(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Molière, 1622-1673 » pp. 43-55
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Molière, 1622-1673 » pp. 43-55

Molière
1622-1673

[Notice]

Jamais vocation ne fut plus irrésistible que la sienne. Fils et petit-fils d’un tapissier du roi, élevé au collége de Clermont, puis dirigé vers l’étude du droit, Jean-Baptiste Poquelin suivit son étoile, et, sous le nom de Molière, devint directeur d’une troupe ambulante, sans se laisser tenter par la faveur du prince de Conti, son condisciple, qui lui offrait une charge de cour. Dans le noviciat de cette vie nomade, où il fit provision d’expérience, il essaya sa verve par des esquisses déjà puissantes, où s’annonce comme en germe sa merveilleuse fécondité. Son théâtre étant trop considérable pour que nous puissions ici le passer en revue, bornons-nous à dire qu’il est avec Shakespeare l’exemple le plus complet du génie créateur et dramatique.

Il a peint avec une vérité saisissante tous les types de la physionomie humaine ; son investigation philosophique a parcouru tous les rangs de la société ; il met en scène la cour, la ville et la province : bourgeoiset nobles, marchands, médecins et hommes de lois ; pédants, fâcheux, fanfarons, fripons, servantes, valets et maîtres, sans compter les ridicules ou les vices de toutes les conditions et de tous les caractères : bel esprit, faux savoir, avarice, prodigalité, faiblesse, égoïsme, entêtement, malveillance, vanité, sottise, jalousie, libertinage, misanthropie, irréligion, hypocrisie, en un mot son siècle et avec lui l’humanité tout entière. Ses personnages ont une physionomie si distincte qu’ils s’imposent à la mémoire de la postérité, et bien qu’ils soient contemporains du poëte, tous les âges se reconnaissent en eux ; car ils sont à la fois des individus qui ont leur date dans l’histoire des mœurs, et des types qui demeureront à jamais. Molière a suffi aux plaisirs et à l’enseignement des plus raffinés comme des plus simples. Il a fait la part de tous avec une libéralité d’invention qui rappelle l’inépuisable vertu des forces créatrices dont le mystère se cache au sein de la nature. Il n’eut ni débuts, ni déclin, et ses premiers croquis sont aussi étonnants que ses tableaux les plus achevés. Sa verve provoque sans effort et cette hilarité bruyante dont les éclats réjouissent le cœur, et cette gaieté réfléchie qui est le sourire de l’esprit. Il réunit la fantaisie d’Aristophane à l’âpreté de Plaute, et à l’atticisme de Térence. Original jusque dans ses imitations, il a l’air, quand il emprunte, de prendre son bien où il le trouve, et fait oublier les sources auxquelles il puise. La farce même, il l’élève jusqu’à lui, et ses bouffonneries sont traversées par des éclairs d’intuition morale qui les rapprochent de la haute comédie dont il est le père. Non moins habile à nouer une intrigue, à exciter la surprise, à combiner des situations, qu’à représenter toutes les variétés de la vie, il possède dans une proportion parfaite l’imagination, la sensibilité et la raison ; car si le comique est la forme de son génie, le bon sens en est le fonds et la substance. Bien qu’il ait le don des métamorphoses, et s’oublie lui-même pour être tour à tour chacun de ses acteurs, il nous découvre aussi pourtant sous ses œuvres la cordialité d’une âme généreuse, éclairée, tolérante, indulgente, digne de n’avoir jamais eu d’autres ennemis que les envieux et les vicieux. En admirant le philosophe, que Boileau surnomma le contemplateur, on aime le comédien qui mourut victime de son art et de sa bienfaisance.

Que dire de son style ? C’est la nature même parlant naïvement, selon le caractère, la passion, la condition. Sa langue, vive, franche, nette, vigoureuse, hardie, énergique, pittoresque, indépendante, vraiment nationale, ne rappelle point la sagesse économe et sobre de Boileau, si patient à attendre, au coin d’un bois, la rime, ou le mot qui l’avait fui. Elle est plutôt, par sa verve opulente et prime-sautière, voisine de Rabelais, de Régnier, de Saint-Simon. C’est le Rubens de la poésie. Ses brusques audaces ont la fierté de la fresque :

Car la fresque est pressante et veut sans complaisances
Qu’un peintre s’accommode à ses impatiences.

On a pu lui appliquer à juste titre ce vers expressif :

Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre.

