(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre XXVI. des figures. — figures par mutation et inversion  » pp. 370-387
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(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre XXVI. des figures. — figures par mutation et inversion  » pp. 370-387

Chapitre XXVI.

des figures. — figures par mutation et inversion

Enfin les rhéteurs rangent encore parmi les figures certaines formes de langage, certains tours de phrase par lesquels l’idée n’est ni développée, ni abrégée, ni rapprochée d’aucune autre, mais seulement modifiée dans sa manifestation. Ces tours et ces formes font saisir d’une manière plus vive que les formes positives et les tours habituels, le mouvement de l’âme et la vue de l’esprit.

« Il y a pour chaque sentiment, dit Condillac, un mot propre à en réveiller l’idée ; tels sont : aimer, haïr. Quand je dis donc : j’aime, je hais, j’exprime un sentiment, mais c’est l’expression la plus faible.

« En changeant la forme du discours, on modifie le sentiment, et on le rend avec plus de vivacité. Si je l’aime ! si je le hais ! exprime combien on aime, combien on hait ; moi, je ne l’aimerais pas ! moi, je ne le haïrais pas ! fait sentir combien on croit avoir de raisons d’aimer ou de haïr. »

Voilà la raison réelle de cette dernière catégorie de figures, que j’ai comprises sous le titre général de mutation on inversion, et à laquelle se rapportent l’exclamation, lépiphonème, l’apostrophe, l’interruption, la suspension, l’interrogation et la subjection, quand elles n’ont point pour but de dissimuler la pensée, et presque tout ee que les rhéteurs appellent figures de construction et de syntaxe, l’hyperbate, l’énallage, etc.

L’exclamation est un élan du cœur, l’expression du sentiment substituée à celle d’une opinion. Tous peuvent penser et dire que tout est vanité dans ce monde, mais si cette triste vérité apparaît à un puissant roi, homme de génie ; si au milieu des grandeurs, des plaisirs, des études, chaque découverte, chaque succès, chaque volupté nouvelle la lui confirme, ce n’est plus une idée qu’il formulera, c’est un cri presque involontaire qui lui échappera : « O vanité des vanités ! vanité des vanités ! »

Qu’à l’occasion d’un fait ou d’une observation, une sentence courte et vive, un trait d’esprit ou d’imagination se détache de l’ensemble en affectant le plus souvent la forme exclamative115, cette espèce d’exclamation se nomme épiphonème :

Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots !

s’écrie Boileau en parodiant Virgile ; et la Fontaine à propos des deux coqs :

Deux coqs vivaient en paix ; une poule survint,
Et voilà la guerre allumée.
Amour, tu perdis Troie !…

Ces trois mots charmants sont gros de figures ; mais malheur au rhéteur et à son art, quand il lui arrive de tomber sur de tels exemples. Amour, tu perdis Troie ! est pour l’homme de goût la plus heureuse rencontre d’idée et d’expression à la fois gracieuse, piquante et rapide. N’est-ce pas pitié d’être obligé d’ajouter qu’il y a là quatre figures réunies, allusion, exclamation, épiphonème et apostrophe ? C’est pourtant vrai, mais oubliez bien vite que je vous l’ai dit ; ne vous souvenez que d’une chose : Amour, tu perdis Troie, — et passons à l’apostrophe.

« L’apostrophe, dit Marmontel, consiste à détourner tout à coup la parole et à l’adresser, non plus à l’auditoire ou à l’interlocuteur, mais aux absents, aux morts, aux êtres invisibles ou inanimés, et le plus souvent à quelqu’un ou à quelques-uns des assistants. »

Il fait remarquer que, dans ce dernier cas, l’apostrophe est une des armes les plus puissantes de l’éloquence ; c’est l’adversaire, le juge, l’une ou l’autre classe d’auditeurs, que l’orateur interpelle tout à coup, qu’il prend à partie, qu’il atteste, qu’il terrasse ou qu’il implore. Le premier emploi de l’apostrophe peut être pathétique, quand le sujet la soutient et que la situation l’inspire ; elle est la compagne presque obligée de la prosopopée, mais elle touche souvent alors à l’emphase et à la déclamation.

