(1897) Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours moyens. Première partie : prose. [Seizième siècle] « XVIe siècle — Prose — Michel de Montaigne, 1533-1592 » pp. -
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(1897) Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours moyens. Première partie : prose. [Seizième siècle] « XVIe siècle — Prose — Michel de Montaigne, 1533-1592 » pp. -

Michel de Montaigne
1533-1592

[Notice]

Né dans le Périgord, le 28 février 1533, d’une famille originaire d’Angleterre, Michel de Montaigne était fils d’un loyal écuyer qui avait servi dans les guerres d’Italie et d’Espagne. Dès la plus tendre enfance, il fut nourri dans les langues anciennes qu’il apprit en se jouant. « Nous nous latinisâmes tant, dit-il, qu’il en regorgea jusqu’aux villages tout au tour plusieurs appellations latines qui ont pris pied par l’usage, et existent encore. » Quant au grec, il l’étudia « sous forme d’ébats ». « Nous pelotions, écrit-il, nos déclinaisons à la manière de ceux qui, par certains jeux de tablier, apprennent l’arithmétique et la géométrie. » Élevé en toute liberté, il était réveillé au son des instruments. Il dut pourtant passer aussi par le collége de Guienne, à Bordeaux, « comme ces latineurs qu’on tient quatre ou cinq ans à entendre des mots, et à les coudre en clauses ». Plus tard, a-t-il voulu nous peindre quelqu’un de ses maîtres dans « ces trognes effroyables de pédants enivrés en leur colère » ? Quoi qu’il en soit, il garda toute sa vie la haine du régime scolastique, et sa première éducation lui laissa l’heureuse habitude de la franchise, du naturel, et d’une raison ennemie de toute contrainte.

A l’âge de seize ans, il étudia le droit, et retrouva sous d’autres robes ce jargon barbare, cette routine qui étouffait alors l’esprit des lois dans un chaos de gloses et de commentaires. Pourvu, vers 1554, d’un office de conseiller au Parlement de Bordeaux, marié vers la trentaine par convenance plus que par entraînement, honoré de relations illustres, étranger à toute passion, sauf à l’amitié, cette volupté choisie des cœurs épicuriens, privé par la mort de la Boétie d’une tendresse qu’immortalisa son deuil éloquent, ce magistrat philosophe soucieux avant tout de s’appartenir à lui-même, avait quarante-deux ans lorsqu’il se retira des affaires, sans autre ambition que celle de vivre chez lui et pour lui, dans sa tour de Montaigne, parmi ses livres et ses pensées. Il ne voulait que « passer en repos et à part ce peu qui lui restait de vie ». Il lui semblait « ne pouvoir faire plus grande faveur à son esprit que de le laisser en pleine oisiveté s’arrêter et rasseoir en soi ». Mais il en advint « tout au rebours », et son imagination, « comme un cheval échappé », se donna tant de carrière que, pour réprimer ses saillies, et « lui en faire honte », il crut devoir « mettre en rôle toutes ses chimères ». On lui conseillait d’écrire l’histoire de son temps ; mais outre qu’il aimait sa sécurité autant que son indépendance, il avait « le style trop privé » pour une narration « équable et suivie ». Il fit donc « des Essais, ne sachant faire des effets ».

Ce fut vers l’époque de la Saint-Barthélemy que Montaigne, humain par sentiment, tolérant par raison, libre de tout parti, de tout intérêt, et sans arrière-pensée de vaine gloire, « se proposa lui-même à lui, pour argument et sujet d’étude ». Vers 1580, parut la première édition de ce livre « consubstantiel à son auteur et membre de sa vie ». Cet événement date de l’année même où il partit pour ce voyage de Suisse et d’Italie pendant lequel messieurs de Bordeaux l’élurent maire de cette ville, charge qu’il finit par accepter, « parce qu’elle n’a ni loyer, ni gain, autre que l’honneur ».