Apologie de la comédie

Je ne puis pas nier qu’il n’y ait eu des Pères de l’Église qui ont condamné la comédie ; mais on ne peut pas nier aussi qu’il n’y en ait eu quelques-uns qui l’ont traitée un peu plus doucement. Ainsi l’autorité dont on prétend appuyer la censure est détruite par ce partage ; et toute la conséquence qu’on peut tirer de cette diversité d’opinions en des esprits éclairés des mêmes lumières, c’est qu’ils ont pris la comédie différemment, et que les uns l’ont considérée dans sa pureté, lorsque les autres l’ont regardée dans sa corruption, et confondue avec tous ces vilains spectacles qu’on a eu raison de nommer des spectacles de turpitude.

En effet, puisqu’on doit discourir des choses et non pas des mots, et que la plupart des contrariétés viennent de ne se pas entendre et d’envelopper dans un même mot des idées opposées, il ne faut qu’ôter le voile de l’équivoque, et regarder ce qu’est la comédie en soi, pour voir si elle est condamnable. On connaîtra, sans doute, que n’étant autre chose qu’un poëme ingénieux, qui, par des leçons agréables, reprend les défauts des hommes, on ne saurait la censurer sans injustice. Et si nous voulions ouïr là-dessus le témoignage de l’antiquité, elle nous dira que ses plus célèbres philosophes ont donné des louanges à la comédie1, eux qui faisaient profession d’une sagesse si austère et qui criaient sans cesse après les vices de leur siècle. Elle nous fera voir qu’Aristote a consacré des veilles au théâtre et s’est donné le soin de réduire en préceptes l’art de faire des comédies. Elle nous apprendra que ses plus grands hommes, et des premiers en dignité, ont fait gloire d’en composer eux-mêmes, qu’il y en a eu d’autres qui n’ont pas dédaigné de réciter en public celles qu’ils avaient composées ; que la Grèce a fait pour cet art éclater son estime par les prix glorieux et par les superbes théâtres dont elle a voulu l’honorer ; et que, dans Rome enfin, ce même art a reçu aussi des honneurs extraordinaires ; je ne dis pas dans Rome débauchée et sous la licence des empereurs, mais dans Rome disciplinée, sous la sagesse des consuls, et dans le temps où régnait la vigueur de la vertu romaine.

J’avoue qu’il y a eu des âges où la comédie s’est corrompue. Et qu’est-ce que dans le monde on ne corrompt point tous les jours ? il n’y a chose si innocente où les hommes ne puissent porter du crime, point d’art si salutaire dont ils ne soient capables de renverser les intentions, rien de si bon en soi qu’ils ne puissent tourner à de mauvais usages. La médecine est un art profitable, et chacun la révère comme une des plus excellentes choses que nous ayons ; et cependant il y a eu des temps où elle s’est rendue odieuse, et souvent on en a fait un art d’empoisonner les hommes. La philosophie est un présent du ciel ; elle nous a été donnée pour porter nos esprits à la connaissance d’un Dieu par la contemplation des merveilles de la nature ; et pourtant on n’ignore pas que souvent on l’a détournée de son emploi, et qu’on l’a occupée publiquement à soutenir l’impiété. Les choses mêmes les plus saintes ne sont point à couvert de la corruption des hommes, et nous voyons des scélérats qui, tous les jours, abusent de la piété et la font servir méchamment aux crimes les plus grands. Mais on ne laisse pas pour cela de faire les distinctions qu’il est besoin de faire : on n’enveloppe point dans une fausse conséquence la honte des choses que l’on corrompt avec la malice des corrupteurs ; on sépare toujours le mauvais usage d’avec l’intention de l’art ; et, comme on ne s’avise point de défendre la médecine pour avoir été bannie de Rome, ni la philosophie pour avoir été condamnée publiquement dans Athènes, on ne doit point aussi vouloir interdire la comédie pour avoir été censurée en de certains temps. Cette censure a eu ses raisons, qui ne subsistent point ici ; elle s’est enfermée dans ce qu’elle a pu voir, et nous ne devons point la tirer des bornes qu’elle s’est données, l’étendre plus loin qu’il ne faut, et lui faire embrasser l’innocent avec le coupable. La comédie qu’elle a eu dessein d’attaquer n’est point du tout la comédie que nous voulons défendre : il se faut bien garder de confondre celle-là avec celle-ci. Ce sont deux personnes de qui les mœurs sont tout à fait opposées. Elles n’ont aucun rapport l’une avec l’autre que la ressemblance du nom ; et ce serait une injustice épouvantable que de vouloir condamner Olimpe, qui est femme de bien, parce qu’il y a une Olimpe qui est une débauchée. De semblables arrêts, sans doute, feraient un grand désordre dans le monde ; il n’y aurait rien par là qui ne fût condamné ; et, puisque l’on ne garde point cette rigueur à tant de choses dont on abuse tous les jours, on doit bien faire la même grâce à la comédie, et approuver les pièces de théâtre où l’on verra régner l’instruction et l’honnêteté.

