(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Prosper Mérimée. Né en 1803. » pp. 558-565
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Prosper Mérimée. Né en 1803. » pp. 558-565

Prosper Mérimée
Né en 1803.

[Notice]

Dans un temps où règne le goût de la littérature facile, M. Prosper Mérimée a été un des rares écrivains qui ont su le mieux économiser l’emploi de leur talent, faire attendre et désirer leurs œuvres, les polir à loisir, et compter leurs pages, comme d’autres comptent leurs volumes.

Si, dans ses débuts, il prit un malin plaisir à scandaliser les fidèles du temple classique par des écrits qui se ressentaient du voisinage orageux des romantiques, même sous ces déguisements dont il était le premier à sourire, il se signalait déjà par la décision de son style, l’entrain dramatique de son invention, et la franchise d’un esprit dont le tempérament est français par essence. Il s’annonçait déjà comme le prince des conteurs.

Le signe éminent de cette vocation est ce que j’appellerai le don des métamorphoses. M. Mérimée excelle à se détacher de lui-même, à soutenir le rôle d’un personnage imaginaire, à prendre le ton d’une situation, à faire parler un caractère, à peindre une physionomie par ses traits vivants. On sait d’ailleurs quelle est la souplesse de son talent. Il y a en lui un archéologue et un artiste, un érudit et un homme du monde, un polyglotte et un poëte. Cette flexibilité de plume et ce goût de vérité précise est un des mérites de la Chronique de Charles IX, le meilleur des romans écrits sous l’inspiration de Walter Scott. La fiction y est intéressante comme l’histoire.

Nul narrateur ne sait plus adroitement conduire une action, préméditer ses effets, les préparer dans leurs causes, émouvoir par la logique de ses combinaisons, créer d’emblée l’ensemble et les détails d’une fable, en un mot construire un mécanisme si savant que le dénoûment se déduit comme une conséquence de ses prémisses.

Il n’y a pas chez lui un mot de perdu. Tout est nécessaire, décisif, et court au but, à outrance, avec une sorte de furie française. Chaque coup de théâtre, chaque surprise est amenée naturellement et semble indispensable.

Lisez Colomba, son chef-d’œuvre ; vous y verrez régner une sorte de fatalité morale, qui rappelle le théâtre antique. Orso ne peut faire un pas, sans être poursuivi par le fantôme de son père qui crie vengeance. Il est la proie d’une obsession. Tout ce qu’il entend, tout ce qu’il voit demande du sang, depuis sa sœur, cette Électre implacable dont le silence même lui impose son devoir, jusqu’à ce chien de garde qui court à travers les vignes pour le guider vers le lieu du meurtre impuni. Un réseau de fils imperceptibles, mais puissants par leur réunion, l’enlace si bien qu’il ne pourra se dégager de ces mailles, de cette étreinte. La crise sera inévitable.

Tous ses personnages ont je ne sais quoi de net, de précis, d’arrêté qui burine profondément leurs traits. Une fois connus, ils ne s’oublient jamais. On croit en eux, parce qu’ils croient en eux-mêmes, parce qu’ils parlent et agissent, sans songer au spectateur qui les regarde, qui les écoute.

Il traite l’accessoire avec autant de soin que le principal. Ses lointains sont aussi étudiés que ses premiers plans.

Aussi a-t-il besoin de travailler sur une matière résistante. Il aime la force : ses plus légères nouvelles sont comme sculptées sur l’airain.

Ses études historiques ont une haute valeur, et restent définitives en plus d’un sujet. On peut cependant lui reprocher parfois un tour paradoxal, trop d’irrévérence pour les opinions consacrées, du scepticisme, et une sécheresse qui se refuse l’éclat de la couleur, par scrupule de conscience érudite, par aversion pour la tirade, la phrase, et tout ce qui paraît artificiel ou convenu.

En général, il se défie trop de la sensibilité. Ses analyses sont impassibles. Il a le sang-froid d’un opérateur, dont le scalpel veut être sûr.

Son style est aussi français que celui de Voltaire. Il a touché la perfection dans un genre réputé secondaire, et qu’il élève au premier rang.

La vendette

Un matin, après déjeuner, Colomba sortit un instant, et, au lieu de revenir avec un livre et du papier, parut avec son mezzaro sur sa tête. Son air était plus sérieux encore que de coutume.

— Mon frère, dit-elle, je vous prierai de sortir avec moi.

— Où veux-tu que je t’accompagne ? dit Orso en lui offrant son bras.

— Je n’ai pas besoin de votre bras, mon frère, mais prenez votre fusil et votre boîte à cartouches. Un homme ne doit jamais sortir sans ses armes.

— A la bonne heure ! Il faut se conformer à la mode. Où allons-nous ?