Il l’exerça quatre ans, de 1582 à 1586, parmi les troubles civils et religieux que la Ligue allait susciter en ce siècle tragique. Dans ces fonctions, il ménagea les esprits le plus doucement qu’il put ; et, au risque de passer « pour guelfe aux yeux des gibelins, pour gibelin aux yeux des guelfes », il aima mieux prévenir le mal que le réprimer. Considéré par Henri II, Catherine de Médicis, et Charles IX, qui le nomma chevalier de Saint-Michel, très-goûté de Marguerite de France, député par la noblesse aux États de Blois, il se lia d’affection avec mademoiselle de Gournay, qu’il nomma sa fille adoptive, et Charron, qui fut son disciple. « Il mourut, dit Pasquier, en sa maison de Montaigne, où luy tomba une esquinancie sur la langue, de telle façon qu’il demeura, trois jours entiers, plein d’entendement, sans pouvoir parler. Comme il sentit sa fin approcher, il pria, par un petit bulletin, sa femme de mander quelques gentilshommes, siens voisins, afin de prendre congé d’eux. Arrivés qu’ils furent, il fit dire la messe en sa chambre, et comme le prestre estoit sur l’élévation du Corpus Domini, ce pauvre gentilhomme s’eslance au moins mal qu’il peut, comme à corps perdu sur son lict, les mains joinctes, et en ce dernier acte rendit son esprit à Dieu : qui fut un beau miroir de l’intérieur de son âme. »

Nous n’aurons pas l’impertinence de juger en quelques mots un tel homme, et un tel écrivain. Disons seulement que, si trop de scepticisme et d’insouciance épicurienne se montre sous les contradictions de ses pensées notées au jour le jour, la faute en est au siècle où il vécut. Ne voulant pas s’engager dans la mêlée des haines et des colères, cette âme saine, loyale et tempérée se réfugia dans l’asile du doute, comme en ce manoir du Périgord où il s’enferma prudemment au plus fort des guerres civiles. Lorsque tant d’autres allaient droit à la barbarie par les voies d’une certitude intolérante, il y eut sagesse à se défier des affirmations absolues qui menaient au fanatisme. Sans doute, il est vrai que Montaigne risque parfois de nous conduire à l’indifférence, qu’il étourdit la raison, qu’il l’humilie et la décourage. Mais sa douce morale fut un calmant pour des esprits enfiévrés. Après tout, il respecta sincèrement les vérités universelles qui sont la conscience même ; et, s’il faut se défier de son indolence trop voluptueuse, s’il ne convient pas de le suivre comme le meilleur des guides, on peut lui savoir gré d’avoir fait bonne guerre à l’orgueil des docteurs infatués. N’a-t-il pas dit lui-même, en parlant des violents qu’il voulait pacifier : « Le moyen que je prends pour rabattre leur frénésie, c’est de leur faire sentir l’inanité de l’homme, de leur faire baisser la teste et mordre la terre soubs l’autorité et révérence de la majesté divine. » Voilà pourquoi il mérita d’être un des maîtres de Pascal.

Ses jugements littéraires furent du moins d’infaillibles arrêts : en quelques lignes, il en dit plus que d’ambitieux traités de rhétorique. Trésor inépuisable d’observation et d’expérience, son livre, ouvert à n’importe quelle page, nous offre partout et toujours des pensées profondes, exprimées d’une façon durable, et se détachant avec ce relief qui les grave dans la mémoire. C’est bien, comme disait Étienne Pasquier, un séminaire de belles ou notables sentences , et de conseils utiles à l’honnête homme. Ses erreurs mêmes n’ont rien de contagieux. Car il ne veut pas être cru sur parole, et nous habitue au libre examen dont il use. Non, il ne nous trompe pas, lorsqu’il dit : « Ceci est un livre de bonne foy. » Aussi a-t-il constamment ses fidèles. Appelons-le l’Horace français. De tous nos grands classiques, il demeurera le plus vivant. Ce privilége qu’il partage avec la Fontaine et Molière, il le doit autant à sa clairvoyance qu’au charme de ces confidences naïves qui découvrent en lui non un auteur, mais l’homme même.

