(1853) Petit traité de rhétorique et de littérature « Chapitre X. Petits poèmes. »
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(1853) Petit traité de rhétorique et de littérature « Chapitre X. Petits poèmes. »

Chapitre X. Petits poèmes.

§ 47. Définition. — Classification de ces poésies. — Apologue.

Nous avons, dans le chapitre précédent, distingué avec Domairon les poésies fugitives des petits poèmes. Quoique cette division ne soit pas établie aussi nettement dans le langage ordinaire que l’a pensé ce critique, comme, après tout, elle est commode, nous l’avons adoptée, et nous avons maintenant à étudier, sous le nom de petits poèmes, des pièces qui ont en effet une valeur littéraire plus grande que les précédentes, soit par leur objet moral, soit par leurs dimensions. Ce sont l’apologue, le poème pastoral, l’épître, la satire, l’élégie et l’ode. Nous verrons d’ailleurs que chacune de ces espèces admet, selon le cas, quelques sous-divisions.

L’apologue, plus communément, mais moins exactement nommé fable, est l’exposé d’une vérité morale sous une forme allégorique. L’enseignement y est presque toujours donné par une assimilation de l’espèce humaine aux êtres que l’on fait agir ou parler.

On distingue dans l’apologue deux parties, l’action même ou le récit ; dans lequel on expose tout ce dont on veut déduire une connaissance morale, et la moralité, c’est-à-dire la proposition qui résulte du récit allégorique de l’apologue. Cette moralité doit être claire, courte et intéressante. Il n’y faut point de métaphysique, point de périodes, point de vérités triviales.

La moralité se place indifféremment au commencement ou à la fin. Dans le dernier cas, on a le plaisir de la deviner ; dans le premier, celui de comparer les divers traits du récit avec le résultat. Quelquefois on l’omet, lorsqu’elle est assez sensible par elle-même, comme dans la Cigale et la Fourmi, de La Fontaine.

Les personnages mis en scène dans l’apologue sont ordinairement des animaux. Nous disons ordinairement, parce qu’on y voit quelquefois des végétaux ou des êtres dépourvus de toute espèce de vie : tels sont le Chêne, le Roseau, le Pot de terre, le Pot de fer.

On a distingué quelquefois trois sortes de fables : les raisonnables, dont tous les personnages ont l’usage de la raison, comme la Vieille et les deux Servantes ; les morales, dont les acteurs n’ont la raison et les mœurs des hommes que par emprunt, comme le Cheval et le Loup ; les mixtes, où un personnage raisonnable agit avec une autre qui ne l’est point, comme l’Homme et la Belette 80. Cette distinction est absolument sans usage, et n’influe en rien sur la marche ni sur la valeur de l’apologue.

C’est surtout l’action ou le récit de l’apologue qui le constitue ce qu’il est, et qui en fait la véritable valeur comme œuvre littéraire.

Cette action doit être une, juste et naturelle.

Elle sera une, si toutes les parties aboutissent au même point, c’est-à-dire concourent à prouver la même moralité.

L’action de la fable doit encore être juste, c’est-à-dire signifier directement et avec précision ce qu’on se propose d’enseigner. Le Singe de La Fontaine81 pèche contre cette règle. C’est un singe qui bat sa femme et qui la fait mourir de chagrin. La Fontaine conclut qu’il ne faut rien attendre de bon du peuple imitateur, et que la pire espèce des imitateurs est celle des auteurs. Comment peut-on aller du récit à la conclusion ?

L’action doit être naturelle ou vraisemblable, c’est-à-dire fondée sur la nature, ou du moins sur l’opinion reçue. Il faut que les acteurs aient un caractère établi, soutenu, prouvé par leurs discours et conforme à nos idées. Ils doivent parler, agir à l’imitation des hommes, dont ils deviennent les copistes et prennent les rôles, chacun suivant une certaine analogie de caractère. La fable de la Génisse en société avec le Lion, dans Phèdre et dans La Fontaine, pèche contre la nature. Est-il vraisemblable que les plus timides des animaux osent jamais s’associer avec le lion ? et cela pour manger de la chair que leur nature n’admet pas ?

Le style de l’apologue doit être simple, naturel et élégant. On connaît ces diverses qualités du style82 ; nous rappelons cependant ici que la simplicité consiste à dire en peu de mots, et avec les termes ordinaires, ce dont il s’agit. Dans les fables même où l’on prend l’essor, ce qui n’arrive guère que quand les personnages ont de la grandeur et de la noblesse, cette élévation ne détruit point la simplicité.

Le naturel est opposé au recherché, au forcé. On le sent mieux qu’on ne le définit. Nous en avons un parfait exemple dans la fable du Savetier et du Financier.

L’élégance consiste à choisir et à montrer les choses agréables avec tout l’agrément dont elles sont susceptibles ; on la trouve plus ordinairement dans les descriptions. Ainsi, dans la fable du Loup devenu Berger :

Il s’habille en berger, endosse un hoqueton,
        Fait sa houlette d’un bâton,
        Sans oublier la cornemuse ;
        Pour pousser jusqu’au bout la ruse,
Il aurait volontiers écrit sur son chapeau :
« C’est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau. »

L’auteur a cherché et trouvé un grand nombre de détails tout à fait propres à la situation même qu’il veut peindre. C’est là un grand mérite83.

§ 48. Histoire de l’apologue.

Il n’est pas possible de marquer le temps où l’on commença à faire usage de l’apologue. Ésope s’en servait, en Asie, pour instruire les villes et les rois. Longtemps avant lui, un prophète avait reproché à David son crime sous l’emblème d’un berger. À Rome, Ménénius Agrippa ramenait une partie du peuple mutiné par la fable des Membres et de l’Estomac. C’est la nature même qui avait donné l’idée de ces allégories.

Les fables étaient certainement connues en Grèce avant Ésope, puisqu’on en lit dans Hésiode, dans Archiloque et dans Stésichore, qui lui étaient antérieurs ; mais, comme il est le premier qui ait fait profession de suivre cette manière de philosopher, c’est lui qui a donné son nom à ce genre d’instruction.

Ésope était Phrygien ; il naquit environ six cents ans avant notre ère, et vécut dans l’esclavage. Personne n’ignore sa vie. Ceux qui ont donné son histoire ont peut-être exagéré la difformité de son corps pour donner plus de relief à son esprit. Il parcourut toute l’Asie, et s’y fit admirer par la subtilité et le bon sens de ses leçons allégoriques. Il fut précipité par les Delphiens ; il avait fait contre eux la fable des Bâtons flottants ; qui, de loin, paraissent quelque chose, et, de près, ne sont rien, parce qu’ils l’avaient mal reçu. L’apologue, dans Ésope, est d’une brièveté extrême84. Au reste, ses fables n’ont pas été rédigées par lui, qui n’a sans doute jamais rien écrit ; mais, après s’être conservées par tradition, elles ont été recueillies au xive  siècle de notre ère par Planude, moine grec, dont nous avons le recueil.

Babrius, poète grec très estimé, dont on ne connaît pas précisément l’époque, a mis en vers une grande partie des fables d’Ésope et les a un peu embellies. Ce sont là les seuls fabulistes grecs remarquables.

Les fabulistes latins sont d’abord et surtout Phèdre, affranchi d’Auguste, et Avianus qui vivait sous les Antonins. Phèdre, le plus remarquable des deux et le meilleur auteur de fables qu’aient eu les Latins, crut ce genre d’écrire susceptible d’embellissement. Il ne s’est donc pas contenté de raconter : il peint, et souvent d’un seul trait. Ses expressions sont choisies, ses pensées mesurées, ses vers soignés. C’est un ouvrage presque parfait ; cependant il était oublié à Rome même, cinquante ans, tout au plus, après sa mort, et ne fut rendu à la lumière que dans le xvie  siècle85.

Les fabulistes français sont extrêmement nombreux ; on en compte plus de deux cents, qui nous ont laissé des recueils considérables. Nous ne parlerons ici que des quatre principaux.

La Fontaine, né en 1620 à Château-Thierry, en Champagne, a élevé l’apologue à une si grande perfection, qu’il a fait oublier tous ses devanciers. Il a presque partout égalé Phèdre, et l’a souvent surpassé. Aucun de nos modernes n’a pu l’atteindre. La moindre de ses fables a une tournure qui fera toujours le désespoir de ceux qui ne sont pas nés, comme lui, avec cette simplicité ingénue, ce goût exquis, cette facilité qu’on voit dans ses ouvrages.