Un mot maintenant sur quatre figures de cette classe que l’on peut confondre aisément : la parenthèse, l’interruption, la réticence et la suspension.

Par la parenthèse et l’interruption, l’écrivain suspend l’expression d’une idée, en y intercalant une autre idée, mais avec l’intention de revenir à la première et de l’achever : la seule différence, c’est que la parenthèse a pour but d’éclaircir et de compléter ce commencement de pensée, tandis que l’interruption ne fait qu’y ajouter de l’énergie, en y jetant un cri de l’âme tout involontaire, et qui lui échappe presque à son insu. Dans la réticence, au contraire, les premiers mots d’une phrase ont bien été prononcés, mais une réflexion a surgi qui a ordonné de la trancher net pour ne plus la reprendre, et pour y substituer une autre idée. Enfin la suspension consiste à disposer la phrase sans l’interrompre, de telle sorte que le lecteur, en la commençant, n’en prévoi pas la fin, et à reculer assez le dernier mot pour que l’attention soit soutenue ou la curiosité piquée.

Je lis dans la lettre de madame de Sévigné sur la mort de Vatel : « Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte et se la passe au travers du cœur ; mais ce ne fut qu’au troisième coup (car il s’en donna deux qui n’étaient pas mortels) qu’il tomba mort. » Voilà une véritable parenthèse. Je n’ai qu’un précepte à donner : n’employez jamais la parenthèse sans une absolue nécessité ; ne la multipliez point, et surtout ne vous avisez pas, comme certains prosateurs, de greffer, en quelque sorte, parenthèse sur parenthèse, de façon à dérouter le lecteur, qui, à travers toutes ces superfétations, perd de vue la phrase principale116.

Voici maintenant une interruption dans Bossuet, en parlant de la reine d’Angleterre : « Combien de fois a-t-elle remercié Dieu humblement de deux grandes grâces : l’une de l’avoir faite chrétienne ; l’autre… Messieurs, qu’attendez-vous ? Peut-être d’avoir rétabli les affaires du roi son fils ? Non, c’est de l’avoir faite reine malheureuse. »

Vous voyez que la pensée interrompue un instant est bientôt reprise ; mais quand Athalie dit avec fureur à Joad :

Je devrais sur l’autel où ta main sacrifie
Te … Mais du prix qu’on m’offre il faut me contenter :
Ce que tu m’as promis songe à l’exécuter.
Cet enfant, ce trésor qu’il faut qu’on me remette,
Où sont-ils ?…

il est clair que la réflexion a banni sans retour cette idée de meurtre qu’un premier mouvement de rage avait inspirée ; il y a réticence. Bien entendu que quand la réticence est affectée, quand l’interruption n’est point l’effet naturel de la passion, mais un dessein prémédité de faire entendre, par le peu qu’on a dit, ce qu’on affecte de supprimer, et même souvent beaucoup au delà, elle n’appartient plus alors aux figures dont nous traitons ici, et doit se ranger, à la suite de l’ironie, parmi celles qui font contraster la parole avec la pensée.

Pour donner l’idée de la suspension, je rappellerai un exemple de cette figure, c’est une singulière période de Brébeuf, souvent citée en pareil cas : elle se trouve dans ses Entretiens solitaires, livre II, chap. 5. Le poëte s’adresse à Dieu :

Les ombres de la nuit à la clarté du jour,
Les transports de la rage aux douceurs de l’amour,
A l’étroite amitié la discorde et l’envie,
Le plus bruyant orage au calme le plus doux,
La douleur au plaisir, le trépas à la vie,
Sont bien moins opposés que le pécheur à vous.

M. de Lamartine a donné un bien plus poétique et bien meilleur exemple de suspension dans ses Harmonies, liv. III, ode 3.

Au reste, ces quatre dernières figures, pour mieux exprimer l’intention ou le sentiment de l’écrivain, arrêtent la marche de la phrase, mais sans y jeter le désordre ; celles dont il nous reste à parler portent de plus graves atteintes à la construction ou à la syntaxe. Avant donc de les aborder, il faut s’être fait une idée bien nette de la syntaxe et de la construction.