Je sais qu’il y a des esprits dont la délicatesse ne peut souffrir aucune comédie ; qui disent que les plus honnêtes sont les plus dangereuses ; que les passions que l’on y dépeint sont d’autant plus touchantes qu’elles sont pleines de vertu1, et que les âmes sont attendries par ces sortes de représentations. Je ne vois pas quel grand crime c’est que de s’attendrir à la vue d’une passion honnête ; et c’est un haut étage de vertu que cette pleine insensibilité où ils veulent faire monter notre âme. Je doute qu’une si grande perfection soit dans les forces de la nature humaine ; et je ne sais s’il n’est pas mieux de travailler à rectifier et adoucir les passions des hommes, que de vouloir les retrancher entièrement. J’avoue qu’il y a des lieux qu’il vaut mieux fréquenter que le théâtre ; si l’on veut blâmer toutes les choses qui ne regardent pas directement Dieu et notre salut, il est certain que la comédie en doit être, et je ne trouve point mauvais qu’elle soit condamnée avec le reste ; mais, supposé, comme il est vrai, que les exercices de la piété souffrent des intervalles, et que les hommes aient besoin de divertissement, je soutiens qu’on ne leur en peut trouver un qui soit plus innocent que la comédie.

(Préface du Tartuffe.)

Réponse aux ennemis qui l’accusent de peindre des portraits d’après nature 2

Molière. « Nous disputons qui est le marquis de la Critique de Molière : il gage que c’est moi, et moi je gage que c’est lui. »

Brécourt. « Et moi, je juge que ce n’est ni l’un ni l’autre. Vous êtes fous tous deux de vouloir vous appliquer ces sortes de choses ; et voilà de quoi j’ouïs l’autre jour se plaindre Molière, parlant à des personnes qui le chargeaient de même chose que vous. Il disait que rien ne lui donnait du déplaisir comme d’être accusé de regarder quelqu’un dans les portraits qu’il fait ; que son dessein est de peindre les mœurs sans vouloir toucher aux personnes, et que tous les personnages qu’il représente sont des personnages en l’air1 et des fantômes proprement, qu’il habille à sa fantaisie, pour réjouir les spectateurs ; qu’il serait bien fâché d’y avoir jamais marqué qui que ce soit ; et que, si quelque chose était capable de le dégoûter de faire des comédies, c’étaient les ressemblances qu’on y voulait toujours trouver, et dont ses ennemis tâchaient malicieusement d’appuyer la pensée pour lui rendre de mauvais offices auprès de certaines personnes à qui il n’a jamais pensé. En effet, je trouve qu’il a raison ; car pourquoi vouloir, je vous prie, appliquer tous ses gestes et toutes ses paroles, et chercher à lui susciter des affaires, en disant hautement : Il joue un tel, lorsque ce sont des choses qui peuvent convenir à cent personnes ? Comme l’objet de la comédie est de représenter en général tous les défauts des hommes, et principalement des hommes de notre siècle, il est impossible à Molière de tracer aucun caractère qui ne rencontre quelqu’un dans le monde ; et, s’il faut qu’on l’accuse d’avoir songé à toutes les personnes où l’on peut trouver les défauts qu’il peint, il faut, sans doute, qu’il ne fasse plus de comédies. »

Molière. « Ma foi, chevalier, tu veux justifier Molière et épargner notre ami que voilà. »

La Grange. « Point du tout, c’est toi qu’il épargne ; et nous trouverons d’autres juges. »

Molière. « Soit. Mais dis-moi, chevalier, crois-tu pas que ton Molière est épuisé maintenant, et qu’il ne trouvera plus de matière pour … »

Brécourt. « Plus de matière ! Hé ! mon pauvre marquis, nous ne prenons guère le chemin de nous rendre sages, pour tout ce qu’il fait et tout ce qu’il dit. »