Colomba, sans répondre, serra le mezzaro autour de sa tête, appela le chien de garde, et sortit suivie de son frère. S’éloignant à grands pas du village, elle prit un chemin creux qui serpentait dans les vignes, après avoir envoyé devant elle le chien, à qui elle fit un signe qu’il semblait bien connaître ; car aussitôt il se mit à courir en zigzag, passant dans les vignes, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, toujours à cinquante pas de sa maîtresse, et quelquefois s’arrêtant au milieu du chemin pour la regarder en remuant la queue. Il paraissait s’acquitter parfaitement de ses fonctions d’éclaireur.

— Si Muschetto aboie, dit Colomba, armez votre fusil, mon frère, et tenez-vous immobile.

À un demi-mille du village, après bien des détours, Colomba s’arrêta tout à coup dans un endroit où le chemin faisait un coude. Là s’élevait une petite pyramide de branchages, les uns verts, les autres desséchés, amoncelés à la hauteur de trois pieds environ. Du sommet on voyait percer l’extrémité d’une croix de bois peinte en noir. Dans plusieurs cantons de la Corse, surtout dans les montagnes, un usage extrêmement ancien, et qui se rattache peut-être à des superstitions du paganisme, oblige les passants à jeter une pierre ou un rameau d’arbre sur le lieu où un homme a péri de mort violente. Pendant de longues années, aussi longtemps que le souvenir de sa fin tragique demeure dans la mémoire des hommes, cette offrande singulière s’accumule ainsi de jour en jour. On appelle cela l’amas, le mucchio d’un tel.

Colomba s’arrêta devant ce tas de feuillage, et, arrachant une branche d’arbousier, l’ajouta à la pyramide. « Orso, dit-elle, c’est ici que notre père est mort. Prions pour son âme, mon frère ! » Et elle se mit à genoux. Orso l’imita aussitôt. En ce moment, la cloche du village tinta lentement, car un homme était mort dans la nuit. Orso fondit en larmes.

Au bout de quelques minutes, Colomba se leva, l’œil sec, mais la figure animée. Elle fit du pouce à la hâte le signe de croix familier à ses compatriotes et qui accompagne d’ordinaire leurs serments solennels ; puis, entraînant son frère, elle reprit le chemin du village. Ils rentrèrent en silence dans leur maison. Orso monta dans sa chambre. Un instant après, Colomba l’y suivit, portant une petite cassette qu’elle posa sur la table. Elle l’ouvrit et en tira une chemise couverte de larges taches de sang. « Voici la chemise de votre père, Orso. » Et elle la jeta sur ses genoux. « Voici le plomb qui l’a frappé. » Et elle posa sur la chemise deux balles oxydées. « Orso, mon frère ! cria-t-elle en se précipitant dans ses bras et l’étreignant avec force, Orso ! tu le vengeras ! » Elle l’embrassa avec une espèce de fureur, baisa les balles et la chemise, et sortit de la chambre, laissant son frère comme pétrifié sur sa chaise.

Orso resta quelque temps immobile, n’osant éloigner de lui ces épouvantables reliques. Enfin, faisant un effort, il les remit dans la cassette et courut à l’autre bout de la chambre se jeter sur son lit, la tête tournée vers la muraille, enfoncée dans l’oreiller, comme s’il eût voulu se dérober à la vue d’un spectre. Les dernières paroles de sa sœur retentissaient sans cesse à ses oreilles, et il lui semblait entendre un oracle fatal, inévitable, qui lui demandait du sang, et du sang innocent. Je n’essayerai pas de rendre les sensations du malheureux jeune homme, aussi confuses que celles qui bouleversent la tête d’un fou. Longtemps il demeura dans la même position, sans oser détourner la tête. Enfin il se leva, ferma la cassette, et sortit précipitamment de sa maison, courant la campagne et marchant devant lui sans savoir où il allait1.

(Colomba. Édition Charpentier.)

Un brouillard

Une pluie fine et froide, qui était tombée sans interruption pendant toute la nuit, venait enfin de cesser au moment où le jour naissant s’annonçait dans le ciel par une lumière blafarde du côté de l’orient. Elle perçait avec peine un brouillard lourd et rasant la terre, que le vent déplaçait çà et là en y faisant comme de larges trouées ; mais ces flocons grisâtres se réunissaient bientôt, comme les vagues séparées par un navire retombent et remplissent le sillage qu’il vient de tracer. Couverte de cette vapeur épaisse que perçaient les cimes de quelques arbres, la campagne ressemblait à une vaste inondation.

(Chronique de Charles IX. Édition Charpentier.)

