Voltaire
1694-1778
[Notice]
En parlant d’un homme dont la gloire a dominé son siècle et rempli le monde, il faut
tenir un milieu entre ceux qui l’exaltent sans mesure, et ceux qui le maudissent sans
réserve. Il a justifié l’éloge comme la censure ; mais tous, amis ou ennemis,
s’accordent à reconnaître qu’il fut le plus universel de tous nos écrivains. Habile,
adroit, remuant, infatigable, mêlant les plaisirs aux affaires, homme de cour et de
lettres, flatteur des souverains qu’il encensa pour assurer l’impunité à ses
hardiesses, ennemi des abus plus que des vices, prêt à tout oser contre les préjugés,
mais ne sachant respecter ni la religion ni les mœurs, Voltaire n’eut pas le temps de
se recueillir, et risqua de propager les réformes par la licence. Plus soucieux encore
de plaire que d’instruire, de charmer que d’être utile, il chercha surtout le bruit,
l’éclat, la gloire, la première place dans un siècle sur lequel il régna, et dont
l’influence régnait elle-même sur l’Europe. Doué d’une sensibilité irritable qui
prenait feu sur toute question, d’une intelligence merveilleuse, mais rapide et
capricieuse, qui effleurait les sujets les plus divers, il manqua trop souvent de
cette délicatesse dont le tact avertit des occasions qui comportent la plaisanterie ou
le sérieux. Son humeur, sa passion ne l’a pas moins inspiré que sa raison, et il y a
dans sa vie des taches qui ne s’effaceront pas, comme dans ses écrits des torts que
ses séductions ne sauraient faire oublier. M. Sainte-Beuve a dit de lui : « Je le
comparerais volontiers à ces arbres dont il faut choisir les fruits : mais craignez de
vous asseoir sous leur ombre. »
S’il est un démon de grâce et d’esprit1, il a donc peu d’autorité morale.
Il a essayé tous les genres, et, dans chacun d’eux, a marqué brillamment sa trace, comme en se jouant. La Henriade a prouvé une fois de plus que les Français, surtout au dix-huitième siècle, n’avaient pas la tête épique. L’imagination religieuse y fait défaut ; mais des portraits, des caractères, des sentences politiques, des vers heureux nous y dissimulent les faiblesses d’une invention trop assujettie à la routine des procédés classiques. Au théâtre, il tient sa place au-dessous de Corneille et de Racine dont il continue la tradition, tout en cherchant à introduire sur la scène plus d’action, plus de mouvement, des effets pathétiques, des allusions philosophiques, et le savoir-faire d’une industrie timide qui corrige Shakespeare. Ses comédies ne font rire qu’à ses dépens, mais il reste sans rival dans la poésie légère, badine et philosophique
Historien, il a laissé des monuments : Charles XII, récit achevé qui allie l’art de conter simplement à la sûreté d’une critique consciencieuse, et le Siècle de Louis XIV, qui nous montre l’ami des arts, du luxe et de la civilisation, l’écrivain inimitable qui aurait produit un chef-d’œuvre, si le plan de son livre n’était défectueux. Sa Correspondance est pétillante de verve. Il faut y chercher son portrait en même temps que le tableau de la société qu’il éblouit sans la rendre meilleure.
En condamnant les pages où il fit de son génie un emploi pernicieux, nous devons
admirer cette langue si pure, si élégante, si naturelle et si facile, qui, par sa
prestesse et sa justesse, prête de l’agrément à toutes les idées. Voltaire se jugeait
peut-être lui-même en disant : « Je suis comme les petits ruisseaux : ils sont
transparents, parce qu’ils sont peu profonds. »
L’esprit 1
Ce qu’on appelle esprit est tantôt une comparaison nouvelle, tantôt une allusion fine : ici, l’abus d’un mot qu’on présente dans un sens et qu’on laisse entendre dans un autre ; là, un rapport délicat entre deux idées peu communes : c’est une métaphore singulière ; c’est une recherche de ce qu’un objet ne présente pas d’abord, mais de ce qui est en effet dans lui ; c’est l’art, ou de réunir deux choses éloignées, ou de diviser deux choses qui paraissent se joindre, ou de les opposer l’une à l’autre ; c’est celui de ne dire qu’à moitié sa pensée, pour la laisser deviner ; enfin, je vous parlerais de toutes les différentes façons de montrer de l’esprit, si j’en avais davantage.
