(1897) Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours moyens. Première partie : prose. [Seizième siècle] « XVIe siècle — Prose — D’Aubigné, 1550-1630 » pp. -
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(1897) Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours moyens. Première partie : prose. [Seizième siècle] « XVIe siècle — Prose — D’Aubigné, 1550-1630 » pp. -

D’Aubigné
1550-1630

[Notice]

Fils d’un gentilhomme calviniste, né à Saint-Maurice, près de Pons, en Saintonge, Théodore Agrippa d’Aubigné avait huit ans, lorsque, passant par Amboise, il vit des têtes de huguenots attachées à une potence. En les montrant, son père lui fit jurer, sous peine de malédiction, de venger le meurtre de ses frères. L’homme n’oublia jamais le serment de l’enfant. Élevé à la robuste école de la Renaissance, il fit ses études au pas de course. A six ans, il lisait le latin, le grec et l’hébreu ; à sept ans et demi, il avait traduit le Criton. A dix, forcé de fuir la persécution, sauvé du bûcher par la pitié d’un geôlier qu’émut son courage, mis sous clef par son tuteur, il s’échappa en chemise pour aller combattre avec les calvinistes.

Sa vie militaire ressemble à un roman de chevalerie ; et pourtant ce téméraire fut aussi homme de conseil. Écuyer et ami du roi de Navarre, il épargna plus d’une faute à un maître qui mit son dévouement à de rudes épreuves. Devenu maréchal-de-camp, gouverneur d’Oléron et de Maillezais, vice-amiral de Guienne et de Bretagne, il vit avec douleur une conversion qu’il ne pouvait pardonner, bien qu’elle fût un acte de raison et de patriotisme. Au lieu de réclamer alors le prix de ses services, il ne parut que rarement à la cour d’Henri IV, mais garda loyale affection au souverain dont la vie était si précieuse à la France. Après l’assassinat, qui fut un malheur public, il ne se consola pas d’une telle perte, et, prévoyant les dangers qui menaçaient son parti, il acheta la place de Doignon, qu’il mit à l’abri d’un coup de main, pour protéger La Rochelle, dernier boulevard de la Réforme. Retiré à Saint-Jean-d’Angély, chassé de cet asile, il s’enfuit à Genève ; condamné à mort par le parlement, il se maria pour prouver qu’il vivait encore. Trahi par un fils apostat qu’il maudit, il assista de loin à la chute de la Rochelle, et mourut sur le seuil d’un âge nouveau, qui réservait une si haute fortune à sa petite fille, Mme de Maintenon.

Nul ne représente mieux toutes les passions et tous les talents du xvie  siècle, cette époque si féconde en grands caractères et en libres esprits. Guerrier, poête, négociateur, théologien, historien, romancier et sectaire, ce gentilhomme a parmi ses contemporains la taille d’un héros auquel manqua seulement ce bon sens politique qui sauva, par le génie d’Henri IV, la religion et la royauté, c’est-à-dire la France d’alors.

Parlons d’abord du poète, de ces Tragiques, monument unique en notre Histoire, étrange épopée où d’Aubigné se fait le Tyrtée, l’Homère huguenot de la guerre civile.