Molière. « Attendez. Il faut marquer davantage tout cet endroit. Écoutez-le moi dire un peu2 … « Et qu’il ne trouvera plus de matière pour… » — Plus de matière ! Hé ! mon pauvre marquis, nous lui en fournirons toujours assez ; et nous ne prenons guère le chemin de nous rendre sages, malgré tout ce qu’il fait et tout ce qu’il dit. Crois-tu qu’il ait épuisé dans ses comédies tout le ridicule des hommes ? Eh ! sans sortir de la cour, n’a-t-il pas encore vingt caractères de gens où il n’a point touché ? N’a-t-il pas, par exemple, ceux qui se font les plus grandes amitiés du monde, et qui, le dos tourné, font galanterie1 de se déchirer l’un l’autre ? N’a-t-il pas ces adulateurs à outrance, ces flatteurs insipides qui n’assaisonnent d’aucun sel les louanges qu’ils donnent, et dont toutes les flatteries ont une douceur fade qui fait mal au cœur à ceux qui les écoutent ? N’a-t-il pas ces lâches courtisans de la faveur, ces perfides adorateurs de la fortune, qui vous encensent dans la prospérité et vous accablent dans la disgrâce2 ? N’a-t-il pas ceux qui sont toujours mécontents de la cour, ces suivants inutiles, ces incommodes assidus, ces gens, dis-je, qui, pour services, ne peuvent compter que des importunités, et qui veulent qu’on les récompense d’avoir obsédé le prince dix ans durant ? N’a-t-il pas ceux qui caressent également tout le monde, qui promènent leurs civilités à droite et à gauche, et courent à tous ceux qu’ils voient avec les mêmes embrassades et les mêmes protestations d’amitié ? — Monsieur, votre très-humble serviteur. Monsieur, je suis tout à votre service. Tenez-moi des vôtres, mon cher. Faites état de moi, monsieur, comme du plus chaud de vos amis. Monsieur, je suis ravi de vous embrasser. Ah ! monsieur, je ne vous voyais pas. Faites-moi la grâce de m’employer ; soyez persuadé que je suis entièrement à vous. Vous êtes l’homme du monde que je révère le plus. Il n’y a personne que j’honore à l’égal de vous. Je vous conjure de le croire. Je vous supplie de n’en point douter. Serviteur. Très-humble valet. — Va, va, marquis, Molière aura toujours plus de sujets3 qu’il n’en voudra ; et tout ce qu’il a touché jusqu’ici n’est rien que bagatelle au prix de ce qui reste4. » Voilà à peu près comme cela doit être joué.

(L’Impromptu de Versailles, sc. iii.)

Un père fait la leçon à son fils

Don Louis. Je vois bien que je vous embarrasse, et que vous vous passeriez fort aisément de ma vue. À dire vrai, nous nous incommodons étrangement l’un et l’autre : si vous êtes las de me voir, je suis bien las aussi de vos déportements1. Hélas ! que nous savons peu ce que nous faisons, quand nous ne laissons pas au ciel le soin des choses qu’il nous faut, quand nous voulons être plus avisés que lui, et que nous venons à l’importuner par nos vœux aveugles et nos demandes inconsidérées ! J’ai souhaité un fils avec des ardeurs nonpareilles ; je l’ai demandé sans relâche avec des transports incroyables ; et ce fils, que j’obtiens en fatiguant le ciel de mes prières, est le chagrin et le supplice de cette vie même, dont je croyais qu’il devait être la joie et la consolation.

De quel œil, à votre avis, pensez-vous que je puisse voir cet amas d’actions indignes dont on a peine, aux yeux du monde, d’adoucir le mauvais visage, cette suite continuelle de méchantes affaires qui nous réduisent, à toute heure, à lasser les bontés du souverain, et qui ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services et le crédit de mes amis ! Ah ! quelle bassesse est la vôtre ! Ne rougissez-vous point de mériter si peu votre naissance ? Êtes-vous en droit, dites-moi, d’en tirer quelque vanité ? et qu’avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ?

Croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nom soit une gloire d’être sortis d’un sang noble, lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas. Aussi nous n’avons part à la gloire de nos ancêtres qu’autant que nous nous efforçons de leur ressembler ; et cet éclat de leurs actions, qu’ils répandent sur nous, nous impose un engagement de leur faire le même honneur, de suivre les pas qu’ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leur vertu, si nous voulons être estimés leurs véritables descendants. Ainsi vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né ; ils vous désavouent pour leur sang, et tout ce qu’ils ont fait d’illustre ne vous donne aucun avantage : au contraire, l’éclat n’en rejaillit sur vous qu’à votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d’un chacun la honte de vos actions. Apprenez enfin qu’un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans la nature ; que la vertu est le premier titre de noblesse ; que je regarde bien moins au nom qu’on signe qu’aux actions qu’on fait ; et que je ferais plus d’état du fils d’un crocheteur qui serait honnête homme, que du fils d’un monarque qui vivrait comme vous1.