Le travail
Ne me dites point que je travaille trop. L’esprit plié depuis longtemps aux belles-lettres s’y livre sans peine et sans effort, comme on parle facilement une langue qu’on a longtemps apprise, et comme la main du musicien se promène sans fatigue sur un clavecin1.
Il faut donner à son âme toutes les formes possibles. C’est un feu que Dieu nous a confié ; nous devons le nourrir de ce que nous trouvons de plus précieux.
Il faut ouvrir toutes les portes de notre intelligence et de notre cœur à toutes les sciences et à tous les sentiments▶ ; pourvu que tout cela n’entre pas pêle-mêle, il y a place pour tout le monde2.
La vie à paris
À madame de champbonin
De Paris, 1739.
Ma chère amie, Paris est un gouffre où se perdent le repos et le recueillement de l’âme, sans qui3 la vie n’est qu’un tumulte importun. Je ne vis point ; je suis porté, entraîné loin de moi dans des tourbillons4. Je vais, je viens ; je soupe au bout de la ville, pour souper le lendemain à l’autre bout. D’une société de trois ou quatre intimes amis il faut voler1 à l’opéra, à la comédie, voir des curiosités comme un étranger, embrasser cent personnes en un jour, faire et recevoir cent protestations ; pas un instant à soi, pas le temps d’écrire, de penser, ni de dormir. Je suis comme cet ancien qui mourut accablé sous les fleurs qu’on lui jetait.
Le tourbillon
À M. de Cideville
Ce 13 mai 1733.
Mon cher ami, je suis enfin vis-à-vis ce beau portail2, dans le plus vilain quartier de Paris, dans la plus vilaine maison, plus étourdi du bruit des cloches qu’un sacristain ; mais je ferai tant de bruit avec ma lyre, que le bruit des cloches ne sera plus rien pour moi. Je suis malade, je me mets en ménage ; je souffre comme un damné. Je brocante3, j’achète des magots4 et des Titien, je fais mon opéra, je fais transcrire Ériphile et Adélaïde 5 ; je les corrige, j’efface, j’ajoute, je barbouille ; la tête me tourne. Il faut que je vienne goûter avec vous les plaisirs que donnent les belles-lettres, la tranquillité, et l’amitié6.
Un billet
À Madame de Champbonin
De Bruxelles,.. juin 1730.
Si je n’espérais pas vous revoir encore à Cirey, je serais inconsolable. J’ignore à présent dans quelle gouttière vous portez votre bon cœur et vos pattes de velours1. Êtes-vous toujours à Champbonin ? à la Neufville ? Nous nous sommes vus comme un éclair. Tout passe bien vite dans ce monde2, mais rien n’a passé si rapidemment que notre entrevue. Nous vivons à Bruxelles comme à Cirey. Nous voyons peu de monde, nous étudions le jour, nous soupons gaiement, nous prenons notre café au lait le lendemain d’un bon souper. Je suis malade3 quelquefois, mais très content de mon sort, et ne trouvant que vous qui me manque. Que cette lettre et ces mêmes ◀sentiments▶ soient aussi pour monsieur votre fils, à qui je fais mille tendres compliments.
Sur la simplicité 4
À M. de cideville
Le 26 novembre 1733.
Il y a cinq jours, mon cher ami, que je suis dangereusement malade ; je n’ai la force ni de penser ni d’écrire. Je viens de recevoir votre lettre et le commencement de votre nouvelle Allégorie. Au nom d’Apollon, tenez-vous-en à votre premier sujet ; ne l’étouffez point sous un amas de fleurs étrangères : qu’on voie bien nettement ce que vous voulez dire ; trop d’esprit nuit quelquefois à la clarté. Si j’osais vous donner un conseil, ce serait de songer à être simple, à ourdir votre ouvrage d’une manière bien naturelle, bien claire, qui ne coûte aucune attention à l’esprit du lecteur. N’ayez point d’esprit, peignez avec la vérité, et votre ouvrage sera charmant. Il me semble que vous avez peine à écarter la foule d’idées ingénieuses qui se présente toujours à vous : c’est le défaut d’un homme supérieur1 ; vous ne pouvez pas en avoir d’autres ; mais c’est un défaut très dangereux. Que m’importe si l’enfant est étouffé à force de caresses, où à force d’être battu ? Comptez que vous tuez votre enfant en le caressant trop. Encore une fois, plus de simplicité, moins de démangeaison de briller ; allez vite au but, ne dites que le nécessaire. Vous aurez encore plus d’esprit que les autres quand vous aurez retranché votre superflu.