L’indignation du soldat nous valut cette sombre ébauche. En 1577, cinq ans après la Saint-Barthélemy, au moment où Henri III révoquait l’édit de pacification, d’Aubigné, blessé, en danger de mort, tout frémissant d’une lutte récente, exalté par la fièvre, la colère et la lecture de la Bible, écrivit ce livre pour rendre du cœur à des vaincus, et « faire grincer de rage » les vainqueurs. Confidents de ses haines, ces vers furent donc forgés en pleine fournaise1. L’œuvre est divisée en sept livres qui rappellent les cercles d’un enfer Dantesque ; ils ont pour titres : Misères, princes, chambre dorée, feux, fers, vengeances, jugement. La précision de l’Histoire s’y combine avec les rêves d’une vision apocalyptique. C’est un drame qui, commencé sur terre, s’achève au ciel. On ne saurait le classer en aucun genre. Martyrologe et diatribe, psaume et pamphlet, il associe les arquebusades de Montcontour et de Jarnac aux tonnerres du Sinaï et aux trompettes de Jéricho. Grand justicier, exécuteur des hautes-œuvres, d’Aubigné ferait penser à Milton, s’il avait le génie plus soutenu. Il a surtout le goût du grandiose et du terrible ; mais chez lui, le sublime touche au trivial. Précurseur de Corneille, il a des vers héroïques et dignes du vieil Horace, mais ignore la mesure, l’ordre et la clarté. Ses antithèses violentes, ses hyperboles outrées forcent le ton. Sa phrase s’enchevêtre, se contourne ou se traine. C’est âpre, brusque, bizarre, parfois informe. On dirait une lave pleine de scories. — Aussi a-t-il effarouché le goût du xviie  siècle autant par ses témérités littéraires que par ses incartades politiques. Et pourtant, malgré ses défauts, ce Juvénal enthousiaste et biblique a fait le premier jaillir de notre sol ensanglanté des sources que cherchait en vain Ronsard, et que Boileau ne soupçonna jamais. Ce monument suffirait à une renommée. Car le souffle d’Ézéchiel y respire avec l’esprit d’Horace.

Si les révolutions coûtent cher à un pays, si la guerre civile est un fléau, les ruines les plus tristes qu’elles laissent après elles sont encore celles des consciences, des convictions, des caractères, et de l’honneur même. D’Aubigné donna du moins le spectacle d’un vaincu qui demeure debout après la défaite. Il ne trahit pas ses engagements. Après l’acte d’abjuration, qui pacifia si heureusement la France, il resta ce qu’il était avant, l’âpre censeur qui ne désarme pas en face des défections intéressées. Si le politique se trompa, l’homme a donc droit à nos respects.

Nous en avons un témoignage dans la Confession de Sansy, où il flagelle les caméléons habiles, les apostats intéressés, les satisfaits du lendemain, auxquels il oppose les vieux serviteurs mourants de faim parce qu’ils furent fidèles à leur cause. C’est le cœur gros de mépris, que cet Alceste huguenot soufflette de son gantelet de fer ses compagnons de la veille, devenus les courtisans de la victoire. La donnée de cette satire en prose est ingénieuse. En voulant se justifier, Sansy, le renégat qu’il met en scène, fait son procès et celui des siens. C’est le procédé de Pascal dans les Provinciales. Regrettons pourtant que, chez d’Aubigné, l’hérésie confine à l’impiété, et la plaisanterie au cynisme. Il outrepasse les droits du pamphlet. Il y a trop de fiel en ce réquisitoire. Il diffame.

Le Baron de Fœneste, dont la date correspond à la régence de Marie de Médicis, est un roman de mœurs dont le ton diffère. C’est le temps où les barbes grises et les pourpoints de buffle se tiennent à distance de la cour. A la forte race du xvi e siècle a succédé, sous une reine intrigante et coquette, la volée des hobereaux affamés, des valets parvenus, des grands seigneurs ruinés et des gentilshommes suspects. Contre si chétifs adversaires, il suffit d’user du plat de l’épée. Matamore et poltron, fanfaron d’honneur, de courage, de galanterie et de noblesse, toujours hué et toujours désappointé, le baron de Fœneste est un de ces Gascons éventés qui sont venus chercher fortune au Louvre. Dans un dialogue qui rappelle Monsieur de Crac, la comédie de Collin d’Harleville, d’Aubigné le met aux prises avec un protestant de vieille roche, modèle de valeur, de désintéressement, de savoir et de patriotisme. Il l’appelle le sage Enay, et sous cette honnête figure nous reconnaissons Duplessis-Mornay.