Pour goûter la saveur de son style, il suffira de lire la première page venue : car il n’est aucun sujet qu’il n’égaye et ne féconde par les beautés originales de cette diction brève et colorée qui frappe à tout coup, enfonce le sens par le trait, et est comme une épigramme continuelle. Nul écrivain n’a jamais été plus riche en comparaisons vives et hardies, en métaphores rapides et involontaires qui obéissent à la pensée et la rendent visible. Aussi gasconne que latine et gauloise, sa langue allie la vigueur romaine à la gaillardise du patois périgourdin. Les poètes et philosophes de l’antiquité, surtout Sénèque et Plutarque, furent pour lui ce que seront pour Bossuet les Pères de l’Église. Ils sont entrés dans sa substance. Il s’inspire, sans en être enivré, de l’esprit pur et direct des sources classiques. Il égale, il surpasse les meilleurs modèles, non-seulement par son incomparable génie d’écrivain, mais parce qu’il peint l’homme de tous les temps : voilà le secret de son immortalité.

Mieux vaut douceur que violence 1

J’accuse toute violence en l’education d’une ame tendre, qu’on dresse pour l’honneur et la liberté. Il y a je ne sçay quoy de servile en la rigueur et en la contraincte ; et tiens2 que ce qui se peult faire par la raison, et par prudence et addresse, ne se faict jamais par la force. On m’a ainsi eslevé : ils disent qu’en tout mon premier aage, je n’ay tasté des verges qu’à deux coups, et bien mollement… C’est aussi folie et injustice de priver les enfants, qui sont en aage, de la familiarité des peres1, et vouloir maintenir en leur endroict une morgue2 austere et desdaigneuse, esperant par là les tenir en crainte et obeïssance : car c’est une farce3 tres inutile, qui rend les peres ennuyeux aux enfants, et, qui pis est, ridicules. Ils ont la jeunesse4 et les forces en la main, et par consequent le vent et la faveur du monde ; et receoivent avec mocquerie ces mines fieres et tyranniques d’un homme qui n’a plus de sang ny au cœur ny aux veines ; vrais espovantails de cheneviere5. Quand je pourrois me faire craindre, j’aimerois encores mieulx me faire aimer : il y a tant de sortes de defaults en la vieillesse, tant d’impuissance, elle est si propre au mespris6, que le meilleur acquest7 qu’elle puisse faire, c’est l’affection et amour des siens.

(Essais, liv. II, chap. viii.)

Montaigne et ses livres

Pour me distraire d’une imagination importune, il n’est que de recourir aux livres8 : ils me destournent facilement à eulx et me la desrobbent ; et si ne se mutinent pas9, pour veoir que ie ne les recherche qu’au default de ces aultres commoditez plus reelles, vifves et naturelles10 ; ils me receoivent tousiours de mesme visage. Ie ne voyage sans livres, ny en paix, ny en guerre ; toutesfois il se passera plusieurs iours et des mois, sans que ie les employe ; ce sera tantost11, dis ie, ou demain, ou quand il me plaira ; le temps court et s’en va cependant, sans me blecer : car il ne se peult dire combien ie me repose et seiourne en ceste consideration1, qu’ils sont à mon costé pour me donner du plaisir à mon heure ; et2 à recognoistre combien ils portent de secours à ma vie. C’est la meilleure munition3 que i’aye trouvé à cet humain voyage ; et plainds extremement les hommes d’entendement qui l’ont à dire4. l’accepte plustost tout aultre sorte d’amusement, pour legier qu’il soit, d’autant que cettuy cy ne me peult faillir5.