Intérêt de l’histoire grecque

L’histoire moderne est décidément seule en vogue parmi nous ; en France, aujourd’hui, loin d’encourager les recherches sur l’antiquité grecque et romaine, on pense qu’elles appartiennent exclusivement aux érudits, aux pédants disons le mot, et qu’elles ne s’adressent qu’aux écoliers, encore seulement pour le temps qu’ils sont condamnés au grec et au latin. Je suis de ceux qui trouvent ce préjugé fort injuste. À mon avis, le malheur de l’histoire ancienne, c’est d’être enseignée par contrainte et d’être apprise lentement et péniblement. Nous l’avons épelée dans de sombres classes, en regardant à la dérobée un coin du ciel bleu à travers les barreaux de nos fenêtres, en pensant avec regret à la balle et aux billes que nous venions de quitter. Nous avons lu Hérodote et Thucydide lambeau par lambeau, comme on lit maintenant un roman feuilleton, oubliant le chapitre de la veille, et comprenant à moitié celui que nous avions sous les yeux. Hors du collége, si par fortune nous avons retenu quelque chose de ce qu’on nous y a montré, l’histoire ancienne pourra devenir pour nous la plus attachante lecture. Tout le monde n’est pas roi ou ministre pour avoir besoin des enseignements de l’histoire ; mais il n’est personne qui ne prenne intérêt au jeu des passions, aux portraits de ces grands caractères qui dominent des peuples entiers, à ces alternatives de gloire et d’abaissement que, de près, on nomme la fortune, mais qui, vues de loin et d’ensemble, deviennent la révélation des terribles et mystérieuses lois de l’humanité1. Où trouvera-t-on ce spectacle plus animé, plus fécond en péripéties que dans cette classique Grèce, ce grand pays qui tient une si petite place sur la carte ? Dans cette terre privilégiée, pas une montagne qui ne redise le nom d’un poëte, d’un sage, d’un héros, d’un artiste. Pour nous, les noms des hommes illustres de la Grèce, de ses grands morts, comme disait César après Pharsale, sont encore les synonymes de génie et de vertu2. Quelle contrée, si vaste qu’elle soit, peut se vanter d’avoir produit un Socrate, un Platon, un Phidias, un Homère, un Eschyle, un Aristote ? Souvent le monde a été bouleversé par des hordes brutales, par un fléau de Dieu. À la Grèce seule était réservée la gloire d’éclairer les autres nations et de les policer. Ses armes, sa littérature, ses arts, ont été bienfaisants. Dans l’espace de quelques siècles, vingt peuples helléniques, ou plutôt vingt petites villes ont déployé une activité sans égale pour réaliser tout ce qui se peut imaginer de bon, d’utile et de beau. Leurs institutions si variées, leurs mœurs plus variées encore se sont ressemblé pourtant par un résultat et peut-être par un but commun, celui de conserver à l’individu sa valeur propre, et de lui offrir le plus libre développement de toutes ses facultés1.

(Mélanges historiques et littéraires. Édition Michel Lévy.)

Léonidas

J’ai eu le bonheur, il y a quelques années, de passer trois jours aux Thermopyles, et j’ai grimpé, non sans émotion, tout prosaïque que je sois, le petit tertre où expirèrent les derniers des trois cents. Là, au lieu du lion de pierre élevé jadis à leur mémoire par les Spartiates, on voit aujourd’hui un corps de garde de chorophylaques ou gendarmes portant des casques en cuir bouilli. Bien que le défilé soit devenu une plaine très-large par suite des atterrissements du Sperchius, bien que cette plaine soit plantée de betteraves dont un de nos compatriotes fait du sucre, il ne faut pas un grand effort d’imagination pour se représenter les Thermopyles telles qu’elles étaient cinq siècles avant notre ère. À leur gauche, les Grecs avaient un mur de rochers infranchissables ; à leur droite, une côte vaseuse, inaccessible aux embarcations ; enfin, entre eux et l’ennemi s’élevait un mur pélasgique, c’est-à-dire construit en blocs de pierre longs de deux ou trois mètres et épais à proportion. Ajoutez à cela les meilleures armes alors en usage et la connaissance approfondie de l’école de bataillon. Au contraire, les Perses, avec leurs bonnets de feutre et leurs boucliers d’osier, ne savaient que courir pêle-mêle en avant, comme des moutons qui se pressent à la porte d’un abattoir. On m’a montré à Athènes des pointes de flèches persanes trouvées aux Thermopyles, à Marathon, à Platée ; elles sont en silex. Pauvres sauvages, n’ayez jamais rien à démêler avec les Européens ! S’il y a lieu de s’étonner de quelque chose, c’est que ce passage extraordinaire ait été forcé. Léonidas eut le tort d’occuper de sa personne un poste imprenable, et de s’amuser à tuer des Persans, tandis qu’il abandonnait à un lâche la garde d’un autre défilé moins difficile, qui vient déboucher à deux lieues en arrière des Thermopyles. Il mourut en héros ; mais qu’on se représente, si l’on peut, son retour à Sparte, annonçant qu’il laissait aux mains des barbares les clefs de la Grèce !

(Mélanges histor. et litt. Édition Michel Lévy.)