(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — Gresset. (1709-1777.) » pp. 291-296
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(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — Gresset. (1709-1777.) » pp. 291-296

Gresset.
(1709-1777.)

[Notice]

Gresset, dont Amiens, sa patrie, a consacré la mémoire en lui érigeant une statue1, fut un de ceux qui, sous le règne de Louis XV, conservèrent à la poésie, un peu déchue, le plus d’originalité et de relief. Élève des jésuites et devenue maître parmi eux, il composa, dans les cellules des colléges où il enseignait, plusieurs badinages ingénieux qui n’ont pas cessé de passer pour des chefs d’œuvre. Il rentra ensuite dans le monde, et par une excellente comédie, l’une des pièces dont la réputation s’est maintenue au premier rang après celles de Molière2, il montra combien il avait étudié avec fruit la société de son temps, combien il en savait reproduire les mœurs et parler le langage. Sur la fin de sa vie, retiré dans sa ville natale3, il abandonna presque entièrement les lettres. Néanmoins Louis XVI, lorsqu’il monta sur le trône4, l’honora de ses distinctions. Mais Gresset ne survécut pas longtemps à l’avénement de ce prince, qui promettait à la France un gouvernement réparateur, et qui devait bientôt succomber victime de ses vains efforts. Esprit tendre, enjoué, vif et délicat, le chantre de Ver-Vert mourait à propos, lorqu’aux amusements des muses allaient succéder les clameurs et les orages de la politique5.

Ver-vert1.

Chants I et II (fragments).

