Bossuet.
(1627-1704.)
[Notice]
On peut appliquer à Bossuet le jugement porté par Quintilien sur Démosthène : c’est qu’il fut la règle de l’éloquence elle-même1. Né à Dijon en 1627, quelques années avant Louis XIV, il accompagna, comme pour les célébrer dignement, toutes les splendeurs de ce règne ; nommé évêque de Meaux, il mourut en 1704 au moment où la prospérité et la gloire du vieux roi avaient trouvé leur terme. C’est pour l’éducation du grand Dauphin, confié à ses soins, qu’il a composé plusieurs de ses immortels ouvrages : jamais il n’écrivit que pour remplir un devoir. Entre tant de pages, également inspirées par la vertu et le génie, notre choix était bien difficile. Au moins nous sommes-nous attaché à montrer sous toutes ses faces, autant que possible, la richesse de cette prodigieuse nature, et à emprunter des modèles aux genres les plus divers où a excellé Bossuet. Signaler par là ses nombreux chefs-d’œuvre à l’attention des jeunes gens, pour qu’ils en prennent une connaissance plus approfondie, tel est le but que nous avons voulu atteindre2.
Éloquence et mission de saint Paul3.
N’attendez pas de l’Apôtre ni qu’il vienne flatter les oreilles par des cadences harmonieuses, ni qu’il veuille charmer les esprits par de vaines curiosités. Saint Paul rejette tous les artifices de la rhétorique. Son discours, bien loin de couler avec cette douceur agréable, avec cette égalité tempérée que nous admirons dans les orateurs, paraît inégal et sans suite à ceux qui ne l’ont pas assez pénétré ; et les délicats de la terre, qui ont, disent-ils, les oreilles fines, sont offensés de la dureté de son style irrégulier. Mais, mes frères, n’en rougissons pas. Le discours de l’Apôtre est simple, mais ses pensées sont toutes divines. S’il ignore la rhétorique, s’il méprise la philosophie, Jésus-Christ lui tient lieu de tout ; et son nom qu’il a toujours à la bouche, ses mystères qu’il traite si divinement, rendront sa simplicité toute-puissante. Il ira, cet ignorant dans l’art de bien dire, avec cette locution1 rude, avec cette phrase qui sent l’étranger, il ira en cette Grèce polie, la mère des philosophes et des orateurs, et, malgré la résistance du monde, il y établira plus d’églises que Platon n’y a gagné de disciples par cette éloquence qu’on a crue divine. Il prêchera Jésus dans Athènes, et le plus savant de ses sénateurs passera de l’aréopage en l’école de ce barbare2. Il poussera encore plus loin ses conquêtes ; il abattra aux pieds du Sauveur la majesté des faisceaux romains en la personne d’un proconsul, et il fera trembler dans leurs tribunaux les juges devant lesquels on le cite. Rome même entendra sa voix ; et un jour cette ville maîtresse se tiendra bien plus honorée d’une lettre du style de Paul, adressée à ses concitoyens, que de tant de fameuses harangues qu’elle a entendues de son Cicéron.
Et d’où vient cela, chrétiens ? C’est que Paul a des moyens pour persuader que la Grèce n’enseigne pas, et que Rome n’a pas appris. Une puissance surnaturelle, qui se plaît à relever ce que les superbes méprisent, s’est répandue et mêlée dans l’auguste simplicité de ses paroles. De là vient que nous admirons dans ses admirables Epîtres une certaine vertu3 plus qu’humaine, qui persuade contre les règles, ou plutôt qui ne persuade pas tant qu’elle captive les entendements ; qui ne flatte pas les oreilles, mais qui porte ses coups droit au cœur. De même qu’on voit un grand fleuve qui retient encore, coulant dans la plaine, cette force violente et impétueuse qu’il avait acquise aux montagnes d’où il tire son origine ; ainsi cette vertu céleste qui est contenue dans les écrits de saint Paul, même dans cette simplicité de style, conserve toute la vigueur qu’elle apporte du ciel, d’où elle descend1.
C’est par cette vertu divine que la simplicité de l’Apôtre a assujetti toutes choses. Elle a renversé les idoles, établi la croix de Jésus, persuadé à un million d’hommes de mourir pour en défendre la gloire ; enfin, dans ses admirables Epîtres, elle a expliqué de si grands secrets, qu’on a vu les plus sublimes esprits, après s’être exercés longtemps dans les plus hautes spéculations où pouvait aller la philosophie, descendre de cette vaine hauteur, où ils se croyaient élevés, pour apprendre à bégayer humblement dans l’école de Jésus-Christ, sous la discipline de Paul.