La construction est l’arrangement des mots d’une phrase, la syntaxe, l’accord de ces mots entre eux, l’un et l’autre déterminés par certaines règles et par l’usage. Des biens que lui a donnés Dieu jouit le sage modérément, mauvaise construction ; le sage jouit modérément des biens que Dieu lui a donné, faute de syntaxe ; enfin le sage jouit modérément des biens que Dieu lui a donnés, phrase correcte selon les règles de position, comme selon celles de concordance, dans sa construction comme dans sa syntaxe.

On est d’accord sur les principes de la syntaxe, on l’est moins sur ceux de la construction. La construction est-elle fondée sur la nature même de l’esprit humain, ou n’est-elle que le résultat du génie de chaque langue ? Quelle est la plus naturelle de ces phrases : Des rois gouvernèrent d’abord la ville de Rome, ou Urbem Romam a principio reges habuere ; Alexander vicil Darium, ou Darium vicit Alexander ? Question longuement controversée au xviiie  siècle. Le Batteux, Chompré, Pluche, Condillac117, soutenaient que tout dépend du génie de la langue ; Dumarsais et l’Encyclopédie étaient d’un avis contraire ; et la raison, ce me semble, est pour eux, comme l’autorité.

Remarquez en effet. Tant que la pensée reste dans l’esprit à l’état de simple concept, elle est une et indivise, elle forme un tout qui n’a point de parties et n’en a pas besoin ; mais aussitôt qu’on veut la manifester à l’extérieur par la parole, il est bien évident qu’on ne le peut sans la diviser pour en présenter successivement les divers membres. C’est en ce sens qu’on a appelé les langues des méthodes analytiques. Or croyez-vous que cette succession de parties puisse être arbitraire, au moins dans ses principaux éléments ? Admettez-vous une qualité ou un acte dans un sujet, sans avoir été instruit d’abord de l’existence de ce sujet ? L’idée de l’acte n’évoquera-t-elle pas naturellement, quand il est transitif, celle de l’objet qui en est affecté ? La cause ne précédera-t-elle pas l’effet ? et, par conséquent, ne faudra-t-il pas mettre nécessairement le sujet avant le verbe, le verbe avant son régime, l’antécédent avant son conséquent ? Telle sera en effet la suite forcée des mots dans les langues où leur succession peut seule faire apprécier leurs relations logiques. Il est sans doute des idiomes où l’on est libre de renverser cet ordre, mais alors on doit le remplacer en indiquant les rapports par des inflexions ou désinences qui modifient les vocables eux-mêmes. Et comment déterminer ces désinences, si l’esprit n’a préalablement arrêté les relations entre les idées dans l’ordre que je viens d’énoncer118 ?

Rappelez-vous la fameuse phrase de M. Jourdain : « Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. » Le maître de philosophie, après avoir retourné cette phrase de quatre ou cinq façons, lui dit bien que de toutes ces façons la meilleure est celle qu’il a employée tout du premier coup ; mais il ne lui dit pas pourquoi. Or, ce pourquoi, c’est évidemment que, ne pouvant exprimer par des variétés de terminaisons la variété des rapports logiques qui lient ces mots entre eux, il a dû le faire en les plaçant dans une succession régulière ; c’est qu’il lui a fallu indiquer l’existence des yeux avant leur action, puis leur action en général avant le sens spécial dans lequel elle devait être comprise ici. Cette construction, que l’on a nommée construction simple, naturelle, nécessaire, significative, énonciative, préexiste dans l’esprit comme fondement de toutes les autres, aussi bien dans les langues synthétique ou transpositives, que dans les langues analytiques ou analogues. Elle rend plus sensibles que toute autre les rapports mutuels des mots, image de la relation des idées que ces mots expriment. « C’est d’elle seule, dit avec raison l’Encyclopédie, que les autres constructions empruntent la propriété qu’elles ont de signifier, au point que si la construction nécessaire ne pouvait pas se retrouver dans les autres sortes d’énonciations, celles-ci n’exciteraient aucun sens dans l’esprit, ou n’y exciteraient pas celui qu’on voudrait y faire naître. »