Chez moy, ie me destourne un peu plus souvent à ma librairie6, d’où, tout d’une main, le commande à mon mesnage7. Ie suis sur l’entree, et veois soubs moy mon iardin, ma bassecourt, ma court8 et la pluspart des membres de ma maison. Là, ie feuillette à cette heure un livre, à cette heure un aultre, sans ordre et sans desseing, à pieces descousues9. Tantost ie resve ; tantost i’enregistre et dicte10 en me promenant, mes songes que voicy. Elle est au troisiesme estage d’une tour11 : le premier, c’est ma chapelle ; le second, une chambre et sa suitte où ie me couche souvent, pour estre seul ; au-dessus, elle a une grande garderobbe : c’estoit, au temps passé, le lieu plus inutile de ma maison. Ie passe là et la pluspart des iours de ma vie, et la plus part des heures du jour ; ie n’y suis iamais la nuit. A sa suite est un cabinet assez poly12, capable à recevoir du feu pour l’hyver, tresplaisamment percé1 : et si ie ne craignois non plus le soing que la despense, le soing qui me chasse de toute besongne2, i’y pourrois facilement couldre à chaque costé une gallerie de cent pas de long et douze de large, à plain pied, ayant trouvé touts les murs montez, pour aultre usage, à la haulteur qu’il me fault. Tout lieu retiré requiert un promenoir ; mes pensees dorment, si ie les assis ; mon esprit ne va pas seul, comme si3 les iambes l’agitent : ceux qui estudient sans livre en sont touts là. La figure en est ronde, et n’a de plat que ce qu’il faut à ma table et à mon siege ; et vient m’offrant, en se courbant, d’une veue, touts mes livres, rengés sur des pulpitres à cinq degrez tout à l’environ4. Elle a trois veues de riche et libre prospect5, et seize pas de vuide en diametre. En hyver, i y suis moins continuellement : car ma maison est iuchee sur un tertre, comme dict son nom, et n’a point de piece plus esventee que cette cy, qui me plaist d’estre un peu penible6 et à l’escart, tant pour le fruict de l’exercice, que pour reculer de moy la presse7. C’est là mon siege8 : i’essaye à m’en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coing à la communauté et coniugale, et filiale, et civile ; par tout ailleurs ie n’ay qu’une auctorité verbale, en essence9, confuse. Miserable à mon gré, qui n’a chez soy, où estre à soy ; où se faire particulierement la court10 ; où se cacher !

(Ibid., liv. III, chap. iii.)

La vertu de la poésie

Nous avons bien plus de poëtes que de juges et interpretes de poësie ; il est plus aysé de la faire que de la cognoistre1. A certaine mesure basse2, on la peult juger par les preceptes et par art ; mais la bonne, la supreme, la divine, est au dessus des regles et de la raison. Quiconque en discerne la beauté d’une veue ferme et rassise3, il ne la veoid pas, non plus que la splendeur d’un esclair : elle ne practique4 poinct nostre jugement ; elle le ravit et ravage. La fureur qui espoinçonne5 celuy qui la sçait penetrer, fiert encores un tiers6, à la luy ouyi traicter et reciter ; comme l’aimant non seulement attire une aiguille, mais infond7 encores en icelle sa faculté d’en attirer d’aultres : et il8 se veoid plus clairement aux theatres, que9 l’inspiration sacree des Muses, ayant premierement agité le poëte à la cholere, au dueil, à la hayne, et hors de soy10, où elles veulent, frappe encores par le poëte l’acteur, et par l’acteur consecutivement tout un peuple ; c’est l’enfileure de nos aiguilles11 suspendues l’une de l’aultre12.

(Ibid., I, p. xxxvi ; t. I, p. 329.)