Aimons donc, aimons, chrétiens, la simplicité de Jésus, aimons l’Evangile avec sa
bassesse, aimons Paul dans son style rude et profitons d’un si grand exemple. Ne
regardons pas les prédications comme un divertissement de l’esprit ; n’exigeons pas
des prédicateurs les agréments de la rhétorique, mais la doctrine des Ecritures. Que
si notre délicatesse, si notre dégoût les contraint à chercher des ornements
étrangers, pour nous attirer par quelque moyen à l’Evangile du Sauveur Jésus,
distinguons l’assaisonnement de la nourriture solide. Au milieu des discours qui
plaisent, ne jugeons rien de digne de nous que les enseignements qui édifient ; et
accoutumons-nous tellement à aimer Jésus-Christ tout seul dans la pureté naturelle de
ses vérités toutes saintes, que nous voyions encore régner dans l’Eglise cette
première simplicité, qui a fait dire au divin apôtre :
Quum
infirmor, tunc potens sum
: « Je suis puissant parce que je
suis faible »
; mes discours sont forts, parce qu’ils sont simples ; c’est
leur simplicité innocente qui a confondu la sagesse humaine2.
Oraison funèbre de la reine d’Angleterre.
(Exorde et fragments.)
De quelle manière Dieu instruit les rois. — Révolution d’Angleterre. — Courage de la reine dans une tempête.
Tel a été le sort de l’Angleterre. Mais que, dans cette effroyable confusion de toutes choses, il est beau de considérer ce que la grande Henriette a entrepris pour le salut de ce royaume ; ses voyages, ses négociations, ses traités, tout ce que sa prudence et son courage opposaient à la fortune de l’Etat ; et enfin sa constance, par laquelle n’ayant pu vaincre la violence de la destinée, elle en a si noblement soutenu l’effort ! Tous les jours elle ramenait quelqu’un des rebelles ;… presque tous ceux qui lui parlaient se rendaient à elle ; et si Dieu n’eût point été inflexible, si l’aveuglement des peuples n’eût pas été incurable, elle aurait guéri les esprits, et le parti le plus juste aurait été le plus fort.
On sait, messieurs, que la reine a souvent exposé sa personne dans ces conférences secrètes ; mais j’ai à vous faire voir de plus grands hasards. Les rebelles s’étaient saisis des arsenaux et des magasins ; et, malgré la défection de tant de sujets, malgré l’infâme désertion de la milice même, il était encore plus aisé au roi1 de lever des soldats que de les armer. Elle abandonne, pour avoir des armes et des munitions, non-seulement ses joyaux, mais encore le soin de sa vie. Elle se met en mer au mois de février, malgré l’hiver et les tempêtes ; et sous prétexte de conduire en Hollande la princesse royale sa fille aînée2, qui avait été mariée à Guillaume, prince d’Orange3, elle va pour engager les Etats dans les intérêts du roi, lui gagner des officiers, lui amener des munitions. L’hiver ne l’avait pas effrayée, quand elle partit d’Angleterre ; l’hiver ne l’arrête pas onze mois après, quand il faut retourner auprès du roi : mais le succès n’en fut pas semblable. Je tremble au seul récit de la tempête furieuse dont sa flotte fut battue durant dix jours. Les matelots furent alarmés jusqu’à perdre l’esprit, et quelques-uns d’entre eux se précipitèrent dans les ondes. Elle, toujours intrépide autant que les vagues étaient émues, rassurait tout le monde par sa fermeté ; elle excitait ceux qui l’accompagnaient à espérer en Dieu, qui faisait toute sa confiance ; et, pour éloigner de leur esprit les funestes idées de la mort qui se présentaient de tous côtés, elle disait, avec un air de sérénité qui semblait déjà ramener le calme, que les reines ne se noyaient pas. Hélas ! elle est réservée à quelque chose de bien plus extraordinaire ! et, pour s’être sauvée du naufrage, ses malheurs n’en seront pas moins déplorables.
Oraison funèbre de la duchesse d’Orléans2.
(Fragments.)
La mort de Madame prouve que tout est vain si nous regardons le cours de notre vie mortelle, que tout est précieux et important si nous regardons le terme où elle aboutit et les destinées immortelles qui nous sont réservées.