La langue française, la plus claire des langues analytiques, suit en général cet ordre naturel, dont elle s’écarterait cependant bien plus souvent, si elle avait moyen d’y suppléer par des terminaisons variées. Ainsi pourquoi dit-elle : Vos yeux me font mourir ? et ne peut-elle pas dire : Vos yeux M. Jourdain font mourir ? C’est que la forme me au lieu de je ou moi indiquant nécessairement l’objet de l’action, puisque, par une exception bien rare en français, ce mot se décline, l’esprit le replace naturellement après le verbe qui exprime cette action. Il en est de même pour la position des relatifs. Enfin dans toutes les langues analytiques, en anglais, en italien, en espagnol, comme en français, le génie de la langue, le point de vue où l’on se place pour apprécier les relations logiques entre les mots, la liaison des idées surtout, loi souveraine de toute construction, justifient, exigent même, en certains cas, ces sortes de contraventions à la construction naturelle, mais on peut toujours, me semble-t-il, les expliquer facilement d’après ce que j’ai dit, et elles ne détruisent pas le principe.

Une objection pourtant se présente. Si réellement il existe une construction naturelle et nécessaire, pourquoi donc, lorsque d’ailleurs la liaison des idées ne réclame pas une exception, ne pas la suivre aussi bien quand la terminaison des mots est variable que quand elle ne l’est point ? Pourquoi ne dit-on pas en français : vos yeux font mourir me, comme on dit : vos yeux font mourir M. Jourdain ? C’est que, tout en admettant la nécessité originelle de cette construction, on conçoit aussi que l’obligation de s’y conformer partout et toujours blesserait le principe de l’harmonie et celui de la variété ; et que la variété et l’harmonie étant, aussi bien que la clarté, des besoins de notre esprit, le génie de chaque langue a fait une loi d’introduire les unes toutes les fois qu’on le peut sans nuire à l’autre. Or, mieux un Idiome indique les diverses relations des idées entre elles par les désinences diverses des mots, plus souvent il s’éloigne de la construction naturelle pour adopter celle qu’on nomme usuelle. La construction naturelle est évidemment, vos yeux font mourir me ; si la construction usuelle, vos yeux me font mourir, s’en écarte, c’est que, grâce à la forme toute speciale de me, elle satisfait à l’harmonie, sans blesser la clarté. Vos yeux font mourir M. Jourdain, voilà la construction à la fois naturelle et usuelle. Supposons maintenant que, comme en grec et en latin, les désinences expriment encore mieux toutes les relations possibles, la construction usuelle s’étendra bien davantage et se permettra beaucoup plus de liberté. Cicéron écrira indifféremment : accepi tuas litteras ou litteras tuas ; litteras tuas ou tuas litteras accepi ; tuas accepi litteras ou litteras accepi tuas. Une fois les relations clairement indiquées par les terminaisons, qu’importe la place des mots ? C’est ainsi que, dans les langues même les plus analytiques, il est un grand nombre de qualificatifs, de compléments, d’incidentes, dont la position dans une phrase est parfaitement indifférente, et n’obéit plus qu’aux lois de la variété, ou du rhythme, ou encore de l’intérêt et de la passion, influences diverses qui déterminent les subdivisions de la construction usuelle.

Euphonique, la construction usuelle, par l’enchaînement et la proportion des mots entre eux, par une certaine convenance de syllabes, cherche uniquement à flatter l’oreille. Elle balance les membres d’une période, en déroule les plis, représente les idées par les sons, et contribue ainsi à l’harmonie imitative. Racine et Buffon sont les modèles de cette espèce de construction.

Antithétique, elle s’adresse à l’esprit plutôt qu’à l’oreille, elle choque les mots contre les mots pour en faire mieux jaillir l’opposition des pensées :

Romains contre Romains, parents contre parents,
Combattaient follement pour le choix des tyrans.