Cet homme célèbre réunissait en lui les grâces, l’ingénuité et la crédulité d’un enfant. Il était si simple dans son maintien, si modeste quant à ses productions, que Fontenelle a dit plaisamment que c’était par bêtise qu’il préférait les fables des anciens aux siennes. En effet, il a presque toujours surpassé ses originaux sans le croire et sans s’en douter86.

Il faudrait citer plusieurs de ses fables si l’on voulait faire apprécier la diversité des tons et des couleurs en rapport avec celle des sujets. Contentons-nous de donner ici la Laitière et le Pot au lait, véritable chef-d’œuvre dans le style rapide et familier :

Perrette, sur sa tête ayant un pot au lait,
        Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court-vêtue, elle allait à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
        Cotillon simple et souliers plats.
        Notre laitière, ainsi troussée,
        Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l’argent,
Achetait un cent d’œufs, faisait triple couvée :
La chose allait à bien par son soin diligent.
        « Il m’est, disait-elle, facile
D’élever des poulets autour de ma maison ;
        Le renard sera bien habile
S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ;
Il était, quand je l’eus, de grosseur raisonnable :
J’aurai, le revendant, de l’argent bel et bon.
Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ? »
Perrette, là-dessus, saute aussi, transportée :
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée.
La dame de ces biens, quittant d’un œil marri
        Sa fortune ainsi répandue,
        Va s’excuser à son mari,
        En grand danger d’être battue.
        Le récit en farce en fut fait ;
        On l’appela le Pot au lait.

Lamotte (Houdard de), né à Paris en 1672, est un de ceux que l’immense succès de La Fontaine n’a pas découragés, et à qui leur audace a le mieux réussi. Il s’est d’abord fait un mérite qui manquait à son devancier : celui-ci avait emprunté tous ses sujets ; La Motte a voulu imaginer tous les siens. Il est vrai qu’il n’est pas poète, que le style lui manque souvent, qu’il n’y a presque jamais rien de piquant dans son expression, qu’il ne sait trouver ni rendre ces détails qui font presque tout le prix des fables de La Fontaine ; mais ses sujets sont quelquefois si heureux, si originaux, et la morale en découle si nettement, qu’il a certainement son rang parmi les premiers de nos fabulistes.

Voici sa fable intitulée les Sacs des destinées. C’est une de ses meilleures et une de celles où la morale est la plus profonde et la plus vraie.

    On n’est pas bien dès qu’on veut être mieux.
Mécontent de son sort, sur les autres fortunes
Un homme promenait ses désirs et ses yeux,
        Et de cent plaintes importunes
        Tous les jours fatiguait les dieux.
    Par un beau jour, Jupiter le transporte
        Dans les célestes magasins,
Où, dans autant de sacs scellés par les destins,
Sont, par ordre rangés, tous les états que porte
        La condition des humains.
« Tiens, lui dit Jupiter, ton sort est en tes mains :
Contentons un mortel une fois en la vie ;
Tu n’en es pas trop digne, et ton murmure impie
Méritait mon courroux plutôt que mes bienfaits ;
Je n’y veux pas ici regarder de si près.
        Voilà toutes les destinées ;
    Pèse et choisis ; mais, pour régler ton choix,
        Sache que les plus fortunées
    Pèsent le moins ; les maux seuls font le poids.
— Grâce au seigneur Jupin, puisque je suis à même,
        Dit notre homme, soyons heureux. »
Il prend le premier sac, le sac du rang suprême,
Cachant les soins cruels sous un éclat pompeux.
        « Oh ! oh ! dit-il, bien vigoureux
        Qui peut porter si lourde masse ?
    Ce n’est mon fait. » Il en pèse un second,
        Le sac des grands, des gens en place :
    Là gisent le travail et le penser profond,
L’ardeur de s’élever, la peur de la disgrâce,
Même les bons conseils que le hasard confond.
    « Malheur à ceux que ce poids-ci regarde,
    Cria notre homme, et que le ciel m’en garde !
À d’autres. » Il poursuit, prend et pèse toujours
Et mille et mille sacs, toujours trouvés trop lourds :
Ceux-ci par des égards et la triste contrainte,
        Ceux-là par les vastes désirs ;
        D’autres par l’envie ou la crainte ;
Quelques-uns seulement par l’ennui des plaisirs.
« Ô ciel ! n’est-il donc point de fortune légère ?
    Disait déjà le chercheur mécontent ;
Mais quoi ! me plains-je à tort ! J’ai, je crois, mon affaire :
        Celle-ci ne pèse pas tant.
        — Elle pèserait moins encore,
Lui dit alors le dieu qui lui donnait le choix ;
        Mais tel en jouit qui l’ignore ;
        Cette ignorance en fait le poids.
— Je ne suis pas si sot ; souffrez que je m’y tienne,
    Dit l’homme. — Soit ; aussi bien c’est la tienne,
    Dit Jupiter. Adieu, mais là-dessus,
        Apprends à ne te plaindre plus. »

Florian, né en 1755 dans les basses Cévennes, est certainement le second de nos fabulistes. Comme La Fontaine, il a emprunté à d’autres presque tous ses sujets : mais ils sont si ingénieux, il les a si bien arrangés, il est si heureux dans le choix et l’expression des détails, quoique loin encore de son modèle, qu’on ne saurait le lire sans éprouver cette sorte de satisfaction et de surprise qui résulte d’une chose exactement faite, où toutes les parties sont parfaitement coordonnées, et assemblées correctement.

Voici, par exemple, l’apologue qu’il a mis, sous le titre la Fable et la Vérité, en tête de son recueil : peut-on rien trouver de plus vrai au fond, de plus à propos et de mieux raconté ?

        La Vérité toute nue
        Sortit un jour de son puits.
Ses attraits par le temps étaient un peu détruits ;
        Jeunes et vieux fuyaient sa vue :
La pauvre Vérité restait là morfondue
Sans trouver un asile où pouvoir habiter.
        À ses yeux vient se présenter
        La Fable, richement vêtue,
        Portant plumes et diamants,
        La plupart faux, mais très brillants.
         « Eh ! vous voilà ; bonjour, dit-elle ;
Que faites-vous ici seule sur un chemin ? »
La Vérité répond : « Vous le voyez, je gèle.
        Aux passants je demande en vain
        De me donner une retraite ;
Je leur fais peur à tous. Hélas ! je le vois bien,
        Vieille femme n’obtient plus rien.
        — Vous êtes pourtant ma cadette,
        Dit la Fable, et sans vanité
        Partout je suis fort bien reçue.
        Mais aussi, dame Vérité,
        Pourquoi vous montrer toute nue ?
Cela n’est pas adroit. Tenez, arrangeons-nous ;
        Qu’un même intérêt nous rassemble :
Venez sous mon manteau ; nous marcherons ensemble :
        Chez le sage, à cause de vous,
        Je ne serai point rebutée ;
        À cause de moi chez les fous
        Vous ne serez point maltraitée.
Servant par ce moyen chacun selon son goût,
Grâce à votre raison et grâce à ma folie,
        Vous verrez, ma sœur, que partout
        Nous passerons de compagnie. »

Après La Fontaine, Florian et Lamotte (pour les mettre dans le rang que l’estime publique paraît leur avoir assigné), il serait injuste de ne pas citer Arnault, dont les fables, publiées pour la première fois en 1812, sont remarquables par leur originalité, et ne ressemblent aucunement à celles qu’on avait faites avant lui. « Ce en quoi il faut imiter La Fontaine, dit-il dans sa préface, c’est qu’il n’a imité personne. » Arnault a donc à la fois inventé ses sujets et changé la forme de l’apologue. Ce n’est pas par la naïveté que ses fables se distinguent : c’est par une tournure serrée et mordante qui les fait ressembler à des épigrammes. En voici une intitulée l’Âne et le Cerf, qu’on peut donner comme un modèle de vérité et de précision énergique. Elle s’adresse à tous ceux que trompe le nom de la liberté, et qui croient qu’elle consiste à se révolter contre les lois, à secouer le joug d’un devoir.

« Vive la liberté ! » criait dans la prairie,
L’unique fois, hélas ! qu’il se soit emporté,
Martin, qui se croyait vraiment en liberté
        Pour n’être pas à l’écurie.
        Un cerf lui dit : « Pauvre imprudent,
Vivre libre et bâté n’est pas chose facile :
        Ne te crois pas indépendant,
        Mon ami, tu n’es qu’indocile. »

§ 49. Poésie pastorale.