Des Mémoires, écrits sous le règne de Louis XIII, furent le testament de ce vieillard, dont l’imagination et le cœur, toujours jeunes, se souvenaient si bien de l’épisode d’Amboise. Son Histoire universelle nous fait aussi admirer le talent du peintre et du narrateur. Sa prose véhémente vaut le pinceau de Salvator Rosa. Sa plume fut aussi vaillante que son épée.

C’est le Saint-Simon du xvie  siècle.

Une évasion

(1562) Escolier il fut mis à Paris entre les mains de Mathieu Beroalde1 (M. Brouard), nepveu de Vatable2, très grand personnage. Au mesme temps, ou bientost après, le prince de Condé3 ayant saisi Orleans (15 avril  1562), les persecutions redoublees, les massacres et brustements qui se faisoient à Paris ayant contraint, après de grands dangers, Beroalde de s’enfuir avec sa famille, il fascha1 bien à ce petit garçon de quitter un cabinet de livres couverts2 somptueusement et autres meubles, par la beauté desquels on lui avoit osté le regret du pays, si bien qu’estant auprès de Villeneufve-Saint-George3, ses pensées tirèrent des larmes de ses yeux ; et Beroalde, le prenant par la main, luy dit : « Mon amy, ne sentez-vous point l’heur4 de ce que vous est5 de pouvoir, dès l’aage où vous estes, perdre quelque chose pour celuy qui vous a tout donné6 ? »

De là cette troupe de quatre hommes, trois femmes et enfants, ayant recouvert7 un coche au Coudret8, maison du président de l’Estoille, ils prirent leur chemin au travers du bourg de Courances, où le chevalier d’Achon, qui avoit là cent chevaux légers9 les arresta prisonniers, et aussi tost les mit entre les mains d’un inquisiteur10 nommé Democares. Aubigné ne pleura point pour la prison, mais oui bien quand on luy osta une petite espee bien argentee et une ceinture à fers d’argent11. L’inquisiteur l’interrogua à part, non sans colere de ses responces : les capitaines qui lui voyoient un habillement de satin blanc, bandé12 de broderie d’argent, et quelque façon13 qui leur plaisoit, l’amenerent en la chambre d’Achon, où ils luy firent voir14 que toute sa bande estoit condamnee au feu, et que il ne seroit pas temps de se desdire estant au supplice : il respondit que l’horreur de la messe15 luy ostoit celle du feu. Or y avoit-il là des violons16 ; et comme ils dançoient17, Achon demanda une gaillarde18 à son prisonnier, ce que n’ayant point refusé il se faisoit aimer et admirer à la compagnie, quand l’inquisiteur avec injures à tous le fit remener en prison. Par luy Beroalde adverti que leur procés estoit faict se mit à taster le pouls1 à toute la compagnie, et les fit resoudre à la mort très facilement. Sur le soir, en apportant à manger aux prisonniers, on leur monstra le bourreau de Milly2 qui se preparoit pour le lendemain. La porte estant fermee, la compagnie se met en prieres, et deux heures après, vint un gentilhomme de la troupe d’Achon, qui avoit esté moine, et qui avoit lors en garde les prisonniers. Cestui-ci vint baiser à la jouë d’Aubigné, puis se tourna vers Beroalde disant : « Il faut que je meure ou que je vous sauve tous, pour l’amour de cet enfant ; tenez-vous prets pour sortir quand je vous le dirai : cependant donnez moy cinquante ou soixante escus pour corrompre deux hommes sans lesquels je ne puis rien. » On ne marchanda point3 à trouver soixante escus cachez dans des souliers. A minuit ce gentilhomme revint accompagné de deux ; et ayant dit à Beroalde : « Vous m’avez dit que le pere de ce petit homme avoit commandement à Orleans ; promettez moy de me faire bien recevoir dans les compagnies. » Cela luy estant asseuré avec honorable recompence, il fit que toute la bande se prit par la main, et luy, ayant pris celle du plus jeune, mena tout passer secrettement aupres d’un corps de garde, de là dans une grange par dessous leur coche, et puis dans des bleds, jusques au grand chemin de Montargis4 où tout arriva avec grands labeurs et grands dangers.