Et mieux encore dans ces deux rats du bon Horace :

Rusticus urbanum murem mus paupere fertur
Excepisse cavo, veterem vetus hospes amicum.

Etudiez sous ce rapport Fléchier et la Bruyère.

Historique, elle préfère à l’ordre des rapports logiques la succession chronologique des choses exprimées, comme tout à l’heure la phrase de Tacite : Urbem Romam a principio reges habuere. Il fallait que la ville de Rome existât préalablement pour que des rois pussent la gouverner. Cette construction se rencontre à chaque page des écrivains latins119.

Pathétique, c’est à l’âme qu’elle parle ; elle se conforme non plus à l’ordre des faits ni à l’ordre logique, mais à celui des impressions que ressent ou veut exciter l’écrivain ; celle-ci est plus familière à l’orateur et donne au style l’énergie, la vivacité, l’entrainement.

Enfin, les saillies de l’imagination, le concours d’une foule d’idées qui se présentent ensemble et se heurtent en quelque sorte pour se faire passage, la fougue, l’impatience, le délire de la passion qui s’emporte, et jettent le désordre dans l’esprit, peuvent engager l’écrivain à enlever les mots à leur place ordinaire, et à bouleverser même des phrases entières. Nous voici à la construction figurée à laquelle appartiennent les formes dont il me reste à parler.

L’hyperbate ou inversion. Cette figure distrait les mots de leur place naturelle et les transporte dans une autre pour donner à la phrase plus de vigueur, d’élégance ou d’harmonie120. Quintilien compare ingénieusement l’arrangeur de phrases et de périodes (et notre orgueil a beau en murmurer, c’est là plus ou moins le lot de tout écrivain), à l’ouvrier qui construit un mur avec des pierres brutes, qui essaye, qui rejette, qui reprend, tantôt l’une, tantôt l’autre, jusqu’à ce qu’il ait placé chacune à l’endroit convenable et où elle s’agence le mieux. « Seulement, ajoute-t-il, nous ne sommes pas les maîtres, nous autres auteurs, de tailler les mots et de les polir pour les lier convenablement ensemble ; nous sommes forcés de les prendre tels qu’ils sont et de leur choisir une bonne place ; et l’un des moyens les plus efficaces pour rendre la phrase nombreuse, gracieuse, énergique, c’est de savoir intervertir à propos l’ordre des mots, nec aliud potest sermonem facere numerosum quam opportuna ordinis mutatio 121. »

Naturellement les langues transpositives se prêtent beaucoup mieux à ces inversions que les langues analogues. Celles-ci cependant ne les proscrivent pas absolument.

Le français en admet un très-grand nombre en poésie :

… Sitôt que de ce jour
La trompette sacrée annonçait le retour,
Du temple, orné partout de festons magnifiques,
Le peuple saint en foule inoudait les portiques…
Mais lui-même étonné d’une fuite si prompte,
Par combien de serments, dont je n’ai pu douter,
Vient-il de me convaincre et de nous arrêter !

On voit que cette liberté de changer l’ordre analytique et de faire du premier vers le second et du second le premier ajoute à l’élégance et à l’harmonie. Aussi ne peut-on lire dix vers français sans y rencontrer l’hyperbate. La prose est plus rigoureuse. L’hyperbate cependant naît, comme dans d’autres langues, sous la plume de nos grands prosateurs. Je pourrais multiplier les exemples ; je me contenterai de citer une phrase de Fléchier : « Déjà prenait l’essor, pour se sauver vers les montagnes, cet aigle dont le vol hardi avait d’abord effrayé nos provinces122 ; » et cette belle construction de Bossuet déjà citée, qui reproduit si bien, par la hardie transposition du verbe et par le poids de toute la phrase la formidable pesanteur de l’objet à peindre : « Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne… etc. » Souvent, sans inversion précise, la construction de Bossuet donne à sa parole un charme extrême. Voyez dans l’Oraison funèbre de la duchesse d’Orléans : « Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l’herbe des champs ; le matin elle fleurissait, avec quelle grâce ! vous le savez ; le soir nous la vîmes séchée ; et ces fortes expressions, par lesquelles l’Ecriture sainte exagère l’inconstance des choses humaines, devaient ètre pour cette princesse si précises et si littérales. » Essayez de mettre : « Vous savez avec quelle grâce elle fleurissait le matin ! »