Une amitié posthume 13

Quoyque des fines gents14 se moquent du soing que nous avons de ce qui se passera icy aprez nous, comme nostre ame, logee ailleurs, n’ayant plus à se ressentir des choses de ça bas15, j’estime toutes fois que ce soit16 une grande consolation à la foiblesse et briefveté de cette vie, de croire qu’elle se puisse farmir1 et alonger par la reputation et par la renommee ; et embrasse tresvolontiers une si plaisante et favorable opinion engendree originellement en nous2, sans m’enquerir curieusement ny comment, ny pourquoi. De maniere que3, ayant aymé, plus que toute aultre chose, feu4 monsieur de La Boëtie, le plus grand homme, à mon advis, de nostre siecle, je penserois lourdement faillir à mon debvoir, si, à mon escient5, je laissois esvanouïr et perdre un si riche nom que le sien, et une memoire si digne de recommandation6, et si je ne m’essayois, par ces parties là7, de le ressusciter et le remettre en vie. Je crois qu’il le sent aulcunement8, et que ces miens offices le touchent et rejouïssent : de vray, il se loge9 encores chez moy si entier et si vif10, que je ne le puis croire ny si lourdement enterré11, ny si entierement esloingné de nostre commerce. Or, monsieur, parceque chasque nouvelle cognoissance que je donne de luy et de son nom, c’est autant de multiplication de ce sien second vivre12, et d’advantage que son nom s’ennoblit et s’honnore du lieu qui le receoit13, c’est à moy à faire14, non seulement de l’espandre le plus qu’il me sera possible, mais encores de le donner en garde à personnes d’honneur et de vertu ; parmy lesquelles vous tenez tel reng, que, pour vous donner occasion de recueillir ce nouvel hoste, et de luy faire bonne chère15, j’ay esté d’advis de vous présenter ce petit ouvrage.

(Lettres, v.)

Paris et Montaigne

Ie ne me mutine1 iamais tant contre la France, que ie ne regarde Paris de bon œil. Elle2 a mon cœur des mon enfance. Et m’en est aduenu comme des choses excellentes3 : plus i’ay veu depuis d’autres villes belles, plus la beauté de cette cy, peut4, et gaigne sur mon affection. Ie l’ayme par5 elle mesme, et plus en son estre seul, que rechargee de pompe estrangere6. Ie l’ayme tendrement, iusque à ses verrues et à ses taches. Ie ne suis François que par cette grande cité : grande en peuples, grande en felicité de son assiette7 ? mais sur tout grande, et incomparable en varieté, et diuersité de commoditez : la gloire de la France, et l’vn des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loing nos diuisions8 : entiere9 et vnie, ie la trouue deffendue de toute autre violence. Je l’aduise10, que de tous les partis, le pire sera celuy qui la mettra en discorde. Et ne crains pour elle, qu’elle mesme. Et crains pour elle, autant certes, que pour autre piece11 de cet estat. Tant qu’elle durera, ie n’auray faute de retraicte, où rendre mes abboys12 : suffisante à me faire perdre le regret de tout’autre retraicte.

(L. III, ch. ix.)

Les paysans durs à la peine

A veoir les efforts que Seneque13 se donne pour se preparer contre la mort, à le voir suer d’ahan1, pour se roidir et pour s’asseurer, et se debattre si long temps en cette perche2, i’eusse esbranlé sa reputation, s’il ne l’eust en mourant3 tres-uaillamment maintenuë… A quoy faire4 nous allons nous gendarmant par ces efforts de la science5 ? Regardons à terre les pauures gens que nous y voyons espandus6, la teste panchante apres leur besongne : qui ne sçauent ny Aristote ny Caton7, ny exemple ny precepte. De ceux-là, tire Nature8, tous les iours, des effects de constunce et de patience, plus purs et plus roides, que ne sont ceux que nous estudions si curieusement9 en l’escole. Combien en vois-ie ordinairement qui mescognoissent10 la pauureté : combien qui desirent la mort, ou qui la passent sans alarme et sans affliction ! Celui là qui fouït11 mon iardin, il a ce matin enterré son pere ou son fils. Les noms mesme dequoy12 ils appellent les maladies en addoucissent et amollissent l’aspreté. La phthysie, c’est la toux pour eux ; la dysenterie13 deuoyement d’estomach : vn pleuresis14, c’est vn morfondement15 : et selon qu’ils les nomment doucement, ils les supportent aussi. Elles sont bien griefues16, quand elles rompent17 leur trauail ordinaire : ils ne s’allitent que pour mourir1.