Don Juan. Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler2.

Don Louis. Non, insolent, je ne veux point m’asseoir, ni parler davantage, et je vois bien que toutes mes paroles ne font rien sur ton âme ; mais sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions ; que je saurai, plus tôt que tu ne penses, mettre une borne à tes déréglements, prévenir sur toi le courroux du ciel, et laver, par ta punition, la honte de t’avoir fait naître.

(Don Juan, act. IV, sc. v.)

Contre la fatuité ignorante qui se mêle de juger les œuvres d’art

Scène VI

Dorante, Uranie, le Marquis.

Dorante. Ne bougez, de grâce, n’interrompez point votre discours. Vous êtes là sur une matière qui, depuis quatre jours, fait presque l’entretien de toutes les maisons de Paris, et jamais on n’a rien vu de si plaisant que la diversité des jugements qui se font là-dessus ; car enfin j’ai ouï condamner cette comédie3 à certaines gens, par les mêmes choses que j’ai vu d’autres estimer le plus.

Uranie. Voilà monsieur le marquis qui en dit force mal.

Le Marquis. Il est vrai. Je la trouve détestable, morbleu ! détestable, du dernier détestable, ce qu’on appelle détestable4.

Dorante. Et moi, mon cher marquis, je trouve le jugement détestable.

Le Marquis. Quoi ! chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce ?

Dorante. Oui, je prétends la soutenir.

Le Marquis. Parbleu ! je la garantis détestable.

Dorante. La caution n’est pas bourgeoise1. Mais, marquis, par quelle raison, de grâce, cette comédie est-elle ce que tu dis ?

Le Marquis. Pourquoi elle est détestable ?

Dorante. Oui.

Le Marquis. Elle est détestable, parce qu’elle est détestable2.

Dorante. Après cela il n’y a plus rien à dire ; voilà son procès fait. Mais encore, instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont.

Le Marquis. Que sais-je, moi ? Je ne me suis pas seulement donné la peine d’écouter. Mais enfin je sais bien que je n’ai jamais rien vu de si méchant. Dieu me damne ! et Dorilas, contre3 qui j’étais, a été de mon avis.

Dorante. L’autorité est belle, et te voilà bien appuyé.

Le Marquis. Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre y fait. Je ne veux point d’autre chose pour témoigner qu’elle ne vaut rien.

Dorante. Tu es donc, marquis, de ces messieurs du bel air qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d’avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde ? Je vis l’autre jour sur le théâtre un de nos amis qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde, et ce qui égayait les autres ridait son front. À tous les éclats de risée, il haussait les épaules et regardait le parterre en pitié ; et quelquefois aussi, le regardant avec dépit, il lui disait tout haut : Ris donc, parterre, ris donc. Ce fut une seconde comédie que le chagrin de notre ami ; il la donna en galant homme à toute l’assemblée, et chacun demeura d’accord qu’on ne pouvait pas mieux jouer qu’il fit1. Apprends, marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n’a point de place déterminée ; que la différence du demi-louis d’or2 et de la pièce de quinze sous ne fait rien du tout au bon goût ; que debout ou assis on peut donner un mauvais jugement, et qu’enfin, à le prendre en général, je me fierais assez à l’approbation du parterre, par la raison qu’entre ceux qui le composent il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule3.

Le Marquis. Te voilà donc, chevalier, le défenseur du parterre ? Parbleu ! je m’en réjouis, et je ne manquerai pas de l’avertir que tu es de ses amis. Hai, hai, hai, hai, hai.

Dorante. Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, et ne saurais souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille. J’enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicule malgré leur qualité ; de ces gens qui décident toujours, et parlent hardiment de toutes choses sans s’y connaître ; qui, dans une comédie, se récrieront aux méchants endroits et ne bougeront pas à ceux qui sont bons ; qui, voyant un tableau ou écoutant un concert de musique, blâment de même et louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l’art qu’ils attrapent, et ne manquent jamais de les estropier ou de les mettre hors de place. Hé ! morbleu ! messieurs, taisez-vous. Quand Dieu ne vous a pas donné la connaissance d’une chose, n’apprêtez point à rire à ceux qui vous entendent parler ; et songez qu’en ne disant mot on croira peut-être que vous êtes d’habiles gens.