On peut définir la poésie pastorale : une imitation de la vie champêtre représentée avec tous les charmes possibles.

Suivant cette définition, il ne suffira point d’attacher quelques guirlandes de fleurs à un sujet qui, par lui-même, n’aura rien de champêtre ; il sera nécessaire de montrer la vie champêtre elle-même, ornée seulement des grâces qu’elle peut recevoir.

On a donné aux pièces pastorales le nom d’églogues, qui, en grec, signifie pièces choisies en quelque genre que ce soit. On a ensuite désigné sous ce nom de petits poèmes sur la vie champêtre, recueillis en un même volume.

Le nom de bucoliques, qu’on leur donne aussi, signifie chant des bouviers ; cependant plusieurs critiques ne comptent parmi les bucoliques que celles dont le style est un peu plus relevé que dans les autres pièces, comme les trois pastorales de Virgile, intitulées : Pollion, Silène et Gallus. Mais c’est là une distinction tout à fait arbitraire, qui n’est fondée sur aucune raison, et à laquelle il ne faut pas s’attacher.

Les pastorales se nomment aussi quelquefois idylles ; c’est un mot grec qui signifie une petite image, une petite peinture dans le genre gracieux.

Il n’y a donc aucune différence fondamentale entre les pastorales, les bucoliques, les églogues et les idylles. Toutefois, si l’on veut accepter la légère distinction que l’usage semble avoir établie, l’églogue veut plus d’action et de mouvement ; l’idylle peut ne contenir que des peintures, des récits, des sentiments, la comparaison de notre vie avec celle des bergers.

Selon la définition donnée, l’objet ou la matière de l’églogue est le repos de la vie champêtre, ce qui l’accompagne, ce qui le suit, et de même ce qui le trouble ou le compromet. Ce sujet admet donc des passions modérées, qui peuvent produire des plaintes, des chansons, des combats poétiques, des récits intéressants.

Mais il faut faire un choix de ce que l’on admettra, et se souvenir que tout ce qui se passe à la campagne n’est pas digne d’entrer dans l’églogue ; on ne doit en prendre que ce qui est de nature à plaire ou à intéresser ; par conséquent, il faut en exclure les grossièretés, les choses dures ou triviales, les menus détails, en un mot tout ce qui n’a rien de piquant ni de doux.

On n’y mêlera pas, au moins en général, d’événements tragiques : on n’y verra point un berger qui s’étrangle à la porte de sa bergère ; parce que les bergers ne doivent point connaître les degrés des passions qui mènent à de tels emportements.

Les formes générales de la poésie pastorales sont le dialogue et le récit, ou un mélange des deux87 ; c’est plutôt par la situation donnée et par le sentiment que les églogues diffèrent entre elles, que par la composition.

À cause de cela précisément, et parce que l’action est toujours fort légère et fort simple, on évitera les grandes pièces, parce qu’il est bien difficile d’intéresser continuellement dans des poèmes de mille ou douze cents vers, si l’on n’a pas une action fortement tissue et qui se développe pendant ce long espace.

Quant au caractère des bergers, on peut en juger par les lieux où on les place. Les prés y sont toujours verts, l’ombre toujours fraîche, l’air toujours pur ; un éternel printemps y règne ; il faut donc que les acteurs et les actes aient un caractère de la plus riante douceur.

Le style des bergers doit être simple, c’est-à-dire que les termes ordinaires y soient employés sans faste, sans apprêt, sans dessein apparent de plaire.

Il doit être doux. La douceur se sent mieux qu’elle ne peut s’expliquer. En voici un exemple dans ce commencement d’une églogue de Segrais :

        Timarette s’en est allée :
L’ingrate, méprisant mes soupirs et mes pleurs,
        Laisse mon âme désolée
        À la merci de mes douleurs.
Je n’espérai jamais qu’un jour elle eût envie
De finir de mes maux le pitoyable cours ;
        Mais je l’aimais plus que ma vie,
        Et je la voyais tous les jours.

Il doit être gracieux dans les descriptions comme dans ce passage du même auteur :

Qu’en ses plus beaux habits l’Aurore, au teint vermeil,
Annonce à l’univers le retour du soleil,
Et que devant son char ses légères suivantes
Ouvrent de l’orient les portes éclatantes ;
Depuis que ma bergère a quitté ces beaux lieux,
Le ciel n’a plus ni jour, ni clarté pour mes yeux.

§ 50. Histoire de la poésie pastorale.

Si l’églogue est née parmi les bergers, elle doit être fort ancienne, puisque la profession de berger est une des premières que l’homme ait exercées. Les bergers, jouissant d’un bonheur tranquille, songèrent sans doute à témoigner leur reconnaissance au souverain bienfaiteur. Bientôt, dans leur enthousiasme, ils intéressèrent à leurs sentiments les prairies, les bois, toute la nature. Ils célébrèrent ensuite leur tranquillité, leurs amours, leur bonheur ; et c’est précisément la matière de la poésie pastorale88.

L’inventeur de cette poésie parmi les Grecs paraît avoir été un berger sicilien nommé Daphnis, dont le nom est resté célèbre chez tous ceux qui se sont exercés dans le même genre ; mais il n’a jamais rien écrit, et le véritable père de la poésie bucolique telle que nous la concevons aujourd’hui, c’est Théocrite, né à Syracuse, qui florissait 270 ans avant J.-C. Il a peint dans ses idylles la nature naïve et gracieuse, et a mérité d’être donné partout comme l’excellent modèle de ce genre de poésie.

Moschus et Bion vinrent quelque temps après Théocrite. Le premier, qui fut disciple de l’autre, était né en Sicile. Bion naquit à Smyrne, en Ionie. Il ajouta à l’églogue un certain art qu’elle n’avait pas. On y vit plus de finesse, plus de choix, moins de négligence. En gagnant du côté de l’exactitude, n’a-t-elle point perdu du côté de la naïveté ? Ses bois sont souvent des bosquets, et ses fontaines des jets d’eau, à en juger par les pièces qui nous restent de lui. On y voit peu de bergers ; ce sont des allégories ingénieuses, des récits ornés et qui paraissent travaillés. Il en est de même de Moschus, qui a les qualités et les défauts de son maître, et qui a consacré à sa mémoire un chant funèbre justement admiré.

Virgile, né à Mantoue 70 ans avant J.-C, se fit connaître à Rome par ses poésies pastorales. Il est le seul poète latin qui ait excellé dans ce genre. Il a mieux aimé prendre pour modèle Théocrite que Bion et Moschus. Il a su d’ailleurs réunir toutes les qualités, le piquant et le doux, la naïveté, les images choisies, des sentiments doux et tendres, des vers aisés, coulants, harmonieux, les expressions simples, quelquefois riches, toujours vraies. Il atteint souvent Théocrite, le passe quelquefois ; il est plus exact et plus judicieux. Ses bergers sont plus polis, moins grossiers89. Bref, Théocrite et lui sont les deux modèles que doivent se proposer tous les poètes bucoliques, comme le recommande Boileau dans son Art poétique.

Chez nous, les poètes qui se sont exercés dans la poésie pastorale, sous différents noms, sont fort nombreux ; mais ils ne se sont pas élevés à la même hauteur que Théocrite et Virgile.

Honorat de Bueil, marquis de Racan, disciple de Malherbe, mort en 1670, releva en France la gloire de la pastorale. Il avait un génie aisé et fécond, un caractère doux et simple ; il sentait l’harmonie poétique et trouvait facilement cette douceur dans les mots et le style qui conviennent aux images champêtres.

Les vers suivants, extraits de sa chanson à la reine Marie de Médicis, mère de Louis XIII, donneront une idée de sa poésie :

Paissez, chères brebis, jouissez de la joie
        Que le ciel nous envoie ;
À la fin sa clémence a pitié de nos pleurs :
Allez dans la campagne, allez dans la prairie,
        N’épargnez point les fleurs ;
Il en revient assez sous les pas de Marie.

Par elle renaîtra la saison désirée
        De Saturne et de Rhée,
Où le bonheur rendait tous nos désirs contents :
Et par elle on verra reluire en ce rivage
        Un éternel printemps,
Tel que nous le voyons paraître en son visage.