Adieu, je suis trop malade pour vous en écrire davantage.
Conseils à une demoiselle
Sur la lecture
Aux Délices, près de Genève, le 20 juin 1756.
Je ne suis, Mademoiselle, qu’un vieux malade, et il faut que mon état soit bien douloureux, puisque je n’ai pu répondre plus tôt à la lettre dont vous m’honorez, et que je ne vous envoie que de la prose pour vos jolis vers. Vous me demandez des conseils ; il ne vous en faut point d’autre que votre goût. L’étude que vous avez faite de la langue italienne doit encore fortifier ce goût avec lequel vous êtes née, et que personne ne peut donner. Le Tasse et l’Arioste1 vous rendront plus de services que moi, et la lecture de nos meilleurs poëtes vaut mieux que toutes les leçons ; mais puisque vous daignez de si loin me consulter, je vous invite à ne lire que les ouvrages qui sont depuis longtemps en possession des suffrages du public, et dont la réputation n’est point équivoque2 : il y en a peu, mais on profite bien davantage en les lisant3, qu’avec tous les mauvais petits livres dont nous sommes inondés. Les bons auteurs n’ont de l’esprit qu’autant qu’il en faut, ne le cherchent jamais, pensent avec bon sens, et s’expriment avec clarté. Il semble qu’on n’écrive plus qu’en énigmes : rien n’est simple, tout est affecté ; on s’éloigne en tout de la nature ; on a le malheur de vouloir mieux faire que nos maîtres4.
Tenez-vous-en, Mademoiselle, à tout ce qui plaît en eux. La moindre affectation est un vice. Voyez avec quel naturel madame de Sévigné et d’autres dames écrivent ; comparez ce style avec les phrases entortillées de nos petits romans ; je vous cite les héroïnes de votre sexe, parce que vous me paraissez faite pour leur ressembler. Il y a des pièces de madame Deshoulières1qu’aucun auteur de nos jours ne pourrait égaler. Si vous voulez que je vous cite des hommes, voyez avec quelle clarté, quelle simplicité notre Racine s’exprime toujours. Chacun croit, en le lisant, qu’il dirait en prose tout ce que Racine a dit en vers ; croyez que tout ce qui ne sera pas aussi clair, aussi simple, aussi élégant, ne vaudra rien du tout.
Vos réflexions, Mademoiselle2, vous en apprendront cent fois plus que je ne pourrais vous en dire. Vous verrez que nos bons écrivains, Fénelon, Bossuet, Racine, Despréaux, employaient toujours le mot propre. On s’accoutume à bien parler en lisant souvent ceux qui ont bien écrit ; on se fait une habitude d’exprimer simplement et noblement sa pensée sans effort. Ce n’est point une étude ; il n’en coûte aucune peine de lire ce qui est bon, et de ne lire que cela. On n’a de maître que son plaisir et son goût.
Pardonnez, Mademoiselle, à ces longues réflexions ; ne les attribuez qu’à mon obéissance à vos ordres3.
Aimez toute votre vie un homme vrai qui n’a jamais changé4.
Sur la paresse
À Thiriot
Lunéville, le 12 juin 1735.