    Puisqu’à vos yeux vous voulez que je trace
D’une noble oiseau la touchante disgrâce2,
Soyez ma muse, échaffez mes accents,Et prêtez-moi ces sons intéressants,
Ces tendres sons que forma votre lyre
Lorsque Sultane3, au printemps de ses jours,
Fut enlevée à vos tristes amours
Et descendit au ténébreux empire.
De mon héros les illustres malheurs
Peuvent aussi se promettre vos pleurs.
Sur sa vertu par le sort traversée,
Sur son voyage et ses longues erreurs,
On aurait pu faire une autre Odyssée
Et par vingt chants endormir les lecteurs ;
On aurait pu des fables surannées
Ressusciter les diables et les dieux ;
Des faits d’un mois occuper des années,
Et, sur ses tons d’un sublime ennuyeux,
Psalmodier la cause infortunée
D’un perroquet non moins brillant qu’Énée,
Non moins dévot, plus malheureux que lui.
Mais trop de vers entraînent trop d’ennui1
Les Muses sont des abeilles volages ;
Leur goût voltige2, il fuit les longs ouvrages,
Et, ne prenant que la fleur d’un sujet3,
Vole bientôt sur un nouvel objet.
Dans vos leçons j’ai puisé ces maximes :
Puissent vos lois se lire dans mes rimes !
……………………………………………………………………………
Dans maint auteur de science profonde
J’ai lu qu’on perd à trop courir le monde ;
Très-rarement en devient-on meilleur4 :
Un sort errant ne conduit qu’à l’erreur.
Il nous vaut mieux vivre au sein de nos lares,
Et conserver, paisibles casaniers,
Notre vertu dans nos propres foyers,
Que parcourir bords lointains et barbares ;
Sans quoi le cœur, victime des dangers,
Revient chargé de vices étrangers.
L’affreux destin du héros que je chante
En éternise une preuve touchante :
Tous les échos des parloirs de Nevers,
Si l’on en doute, attesteront mes vers.
    A Nevers donc, chez les Visitandines,
Vivait naguère un perroquet fameux,
A qui sont art et son cœur généreux,
Ses vertus même, et ses grâces badines,
Auraient dû faire un sort moins rigoureux,
Si les bons cœurs étaient toujours heureux.
Ver-Vert (c’était le nom du personnage),
Transplanté là de l’indien rivage,
Fut, jeune encor, ne sachant rien de rien,
Au susdit cloître enfermé pour son bien.
Il était beau, brillant, leste et voltage,
Aimable et franc, comme on l’est au bel âge,
Né tendre et vif, mais encore innocent :
Bref, digne oiseau d’une si sainte cage,
Par son caquet digne d’être en couvent…
    Admis partout, si l’on en croit l’histoire,
L’oiseau chéri mangeait au réfectoire :
Là tout s’offrait à ses friands désirs ;
Outre qu’encor pour ses menus plaisirs,
Pour occuper son ventre infatigable,
Pendant le temps qu’il passait hors de table,
Mille bonbons, mille exquises douceurs,
Chargeaient toujours les poches de nos sœurs.
Les petits soins, les attentions fines,
Sont nés, dit-on, chez les Visitandines :
L’heureux Ver-Vert l’éprouvait chaque jour,
Plus mitonné qu’un perroquet de cour.
……………………………………………………………………………
Ver-Vert vivait sans ennui, sans travaux ;
Dans tous les cœurs il régnait sans partage :
Pour lui sœur Thècle oubliait les moineaux ;
Quatre serins en étaient morts de rage,
Et deux matous, autrefois en faveur,
Dépérissaient d’envie et de langueur.
    Qui l’aurait dit, en ces jours pleins de charmes,
Qu’en pure perte on cultivait ses mœurs ;
Qu’un temps viendrait, temps de crime et d’alarmes,
Où ce Ver-Vert, tendre idole des cœurs,
Ne serait plus qu’un triste objet d’horreurs ?
Arrête, Muse, et retarde les larmes
Que doit coûter l’aspect de ses malheurs,
Fruit trop amer des égards de nos sœurs.
    On juge bien qu’étant à telle école,
Point ne manquait du don de la parole
L’oiseau disert : hormis dans les repas ;
Tel qu’une nonne, il ne déparlait pas ;
Bien est-il vrai qu’il parlait comme un livre,
Toujours d’un ton confit en savoir-vivre. Il n’était point de ces fiers perroquets
Que l’air du siècle a rendus trop coquets,
Et qui, sifflés par des bouches mondaines,
N’ignorent rien des vanités humaines.
Ver-Vert était un perroquet dévot,Une belle âme innocemment guidée ;
Jamais du mal il n’avait eu l’idée,
Ne disait onc un immodeste mot :
Mais en revanche il savait des cantiques.
……………………………………………………………………………
Il avait eu dans ce docte manoir
Tous les secours qui mènent au savoir.
Il était là maintes filles savantes
Qui mot pour mot portaient dans leurs cerveaux
Tous les noëls1 anciens et nouveaux.
Instruit, formé par leurs leçons fréquentes,
Bientôt l’élève égala ses régentes :
Finalement Ver-Vert savait par cœur
Tout ce que sait une mère de chœur2.
……………………………………………………………………………
 Trop resserré dans les bornes d’un cloître3
Un tel mérite au loin se fit connaître ;
Dans tout Nevers, du matin jusqu’au soir,
Il n’était bruit que des scènes mignonnes
Du perroquet des bienheureuses nonnes ;
De Moulins même on venait pour le voir :
Le beau Ver-Vert ne bougeait du parloir.
Sœur Mélanie, en guimpe toujours fine,
Portait l’oiseau : d’abord aux spectacteurs
Elle en faisait admirer les couleurs,
Les agréments, la douceur enfantine ;
Son air heureux ne manquait point les cœurs.
Mais la beauté, du tendre néophyte
N’était encor que le moindre mérite ;
On oubliait ces attraits enchanteurs
Dès que sa voix frappait les auditeurs.
Orné, rempli de saintes gentillesses
Que lui dictaient les plus jeunes professes,
L’illustre oiseau commençait son récit :
A chaque instant de nouvelles finesses,
Des charmes neufs variaient son débit.
Eloge unique et difficile à croire
Pour tout parleur qui dit publiquement,
Nul ne dormait dans tout son auditoire :
Quel orateur en pourrait dire autant ?
Bien convaincu du néant de la gloire,
Lui cependant, stylé parfaitement,
Il triomphait1 toujours modestement.
Quand il avait débité sa science,
Serrant le bec et parlant en cadence,
Il s’inclinait d’un air sanctifié
Et laissait là son monde édifié.
    Ainsi vivait dans ce nid délectable,
En maître, en saint, en sage véritable,
Père Ver-Vert, musqué, pincé, rangé :
Heureux enfin s’il n’eût pas voyagé.
Mais vint ce temps d’affligeante mémoire,
Ce temps critique où s’éclipse sa gloire.
O crime ! ô honte ! ô cruel souvenir !
Fatal voyage ! aux yeux de l’avenir
Que ne peut-on en dérober l’histoire2 !
Ah ! qu’un grand nom est un bien dangereux !
Un sort caché fut toujours plus heureux3.
Sur cet exemple on peut ici m’en croire :
Trop de talents, trop de succès flatteurs,
Traînent souvent la ruine des mœurs.