(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Joubert, 1754-1824 » pp. 388-398
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Joubert, 1754-1824 » pp. 388-398

Joubert
1754-1824

[Notice]

Né en 1754, Joubert traversa une époque orageuse, sans que sa modération précoce ait été jamais troublée par le voisinage des passions politiques. Ses croyances résistèrent aussi à toute contagion. L’impiété lui faisait horreur comme une dépravation qui engendre toutes les autres. Au lendemain des jours néfastes, il compta parmi les représentants les plus délicats de cette société polie qu’avait dispersée la terreur et qui s’étonna de renaître au milieu des ruines. Sa vie fut presque tout entière domestique et privée, bien que l’amitié de M. de Fontanes l’ait appelé au poste d’inspecteur général de l’Université. Il rechercha l’ombre comme d’autres aspirent à l’éclat du grand jour. Les événements les plus importants de son existence furent des tendresses dévouées, des regrets fidèles, et des pensées dignes d’être achevées dans le monde des purs esprits. Je l’appellerais volontiers un sage qui mérita d’être heureux. Spiritualiste chrétien, métaphysicien ingénu, sybarite littéraire, épris de la perfection, il fut l’ami et le mentor de Chateaubriand. Critique supérieur, raffiné jusqu’à l’excès, il n’écrivit que pour son plaisir, et serait mort inconnu de la postérité, si ses reliques n’avaient été sauvées de l’oubli par la piété de ses admirateurs. Ses lettres vont de pair avec les meilleures. Ses pensées sont de la plus pure essence. On ne se lasse pas de les relire, et il est digne de vivre dans la compagnie des maîtres1.

Un protecteur

À M. de Chateaubriand

M. Maillet-Lacoste, vrai métromane en prose, et l’homme du monde le plus capable de bien écrire, si, ne voulant pas écrire trop bien, il pouvait quelquefois s’occuper d’autre chose que de ce qu’il écrit ; M. Maillet-Lacoste, qui sera jeune jusqu’à cent ans, et qui est le meilleur, le plus sensé, le plus honnête, le plus incorruptible et le plus naïf de tous les jeunes gens de tout âge, mais qui donne à sa candeur même un air de théâtre, parce que sa chevelure hérissée, ses attitudes et le son même de sa voix se ressentent des habitudes qu’il a prises sur le trépied où il est sans cesse monté quand il est seul, et d’où il ne descend guère quand il ne l’est pas ; M. Maillet, à qui il ne manque que de la paresse, du relâche, de la détente de tête, pour travailler admirablement, et qui a travaillé avec autant d’éloquence que de courage, il y a vingt ans, contre la tyrannie de l’époque, comme l’attestent des opuscules, dont je vous ai remis, il y a dix ans, un exemplaire qui vous aurait fait connaître son mérite si vous l’aviez lu, mais que vous n’avez pas lu, parce que, occupé comme vous l’êtes, vous ne lisez rien, et je crois que vous faites bien, par une prérogative qui n’appartient qu’à vous ; M. Maillet, qui a perdu une assez grande fortune à Saint-Domingue, sans y prendre garde et sans pouvoir s’en souvenir, parce qu’il était occupé d’une fable de Phèdre, et que depuis il est perpétuellement aux prises avec une période de Cicéron, ou avec une des siennes ; M. Maillet, qui, mis en déportation par le Directoire, entra dans une école de Bretagne, dont il fit la fortune, pour des souliers et un habit, sans s’apercevoir ni de l’injustice des hommes, ni de son changement de situation, parce qu’il est toujours en repos, quoique toujours agité sur le sommet de ses idées ; M. Maillet, qui, avec les plus hautes, mais les plus innocentes prétentions, met à ses fonctions obscures de professeur autant d’importance que s’il n’était qu’un sot ; qui en remplit tous les devoirs avec la conscience et le dévouement d’un Rollin ; qui excelle à tout enseigner, et enseigne tout ce qu’on veut, depuis le rudiment jusqu’à l’arithmétique, en passant par tous les degrés intermédiaires, humanités, rhétorique et philosophie ; M. Maillet, dont le destin est d’être apprécié et oublié1 ; que l’Université, tout en rendant justice à son mérite académique, laisse en province quand tant d’autres sont à Paris ; que M. de Fontanes lui-même a négligé, quoiqu’il fût très-déterminé à le servir ; que M. Dussaut a quelquefois admiré ; qui compte un grand nombre de partisans, mais dont tout le monde parle en souriant, excepté moi ; M. Maillet, qui a une ambition que tous les lauriers du Parnasse ne couronneraient pas assez, et une modération que le suffrage d’un enfant contenterait ; qui donnerait tous les biens de ce monde, quoique occupé de ceux de l’autre, pour une louange, et toutes les louanges de la terre pour une des vôtres, ou pour un moment de votre bienveillance et de votre attention ; M. Maillet enfin, dont je vous ai parlé plusieurs fois, mais dont le nom peut-être vous sera nouveau, parce que la fatalité qui le poursuit, sans qu’il s’en doute, vous aura sûrement rendu sourd ; M. Maillet donc vient d’arriver à Paris, avec une lettre de l’évêque de Montpellier pour M. Trouvé, laquelle lettre demande pour lui à ce dernier une mention au Conservateur. Or, M. Trouvé ayant répondu qu’il ferait la proposition, mais que le comité seul déciderait, ledit Maillet, après être venu me chercher à Villeneuve, où je n’étais pas arrivé, est revenu me chercher à Paris, d’où je partais, sans avoir l’habileté de me saisir sur le chemin, parce qu’il est trop distrait, c’est-à-dire trop occupé pour être habile ; et il m’écrit pour jeter son cri de détresse, et m’appeler à son secours2. J’y vole autant que je le puis, c’est-à-dire que je lui réponds, moi qui ne réponds jamais, et que je vous écris, moi qui n’écris à personne, pas même à vous ni à madame la duchesse de Lévis. Je lui envoie toute ouverte cette recommandation, dont un autre se fâcherait, et qui le comblera de joie. Ayez-y égard, je vous en conjure. Accueillez mon Maillet, le plus sage des fous et le plus fou des sages, mais un des meilleurs esprits du monde, si cet esprit était plus froid, et une des meilleures âmes que le ciel ait jamais créées, quoiqu’il ne soit occupé que de son esprit ; espèce d’aigle sans bec, sans serres, sans fiel, mais non pas sans élévation assurément ; un jeune homme de l’autre monde, que les connaisseurs généreux, comme vous l’êtes, doivent apprécier dans celui-ci, afin que justice soit faite, car il n’y fera pas fortune. Rendez-le heureux avec un mot et un sourire ; cela me fera du bien. Adieu.