Oui, je vous injurierai jusqu’à ce que je vous aie guéri de votre paresse5. Je ne vous reproche point de souper tous les soirs avec M. de la Poplinière1 ; je vous reproche de borner là toutes vos pensées et toutes vos espérances. Vous vivez comme si l’homme avait été créé uniquement pour souper, et vous n’avez d’existence que depuis dix heures du soir jusqu’à deux heures après minuit. Il n’y a soupeur qui se couche plus tard que vous. Vous restez dans votre trou jusqu’à l’heure des spectacles2, à dissiper les fumé de la veille ; ainsi vous n’avez pas un moment pour penser à vous et à vos amis. Cela fait qu’une lettre à écrire devient un fardeau pour vous. Vous êtes un mois entier à répondre ; et vous avez encore la bonté de vous faire illusion au point d’imaginer que vous serez capable d’un emploi, vous qui ne pouvez même pas vous faire dans votre cabinet une occupation suivie, et qui n’avez jamais pu prendre sur vous d’écrire régulièrement à vos amis, même dans les affaires intéressantes pour vous et pour eux. Vous me rabâchez de seigneurs et de dames les plus titrés : qu’est-ce que cela veut dire ? Vous avez passé votre jeunesse3, vous deviendrez bientôt vieux et infirme ; voilà à quoi il faut que vous songiez. Il faut vous préparer une arrière-saison tranquille, heureuse, indépendante. Que deviendrez-vous quand vous serez malade et abandonné ? Sera-ce une consolation pour vous de dire : J’ai bu du vin de Champagne autrefois en bonne compagnie ? Songez qu’une bouteille qui a été fêtée quand elle était pleine d’eau des Barbades4, est jetée dans un coin dès qu’elle est cassée, et qu’elle reste en morceaux dans la poussière ; que voilà ce qui arrive à tous ceux qui n’ont songé qu’à être admis à quelques soupers ; que la fin d’une vieillesse inutile, infirme, est une chose bien pitoyable5. Si cela ne vous excite pas à secouer l’engourdissement dans lequel vous laissez votre âme, rien ne vous guérira. Si je vous aimais moins, je vous plaisanterais sur votre paresse ; je vous aime, et je vous gronde beaucoup.
Cela posé, songez donc à vous, et puis à vos amis ; buvez du vin de Champagne avec des gens aimables, mais faites quelque chose qui vous mette en état de boire un jour du vin qui soit à vous. N’oubliez point vos amis, et ne passez point des mois entiers sans leur écrire un mot. Il n’est point question d’écrire des lettres pensées et réfléchies avec soin, qui peuvent un peu coûter à la paresse ; il n’est question que de deux ou trois mots d’amitié, et quelques nouvelles, soit de littérature, soit des sottises humaines, le tout courant sur le papier sans peine et sans attention. Il ne faut pour cela que se mettre un demi-quart d’heure vis-à-vis son écritoire. Est-ce donc là un effort si pénible ?
Apologie des lettres
À J.-J. Rousseau
31 août 1755.
J’ai reçu, monsieur, votre nouveau livre1 contre le genre humain ; je vous en remercie. Vous plairez aux hommes, à qui vous dites leurs vérités, mais vous ne les corrigerez pas2. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine3 dont notre ignorance et notre faiblesse se promettent tant de consolations. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux non plus m’embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada : premièrement, parce que les maladies dont je suis accablé me retiennent auprès du plus grand médecin de l’Europe, et que je ne trouverais pas le même secours chez les Missouris ; secondement, parce que la guerre est portée dans ce pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j’ai choisie auprès de votre patrie1, où vous devriez être.
Je conviens avec vous que les belles-lettres et les sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal. Les ennemis du Tasse firent de sa vie un tissu de malheurs ; ceux de Galilée le firent gémir dans les prisons, à soixante et dix ans, pour avoir connu le mouvement de la terre ; et ce qu’il y a de plus honteux, c’est qu’ils l’obligèrent à se rétracter. Si j’osais me compter parmi ceux dont les travaux n’ont eu que la persécution pour récompense, je vous ferais voir des gens acharnés à me perdre, du jour que je donnai la tragédie d’Œdipe ; une bibliothèque de calomnies ridicules imprimées contre moi. Je vous peindrais l’ingratitude, l’imposture et la rapine, me poursuivant depuis quarante ans jusqu’au pied des Alpes, et jusqu’au bord de mon tombeau. Mais que conclurai-je de toutes ces tribulations ? que je ne dois pas me plaindre ; que Pope, Descartes, Bayle, le Camoëns et cent autres ont essuyé les mêmes injustices, et de plus grandes ; que cette destinée est celle de presque tous ceux que l’amour des lettres a trop séduits. Avouez, en effet, monsieur, que ce sont là de petits malheurs particuliers, dont à peine la société s’aperçoit. Qu’importe au genre humain que quelques frelons pillent le miel de quelques abeilles ? Les gens de lettres font grand bruit de toutes ces petites querelles ; le reste du monde ou les ignore, ou en rit.