En général cependant la prose française est avare d’inversions. Fénelon lui en fait le reproche. « Notre langue, dit-il, est trop sévère sur ce point ; elle ne permet que des inversions douces ; au contraire, les anciens facilitaient par des inversions fréquentes les belles cadences, la variété et les expressions passionnées ; les inversions se tournaient en grandes figures, et tenaient l’esprit suspendu dans l’attente du merveilleux. »

Tout cela est vrai, mais c’est une nécessité des langues analytiques, qu’il est difficile et hasardeux de faire fléchir ; j’ai dit pourquoi. Les maîtres l’ont tenté, souvent avec bonheur, toujours avec science et réserve. D’autres sont venus ensuite, qui n’étaient pas des maîtres, et qui ont voulu aller plus loin. Mais ignorant à la fois et le principe de la construction et le génie de la langue, ils sont tombés dans tous les excès du ridicule. Le type, sous ce rapport, est l’auteur d’un roman fameux, il y a quelque trente ans, le Solitaire ; dans ce livre, comme dans le Renégat, dans la Mort et l’Amour, etc., du même écrivain, on trouve des constructions fabuleuses et des inversions que le maître même de M. Jourdain n’a point prévues.

Ce ne sont plus là des hyperbates, mais plutôt ce que les rhéteurs appellent synchyse, c’est-à-dire, non-seulement inversion, mais renversement complet de la construction ordinaire, mélange et confusion.

La passion seule peut justifier la synchyse. C’est quand l’âme est bouleversée que la phrase peut l’être à ce point. Ainsi le commencement du discours de Pacuvius à son fils Perolla dans Tite-Live : « Per ego te, fili, quæcumque jura liberos jungunt parentibus… etc. » C’est assez dire que la synchyse est presque inadmissible dans les langues analytiques. Je trouve force synchyses dans le français du xvie  siècle, mais alors les règles de construction étaient encore vagues et mal assises ; la phrase s’embarrassait ou s’interrompait à chaque pas par des inversions laborieuses, des parenthèses infinies, des allonges, en quelque sorte, gauchement soudées à l’aide de relatifs et de prépositions. Ce ne sont plus là des figures, ce sont des fautes de construction dont quelques langues peuvent s’accommoder, mais qui choquent la netteté française. Mme de Sévigné, qui se rattache par tant de côtés au xvie  siècle, fournit quelques exemples de synchyse. En voici un dans son admirable lettre sur la mort de Turenne : « Chacun conte l’innocence de ses mœurs, la pureté de ses intentions, son humilité éloignée de toutes sortes d’affectations, la solide gloire dont il était plein, sans faste et sans ostentation, aimant la vertu pour elle-même, sans se soucier de l’approbation des hommes, une charité généreuse et chrétienne. »

L’énallage est une figure de syntaxe. Elle substitue un temps à un autre123. L’énallage se rencontre en français dans certaines locutions familières : Si tu parles, tu es mort ; et dans un ton plus élevé, quand pour donner à la phrase du mouvement et de la vivacité, on substitue :

1° Le présent au passé : « Turenne meurt, tout se confond, la fortune chancelle, la victoire se lasse… etc. ; »

2° Le présent au futur ; dans Boileau :

… Dès que nous l’aurons prise,
Il ne faut qu’un bon vent et Carthage est conquise ;

3° Le passé au présent ou au futur ; dans Racine :

Bientôt ton juste arrêt te sera prononcé ;
Tremble ! son jour approche, et ton règne est passé.

J’appellerais volontiers énallage de mode l’emploi de l’infinitif au lieu de l’indicatif, dont les Latins usaient si souvent sous le nom d’infinitif historique, et qui se rencontre parfois en français :

Ainsi dit le renard, et flatteurs d’applaudir.