(Correspondance, p. 259.)

Conseils à M. de Chateaubriand sur le Génie du christianisme 1

Fragment

… Qu’il se souvienne bien que toute étude lui est inutile ; qu’il ait pour seul but, dans son livre, de montrer la beauté de Dieu dans le Christianisme, et qu’il se prescrive une règle imposée à tout écrivain par la nécessité de plaire et d’être lu facilement, plus impérieusement imposée à lui qu’à tout autre par la nature même de son esprit, esprit à part, qui a le don de transporter les autres hors et loin de tout ce qui est connu. Cette règle trop négligée, et que les savants mêmes, en titre d’office, devraient observer jusqu’à un certain point, est celle-ci : Cache ton savoir. Je ne veux pas qu’on soit un charlatan, et qu’on use en rien d’artifice ; mais je veux qu’on observe l’art. L’art est de cacher l’art. Notre ami n’est point un tuyau, comme tant d’autres ; c’est une source, et je veux que tout paraisse jaillir de lui. Les citations sont, pour la plupart, des maladresses ; quand elles deviennent des nécessités, il faut les jeter dans les notes. On se fâchait autrefois de ce qu’à l’Opéra on entendait le bruit du bâton qui battait les mesures. Que serait-ce si on interrompait la musique pour lire quelque pièce justificative à l’appui de chaque air ? Écrivain en prose, M. de Chateaubriand ne ressemble point aux autres prosateurs ; par la puissance de sa pensée et de ses mots, sa prose est de la musique et des vers. Qu’il fasse son métier : qu’il nous enchante. Il rompt trop souvent les cercles tracés par sa magie ; il y laisse entrer des voix qui n’ont rien de surhumain, et qui ne sont bonnes qu’à détruire le charme et à mettre en fuite les prestiges. Les in-folio me font trembler. Recommandez-lui, je vous prie, d’en faire ce qu’il voudra dans sa chambre, mais de se garder bien d’en rien transporter dans ses opérations. Bossuet citait, mais il citait en chaire, en mitre et en croix pectorale ; il citait aux persuadés1. Ces temps-ci ne sont pas les mêmes. Que notre ami nous raccoutume à regarder avec quelque faveur le christianisme ; à respirer, avec quelque plaisir, l’encens qu’il offre au ciel ; à entendre ses cantiques avec quelque approbation : il aura fait ce qu’on peut faire de meilleur, et sa tâche sera remplie. Le reste sera l’œuvre de la religion. Si la poésie et la philosophie peuvent lui ramener l’homme une fois, elle s’en sera bientôt réemparée, car elle a ses séductions et ses puissances, qui sont grandes. On n’entre point dans ses temples, bien préparé, sans en sortir asservi. Le difficile est de rendre aujourd’hui aux hommes l’envie d’y revenir. C’est à quoi il faut se borner ; c’est ce que M. de Chateaubriand peut faire ; mais qu’il écarte la contrainte ; qu’il renonce aux autorités que l’on ne veut plus reconnaître ; qu’il ne mette en usage que des moyens qui soient nouveaux, qui soient siens exclusivement, qui soient du temps et de l’auteur.