De toutes les amertumes répandues sur la vie humaine, ce sont là les moins funestes. Les épines attachées à la littérature et à un peu de réputation ne sont que des fleurs en comparaison des autres maux qui de tout temps ont inondé la terre. Avouez que ni Cicéron, ni Varron, ni Lucrèce, ni Virgile, ni Horace n’eurent la moindre part aux proscriptions. Marius était un ignorant. Le barbare Sylla, le crapuleux Antoine, l’imbécile Lépide lisaient peu Platon et Sophocle ; et pour ce tyran sans courage, Octave, surnommé si lâchement Auguste, il ne fut un détestable assassin que dans le temps où il fut privé de la société des gens de lettres. Avouez que Pétrarque et Boccace ne firent pas naître les troubles de l’Italie. Avouez que le badinage de Marot n’a pas produit la Saint-Barthélemy, et que la tragédie du Cid ne causa pas les troubles de la Fronde. Les grands crimes n’ont guère été commis que par de célèbres ignorants. Ce qui fait et fera toujours de ce monde une vallée de larmes, c’est l’insatiable cupidité et l’indomptable orgueil des hommes, depuis Thamas Kouli-Khân, qui ne savait pas lire, jusqu’à un commis de la douane, qui ne sait que chiffrer. Les lettres nourrissent l’âme, la rectifient, la consolent ; elles vous servent, monsieur, dans le temps que vous écrivez contre elles ; vous êtes comme Achille, qui s’emporte contre la gloire, et comme le père Malebranche, dont l’imagination brillante écrivait contre l’imagination.
Si quelqu’un doit se plaindre des lettres, c’est moi, puisque dans tous les temps et dans tous les lieux elles ont servi à me persécuter. Mais il faut les aimer malgré l’abus qu’on en fait, comme il faut aimer la société, dont tant d’hommes méchants corrompent les douceurs ; comme il faut aimer sa patrie, quelques injustices que l’on y essuie.
M. Chapuis m’apprend que votre santé est bien mauvaise ; il faudrait la venir rétablir dans l’air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, et brouter de nos herbes1.
Sur la statue
À Madame Necker.
21 mai 1770.
Ma juste modestie, madame, et ma raison me faisaient croire d’abord que l’idée d’une statue était une bonne plaisanterie ; mais, puisque la chose est sérieuse, souffrez que je vous parle sérieusement.
J’ai soixante-seize ans, et je sors à peine d’une grande maladie qui a traité fort mal mon corps et mon âme pendant six semaines. M. Pigalle1 doit, dit-on, venir modeler mon visage ; mais, madame, il faudrait que j’eusse un visage ; on en devinerait à peine la place2.
Mes yeux sont enfoncés de trois pouces ; mes joues sont du vieux parchemin mal collé sur des os qui ne tiennent à rien. Le peu de dents que j’avais est parti. Ce que je vous dis là n’est point coquetterie : c’est la pure vérité. On n’a jamais sculpté un pauvre homme dans cet état ; M. Pigalle croirait qu’on s’est moqué de lui, et, pour moi, j’ai tant d’amour-propre, que je n’oserais jamais paraître en sa présence. Je lui conseillerais, s’il voulait mettre fin à cette étrange aventure, de prendre à peu près son modèle sur la petite figure en porcelaine de Sèvres. Qu’importe, après tout, à la postérité, qu’un bloc de marbre ressemble à un tel homme ou à un autre ? Je me tiens très-philosophe sur cette affaire. Mais comme je suis encore plus reconnaissant que philosophe, je vous donne, sur ce qui me reste de corps, le même pouvoir que vous avez sur ce qui me reste d’âme. L’un et l’autre sont fort en désordre ; mais mon cœur est à vous, madame, comme si j’avais vingt-cinq ans, et le tout avec un très-sincère respect. Mes obéissances, je vous supplie, à M. Necker.1
Le bon vieux temps
Vous n’avez au Théâtre-Français que des marionnettes2 et dans Paris que des capables. Mes anges ! mes pauvres anges ! le bon temps est passé : vous avez quarante journaux, et pas un bon ouvrage ; la barbarie est venue à force d’esprit3. Que Dieu ait pitié des Welches4, mais aimez toujours le vieux malade qui vous aime, et plaignez un siècle où l’opéra-comique l’emporte sur Armide 5 et sur Phèdre6. Vous vivez au milieu d’une nation égarée qui est à table depuis quatre-vingts ans, et qui demande sur la fin du repas de mauvaises liqueurs, après avoir bu au premier service d’excellent vin de Bourgogne7.
