévère qui préside dans l’autre siècle, où celui-ci nous conduit, nous représentant en un instant toute notre vie, nous dira d’une voix terrible : « Insensés que vous êtes, qui avez tant estimé les plaisirs qui passent, et qui n’avez pas considéré la suite qui ne passe pas ! »
La mort
C’est une étrange faiblesse de l’esprit humain que jamais la mort ne lui soit présente, quoiqu’elle se mette en vue de tous côtés, et en mille formes diverses1. On n’entend dans les funérailles que des paroles d’étonnement, de ce que ce mortel est mort. Chacun rappelle en son souvenir depuis quel temps il lui a parlé, et de quoi le défunt l’a entretenu ; et tout d’un coup il est mort. Voilà, dit-on, ce que c’est que l’homme ! Et celui qui le dit, c’est un homme ; et cet homme ne s’applique rien, oublieux de sa destinée, ou s’il passe dans son esprit quelque désir volage de s’y préparer, il dissipe bientôt ces noires idées ; et je puis dire, messieurs, que les mortels n’ont pas moins de soin d’ensevelir les pensées de la mort, que d’enterrer les morts mêmes2.
La gloire
L’homme puvre et indigent au dedans tâche de s’enrichir et de s’agrandir comme il peut ; et comme il ne lui est pas possible de rien ajouter à sa taille et à sa grandeur naturelle, il s’applique ce qu’il peut par le dehors3. Il pense qu’il s’incorpore4, si vous me permettez de parler ainsi, tout ce qu’il amasse, tout ce qu’il acquiert, tout ce qu’il gagne. Il s’imagine croître lui-même avec son train qu’il augmente, avec ses appartements qu’il rehausse, avec son domaine qu’il étend. Aussi à voir comme il marche, vous diriez que la nature ne le contient plus ; et sa fortune enfermant en soi tant de fortunes particulières, il ne peut plus se compter pour un seul homme. Et, en effet, pensez-vous, messieurs, que cette femme vaine et ambitieuse puisse se refermer en elle-même, elle qui a non-seulement en sa puissance, mais qui traîne sur elle, en des ornements, la subsistance d’une infinité de familles ; qui porte, dit Tertullien, en un petit fil autour de son cou des patrimoines entiers, et qui tâche d’épuiser au service d’un seul corps toutes les inventions de l’art, et toutes les richesses de la nature ? Ainsi l’homme, petit en soi et honteux de sa petitesse, travaille à s’accroître, et à se multiplier dans ses titres, dans ses possessions, dans ses vanités : tant de fois comte, tant de fois seigneur, possesseur de tant de richesses, maître de tant de personnes, ministre de tant de conseils, et ainsi du reste ; toutefois, qu’il se multiplie tant qu’il lui plaira : il ne faut toujours, pour l’abattre, qu’une seule mort. Mais il n’y pense pas, et dans cet accroissement infini que notre vanité s’imagine, il ne s’avise jamais de se mesurer à son cercueil, qui seul néanmoins le mesure au juste1.