« Nous mourons tous », disait cette femme dont l’Ecriture
a loué la prudence au second livre des Rois3
, « et
nous allons sans cesse au tombeau, ainsi que des eaux qui se
perdent sans retour. »
En effet, nous ressemblons tous à des eaux courantes.
De quelque superbe distinction que se flattent les hommes, ils ont tous une même
origine ; et cette origine est petite. Leurs années se poussent successivement comme
des flots : ils ne cessent de s’écouler, tant qu’enfin, après avoir fait un peu plus
de bruit et traversé un peu plus de pays les uns que les autres, ils vont tous
ensemble se confondre dans un abîme où l’on ne reconnaît plus ni princes, ni rois, ni
toutes ces autres qualités superbes qui distinguent les hommes ; de même que ces
fleuves tant vantés demeurent sans nom et sans gloire, mêlés dans l’Océan avec les
rivières les plus inconnues…
Mais voyons ce dernier combat1, en nous affermissant toutefois, pour ne point déshonorer par nos larmes une si belle victoire. Voulez-vous voir combien la grâce, qui a fait triompher Madame, a été puissante ; voyez combien la mort a été terrible. Que d’années elle va ravir à cette jeunesse ! que de joie elle enlève à cette fortune ! que de gloire elle ôte à ce mérite ! D’ailleurs peut-elle venir ou plus prompte ou plus cruelle ? C’est ramasser toutes ses forces, c’est unir tout ce qu’elle a de plus redoutable que de joindre, comme elle fait, aux plus vives douleurs l’attaque la plus imprévue. Mais quoique, sans menacer et sans avertir, elle se fasse sentir tout entière dès le premier coup, elle trouve la princesse prête. La grâce, plus active encore, l’a déjà mise en défense. Ni la gloire ni la jeunesse n’auront un soupir. Un regret immense de ses péchés ne lui permet pas de regretter autre chose. Elle demande le crucifix sur lequel elle avait vu expirer sa belle-mère2, comme pour y recueillir les impressions de confiance et de piété que cette âme vraiment chrétienne y avait laissées avec les derniers soupirs. A la vue d’un si grand objet, n’attendez pas de cette princesse des discours étudiés et magnifiques : une sainte simplicité fait ici toute la grandeur. Elle s’écrie : « O mon Dieu, pourquoi n’ai-je pas toujours mis en vous ma confiance ? » Elle s’afflige, elle se rassure, elle confesse humblement et avec tous les sentiments▶ d’une profonde douleur que de ce jour seulement elle commence à connaître Dieu. Qu’elle nous parut alors au-dessus de ces lâches chrétiens qui s’imaginent avancer leur mort quand ils préparent leur confession, qui ne reçoivent les saints sacrements que par force, dignes certes de recevoir pour leur jugement ce mystère de piété qu’ils ne reçoivent qu’avec répugnance. Madame appelle les prêtres plutôt que les médecins. Elle demande d’elle-même les sacrements de l’Eglise, la pénitence avec componction, l’eucharistie avec crainte et puis avec confiance, la sainte onction des mourants avec un pieux empressement. Ne croyez pas que ses excessives et insupportables douleurs aient tant soit peu troublé sa grande âme. Nous n’avons vu en elle ni cette ostentation par laquelle on veut tromper les autres, ni ces émotions d’une âme alarmée par lesquelles on se trompe soi-même. Tout fut simple, tout fut solide, tout fut tranquille ; tout partit d’une âme soumise, et d’une source sanctifiée par le Saint-Esprit.
Oraison funèbre du prince de Condé1.
Le prince de Condé à la bataille de Rocroy2. — Sa retraite. — Sa mort pleine de grandeur et d’humilité. Elle doit nous enseigner le néant de la gloire humaine.
A la nuit qu’il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine, le duc d’Enghien3 reposa le dernier, mais jamais il ne reposa plus paisiblement. A la veille d’un si grand jour, et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel ; et on sait que le lendemain, à l’heure marquée, il fallut réveiller d’un profond sommeil cet autre Alexandre4. Le voyez-vous comme il vole ou à la victoire ou à la mort ? Aussitôt qu’il eut porté de rang en rang l’ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l’aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français à demi vaincus, mettre en fuite l’Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner1 de ses regards étincelants2 ceux qui échappaient à ses coups.
Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s’efforça de rompre ces intrépides combattants ; trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines3, qu’on voyait porté dans sa chaise, et, malgré ses infirmités, montrer qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime ; mais enfin il faut céder. C’est en vain qu’au travers des bois, avec sa cavalerie toute fraîche, Beck4 précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés : le prince l’a prévenu, les bataillons enfoncés demandent quartier ; mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d’Enghien que le combat.
Pendant qu’avec un air assuré il s’avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci, toujours en garde, craignent la surprise de quelque nouvelle attaque ; leur effroyable décharge met les nôtres en furie : on ne voit plus que carnage ; le sang enivre le soldat, jusqu’à ce que ce grand prince, qui ne put voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages émus et joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner. Quel fut alors l’étonnement de ces vieilles troupes et de leurs braves officiers, lorsqu’ils virent qu’il n’y avait plus de salut pour eux qu’entre les bras du vainqueur ! De quels yeux regardèrent-ils le jeune prince, dont la victoire avait relevé la haute contenance, à qui la clémence ajoutait de nouvelles grâces ! Qu’il eût encore volontiers sauvé la vie au brave comte de Fontaines ! mais il se trouva par terre parmi ces milliers de morts dont l’Espagne sent encore la perte. Elle ne savait pas que le prince qui lui fit perdre tant de ses vieux régiments à la bataille de Rocroy en devait achever les restes dans les plaines de Lens. Ainsi la première victoire fut le gage de beaucoup d’autres. Le prince fléchit le genou, et dans le champ de bataille il rend au Dieu des armées la gloire qu’il lui envoyait. Là, on célébra Rocroy délivré1, les menaces d’un redoutable ennemi tournées à sa honte, la régence affermie, la France en repos, et un règne qui devait être si beau, commencé par un si heureux présage.
Le corps humain, ouvrage d’un dessein profond et admirable.
Tout est ménagé, dans le corps humain, avec un artifice merveilleux2. Le corps reçoit de tous côtés les impressions des objets, sans être blessé : on lui a donné des organes pour éviter ce qui l’offense ou le détruit ; et les corps environnants, qui font sur lui ce mauvais effet, font encore celui de lui causer de l’éloignement. La délicatesse des parties, quoiqu’elle aille à une finesse inconcevable, s’accorde avec la force et avec la solidité. Le jeu des ressorts n’est pas moins aisé que ferme : à peine sentons-nous battre notre cœur, nous qui sentons les moindres mouvements du dehors, si peu qu’ils viennent à nous ; les artères vont, le sang circule, les esprits coulent, toutes les parties s’incorporent leur nourriture sans troubler notre sommeil, sans distraire nos pensées, sans exciter tant soit peu notre ◀sentiment : tant Dieu a mis de règle et de proportion, de délicatesse et de douceur, dans de si grands mouvements.
Ainsi nous pouvons dire avec assurance que, de toutes les proportions qui se trouvent dans les corps, celles du corps organique sont les plus parfaites et les plus palpables.
Tant de parties si bien arrangées, et si propres aux usages pour lesquels elles sont faites ; la disposition des valvules, le battement du cœur et des artères ; la délicatesse des parties du cerveau, et la variété de ses mouvements, d’où dépendent tous les autres ; la distribution du sang et des esprits ; les effets différents de la respiration, qui ont si grand usage dans le corps : tout cela est d’une économie, et s’il est permis d’user de ce mot, d’une mécanique si admirable, qu’on ne la peut voir sans ravissement, ni assez admirer la sagesse qui en a établi les règles.
Il n’y a genre de machine qu’on ne trouve dans le corps humain. Pour sucer quelque liqueur, les lèvres servent de tuyau et la langue sert de piston. Au poumon est attachée la trachée-artère, comme une espèce de flûte douce d’une fabrique particulière, qui, s’ouvrant plus ou moins, modifie l’air et diversifie les tons. La langue est un archet, qui, battant sur les dents et sur le palais, en tire des sons exquis. L’œil a ses humeurs et son cristallin, où les réfractions se ménagent avec plus d’art que dans les verres les mieux taillés ; il a aussi sa prunelle, qui s’allonge et se resserre pour rapprocher les objets, comme les lunettes de longue vue. L’oreille a son tambour, où une peau, aussi délicate que bien tendue, résonne au mouvement d’un petit marteau que le moindre bruit agite ; elle a, dans un os fort dur, des cavités pratiquées pour faire retentir la voix, de la même sorte qu’elle retentit parmi les rochers et dans les échos. Les vaisseaux ont leurs soupapes ou valvules, tournées en tout sens ; les os et les muscles ont leurs poulies et leurs leviers : les proportions qui font et les équilibres, et la multiplication des forces mouvantes, y sont observées dans une justesse où rien ne manque. Toutes les machines sont simples, le jeu en est aisé, et la structure si délicate que toute autre machine est grossière en comparaison.