Ni mort, ni vie
À M. de Chennevières
Aux Délices, 23 avril 1760.
Il est bien vrai, mon cher ami, que je ne suis pas mort, mais je ne puis pas non plus assurer absolument que je suis en vie. Je suis tout juste dans un honnête milieu, et la retraite contribue à soutenir ma machine chancelante1. Il faut qu’un vieillard malade soit entièrement à lui ; pour peu qu’il soit gêné, il est mort ; mais tant que je respirerai un peu, vous aurez un ami aussi inutile qu’attaché sur les bords fleuris du lac de Genève.
Tout ce que vous me dites de M. le duc de Bourgogne fait grand plaisir à un cœur français. J’attends avec impatience la paix ou quelque victoire, et je vous avoue que j’aimerais encore mieux pour notre nation des lauriers que des olives. Je ne puis souffrir les ricanements des étrangers2, quand ils parlent de flottes et d’armées. J’ai fait vœu de n’aller habiter le château de Ferney3 que quand je pourrais y faire la dédicace par un feu de joie. C’est, par parenthèse, un fort joli château. Colonnades, pilastres, péristyle, tout le fin4 de l’architecture s’y trouve ; mais je fais encore plus de cas des blés et des prairies. Nous sommes de l’âge d’or dans notre petit coin du monde où tous les Délices5 vous embrassent.
L’ombre de voltaire
À M. le chevalier de Lisle, capitaine de dragons, etc.
A Ferney, 12 juillet 1773.
Si vous voulez, monsieur, voir des ombres, comme faisait le capitaine de dragons Ulysse6 dans ses voyages, vous ne pouvez mieux vous adresser que chez moi. Je suis la plus chétive ombre de tout le pays, ombre de quatre-vingts ans ou environ, ombre très-légère et très-souffrante. Je n’apparais plus aux gens qui sont en vie. Mon triste état m’interdit tout commerce avec les humains ; mais, quoique vous n’ayez point traduit les Géorgiques 1, hasardez de venir à Ferney quand il vous plaira. Madame Denis, qui est le contraire d’une ombre, vous fera les honneurs de la chaumière. Nous avons aussi un neveu, capitaine de dragons, tout comme vous, qui demeure dans une autre chaumière voisine. Et moi, si je ne suis pas mort absolument, je vous ferai ma cour comme je pourrai, dans les intervalles de mes anéantissements. Si je meurs pendant que vous serez en route2, cela ne fait rien ; venez toujours, mes mânes en seront très-flattés ; ils aiment passionnément la bonne compagnie. J’ai l’honneur d’être avec respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissante servante3.
L’Ombre de Voltaire.
Contre l’athéisme
N’attendre de Dieu ni châtiment ni récompense, c’est être véritablement athée. A quoi servirait l’idée d’un Dieu qui n’aurait sur vous aucun pouvoir4 ? C’est comme si l’on disait : Il y a un roi de Chine qui est très-puissant ; je répondrais : Grand bien lui fasse ; qu’il reste dans son manoir, et moi dans le mien1 : je ne me soucie pas plus de lui qu’il ne se soucie de moi ; il n’a pas plus de juridiction sur ma personne qu’un chanoine de Windsor n’en a sur un membre de notre parlement2. Alors je suis mon dieu à moi-même, je sacrifie le monde entier à mes fantaisies, si j’en trouve l’occasion ; je suis sans loi, je ne regarde que moi. Si les autres êtres sont moutons, je me fais loup ; s’ils sont poules, je me fais renard3.
Je suppose, ce qu’à Dieu ne plaise, que toute notre Angleterre soit athée par principes, je conviens qu’il pourra se trouver plusieurs citoyens qui, nés tranquilles et doux, assez riches pour n’avoir pas besoin d’être injustes, gouvernés par l’honneur, et, par conséquent, attentifs à leur conduite, pourront vivre ensemble en société. Ils cultiveront les beaux-arts, par lesquels les mœurs s’adoucissent ; ils pourront vivre dans la paix, dans l’innocente gaieté des honnêtes gens ; mais l’athée pauvre et violent, sûr de l’impunité, sera un sot s’il ne vous assassine pas pour voler votre argent4. Dès lors, tous les liens de la société sont rompus ; tous les crimes secrets inondent la terre, comme les sauterelles, d’abord à peine aperçues, viennent ravager les campagnes5.