Les railleurs
Hommes doctes et curieux2 si vous voulez discuter la religion, apportez-y du moins et la gravité et le poids que la matière1 demande. Ne faites pas les plaisants mal à propos dans des choses si sérieuses et si vénérables2. Ces importantes questions ne se décident pas par vos demi-mots et par vos branlements de tête, par ces fines railleries que vous nous vantez et par ce dédaigneux souris. Pour Dieu, comme disait cet ami de Job, ne pensez pas être les seuls hommes, et que toute la sagesse soit dans votre esprit, dont vous nous vantez la délicatesse. Vous qui voulez pénétrer les secrets de Dieu, çà3 paraissez, venez en présence, développez-nous les énigmes de la nature ; choisissez ou ce qui est loin, ou ce qui est près, ou ce qui est à vos pieds, ou ce qui est bien haut suspendu sur vos têtes : quoi ! partout votre raison demeure arrêtée ! partout, ou elle gauchit4, ou elle s’égare, ou elle succombe ! Cependant vous ne voulez pas que la foi vous prescrive ce qu’il faut croire5 ! Aveugles, chagrins et dédaigneux, vous ne voulez pas qu’on vous guide, et qu’on vous donne la main. Pauvre6 voyageur égaré et présomptueux, qui croyez savoir le chemin, qui vous refusez la conduite, que voulez-vous qu’on vous fasse ? Quoi ! voulez-vous donc qu’on vous laisse errer ! Mais vous irez vous engager dans des détours infinis, dans quelque chemin perdu ; vous vous jetterez dans quelque précipice. Voulez-vous qu’on vous fasse entendre clairement toutes les vérités divines ? Mais considérez où vous êtes, et en quelle basse région du monde vous avez été relégué. Voyez cette nuit profonde, ces ténèbres épaisses qui vous environnent, la faiblesse, l’imbécillité1, l’ignorance de votre raison. Concevez que ce n’est pas ici2 la région de l’intelligence. Pourquoi ne voulez-vous donc pas qu’en attendant que Dieu se montre à découvert ce qu’il est, la foi vienne à votre secours et vous apprenne du moins ce qu’il faut en croire ?
La parole de Dieu
Oui, mes frères, c’est aux auditeurs de faire3 les prédicateurs ; ce ne sont pas les prédicateurs qui se font eux-mêmes. Ne vous persuadez pas qu’on attire du ciel quand on veut cette divine parole. Ce n’est ni la force du génie, ni le travail assidu, ni la véhémente contention4 qui la font descendre. On ne peut pas la forcer5 ; il faut qu’elle se donne elle-même6. Dieu n’a pas résolu de parler toujours quand il plaira à l’homme de lui commander. « Il souffle où il veut », quand il veut, et la parole de vie qui commande à nos volontés ne reçoit pas la loi de leurs mouvements : Voulez-vous savoir, chrétiens, quand Dieu se plaît de parler ? quand les hommes sont disposés à l’entendre. Cherchez en vérité7 la saine doctrine ; Dieu vous suscitera des prédicateurs. Que le champ soit bien préparé : ni le bon grain, ni le laboureur, ni la rosée du ciel ne manqueront pas. Que si8, au contraire, vous êtes de ceux qui détournent leur oreille de la vérité et qui demandent des fables et d’agréables rêveries, Dieu commandera à ses nuées, il retirera la saine doctrine de la bouche des prédicateurs. Ce sont les auditeurs fidèles qui font les prédicateurs évangéliques, parce que les prédicateurs étant faits pour les auditeurs, les uns reçoivent d’en haut ce que méritent les autres : Aimez donc la vérité, chrétiens, et elle vous sera annoncée : ayez appétit de ce pain céleste, et il vous sera présenté.
Le pécheur
Les pécheurs toujours superbes ne peuvent endurer qu’on les reprenne, et c’est pourquoi le grand saint Grégoire les compare à des hérissons. Étant éloigné de cet animal, vous voyez sa tête, ses pieds et son corps ; quand vous approchez pour le prendre, vous ne trouvez plus qu’une boule ; et celui que vous découvriez de loin tout entier, vous le perdez tout à coup, aussitôt que vous le tenez dans vos mains. Il en est ainsi de l’homme pécheur. Vous avez découvert toutes ses menées et démêlé toute son intrigue ; enfin vous avez reconnu tout l’ordre du crime ; vous voyez ses pieds, son corps et sa tête ; aussitôt que vous pensez le convaincre en lui racontant ce détail, par mille adresses il vous retire ses pieds : il couvre soigneusement tous les vestiges de son crime ; il vous cache sa tête : il recèle profondément ses desseins ; il enveloppe son corps, c’est-à-dire toute la suite de son intrigue, dans un tissu artificieux d’une histoire embarrassée et faite à plaisir. Ce que vous pensiez avoir vu si distinctement n’est plus qu’une masse informe et confuse, où il ne paraît ni fin ni commencement ; et cette vérité si bien démêlée est tout à coup disparue parmi ces vaines défaites. Ainsi étant retranché et enveloppé en lui-même, il ne vous présente plus que des piquants ; il s’arme à son tour contre vous, et vous ne pouvez le toucher sans que votre main soit ensanglantée, je veux dire votre honneur blessé par quelque outrage ; le moindre que vous recevrez sera le reproche de vos vains soupçons.