Nous ne reverrons plus nos campagnes désertes,
        Au lieu d’épis, couvertes
De tant de bataillons l’un à l’autre opposés.
L’innocence et la paix régneront sur la terre ;
        Et les dieux apaisés
Oublieront pour jamais l’usage du tonnerre.

Segrais, né en 1624, est, selon Fontenelle, le meilleur modèle que nous ayons de la poésie bucolique ; Fontenelle est en cela d’accord avec Boileau, qui a dit :

Que Segrais, dans l’églogue, enchante les forêts.

Ce poète a, en effet, une grande douceur de style, un heureux choix de mots, une grande fécondité de pensées et de tournures champêtres ; mais il s’élève peu, et n’a pas beaucoup de variété dans ses compositions. Les vers que nous avons cités de lui tout à l’heure le font suffisamment connaître.

Madame Deshoulières, née en 1653, a fait plusieurs idylles : les Moutons, les Oiseaux, le Ruisseau, etc. Elle se distingue par une grande douceur d’idées et de style, mais l’action et la pensée manquent presque toujours ; la pièce se réduit alors à des lieux communs de morale ou de sentiment dont le lecteur se lasse promptement. On ne se rappelle guère, des idylles de Mme Deshoulières, que celle qu’elle a faite pour recommander ses filles à Louis XIV après la mort de son mari, et qui commence par ces mots :

Dans ces prés fleuris
Qu’arrose la Seine,
Cherchez qui vous mène,
Mes chères brebis90.

Là, en effet, le fond est aussi vrai que la forme est originale. Il est fâcheux que Mme Deshoulières n’ait pas été plus souvent aussi bien inspirée.

Fontenelle, né en 1657, publia en 1688 des poésies pastorales, avec un Discours sur l’églogue et une Digression sur les anciens et les modernes. On lui a reproché d’avoir fait de ses bergers des courtisans occupés à dire de très jolies choses, plutôt qu’à exprimer les pensées qu’ils devraient avoir dans leur état. C’est à leur absence de naturel et peut-être aussi au peu d’intérêt du genre lui-même, que les églogues de Fontenelle doivent d’être tombées dans un profond oubli.

Lamotte-Houdard, né en 1672, élève et ami de Fontenelle, a fait aussi des églogues aussi peu naturelles, aussi mal versifiées que celles de son maître, et qui n’ont pas eu plus de succès.

Berquin, né en 1749, Florian, né en 1755, Léonard, né en 1744, ont fait aussi beaucoup de poésies pastorales ; ce dernier surtout s’est fait un nom dans ce genre. Ses idylles ont de la douceur, de la sensibilité ; elles expriment d’ailleurs les sentiments moraux les plus purs et les plus louables, et peuvent, sous ce rapport, justifier l’opinion de ceux qui ont voulu voir en lui le plus excellent de nos bucoliques ; mais, d’un autre côté, il a peu de force, très peu d’originalité ; il est donc loin d’être un poète du premier ordre. On préfère à juste titre Segrais et Racan.

La petite pièce des Deux ruisseaux fera connaître et sa manière et la nature de ses pensées :

Daphnis, privé de son amante,
Conta cette fable touchante
À ceux qui blâmaient ses douleurs.
« Deux ruisseaux confondaient leur onde,
Et, sur un pré semé de fleurs,
Coulaient dans une paix profonde.
Dès leur source, aux mêmes déserts,
La même pente les rassemble,
Et leurs vœux sont d’aller ensemble
S’abîmer dans le sein des mers.
Faut-il que le destin barbare
S’oppose aux plus tendres amours ?
Ces ruisseaux trouvent dans leur cours
Un roc affreux qui les sépare.
L’un d’eux, dans un triste abandon,
Se déchaînait contre sa rive,
Et tous les échos du vallon
Répondaient à sa voix plaintive.
Un passant lui dit brusquement :
Pourquoi, sur cette molle arène,
Ne pas murmurer doucement ?
Ton bruit m’importune et me gêne.
— N’entends-tu pas, dit le ruisseau,
À l’autre bord de ce coteau
Gémir la moitié de moi-même ?
Poursuis ta route, ô voyageur !
Et demande aux dieux que ton cœur
Ne perde jamais ce qu’il aime. »

§ 51. Épître en vers.

L’épître en vers n’est qu’une lettre adressée à une personne, quelle qu’elle soit. Elle a ses règles, comme lettre, et ce sont les mêmes que celles du style épistolaire, dont nous avons parlé précédemment.

Les règles qu’elle peut avoir, comme lettre en vers, se réduisent à ceci : qu’elle ait au moins un degré ou de force ou d’élégance au-dessus de celui qu’elle aurait eu si on ne l’eût mise qu’en prose.

Sa matière est d’une étendue qui n’a point de bornes. On peut, sous le titre qu’elle porte, louer, blâmer, raconter, philosopher, disserter, enseigner. Elle n’est pas plus limitée du côté des tons de style qu’elle peut prendre. Tous lui conviennent, parce que son style s’élève ou s’abaisse, selon la matière ou selon l’état de la personne qui écrit ou à qui on écrit. Il y a plus : la même épître admet toutes les sortes de tons, au moins tous ceux qui tiennent à la matière, parce que la personne qui écrit, aussi bien que celle à qui on écrit, étant toujours la même, le ton de la personne doit être nécessairement toujours le même dans la même lettre. L’épître commence et se termine sans apprêt91. Le champ de l’épître étant aussi illimité que nous venons de le dire, on a cherché à y introduire une division quelconque qui permît de rapporter tous les ouvrages de ce genre à certaines catégories. On a distingué l’épître philosophique, à laquelle se rattache le discours philosophique ; l’épître familière et l’héroïde.

Les épîtres philosophiques ont pour sujet une question de morale, de littérature ou quelque grande passion. Par exemple, Horace, dans son Épître à Auguste, défend les poètes de son temps contre les critiques amoureux de l’antiquité, qui leur préféraient les vieux poètes latins.

Il faut qu’une épître de ce genre se fasse distinguer par la justesse et la profondeur du raisonnement ; que les pensées, toujours vraies, solides et lumineuses, y soient bien enchaînées et s’y succèdent avec rapidité. Ce serait une erreur de croire qu’il suffit au poète d’effleurer les choses ; il doit les creuser et les approfondir. Il s’appliquera surtout à corriger par un sens droit la trop grande vivacité de son imagination. Jamais l’enthousiasme et le feu de la poésie ne doivent nuire à la progression méthodique des idées et à la marche régulière de la raison92.

Horace avait donné d’excellents modèles en ce genre ; Boileau, suivant ses traces, a peut-être perfectionné encore ce qu’avait déjà si bien fait le poète latin. Voyez sa première épitre, adressée au roi Louis XIV, où il vante les bienfaits de la paix et combat la manie de la guerre et des conquêtes. Peut-on rien voir de plus vif, de plus ingénieux, de mieux écrit, surtout, que ce passage :

« Pourquoi ces éléphants, ces armes, ce bagage,
Et ces vaisseaux tout prêts à quitter le rivage ? »
Disait au roi Pyrrhus un sage confident,
Conseiller très sensé d’un roi très imprudent.
« Je vais, lui dit ce prince, à Rome où l’on m’appelle.
— Quoi faire ? — L’assiéger. — L’entreprise est fort belle,
Et digne seulement d’Alexandre ou de vous ; Mais Rome prise enfin, seigneur, où courons-nous ?
— Du reste des Latins la conquête est facile.
— Sans doute on peut les vaincre ; est-ce tout ? — La Sicile
De là nous tend les bras, et bientôt, sans effort,
Syracuse reçoit nos vaisseaux dans son port.
— Bornez-vous là vos pas ? — Dès que nous l’aurons prise,
Il ne faut qu’un bon vent, et Carthage est conquise.
Les chemins sont ouverts : qui peut nous arrêter ?
— Je vous entends, seigneur, nous allons tout dompter ;
Nous allons traverser les sables de Libye,
Asservir, en passant, l’Égypte, l’Arabie ;
Courir delà le Gange en de nouveaux pays,
Faire trembler le Scythe aux bords du Tanaïs,
Et ranger sous nos lois tout ce vaste hémisphère.
Mais de retour enfin, que prétendez-vous faire ?
— Alors, cher Cinéas, victorieux, contents,
Nous pourrons rire à l’aise et prendre du bon temps.
— Eh ! seigneur, dès ce jour, sans sortir de l’Épire,
Du matin jusqu’au soir qui vous défend de rire ? »
Le conseil était sage et facile à goûter.
Pyrrhus vivait heureux, s’il eût pu l’écouter ;
Mais à l’ambition opposer la prudence,
C’est aux prélats de cour prêcher la résidence.