Il me faut du nouveau, n’en fût-il plus au monde, a dit le siècle. Notre ami a été créé et mis au jour tout exprès pour les circonstances. Dites-lui de remplir son sort et d’agir selon son instinct. Qu’il file la soie de son sein ; qu’il pétrisse son propre miel ; qu’il chante son propre ramage ; il a son arbre, sa ruche et son trou : qu’a-t-il besoin d’appeler là tant de ressources étrangères1 ?

(Lettre XIX, à Mme de Beaumont.)

Lettre de consolation

À mademoiselle Moreau de Bussy

Aucune des lettres que vous m’avez écrites ne m’a autant affligé que la dernière. C’est là que je vois combien votre plaie est profonde et en quelque sorte irrémédiable. Votre esprit s’est mis du parti de votre désolation, et raisonne comme il plaît à celle-ci. Tout se change en douleur pour vous, et vos réflexions n’aboutissent qu’à tirer de toutes choses quelque sujet d’accablement. J’ai pris une mauvaise route. Je vous ai trop occupée de votre malheur en voulant vous le rendre plus léger. Toute votre âme est malade ; mais puisque je l’ai imprudemment provoquée à raisonner sur son mal, je ne veux pas laisser sans réponse quelques-unes de vos observations, ni sans explication celles de mes opinions que je n’ai pas assez développées.

Non, les amis que nous avons perdus ne sont point honorés par ces douleurs excessives, qui n’honorent personne, parce qu’elles supposent plus la faiblesse et l’entêtement des âmes qui les éprouvent que la grandeur des pertes qu’on a faites. Il y a telle femme dans le monde qui, pour la mort d’un enfant de quatre jours, s’est plus désolée, a plus pleuré, et s’est obstinée à se désoler plus longtemps qu’on ne le fait pour des êtres dont la vie avait un grand prix2. Ce qui honore ceux qui ne sont plus, c’est une douleur modérée, à qui sa modération même permet d’être aussi durable que la vie de celui qui l’éprouve, parce qu’elle ne fatigue ni son âme, ni son corps ; une douleur haute, qui permet aux occupations et même aux délassements de la vie, de passer, en quelque sorte, sous elle ; une douleur calme, qui ne nous met en guerre ni avec le sort, ni avec le monde, ni avec nous-mêmes, et qui pénètre une âme en paix, dans les moments de son loisir, sans interrompre son commerce avec les vivants et avec les morts.

Qu’il me soit permis un moment de dire comment je voudrais être regretté1 ? J’expliquerai ainsi comment je trouve beau de l’être.