A rechercher de près les parties, on y voit de toute sorte de tissus ; rien n’est mieux filé, rien n’est mieux passé, rien n’est serré plus exactement. Nul ciseau, nul tour, nul pinceau ne peut approcher de la tendresse avec laquelle la nature tourne et arrondit ses sujets. Tout ce que peut faire la séparation et le mélange des liqueurs, leur précipitation, leur digestion, leur fermentation, et le reste, est pratiqué si habilement dans le corps humain, qu’auprès de ces opérations la chimie la plus fine n’est qu’une ignorance.
Les animaux sont-ils doués de raisonnement1 ?
Il y a une raison qui fait que le plus grand poids emporte le moindre ; qu’une pierre enfonce dans l’eau plutôt que du bois ; qu’un arbre croît en un lieu plutôt qu’en un autre ; et que chaque arbre tire de la terre, parmi une infinité de sucs, celui qui est propre pour le nourrir. Mais cette raison n’est pas dans toutes ces choses : elle est en celui qui les a faites et qui les a ordonnées.
Si les arbres poussent leurs racines autant qu’il est convenable pour les soutenir ; s’ils étendent leurs branches à proportion, et se couvrent d’une écorce si propre à les défendre contre les injures de l’air ; si la vigne, le lierre et les autres plantes qui sont faites pour s’attacher aux grands arbres ou aux rochers en choisissent si bien les petits creux, et s’entortillent si proprement aux endroits qui sont capables de les appuyer ; si les feuilles et les fruits de toutes les plantes se réduisent à des figures si régulières, et s’ils prennent au juste, avec la figure, le goût et les autres qualités qui suivent de la nature de la plante, tout cela se fait par raison : mais, certes, cette raison n’est pas dans les arbres.
On a beau exalter l’adresse de l’hirondelle, qui se fait un nid si propre, ou des abeilles, qui ajustent avec tant de symétrie leurs petites niches2 : les grains d’une grenade ne sont pas ajustés moins proprement1 ; et toutefois on ne s’avise pas de dire que les grenades ont de la raison.
Tout se fait, dit-on, à propos dans les animaux ; mais tout se fait peut-être encore plus à propos dans les plantes. Leurs fleurs tendres et délicates, et durant l’hiver enveloppées comme dans un petit coton, se déploient dans la saison la plus bénigne ; les feuilles les environnent comme pour les garder ; elles se tournent en fruits dans leur saison, et ces fruits servent d’enveloppes aux grains, d’où doivent sortir de nouvelles plantes. Chaque arbre porte des semences propres à engendrer son semblable : en sorte que d’un orme il vient toujours un orme, et d’un chêne toujours un chêne. La nature agit en cela comme sûre de son effet. Ces semences, tant qu’elles sont vertes et crues, demeurent attachées à l’arbre pour prendre leur maturité : elles se détachent d’elles-mêmes quand elles sont mûres ; elles tombent au pied de leurs arbres, et les feuilles tombent dessus. Les pluies viennent ; les feuilles pourrissent et se mêlent avec la terre, qui, ramollie par les eaux, ouvre son sein aux semences, que la chaleur du soleil, jointe à l’humidité, fera germer en son temps. Certains arbres, comme les ormeaux et une infinité d’autres, renferment leurs semences dans des matières légères que le vent emporte ; la race s’étend bien loin par ce moyen, et peuple les montagnes voisines. Il ne faut donc plus s’étonner si tout se fait à propos dans les animaux : cela est commun à toute la nature. Il ne sert de rien de prouver que leurs mouvements ont de la suite, de la convenance et de la raison ; mais s’ils connaissent cette convenance et cette suite, si cette raison est en eux ou dans celui qui les a faits, c’est ce qu’il fallait examiner.
Ceux qui trouvent que les animaux ont de la raison, parce qu’ils prennent pour se nourrir et se bien porter les moyens convenables, devraient dire aussi que c’est par raisonnement que se fait la digestion… Toute la nature est pleine de convenances et disconvenances, de proportions et disproportions, selon lesquelles les choses, ou s’ajustent ensemble, ou se repoussent l’une l’autre : ce qui montre, à la vérité, que tout est fait par intelligence, mais non pas que tout soit intelligent.