(L. III, ch. xii.)

Montaigne voyageur

Le voyager2 me semble un exercice proufitable : l’ame y a une continuelle exercitation3 à remarquer des choses incogneues et nouvelles ; et ie ne sçache point meilleure eschole à façonner la vie, que de luy proposer incessamment la diversité de tant d’aultres vies, fantasies et usances4, et luy faire gouster une si perpetuelle varieté de formes de nostre nature. Le corps n’y est ny oisif, ny travaillé ; et cette moderee agitation le met en haleine. Ie me tiens à cheval sans desmonter, et sans m’y ennuyer, huit et dix heures,

Vires ultra sortemque senectæ 5 :

nulle saison m’est6 ennemie, que7 le chauld aspre d’un soleil poignant8 ; car les ombrelles9, dequoy, depuis les anciens Romains, l’Italie se sert, chargent plus les bras qu’ils ne deschargent la teste. Ie vouldrois sçavoir quelle industrie c’estoit aux Perses, si anciennement, et en la naissance de la luxure1, de se faire du vent frez2 et des umbrages à leur poste, comme dict Xenophon. I’aime les pluyes et les crottes, comme les cannes3. La mutation d’air et de climat ne me touche point ; tout ciel m’est un : ie ne suis battu4 que des alterations internes5 que ie produis en moy ; et celles là m’arrivent moins en voyageant. Ie suys mal aysé à esbranler ; mais estant avoyé6, ie vois tant qu’on veult : i’estrive7 autant aux petites entreprises qu’aux grandes, et à m’equiper8 pour faire une iournee et visiter un voysin, que pour un iuste9 voyage. I’ay apprins à faire mes journees, à l’espaignole, d’une traicte ; grandes et raisonnables journées : et, aux extremes chaleurs, les passe de nuict, du soleil couchant iusques au levant. L’aultre façon, de repaistre10 en chemin, en tumulte et haste, pour la disnce, nommeement aux courts iours, est incommode. Mes chevaulx en valent mieulx : iamais cheval ne m’a failly, qui a sceu faire avecques moy la premiere iournee. Ie les abbruve11 partout ; et regarde seulement qu’ils ayent12 assez de chemin de reste, pour battre leur eau13. La paresse à me lever donne loysir à ceulx qui me suyvent de disner à leur ayse, avant partir14 : pour moy, ie ne mange iamais trop tard ; l’appetit me vient en mangeant, et point aultrement ; ie n’ay point de faim qu’à table.

(Essais, III, 9.)

montaigne ami des humbles

Si j’avois des enfants masles, je leur desirasse1 volontiers ma fortune. Le bon pere que Dieu me donna, qui n’a de moy que la recognoissance de sa bonté, mais certes bien gaillarde2, m’envoya, dez le berceau, nourrir à un pauvre village des siens3, et m’y tint autant que je feus en nourrice, et encores au delà ; me dressant à la plus basse et commune façon de vivre : magna pars libertatis est bene moratus venter 4. Ne prenez jamais, et donnez encores moins à vos femmes, la charge de leur nourriture ; laissez les former à la fortune, soubs des loix populaires et naturelles ; laissez à la coustume de les dresser à la frugalité et à l’austerité : qu’ils ayent plustost à descendre de l’aspreté, qu’à monter vers elle. Son humeur visoit encores à une aultre fin : de me rallier avecques le peuple et cette condition d’hommes qui a besoing de nostre ayde ; et estimoit que je feusse tenu de regarder plustost vers celuy qui me tend les bras que vers celuy qui me tourne le dos : et feut cette raison pour quoy5 aussi il me donna à tenir sur les fonts6 à des personnes de la plus abjecte fortune, pour m’y obliger et attacher.

Son desseing n’a pas du tout mal succedé7 : je m’addonne volontiers aux petits, soit pour ce qu’il y a plus de gloire, soit par naturelle compassion, qui peult infiniement en moy.

(Ibid., liv. III, chap. xiii.)