Inquiétude de l’homme
Les mondains, toujours dissipés, ne connaissent pas l’efficace1 de cette action paisible et intérieure qui occupe l’âme en elle-même ; ils ne croient pas s’exercer s’ils ne s’agitent, ni se mouvoir s’ils ne font du bruit ; de sorte qu’ils mettent la vie dans cette action empressée et tumultueuse ; ils s’abîment dans un commerce1 éternel d’intrigues et de visites, qui ne leur laisse pas un moment à eux2. Ils se sentent eux mêmes quelquefois pressés, et se plaignent de cette contrainte ; mais, chrétiens, ne les croyez pas : ils se moquent, ils ne savent ce qu’ils veulent. Celui-là qui se plaint qu’il travaille trop, s’il était délivré de cet embarras, ne pourrait souffrir son repos ; maintenant les journées lui semblent trop courtes, et alors son grand loisir lui serait à charge : il aime sa servitude, et ce qui lui pèse lui plaît ; et ce mouvement perpétuel, qui les engage en mille contraintes, ne laisse pas de les satisfaire, par l’image d’une liberté errante. Comme un arbre que le vent semble caresser en se jouant avec ses feuilles et avec ses branches : bien que ce vent ne le flatte qu’en l’agitant, et le jette tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, avec une grande inconstance, vous diriez toutefois que l’arbre s’égaye par la liberté de son mouvement. Ainsi, encore que3 les hommes du monde n’aient pas de liberté véritable, étant presque toujours contraints de céder au vent qui les pousse, toutefois ils s’imaginent jouir d’un certain air de liberté et de paix, en promenant deçà et delà leurs désirs vagues et incertains4.
Voilà, si je ne me trompe, une peinture assez naturelle de la vie du monde et de la vie de la cour. Que faites-vous cependant, grand homme d’affaires, homme qui êtes de tous les secrets, et sans lequel cette grande comédie du monde manquerait d’un personnage nécessaire ; que faites-vous pour la grande affaire, pour l’affaire de l’éternité ?
Le cheval dompté
Voyez ce cheval ardent et impétueux, pendant que son écuyer le conduit et de dompte ; que de mouvements irréguliers ! C’est un effet de son ardeur, et son ardeur vient de sa force, mais d’une force mal réglée. Il se compose1, il devient plus obéissant sous l’éperon, sous le frein, sous la main qui le manie à droite et à gauche, le pousse, le retient comme elle veut. A la fin il est dompté : il ne fait que ce qu’on lui demande ; il sait aller le pas, il sait courir, non plus avec cette activité qui l’épuisait, par laquelle son obéissance était encore désobéissante. Son ardeur s’est changée en force, ou plutôt, puisque cette force était en quelque façon dans cette ardeur, elle s’est réglée. Remarquez : elle n’est pas détruite, elle se règle ; il ne faut plus d’éperon, presque plus de bride ; car la bride ne fait plus l’effet de dompter l’animal fougueux ; par un mouvement, qui n’est que l’indication de la volonté de l’écuyer, elle l’avertit plutôt qu’elle ne le force, et le paisible animal ne fait plus, pour ainsi dire, qu’écouter : son action est tellement unie à celle de celui qui le mène, qu’il ne s’ensuit plus qu’une seule et même action.