Quelques-uns expliquent cette forme par l’ellipse.

L’énallage de nombre et de personne remplace tu par vous, je par nous, emploie la seconde personne pour la troisième, ou la troisième pour la seconde, etc. Les exemples en sont continuels.

Une autre figure qui affecte également la syntaxe est la syllepse ou compréhension. L’esprit dominé par une idée oublie la concordance grammaticale, et rapporte un mot non plus aux mots précédents, mais à l’idée qui le préoccupe et dans laquelle il comprend, il absorbe ce mot. Voici une jolie syllepse dans la Bruyère : « Une femme infidèle, si elle est connue pour telle de la personne intéressée, n’est qu’infidèle ; s’il la croit fidèle, elle est perfide. » C’est une syllepse de genre. En voici une de nombre, dans Racine :

Entre le pauvre et vous vous prendrez Dieu pour juge,
Vous rappelant, mon fils, que caché sous ce lin,
Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin.

Et dans Bossuet : « Quand le peuple hébreu entra dans la terre promise, tout y célébrait leurs ancêtres. » Enfin, Fénelon réunit la syllepse de genre et celle de nombre, quand il fait dire à Mentor : « Il faut envoyer dans les guerres étrangères la jeune noblesse. Ceux-là suffisent pour entretenir toute la nation dans une émulation de gloire, etc. »

M. Fontanier donne à cette figure le nom de synthèse, pour empêcher, dit-il, qu’on ne la confonde avec le trope appelé syllepse, dont nous avons parlé. Mais comme le mot synthèse est employé aussi dans une autre signification parla rhétorique, l’inconvénient est égal des deux parts, et je préfère encore la dénomination consacrée, parce que réellement compréhension n’est pas composition. Si vous voulez distinguer les deux syllepses, appelez celle dont je parle ici syllepse grammaticale, et l’autre syllepse oratoire.

Je termine par ces anomalies ce que j’ai à dire du style figuré. J’ajouterai seulement une observation. On a reproché à presque toutes les rhétoriques ou d’attacher trop peu d’importance aux figures, ou de les multiplier sans mesure, comme sans motif. Ai-je su éviter l’un et l’autre excès, le dernier surtout ? Je n’ose le croire. Mais quelque longue que soit ma nomenclature , je prie mes jeunes lecteurs d’être persuadés que je leur épargne encore bien des détails. Sans parler, en effet, de toutes les figures dont j’ai, dans l’occasion, annoncé le retranchement, et de toutes celles que j’ai rejetées dans les notes, j’aurais pu nommer l’ épithète et l’épithétisme, et recommander à ce propos d’éviter les épithètes fades, oiseuses et déplacées, un des défauts les plus énervants pour le style ; j’ai volontairement oublié l’adjonction, la conglobation, l’atroïsme, le mérisme, l’harmonisme, etc. Et que serait-ce si des genres, j’en étais venu aux espèces ! si dans le zeugme j’avais distingué le protozeugme, le mésozeugme et l’hypozeugme ; dans l’onomatopée, l’allitération, l’assonance et l’antanaclase ; dans l’épiphonème, l’initiatif, l’interjectif et le terminatif ; dans la répétition, l’anaphore, l’épiphore, l’épanalepse ou réduplication, la symptoque ou concaténation directe et indirecte, l’anadiplose, l’épanode… que sais-je ? c’est une mine inépuisable et que je serais assurément bien fâché d’avoir épuisée.

Quoi qu’il en soit, le jeune rhétoricien aura facilement compris, je l’espère, quelles figures doivent principalement fixer son attention, et n’être employées par lui qu’avec un souvenir intelligent des préceptes qui s’y rattachent, la métaphore, l’antithèse, l’hyperbole, la périphrase ; ce ne sont plus là seulement des ornements de style, c’est presque le style tout entier.

Pour faciliter aux élèves l’étude de ce livre, et leur en faire mieux saisir la marche, j’ai cru utile d’y ajouter un résumé de tout l’ouvrage.