Le Marquis. Parbleu ! chevalier, tu le prends là…

Dorante. Mon Dieu ! marquis, ce n’est pas à toi que je parle ; c’est à une douzaine de messieurs qui déshonorent les gens de cour par leurs manières extravagantes, et font croire parmi le peuple que nous nous ressemblons tous. Pour moi, je m’en veux justifier le plus qu’il me sera possible, et je les dauberai tant en toutes rencontres, qu’à la fin ils se rendront sages.

Le Marquis. Dis-moi un peu, chevalier : crois-tu que Lysandre ait de l’esprit ?

Dorante. Oui, sans doute, et beaucoup.

Le Marquis. C’est une chose qu’on ne peut pas nier. Demande-lui ce qu’il lui semble de l’École des Femmes, tu verras qu’il te dira qu’elle ne lui plaît pas.

Dorante. Hé ! mon Dieu ! il y en a beaucoup que le trop d’esprit gâte, qui voient mal les choses à force de lumières, et même qui seraient bien fâchés d’être de l’avis des autres, pour avoir la gloire de décider.

Uranie. Il est vrai. Notre ami est de ces gens-là, sans doute. Il veut être le premier de son opinion, et qu’on attende par respect son jugement. Toute approbation qui marche avant la sienne est un attentat sur ses lumières, dont il se venge hautement en prenant le contraire parti. Il veut qu’on le consulte sur toutes les affaires d’esprit ; et je suis sûre que si l’auteur lui eût montré sa comédie avant que de la faire voir au public, il l’eût trouvée la plus belle du monde1.

(Critique de l’École des Femmes.)

Contre l’abus des règles

Lysidas, poète ; Dorante, Uranie.

Lysidas. Ceux qui possèdent Aristote et Horace voient d’abord que cette comédie2 pèche contre les règles de l’art…

Dorante. Vous êtes de plaisantes gens, avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les jours. Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l’art soient les plus grands mystères du monde : et cependant ce ne sont que quelques observations aisées que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l’on prend à ces sortes de poëmes3 ; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations les fait fort aisément tous les jours sans le secours d’Horace et d’Aristote. Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin ? Veut-on que tout un public s’abuse sur ces sortes de choses, et que chacun n’y soit pas juge du plaisir qu’il y prend ?

Uranie. J’ai remarqué une chose de ces messieurs-là : c’est que ceux qui parlent le plus des règles, et qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles1.

Dorante. Et c’est ce qui marque, madame, comme on doit s’arrêter peu à leurs disputes embarrassantes. Car, enfin, si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas, et que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles, il faudrait, de nécessité, que les règles eussent été mal faites. Moquons-nous donc de cette chicane, où ils veulent assujettir le goût du public, et ne consultons, dans une comédie, que l’effet qu’elle produit sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnement pour nous empêcher d’avoir du plaisir.

Uranie. Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses me touchent ; et lorsque je m’y suis bien divertie, je ne vais point demander si j’ai eu tort et si les règles d’Aristote me défendaient de rire.

Dorante. C’est justement comme un homme qui aurait trouvé une sauce excellente, et qui voudrait examiner si elle est bonne sur les préceptes du Cuisinier français.

Uranie. Il est vrai ; et j’admire les raffinements de certaines gens sur des choses que nous devons sentir nous-mêmes.

Dorante. Vous avez raison, madame, de les trouver étranges tous ces raisonnements mystérieux : car, enfin, s’ils ont lieu, nous voilà réduits à ne nous plus croire ; nos propres sens seront esclaves en toutes choses ; et, jusqu’au manger et au boire, nous n’oserons plus rien trouver de bon sans le congé de messieurs les experts.

Lysidas. Enfin, monsieur, toute votre raison, c’est que l’École des Femmes a plu ; et vous ne vous souciez point qu’elle ne soit pas dans les règles, pourvu…

Dorante. Tout beau, monsieur Lysidas, je ne vous accorde pas cela. Je dis bien que le grand art est de plaire, et que, cette comédie ayant plu à ceux pour qui elle est faite, je trouve que c’est assez pour elle et qu’elle doit peu se soucier du reste. Mais, avec cela, je soutiens qu’elle ne pèche contre aucune des règles dont vous parlez.

(Critique de l’Ecole des Femmes, sc. vii.)