Borner ses désirs à une vie obscure.
Orgueil humain, de quoi te plains-tu avec tes inquiétudes ? de n’être rien dans le monde ? Quel personnage y faisait Jésus ? Quelle figure y faisait Marie ? C’était la merveille du monde, le spectacle de Dieu et des anges. Et que faisaient-ils ? Quel nom avaient-ils sur la terre ? Et tu veux avoir un nom et une action qui éclate ? Tu ne connais pas Marie ni Jésus. Je veux un emploi pour faire connaître mes talents, qu’il ne faut pas enfouir. Je l’avoue, quand Jésus t’emploie et te donne de ces utiles talents dont il te déclare qu’il te redemande compte ; mais ce talent enfoui avec Jésus-Christ et caché en lui n’est-il pas assez beau à ses yeux ? Va, tu es un homme rempli de vanité, et tu cherches dans ton action, que tu crois pieuse et utile, une pâture à ton amour-propre.
Je sèche, je n’ai rien à faire ; ou mes emplois trop bas me déplaisent, je veux m’en tirer et en tirer ma famille. Et Marie et Jésus songent-ils à s’élever ? Regarde ce divin charpentier avec la scie, avec le rabot, durcissant ses tendres mains dans le maniement d’instruments si grossiers et si rudes. Ce n’est point un docte pinceau qu’il manie ; il aime mieux l’exercice d’un métier plus humble et plus nécessaire à la vie : ce n’est point une docte plume qu’il exerce par de beaux écrits ; il s’occupe, il gagne sa vie ; il accomplit, il loue, il bénit la volonté de Dieu dans son humiliation.
Et qu’a-t-il fait au seul moment où il s’échappa d’entre les mains de ses parents
pour les affaires de son père céleste ? Quelle œuvre fit-il alors, si ce n’est l’œuvre
du salut des hommes ? Et tu dis : Je n’ai rien à faire, quand l’ouvrage du salut des
hommes est en partie entre tes mains ! N’y a-t-il point d’ennemis à réconcilier, de
différends à pacifier, de querelles à finir, où le Sauveur dit : « Vous aurez
sauvé votre frère1 ! »
N’y a-t-il point de misérable qu’il faille
empêcher de se livrer au murmure, au blasphème, au
désespoir ? Et quand tout cela te serait ôté, n’as-tu pas l’affaire de ton salut,
qui est pour chacun de nous la véritable œuvre de Dieu ? Va au temple ;
échappe-toi1, s’il le faut, à ton père et à ta mère ;
renonce à la chair et au sang, et dis avec Jésus : « Ne faut-il pas que nous
travaillions à l’œuvre que Dieu notre père nous a confiée2 ? » Tremblons,
humilions-nous de ne trouver rien dans nos emplois qui soit digne de nous occuper.
Bossuet aux membres de l’Académie française4.
Vous êtes, messieurs, un conseil réglé et perpétuel, dont le crédit, établi sur l’approbation publique, peut réprimer les bizarreries de l’usage et tempérer les déréglements de cet empire trop populaire. Telle est l’institution de l’Académie5 : elle est née pour élever la langue française à la perfection de la langue grecque et de la langue latine. Aussi a-t-on vu par vos ouvrages qu’on peut, en parlant français, joindre la délicatesse et la pureté attique à la majesté romaine. C’est ce qui fait que toute l’Europe apprend vos écrits ; et, quelque peine qu’ait l’Italie d’abandonner tout à fait l’empire, elle est prête à vous céder celui de la politesse et des sciences. Par vos travaux et par votre exemple, les véritables beautés du style se découvrent de plus en plus dans les ouvrages français, puisqu’on y voit la hardiesse, qui convient à la liberté, mêlée à la retenue, qui est l’effet du jugement et du choix. La licence est restreinte par les préceptes ; et, toutefois, vous prenez garde qu’une trop scrupuleuse régularité, qu’une délicatesse trop molle n’éteigne le feu des esprits et n’affaiblisse la vigueur du style. Ainsi nous pouvons dire, messieurs, que la justesse est devenue par vos soins le partage de notre langue, qui ne peut plus rien endurer d’affecté ni de bas : si bien qu’étant sortie des jeux de l’enfance et de l’ardeur d’une jeunesse emportée, formée par l’expérience et réglée par le bon sens, elle semble avoir atteint la perfection qui donne la consistance.