Le vers alexandrin convient particulièrement à l’épitre philosophique. Toutefois, on y emploie aussi le vers décasyllabe ; elle prend alors, quoique le fond reste aussi sérieux, une forme un peu plus légère. On peut en juger par ce passage de l’Épître à sa muse, où Gresset représente le temple de la Faveur, la vanité des hommes qui courtisent cette déesse, et le peu de valeur des illusions qu’elle nous donne.

Au sein des mers, dans une île enchantée,
Près du séjour de l’inconstant Protée,
Il est un temple élevé par l’Erreur,
Où la brillante et volage Faveur,
Semant au loin l’espoir et les mensonges,
D’un air distrait fait le sort des mortels.
Son faible trône est sur l’aile des Songes ;
Les Vents légers soutiennent ses autels.
Là, rarement la Raison, la Justice,
Ont amené les mortels vertueux ;
L’Opinion, la Mode et le Caprice
Ouvrent le temple et nomment les heureux.
En leur offrant la coupe délectable,
Sous le nectar cachant un noir poison,
La déité daigne paraître aimable,
Et d’un sourire enivre leur raison ;
Au même instant, l’agile Renommée
Grave leur nom sur son char lumineux.
Jouets constants d’une vaine fumée,
Le monde entier se réveille pour eux ;
Mais sur la foi de l’onde pacifique,
À peine ils sont mollement endormis,
Déifiés par l’erreur léthargique
Qui leur fait voir, dans des songes amis,
Tout l’univers à leur gloire soumis ;
Dans ce sommeil d’une ivresse riante,
En un moment, la Faveur inconstante
Tournant ailleurs son essor incertain,
Dans des déserts, loin de l’île charmante,
Les aquilons les emportent soudain,
Et leur réveil n’offre plus à leur vue
Que les rochers d’une plage inconnue,
Qu’un monde obscur, sans printemps, sans beaux jours,
Et que des cieux éclipsés pour toujours.

La dissertation philosophique dont il s’agit, quand elle n’est adressée à personne, perd naturellement le nom d’épître, et il faut lui donner celui de dissertation tout simplement ou celui de discours en vers. C’est Voltaire qui a le premier employé ce nom pour des dissertations très remarquables, et qui rappellent même, par leur perfection, les épîtres de Boileau.

Donnons comme exemple le commencement du discours sur la Modération en tout, où l’auteur montre qu’il faut savoir se borner, même dans les recherches philosophiques :

Tout vouloir est d’un fou ; l’excès est son partage :
La modération est le trésor du sage.
Il sait régler ses goûts, ses travaux, ses plaisirs,
Mettre un but à sa course, un terme à ses désirs.
…………………………………………………
La raison te conduit : avance à sa lumière ;
Marche encor quelques pas, mais borne ta carrière.
Aux bords de l’infini tu te dois arrêter ;
Là commence un abîme, il le faut respecter.
Réaumur, dont la main si savante et si sûre
A percé tant de fois la nuit de la nature,
M’apprendra-t-il jamais par quels subtils ressorts
L’éternel artisan fait végéter les corps ?
Pourquoi l’aspic affreux, le tigre, la panthère,
N’ont jamais adouci leur cruel caractère ?
Pourquoi, reconnaissant la main qui le nourrit,
Le chien meurt en léchant le maître qu’il chérit ?
D’où vient qu’avec cent pieds, qui semblent inutiles,
Cet insecte tremblant traîne ses pas débiles ?
Pourquoi ce ver changeant se bâtit un tombeau,
S’enterre, et ressuscite avec un corps nouveau,
Et, le front couronné, tout brillant d’étincelles,
S’élance dans les airs en déployant ses ailes ?
Le sage Du Faï, parmi ses plants divers,
Végétaux rassemblés des bouts de l’univers,
Me dira-t-il pourquoi la tendre sensitive
Se flétrit sous nos mains, honteuse et fugitive ?
Pour découvrir un peu ce qui se passe en moi,
Je m’en vais consulter le médecin du roi :
Sans doute il en sait plus que ses doctes confrères.
Je veux savoir de lui par quels secrets mystères
Ce pain, cet aliment dans mon corps digéré,
Se transforme en un lait doucement préparé ?
Comment, toujours filtré dans ses routes certaines,
En longs ruisseaux de pourpre il court enfler mes veines,
À mon corps languissant rend un pouvoir nouveau,
Fait palpiter mon cœur et penser mon cerveau ?
Il lève au ciel les yeux, il s’incline, il s’écrie :
« Demandez-le à ce Dieu qui nous donna la vie ! »

L’épître badine ou familière est ordinairement écrite en vers de huit syllabes ou en vers mêlés. Elle doit avoir un air de négligence et de liberté ; c’est ce qui la caractérise. Elle ne souffre point d’ornements recherchés : une élégante simplicité, une plaisanterie aimable, un badinage léger, de la vivacité, des saillies, des traits d’esprit, mais qui paraissent n’avoir rien coûté, voilà ce qui doit en faire le plus bel agrément. Elle admet le récit des faits les plus ordinaires, les plus petits détails, la description des objets les plus communs, pourvu que tout y soit exprimé avec grâce.

Voyez cette jolie comparaison par laquelle Bernis représente le pouvoir de la mode sur les Français :

Une divinité volage
Nous anime et nous conduit tous.
C’est elle qui, dans le même âge,
Renouvelle cent fois nos goûts.
Ainsi, pour peindre l’origine
De nos caprices renaissants,
Regarde une troupe enfantine
Qui, par des tuyaux différents,
Dans l’onde où le savon domine,
Forme des globes transparents.
Un souffle à ces boules légères
Porte l’éclat brillant des fleurs.
De leurs nuances passagères
Un souffle nourrit les couleurs ;
L’air qui les enfle et les colore,
En voltigeant sous nos lambris,
Leur donne ou la fraîcheur de Flore,
Ou le teint ambré de l’aurore,
Ou le vert inconstant d’Iris.
Mais ce vain chef-d’œuvre d’Éole,
Qu’un souffle léger a produit,
Dans l’instant qu’il brille et qu’il vole,
Par un souffle s’évanouit.
Français, connaissez votre image :
Des modes vous êtes l’ouvrage ;
Leur souffle incertain vous conduit.
Vous séduisez ; l’on rend hommage
À l’illusion qui vous suit.
Mais ce triomphe de passage,
Effet rapide de l’usage,
Par un autre usage est détruit93.

L’Héroïde est une épître sérieuse, dans laquelle on fait parler un personnage agité d’une passion qui, le plus souvent, est l’amour. Ce nom, singulier chez nous, vient du titre qu’Ovide, l’inventeur de ce genre, a donné à son recueil. Ce poète a supposé que des femmes ou filles de héros, séparées de leurs maris ou de leurs pères, leur écrivaient des lettres dans lesquelles elles peignaient leur impatience de les revoir. Il a donc intitulé ces lettres héroïdes ; ce qui signifie en français les héroïnes, c’est-à-dire les femmes qui étaient censées avoir écrit ces lettres. Nous avons francisé le mot, mais en lui donnant un sens qu’il n’avait pas en latin ; nous l’avons appliqué à l’épître elle-même, parce que nous avions déjà le mot héroïne pour désigner la personne.

Le genre de l’héroïde est, du reste, peu fécond ; et il n’a guère été cultivé chez nous que par des poètes du second ou du troisième ordre. On cite la lettre d’Héloïse à Abailard par Colardeau. Encore faut-il avouer qu’elle est fort inégale.

Les règles sont peu de chose. Le poète doit, dès les premiers vers, exposer en peu de mots la situation et les motifs qui le font parler ou écrire. Les récits ne doivent venir que quand ils sont essentiels, ou qu’ils offrent un vif intérêt avec des tableaux touchants et pathétiques ; tout doit d’ailleurs y être animé de la chaleur du sentiment94.

§ 52. Satire.

La satire est une espèce de poème dans lequel on attaque directement les vices des hommes.

C’est une des différences de la satire avec la comédie. Celle-ci attaque les vices, mais obliquement et de côté. Elle montre aux hommes des portraits généraux, dont les traits sont empruntés de différents modèles : c’est au spectateur de prendre la leçon lui-même, de s’instruire, s’il le juge à propos. La satire fait bien aussi la même chose, au moins de temps en temps ; mais le plus souvent elle va droit à l’homme ; elle dit : C’est vous ? c’est Rollet, un fripon.