Une lettre courageuse

La paix se fit5 et Aubigné se retirant escrivit un à Dieu au Roy son maistre, en ces termes :

« Sire, vostre mesmoire vous reprochera douze ans de mon service, douze playes sur mon estomac6 : elle vous fera souvenir de vostre prison et que ceste main qui vous escrit en a desfaict les verrouils et est demourée pure en vous servant, vuide de vos bien-faits et des corruptions de vostre ennemy et de vous ; par cet escrit, elle vous recommande à Dieu à qui je donne mes services passez et vouë ceux de l’advenir, par lesquels je m’efforceray de vous faire cognoistre qu’en me perdant vous avez perdu vostre très fidele serviteur. »

Le télégraphe électrique en 15981

Mon secret n’estant point de magie, mais par moyens naturels, est difficile et de coust2 selon ce qu’il entreprend. Les deux engins3 qui ont servi aux trois espreuves à l’une desquelles vous avez assisté à Geneve, m’ont cousté environ 600 escus chacun. S’il le fault essayer d’une lieue, et le lac entre deux, ils cousteront prés de deux fois autant, qui viendroit4 à 1200 escus. Celuy de France5 en Angleterre cousterait encore prez de dix fois autant, qui seroit 12000, et sic de cœteris. Or pour ce qu’il ne seroit pas beau de vendre la peine de mes engins6, nous essayerons quand on voudra, au prix de ce qu’on y voudra mettre, si mon faict est bien asseuré, par une maniere de gageure : les pactions bien escrittes et l’argent consigné, peut estre que je faudrai7, et ce sera au profit du gageur. Il faut reduire tout cela à juger de mon dessein selon ce qu’il est. Il peut servir à instruire un prisonnier dans un cachot, pourveu qu’on luy peust 8 faire tenir un cofret d’un demy pied. Voicy son propre9 : c’est pour faire conferer le Conseil d’une ville assiegee avec celuy d’une armee qui la vient secourir et dire toutes les 24 heures ce qu’on pourroit dire de bouche, en quatre ou cinq avec distinction de personnes opinantes, et de leurs noms, et en toutes les langues qui seront entendues par ceux qui en ont besoin. Et mesme, si vous n’aviez pas entiere fiance en celuy qui maniera l’engin, vous pouvez vous servir de luy en langue qu’il n’entendra pas. J’estime que pour les 1200 escus, nous ferions bien les engins pour parler de ma maison du Crest1 à la vostre d’Aubonne. Il y a 9 lieuës savoyardes de l’une à l’autre, et plus que de Paris à Estampes, ou de France en Angleterre. Si on allegue le detour, il n’y en a pas pour une lieuë. Voyez si l’armee qui secourroit Paris ne seroit pas bien contente d’entrer en ce Conseil d’Estampes : l’engin de Montlery qui est à moitié chemin ne cousteroit que deux mille pisto’es, et ainsi en approchant. Si cet affaire estoit prise à cœur, je voudrois en vertu de bons passeports de la maison d’Autriche en aller moy mesme faire le present. Encore faut-il vous dire que le secret est aussi puissant pour parler de Londres à Paris, voire à Madric2, qu’au travers de trois murailles où vous l’avez veu essayer. Mais il y a deux grandes incommoditez en choses si eslognees : la premiere est le coust, car ne pourroit faire de Londres à Paris qu’il ne coustast 20000 livres ; l’aultre poinct est qu’il fault avoir des logis où celui qui parle et qui manie l’affaire soit hors de danger d’estre veu par une porte ou planche persee, et ces choses se faisant sous la puissance d’autruy, le secret vaut bien la peine d’une violence, puisque c’est un morceau de Roy.

A M. de Mayerne, 26 mars 1623. Tome Ier des Œuvres complètes.

(Lettres d’affaires personnelles, p. 300.)