Image de la vie humaine 2
La vie humaine est semblable à un chemin dont l’issue est un précipice affreux. On nous en avertit dès le premier pas ; mais la loi est portée, il faut avancer toujours. Je voudrais retourner en arrière : Marche ! marche ! Un poids invincible, une force irrésistible nous entraînent ; il faut sans cesse avancer vers le précipice. Mille traverses, mille peines nous fatiguent et nous inquiètent dans la route. Encore si je pouvais éviter ce précipice affreux ! Non, non, il faut marcher, il faut courir ; telle est la rapidité des années. On se console pourtant, parce que, de temps en temps, on rencontre des objets qui nous divertissent, des eaux courantes, des fleurs qui passent. On voudrait s’arrêter : Marche ! marche ! Et cependant on voit tomber derrière soi tout ce qu’on avait passé : fracas effroyable ! Inévitable ruine ! On se console parce qu’on emporte quelques fleurs cueillies en passant, qu’on voit se faner entre ses mains du matin au soir, et quelques fruits qu’on perd en les goûtant : Enchantement ! illusion ! Toujours entraîné, tu approches du gouffre affreux : déjà tout commence à s’effacer, les jardins moins fleuris, les fleurs moins brillantes, leurs couleurs moins vives, les prairies moins riantes, les eaux moins claires : tout se ternit, tout s’efface. L’ombre de la mort se présente. On commence à sentir l’approche du gouffre fatal ; mais il faut aller sur le bord. Encore un pas : déjà l’horreur trouble les sens, la tête tourne, les yeux s’égarent. Il faut marcher ; on voudrait retourner en arrière, plus de moyens ! tout est tombé, tout est évanoui, tout est échappé1
L’enfer
Nous portons en nos cœurs l’instrument de notre supplice. Je ferai sortir du milieu de toi le feu qui dévore les entrailles : je ne l’enverrai point de loin contre toi ; il prendra1 dans ta conscience, et ses flammes s’élanceront du milieu de toi. Le coup est lâché ; l’enfer n’est pas loin de toi ; ses ardeurs éternelles nous touchent de près, puisque nous en avons en nous-mêmes et en nos propres péchés la source féconde. Comprends, ô pécheur, que tu portes ton enfer en toi-même2.
Un hôpital
Pour vous enflammer à la charité, entrez, Messieurs, dans ces grandes salles, et contemplez-y attentivement le spectacle de l’infirmité humaine. Là vous verrez en combien de sortes la maladie se joue de nos corps ; là elle étend, là elle retire ; là elle tourne ; là elle disloque ; là elle relâche, là elle engourdit ; là sur le tout, là sur la moitié ; là elle cloue un corps immobile, là elle le secoue par le tremblement. Pitoyable vanité, chrétiens ! c’est la maladie qui se joue, comme il lui plaît, de nos corps, que le péché a donnés en proie à ses cruelles bizarreries ; et la fortune, pour être également ombrageuse, ne se rend pas moins féconde en événements fâcheux.
Regarde, ô homme, le peu que tu es, considère le peu que tu vaux : viens, apprends la liste funèbre des maux dont ta faiblesse est menacée. Si tu n’en es pas encore attaqué, regarde ces misérables avec compassion ; quelque superbe distinction que tu tâches de mettre entre toi et eux, tu es tiré de la même masse, engendré des mêmes principes, formé de la même boue : respecte en eux la nature humaine si étrangement maltraitée ; adore humblement la main qui t’épargne, et pour l’amour de celui qui te pardonne, aie pitié de ceux qu’il afflige1.
L’attention
Ne croyez pas, monseigneur2, qu’on vous reprenne si sévèrement, pendant vos études, pour avoir simplement violé les règles de la grammaire en composant. Il est sans doute honteux à un prince, qui doit avoir de l’ordre en tout, de tomber en de telles fautes ; mais nous regardons plus haut quand nous en sommes si fâchés ; car nous ne blâmons pas tant la faute elle-même, que le défaut d’attention, qui en est la cause. Ce défaut d’attention vous fait maintenant confondre l’ordre des paroles ; mais si nous laissons vieillir et fortifier cette mauvaise habitude, quand vous viendrez à manier, non plus les paroles, mais les choses mêmes, vous en troublerez tout l’ordre. Vous parlez maintenant contre les lois de la grammaire : alors vous mépriserez les préceptes de la raison. Maintenant vous placez mal les paroles : alors vous placerez mal les choses ; vous récompenserez au lieu de punir ; vous punirez quand il faudra récompenser ; enfin vous ferez tout sans ordre, si vous ne vous accoutumez dès votre enfance à tenir votre esprit attentif, à régler ses mouvements vagues et incertains, et à penser sérieusement en vous-mêmes à ce que vous avez à faire.