Comme il y a deux sortes de vices, les uns plus graves, les autres qui le sont moins, il y a aussi deux sortes de satires. L’une, qui s’attache au vice et au scandale ; c’est celle de Juvénal : l’autre est celle d’Horace, qui prend plutôt pour sujet les travers et les ridicules de l’humanité.

C’est surtout en parlant de la première qu’on a pu dire qu’il y a toujours dans le cœur du satirique un germe de cruauté qui se couvre de l’intérêt de la vertu, pour avoir le plaisir de déchirer au moins le vice95. Car, quand il ne s’agit que de ces ridicules qui ne portent aucune atteinte à la considération morale d’un homme, comme de faire de mauvais vers, ou de donner un repas mal ordonné, il n’y a pas plus de malice à le dire en vers qu’à le raconter comme on le fait tous les jours dans la conversation.

Au contraire, pour la satire brûlante et incisive, il est bon qu’elle soit générale et réglée par les bienséances. Aussi Boileau, lorsqu’il veut peindre un homme enrichi par ses rapines, a bien soin de prendre un nom en l’air :

Si l’on vient à chercher par quel secret mystère
Alidor à ses frais bâtit un monastère :
« Alidor, dit un fourbe, il est de mes amis ;
Je l’ai connu laquais avant qu’il fût commis.
C’est un homme d’honneur de piété profonde,
Et qui veut rendre à Dieu ce qu’il a pris au monde. »

Gilbert, Despazes et Chénier sont bien moins réservés quand ils reprochent à des hommes connus et qu’ils nomment, leur lâcheté, leur hypocrisie ou leur fureur. Le dernier, dans son discours Sur la calomnie, peignant l’époque de la terreur, écrit :

Nos champs furent déserts, mais peuplés d’échafauds ;
On vit les innocents jugés par les bourreaux.
La cruelle96 livrait aux fureurs populaires
Du sage Lamoignon les vertus séculaires.
Elle égorgeait Thouret, Barnave, Chapelier,
L’ingénieux Bailly, le savant Lavoisier,
Vergniaud, dont la tribune a gardé la mémoire,
Et Custine, qu’en vain protégeait la victoire.
Condorcet plus heureux, libre dans sa prison,
Échappait au supplice en buvant le poison.
Ô temps d’ignominie, où, rois sans diadème,
Des brigands parvenus à l’empire suprême,
Souillant la liberté d’éloges imposteurs,
Immolaient en son nom ses premiers fondateurs !
Allons, plats écoliers, maîtres dans l’art de nuire,
Divisant pour régner, isolant pour détruire,
Suivez encor d’Hébert les sanglantes leçons,
Sur les bancs du sénat placez les noirs soupçons, etc.

Mais il faut avouer que tous les temps ne se ressemblent pas, et qu’à l’époque où écrivaient Chénier et Despazes, les passions politiques étaient si exaltées, qu’il eût été bien difficile de se borner à des portraits généraux.

Quel que soit, au reste, le sujet de la satire, le poète peut prendre le ton sérieux, caustique et mordant, ou le ton léger, plaisant et badin. Il se déchaîne avec force contre les vices, ou se borne à une simple raillerie. Dans le premier cas, il doit employer un style ferme, plein et nerveux ; dans le second, un style fin et enjoué, mais toujours simple, naturel et facile97.

La forme de la satire est assez indifférente par elle-même. Tantôt elle est épique, c’est-à-dire que le poète raconte une action ridicule, comme Boileau dans sa satire du repas ; tantôt elle est dialoguée, comme l’apologie de Gilbert ; le plus souvent elle est didactique, c’est-à-dire que le poète expose lui-même les vérités qu’il veut établir ou les travers dont il veut se moquer. Quelquefois elle porte le nom de discours, quelquefois celui d’épître, quand elle est adressée à quelqu’un. Toutes ces formes ne font rien au fond ; c’est toujours satire, dès que c’est l’esprit d’invectives qui l’a dictée98.

§ 53. Histoire de la satire.

La satire (ou plutôt le nom de satire) n’a pas toujours représenté le même fond, ni la même forme. Elle a été différente chez les Grecs et chez les Romains.

Chez les Grecs, c’était une pièce dramatique qui tenait une sorte de milieu entre la tragédie et la comédie. Ses acteurs n’étaient ni des héros, ni des hommes, ni des dieux ; mais des personnages tels que Polyphème, Sisyphe, etc. Si on y voyait des hommes ou des héros, ils n’y faisaient ordinairement que les seconds rôles. Il y avait des chœurs toujours composés de satyres jeunes et vieux. Ces derniers, qu’on appelait Silènes, parlaient toujours avec sagesse et gravité ; les jeunes étaient faits pour égayer la scène par des plaisanteries, des traits piquants, quelquefois par des bouffonneries et des grossièretés. Ces poèmes avaient un ton de poésie qui leur était propre, et les acteurs avaient aussi leurs gestes, leur déclamation, leurs danses, leurs parures. Il ne nous reste, de ce genre de drame, que le Cyclope d’Euripide99. Mais, dans ce sens, il convient d’écrire satyre par un y, et de faire ce mot du masculin.

Chez les Romains, la première poésie, si elle méritait ce nom, fut ce qu’ils appelèrent Satura, d’où nous avons fait la satire. Ce furent les Toscans qui l’apportèrent à Rome ; elle n’était alors qu’une sorte de chanson en dialogue, dont tout le mérite consistait dans la force et la vivacité des réparties. Tout y était mêlé, entassé sans ordre, sans régularité, soit pour le fond, soit pour la forme. De là elle prit ce nom de Satura, qui signifiait un bassin, dans lequel on offrait aux dieux toute sortes de fruits à la fois, et sans les distinguer ; et par suite une farce, une macédoine, un mélange de différentes choses.

Livius Andronicus, qui était Grec d’origine, ayant donné à Rome des spectacles en règle, la satire changea de forme et de nom ; elle prit quelque chose de dramatique. Elle paraissait sur le théâtre avec la grande pièce. Si c’était au commencement, elle s’appelait isode, ou pièce d’entrée ; si c’était au milieu, on la nommait embole, ou pièce d’entracte ; si c’était à la fin, on la désignait sous le nom d’exode, ou pièce de sortie.

Elle reprit son nom sous Ennius et Pacuvius, qui parurent quelque temps après Andronicus. Mais ce ne fut qu’à cause du mélange des formes ou des différentes sortes de vers qu’ils employaient, sans s’embarrasser de les faire symétriser entre eux, comme on voit qu’ils symétrisent dans les odes d’Horace.

Après eux vint Lucilius ou Lucile, qui florissait 120 ans environ avant J.-C. ; il fixa l’état de la satire, et la présenta telle que l’ont donnée Horace, Perse et Juvénal, et telle que nous la connaissons aujourd’hui100, c’est-à-dire qu’il y traita un sujet déterminé et bien circonscrit, en y employant une seule espèce de vers. Nous n’avons malheureusement de lui que de courts fragments qui ne permettent pas de juger de sa valeur.

Après Lucile vinrent les autres satiriques latins, Horace, Perse et Juvénal, que Boileau a si bien caractérisés par ces vers de l’Art poétique :

Horace à cette aigreur mêla son enjouement.
On ne fut plus ni fat ni sot impunément,
Et malheur à tout nom qui, propre à la censure,
Put entrer dans un vers sans rompre la mesure !
Perse, en ses vers obscurs, mais serrés et pressants,
Affecta d’enfermer moins de mots que de sens,
Juvénal, élevé dans les cris de l’école,
Poussa jusqu’à l’excès sa mordante hyperbole.

Nous avons en France beaucoup de poètes satiriques d’une très grande valeur. Il semble qu’il n’y ait pas de genre de poésie qui soit plus dans le caractère et le génie de notre nation.

Mathurin Régnier a été, sous le règne de Louis XIII, le restaurateur de la satire. Il a de la gaîté, de la force et souvent de la grâce. C’est de lui que La Harpe a dit, avec raison, que « Boileau l’avait surpassé, mais ne l’avait pas fait oublier. » Que peut-on dire de plus à sa louange ?