Je voudrais que mon souvenir ne se présentât jamais à mes amis sans amener une larme d’attendrissement sous leurs paupières et le sourire sur leurs lèvres. Je voudrais qu’ils pussent penser à moi au sein de leurs plus vives joies, sans qu’elles en fussent troublées, et qu’à table même, au milieu de leurs festins, et en se réjouissant avec des étrangers, ils fissent quelque mention de moi, en comptant parmi leurs plaisirs le plaisir de m’avoir aimé et d’avoir été aimés de moi. Je voudrais avoir eu assez de bonheur et assez de bonnes qualités pour qu’il leur plût de citer souvent à leurs nouveaux amis quelque trait de ma bonne humeur, ou de mon bon sens, ou de mon bon cœur, ou de ma bonne volonté, et que ces citations rendissent tous les cœurs plus gais, mieux disposés et plus contents. Je voudrais que, jusqu’à la fin, ils se souvinssent ainsi de moi, qu’ils fussent heureux, et qu’ils eussent une longue vie, pour s’en souvenir plus longtemps. Je voudrais avoir un tombeau où ils pussent venir en troupe, dans un beau temps, dans un beau jour, pour parler ensemble de moi, avec quelque tristesse, s’ils voulaient, mais avec une tristesse douce, et qui n’exclût pas toute joie. Je voudrais surtout, et j’ordonnerais, si je le pouvais, que pendant cette tendre cérémonie, pendant l’aller et le retour, il n’y eût dans les sentiments et dans les contenances rien de lugubre et rien de repoussant, en sorte qu’ils offrissent un spectacle qu’on serait bien aise d’avoir vu. Je voudrais, en un mot, exciter des regrets tels que ceux qui en seraient témoins ne craignissent ni de les éprouver, ni de les inspirer eux-mêmes. C’est l’image des regrets affreux que l’on doit laisser après soi qui rend en partie la mort si amère ; ce sont les horreurs dont on a environné la mort qui rendent, à leur tour, les regrets des survivants si terribles1. Ces deux causes agissent perpétuellement l’une sur l’autre, et bouleversent les âmes dans leurs sentiments les plus louables et les plus inévitables. Nos passions ont fait de notre dernière heure un sujet de désespoir et d’effroi, un moment haï, d’où la prévoyance et le souvenir se détournent également. Nos institutions et nos coutumes en ont fait, à leur tour, un événement dont on se hâte d’oublier, le plus vite qu’on peut, l’épouvantable appareil. Au lieu de nous accoutumer dès l’enfance, par la pensée et par les sens, à ne regarder cette séparation que comme le moment du départ pour un voyage sans retour, voyage que nous ferons un jour nous-mêmes, sans doute pour nous réunir dans des régions invisibles, on n’a rien oublié de ce qui était propre à en faire un objet d’horreur. On nous l’a fait considérer comme un châtiment, comme le coup porté par un exécuteur tout-puissant, comme un supplice, enfin ; et nos amis, nos proches, quand nous avons cessé de vivre, quittent notre lit de repos comme ils quitteraient l’échafaud où l’on nous aurait mis à mort.

Élevez-vous, je vous en conjure, au-dessus de ces sentiments vulgaires. Vous en êtes digne, et vous en avez besoin ; vous en êtes même plus capable que vous ne pensez, car votre douleur, en ce moment, calomnie votre raison.

En attendant que celle-ci prenne le dessus, agréez les assurances de l’estime d’un homme qui ne pourra jamais vous oublier, et qui sent plus vivement tout ce que vous valez depuis qu’il y a sur la terre moins de cœurs pour vous aimer1.

(Correspondance, p. 11.)

L’ami d’un ministre 1

Fragment

Ce n’est pas des défauts du prochain que j’avais résolu, Monseigneur, de vous entretenir aujourd’hui, mais de mes propres qualités. Elles ont été l’objet de mes méditations assidues, dans un jour de maux et d’ennuis, et m’ont paru merveilleuses : je veux vous en féliciter. Je vous le dis sincèrement et dans le style populaire qui sied si bien à la franchise : « Monseigneur, vous êtes bien heureux de m’avoir ! »

Je fais mon devoir à merveille, et je sais vous en amuser ; je me joue avec votre hermine, j’égaye votre royauté.

Vous avez subjugué tout le monde autour de vous, excepté moi. Toutes les opinions se taisent devant la vôtre, excepté la mienne.

Je vous dis tout ce que je pense, et je pense avec vous ce que je veux.

Sans moi, vous n’auriez pas dans votre empire un sujet qui osât toujours vous dire la vérité pure. Sans moi, il n’y aurait pas dans votre cour un homme libre, ou qui du moins, vu l’intimité et la familiarité invétérées, pût, comme moi, sans offenser les bienséances, le paraître hautement et publiquement.

Sans moi, vous ne connaîtriez pas, hors de votre famille, les délices de la contradiction ; sans moi, rien ne rappellerait jamais à votre souvenir l’ancienne et douce égalité.

Et remarquez ceci, Monseigneur : celui qui sait rire avec vous de ses occupations et des vôtres est un homme grave, et même austère ; celui qui se joue avec vos dignités est l’homme qui attache le plus d’importance à votre rang, à vos fonctions, et qui les respecte le plus dans son esprit et dans son cœur ; enfin l’homme qui vous contredit le plus souvent est celui qui a pour vous, en secret, le faible le plus décidé ; l’homme qui vous est le moins asservi est aussi celui qui vous est le plus dévoué.

C’est sur quoi, Monseigneur, j’ai voulu vous faire aujourd’hui mon très-sincère compliment. Agréez-le, je vous prie, avec votre équité accoutumée.

Je suis très-profondément, comme l’autre jour, Monseigneur, de Votre Excellence, le très-humble et très-obéissant serviteur1.