Prière de Bossuet parlant pour la première fois devant le roi
O Dieu ! donnez efficace3 à votre parole ! O Dieu, vous voyez en quel lieu je prêche, et vous savez, ô Dieu, ce qu’il y faut dire. Donnez-moi des paroles sages ; donnez-moi des paroles puissantes ; donnez-moi la prudence ; donnez-moi la force ; donnez-moi la circonspection ; donnez-moi la simplicité. Vous savez, ô Dieu vivant, que le zèle ardent qui m’anime pour le service de mon roi me fait tenir à honneur d’annoncer votre Évangile à ce grand monarque, digne de n’entendre que de grandes choses, digne, par l’amour1 qu’il a pour la vérité, de n’être jamais déçu.
Sire, c’est Dieu qui doit parler dans cette chaire ; qu’il fasse donc par son Saint-Esprit, car c’est lui seul qui peut un tel ouvrage, que l’homme n’y paraisse pas2.
Dieu voit tout
Les méchants ont beau se cacher : la lumière de Dieu les suit partout, son bras va les atteindre jusqu’au haut des cieux, et jusqu’au fond des abîmes. « Où irai-je devant votre esprit et où fuirai-je devant votre face ? Si je monte au ciel, vous y êtes ; si je me jette au fond des enfers, je vous y trouve ; si je me lève le matin, et que j’aille me retirer sur les mers les plus éloignées, c’est votre main qui me mène là ; et votre main droite me tient. Et j’ai dit : Peut-être que les ténèbres me couvriront ; mais la nuit a été un jour autour de moi. Devant vous les ténèbres ne sont pas ténèbres ; la nuit est éclairée comme le jour ; l’obscurité et la lumière ne sont qu’une même chose. » Les méchants trouvent Dieu partout, en haut et en bas, nuit et jour : quelque matin qu’ils se lèvent, il les prévient ; quelque loin qu’il s’écartent, sa main est sur eux3.
Éloquence de saint Paul 1
N’attendez pas de l’Apôtre ni qu’il vienne flatter les oreilles par des cadences harmonieuses, ni qu’il veuille charmer les esprits par de vaines curiosités. Saint Paul rejette tous les artifices de la rhétorique. Son discours, bien loin de couler avec cette douceur agréable, avec cette égalité tempérée que nous admirons dans les orateurs, paraît inégal ou sans suite à ceux qui ne l’ont pas assez pénétré ; et les délicats de la terre, qui ont, disent-ils, les oreilles fines, sont offensés de la dureté de son style irrégulier. Pourtant, mes frères, n’en rougissons pas. Le discours de l’Apôtre est simple▶, mais ses pensées sont toutes divines. S’il ignore la rhétorique, s’il méprise la philosophie, Jésus-Christ lui tient lieu de tout ; et son nom qu’il a toujours à la bouche, ses mystères qu’il traite si divinement, rendront sa simplicité toute-puissante. Il ira, cet ignorant dans l’art de bien dire, avec cette locution2 rude, avec cette phrase qui sent l’étranger, il ira en cette Grèce polie, la mère des philosophes et des orateurs, et, malgré la résistance du monde, il y établira plus d’églises que Platon n’y a gagné de disciples par cette éloquence qu’on a crue divine. Il prêchera Jésus dans Athènes, et le plus savant de ses sénateurs passera de l’aréopage en l’école de ce barbare3. Il poussera encore plus loin ses conquêtes ; il abattra aux pieds du Sauveur la majesté des faisceaux romains en la personne du proconsul, et il fera trembler dans leurs tribunaux les juges devant lesquels on le cite. Rome même entendra sa voix ; et un jour cette ville maîtresse se tiendra bien plus honorée d’une lettre du style de Paul, adressée à ses concitoyens, que de tant de fameuses harangues qu’elle a entendues de son Cicéron.