Boileau, né en 1656 et mort en 1711, est le plus parfait de nos satiriques. Nous lui devons la gloire de l’emporter sur nos voisins et de le disputer à l’ancienne Rome dans le genre de la satire. On peut dire qu’il réunit la finesse et la légèreté d’Horace, la sagesse et la raison de Perse, la force et la vivacité de Juvénal, sans en avoir la fougue et les excès. Mais son caractère a plus de ressemblance avec celui du premier. Ses pensées sont toujours naturelles, ses expressions justes, ses tours vifs et aisés, son style pur et élégant, ses vers harmonieux et pleins d’idées. « Quelque grande que puisse être la barbarie d’un homme, dit le marquis d’Argens, dès qu’il sait lire et qu’il entend le français, on doit supposer qu’il a lu les satires de Boileau101. » Nous n’en citons pas ici d’extrait, puisque cet ouvrage est entre les mains de tout le monde.

Gilbert, né en 1751 et mort à l’Hôtel-Dieu dans un accès de fièvre cérébrale, à vingt-neuf ans, est notre Juvénal ; son âme était aigrie par le malheur. N’ayant pas obtenu dans les concours académiques les succès qu’il avait espérés, il s’arma du fouet de la satire, et dans deux ouvrages remarquables, le Dix-huitième siècle et Mon apologie, il flagella de son vers énergique tous les écrivains qui lui paraissaient être injustement en possession de la renommée. Le succès de ces deux satires fut immense ; mais elles excitèrent contre le poète des inimitiés violentes et implacables.

Nous ne disons rien de Chénier et de Despazes, dont nous avons parlé plus haut, et qui sont morts au commencement de ce siècle.

§ 54. Élégie.

Le vrai caractère de l’élégie se trouve marqué dans le mot même, composé de deux mots grecs qui signifient dire hélas ! Ce petit poème, en effet, qu’on avait inventé pour déplorer les malheurs et se plaindre des rigueurs du sort, était, dans son origine, uniquement destiné aux larmes, aux gémissements, et à l’expression de la douleur ; mais bientôt on y fit entrer des sentiments de tendresse et même de joie. « La plainte, suivant Horace, fut d’abord renfermée dans l’élégie ; ensuite l’amour y chanta ses succès. » Boileau a dit après le poète latin :

Elle peint des amants la joie et la tristesse.

Cette sorte de poésie est donc consacrée aux mouvements du cœur ; mais elle se borne aux sentiments doux, soit de tristesse, soit de joie. Elle ne peut point embrasser les sentiments de toutes les espèces et de tous les degrés réservés à l’ode, et rejette par conséquent les pensées sublimes, les images pompeuses. Elle n’admet pas non plus cet amour violent et furieux dont les effets sont si funestes et si terribles, et qui est du ressort de la tragédie ; par conséquent, le style trop fort et trop pathétique ne convient pas à son caractère. Le but de l’élégie est d’attendrir l’âme, et non d’exciter la terreur102.

Tout cela est vrai, mais seulement pour nous modernes ; les Grecs et les Latins jugeaient tout autrement que nous de cette espèce de poésie, ou plutôt, ici comme pour l’épigramme, le nom a changé de signification. Les anciens appelaient vers élégiaques ou distiques, la réunion de deux vers dont le premier avait six pieds et le second cinq, avec un repos après le second ; et une élégie était avant tout, pour eux, une pièce de vers écrite en distiques. Ils jugeaient donc de l’élégie, non d’après le caractère de la poésie, mais d’après la forme de la versification. Il importe de se le bien rappeler, si l’on ne veut pas se faire une idée tout à fait fausse de ce que pensaient les Grecs et les Romains à cet égard.

Il est bien vrai, d’un autre côté, que cette forme servit d’abord à exprimer les plaintes, les chagrins, les regrets, etc. ; mais plus tard les distiques ayant exprimé l’ardeur de la guerre dans les chants de Tyrtée, l’exhortation à la vertu dans les poèmes de Théognis, des maximes morales ou des invocations aux dieux chez Solon, tout cela rentra dans le genre élégiaque, où nous ne le mettrions certainement pas103.

Il est donc bien compris que quand nous parlons de l’élégie nous prenons ce mot dans le sens ancien s’il s’agit des anciens, et dans le sens moderne s’il s’agit de nous ; sans quoi nous serions obligés de dire le contraire de ce que nous disons. Ainsi le chant funèbre de Moschus sur la Mort de Bion, est pour nous une élégie dans toute la rigueur du terme. Il ne l’était pas pour les Grecs, parce qu’il est tout entier en vers hexamètres : aussi en avons-nous parlé à l’occasion de la poésie pastorale, à laquelle les Grecs le rapportaient.

Il est aisé de juger que pour réussir dans le genre de l’élégie, il faut bien sentir et peindre le sentiment avec des couleurs vraies et naturelles :

Il faut que le cœur seul parle dans l’élégie.

C’est le précepte que donne Boileau, précepte fondamental qui renferme tous les autres. L’âme du poète doit être toute remplie de son objet, toute pénétrée des malheurs qu’il s’agit de déplorer. Un poème de cette espèce, si on y met de l’esprit, sera nécessairement froid, fade, langoureux, ou chargé d’ornements frivoles non moins ridicules que déplacés.

Ce n’est pas que le cœur puisse, sans le talent, produire une bonne élégie. La sensibilité de l’âme doit être aidée d’un génie facile qui donne une certaine délicatesse à ce poème. Le cœur fournit les sentiments, l’imagination les met en œuvre, et leur prête son coloris et ses grâces. Mais ce coloris ne doit pas être trop brillant, ces grâces ne doivent pas être affectées104.

Ainsi toute la poétique de l’élégie se réduit à demander au poète de la sensibilité, de l’imagination et du goût ; et, en effet, on conçoit qu’il n’y a pas pour un poème aussi simple, aussi instinctif que celui-là, si l’on peut parler ainsi, de règles particulières.

§ 55. Histoire de l’élégie.

L’histoire de l’élégie est maintenant bien courte et bien facile à faire. Il ne nous reste des élégiaques grecs, Callinus, Tyrtée, Mimnerme, Solon, Simonide, Callimaque, Philétas, Hermésianax, que leurs noms et de bien courts fragments. Nous sommes plus heureux pour les Latins. Nous avons Properce, Tibulle et Ovide, qui peuvent passer pour des modèles. Properce a plus de feu, Tibulle plus de douceur et de perfection dans le style ; Ovide, plus de variété. D’ailleurs, Ovide fut exilé et malheureux de son exil ; de sorte que l’élégie s’agrandit sous sa plume. Je ne dis rien de Gallus, que les anciens comptaient avec les trois précédents, mais dont il ne nous reste rien.

Que si nous passons à l’étude de l’élégie en France, nous sommes obligés de distinguer. Entendrons-nous par poètes élégiaques ceux qui ont fait une ou deux élégies ? Il y a beaucoup de nos bons poètes qui ont mérité ce titre par quelque endroit. C’est une admirable élégie que la consolation adressée par Malherbe à Du Perrier sur la mort de sa fille, où l’on trouve ces beaux vers :

Ta douleur, Du Perrier, sera donc éternelle ?
        Et les tristes discours
Que te met en l’esprit l’amitié paternelle
        L’augmenteront toujours ?

Le malheur de ta fille au tombeau descendue
        Par un commun trépas,
Est-ce quelque dédale où ta raison perdue
        Ne se retrouve pas ?

Je sais de quels appas son enfance était pleine,
        Et n’ai pas entrepris,
Injurieux ami, de soulager ta peine
        Avecque son mépris.

Mais elle était du monde où les plus belles choses
        Ont le pire destin ;
Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
        L’espace d’un matin.

La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles ;
        On a beau la prier,
La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles,
        Et nous laisse crier.

Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre,
        Est sujet à ses lois,
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
        N’en défend point nos rois.

Ce sont encore des élégies que plusieurs pièces de Bertaut, et celle, en particulier, où se trouve cette stance d’une coupe si harmonieuse et si souvent citée :

        Félicité passée
        Qui ne peux revenir,
        Tourment de ma pensée,
Que n’ai-je, en te perdant, perdu le souvenir !