La jeunesse 1
Vous dirai-je en ce lieu ce que c’est qu’un jeune homme de vingt-deux ans ? Quelle
ardeur, quelle impatience, quelle impétuosité de désirs ! Cette force, cette vigueur,
ce sang chaud et bouillant, semblable à un vin fumeux2, ne leur permet rien de rassis ni de modéré. Dans
les âges suivants, on commence à prendre son pli, les passions s’appliquent à quelques
objets, et alors celle qui domine ralentit du moins la fureur des autres : au lieu que
cette verte jeunesse, n’ayant encore rien de fixe ni d’arrêté, en cela même qu’elle
n’a point de passion dominante pardessus les autres, elle3 est emportée, elle
est agitée tour à tour de toutes les tempêtes des passions, avec une incroyable
violence. Là, les folles amours4 ; là, le luxe,
l’ambition et le vain désir de paraître exercent leur empire sans résistance. Tout s’y
fait par une chaleur inconsidérée ; et comment accoutumer à la règle, à la solitude, à
la discipline, cet âge qui ne se plaît que dans le mouvement et dans le désordre, qui
n’est presque jamais dans une action composée5, « et qui n’a honte que de la modération et de la
pudeur : et pudet non esse impudentem ? »
Certes, quand nous nous voyons penchant sur le retour de notre âge, que nous comptons déjà une longue suite de nos ans écoulés, que nos forces se diminuent1, et que le passé occupant la partie la plus considérable de notre vie, nous ne tenons plus au monde que par un avenir incertain : ah !2 le présent ne nous touche plus guère ; mais la jeunesse qui ne songe pas que rien lui soit encore échappé, qui sent sa vigueur entière et présente, ne songe aussi qu’au présent, et y attache toutes ses pensées. Dites-moi, je vous prie, celui qui croit avoir le présent tellement à soi, quand3 est-ce qu’il s’adonnera aux pensées sérieuses de l’avenir ? Quelle apparence4 de quitter le monde, dans un âge où il ne présente rien que de plaisant5 ? Nous voyons toutes choses selon la disposition où nous sommes ; de sorte que la jeunesse, qui semble n’être formée que pour la joie et pour les plaisirs, ah ! elle ne trouve rien de fâcheux : tout lui rit, tout lui applaudit. Elle n’a point encore d’expérience des maux du monde, ni des traverses qui nous arrivent : de là vient qu’elle s’imagine qu’il n’y a point de dégoût, de disgrâce pour elle. Comme elle se sent forte et vigoureuse, elle bannit la crainte et tend les voiles de toutes parts à l’espérance qui l’enfle et qui la conduit6.
Vous le savez, fidèles, de toutes les passions la plus charmante7, c’est l’espérance. C’est elle qui nous entretient et qui nous nourrit, qui adoucit toutes les amertumes de la vie ; et souvent nous quitterions des biens effectifs, plutôt que de renoncer à nos espérances. Mais la jeunesse téméraire et malavisée, qui présume toujours beaucoup, à cause qu’elle a peu expérimenté, ne voyant point de difficulté dans les choses, c’est là8 que l’espérance est la plus véhémente et la plus hardie ; si bien que les jeunes gens, enivrés de leurs espérances, croient tenir tout ce qu’ils poursuivent : toutes leurs imaginations leur paraissent des réalités. Ravis1 d’une certaine douceur de leurs prétentions infinies, ils s’imagineraient perdre infiniment s’ils se départaient de leurs grands desseins ; surtout les personnes de condition, qui, étant élevées dans un certain esprit de grandeur, et bâtissant toujours sur les honneurs de leur maison et de leurs ancêtres2, se persuadent facilement qu’il n’y a rien à quoi elles ne puissent prétendre3.