Maynard a fait aussi des pièces élégiaques, ainsi que plusieurs de nos vieux poètes. Dans tout l’éclat du règne de Louis XIV, La Fontaine a fait sur la disgrâce de Fouquet, son protecteur, une élégie adressée aux nymphes de Vaux, qui est peut-être la plus belle de toutes les nôtres, et où on distingue ces vers :

Les destins sont contents : Oronte est malheureux.
Vous l’avez vu naguère au bord de vos fontaines,
Qui, sans craindre du sort les faveurs incertaines,
Plein d’éclat, plein de gloire, adoré des mortels,
Recevait des honneurs qu’on ne doit qu’aux autels.
Hélas ! qu’il est déchu de ce bonheur suprême !
Que vous le trouveriez différent de lui-même !
Pour lui, les plus beaux jours sont de secondes nuits ;
Les soucis dévorants, les regrets, les ennuis,
Hôtes infortunés de sa triste demeure,
En des gouffres de maux le plongent à toute heure.
Voilà le précipice où l’ont enfin jeté
Les attraits enchanteurs de la prospérité.
Dans les palais des rois cette plainte est commune ;
On n’y connaît que trop les jeux de la fortune,
Ses trompeuses faveurs, ses appas inconstants ;
Mais on ne les connaît que quand il n’est plus temps.
Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,
Qu’on croit avoir pour soi le vent et les étoiles,
Il est bien malaisé de régler ses désirs ;
Le plus sage s’endort sur la foi des zéphirs.

Le siècle suivant n’a pas non plus manqué d’élégies ; et dans le nôtre surtout il s’en est fait beaucoup et de très belles.

On cite au nombre des plus remarquables la Promenade, de Chénier, où ce vieux républicain gémit sur la destruction de la république et l’érection de l’empire ; les stances sur les Malheurs du Tasse, où Fontanes console Chateaubriand du peu de succès qu’avaient eu ses Martyrs lors de la première édition ; enfin une suite d’élégies faites après l’invasion de la France en 1814, par Casimir Delavigne, et auxquelles il a donné, par une allusion un peu forcée, le nom bizarre de Messéniennes.

Empruntons quelques vers touchants à celle de ces élégies que le poète a consacrée à la mort de Jeanne d’Arc :

Du Christ, avec ardeur, Jeanne baisait l’image ;
Ses longs cheveux épars flottaient au gré des vents :
Au pied de l’échafaud, sans changer de visage,
        Elle s’avançait à pas lents.

Tranquille elle y monta ; quand, debout sur le faîte,
Elle vit ce bûcher qui l’allait dévorer,
Les bourreaux en suspens, la flamme déjà prête,
Sentant son cœur faillir, elle baissa la tête
        Et se prit à pleurer.

        Ah ! pleure, fille infortunée !
        Ta jeunesse va se flétrir
        Dans sa fleur trop tôt moissonnée !
        Adieu, beau ciel, il faut mourir !

Tu ne reverras plus tes riantes montagnes,
Le temple, le hameau, les champs de Vaucouleurs,
        Et ta chaumière et tes compagnes,
Et ton père expirant sous le poids des douleurs.

Après quelques instants d’un horrible silence,
Tout à coup le feu brille, il s’irrite, il s’élance…
Le cœur de la guerrière alors s’est ranimé ;
À travers les vapeurs d’une fumée ardente,
        Jeanne, encor menaçante,
Montre aux Anglais son bras à demi consumé.
        Pourquoi reculer d’épouvante ?
        Anglais, son bras est désarmé,
La flamme l’environne, et sa voix expirante
Murmure encore : « Ô France ! ô mon roi bien-aimé ! »

Il est clair, par ces exemples, que, quoi qu’on en ait dit, l’élégie a été cultivée en France avec succès, et que nous avons eu à toutes les époques des pièces très remarquables dans le caractère triste et mélancolique.

Si, au contraire, nous entendons par poètes élégiaques ceux qui se sont surtout distingués dans ce genre, ou qui n’ont réussi que là, c’est tout autre chose. Nous n’en avons qu’un fort petit nombre, entre lesquels il faut distinguer surtout madame Dufresnoy et Millevoye.

On cite avec raison de ce dernier, comme une élégie charmante, la petite pièce intitulée la Chute de feuilles, où l’on ne trouve guère à blâmer que ce mot de mausolée qui la termine, et qui, signifiant un tombeau magnifique, fait un contresens. Voici cette pièce :

De la dépouille de nos bois
L’automne avait jonché la terre.
Le bocage était sans mystère,
Le rossignol était sans voix.
Triste et mourant à son aurore,
Un jeune malade, à pas lents,
Parcourait une fois encore
Le bois cher à ses premiers ans.
« Bois que j’aime ! adieu, je succombe ;
Votre deuil me prédit mon sort,
Et dans chaque feuille qui tombe
Je vois un présage de mort.
Fatal oracle d’Épidaure,
Tu m’as dit : Les feuilles des bois
À tes yeux jauniront encore,
Mais c’est pour la dernière fois.
L’éternel cyprès t’environne ;
Plus pâle que la pâle automne,
Tu t’inclines vers le tombeau.
Ta jeunesse sera flétrie
Avant l’herbe de la prairie,
Avant les pampres du coteau.
Et je meurs !… De leur froide haleine
M’ont touché les sombres autans :
Et j’ai vu comme une ombre vaine
S’évanouir mon beau printemps.
Tombe, tombe, feuille éphémère !
Voile aux yeux ce triste chemin ;
Cache au désespoir de ma mère
La place où je serai demain.
Mais, vers la solitaire allée,
Si mon amante échevelée
Venait pleurer quand le jour fuit,
Éveille par ton léger bruit
Mon ombre un instant consolée. »
Il dit… s’éloigne, et sans retour !
La dernière feuille qui tombe
A signalé son dernier jour.
Sous le chêne on creusa sa tombe…
Mais son amante ne vint pas
Visiter la pierre isolée,
Et le pâtre de la vallée
Troubla seul du bruit de ses pas
Le silence du mausolée.

Quant à Parny et à Bertin qu’on met souvent parmi les élégiaques français, parce qu’ils ont chanté les mêmes sujets que Properce et Tibulle, il est évident qu’on leur applique ce nom dans la signification antique : pour nous, ce sont seulement des poètes érotiques.

§ 56. Poésie lyrique.

La poésie lyrique, en général, est celle qui est, ou que l’on suppose destinée à être chantée immédiatement par celui qui la produit. Je dis qu’on suppose, parce qu’aujourd’hui et depuis bien longtemps les poètes lyriques ne chantent pas du tout leurs ouvrages. Mais on croit que les Amphion, les Orphée le faisaient. C’est pour cela qu’on a appelé cette poésie lyrique, et parce qu’autrefois, quand on la chantait, la lyre accompagnait la voix. Le mot ode a la même origine : il signifie chant, chanson, hymne, cantique.

On peut donc définir la poésie lyrique celle qui exprime le sentiment ou la passion actuelle du poète. Qu’on y ajoute une forme de versification qui soit chantante, elle aura tout ce dont elle a besoin pour être parfaite105. C’est du sentiment qu’elle tire cet enthousiasme qui l’approche de la Divinité. C’est cet enthousiasme qui autorise la hardiesse des débuts, les emportements, les écarts.

L’enthousiasme ou fureur poétique est ainsi nommé parce que l’âme qui en est remplie, tout entière à l’objet qui le lui inspire, est dans cette situation où les anciens se figuraient l’homme possédé par une divinité, et que Rousseau a si bien peint dans ces vers :

Tel, aux premiers accès d’une sainte manie,
Mon esprit alarmé redoute du génie
        L’assaut impérieux.
Il s’étonne, il combat l’ardeur qui le possède,
Et voudrait secouer du démon qui l’obsède
        Le joug impérieux.

L’enthousiasme n’est autre chose, au fond, qu’un sentiment, quel qu’il soit, amour, colère, joie, admiration, tristesse, etc., produit par une idée qui nous domine exclusivement106.

Il s’explique par cette position particulière du poète lyrique, qui a fait dire qu’il n’y a pas de poésie plus poétique, en quelque sorte, que l’ode proprement dite.

Dans les autres poèmes, en effet, le poète n’est pas le personnage mis en scène ; son art même consiste souvent à se faire oublier. Mais, dans l’ode, c’est le poète lui-même qui s’annonce et qui va chanter. Le poète est inspiré par les muses, et doit en parler le riche et magnifique langage.

Il est vrai que, dans l’épopée, on suppose aussi le poète inspiré ; mais son inspiration est plus tranquille. La muse raconte et le poète écrit ; au lieu que, dans l’ode, son inspiration est prophétique. Il est tout rempli, il peut être possédé de la muse ou du dieu qui s’est emparé de ses sens :

Ce n’est pas un mortel, c’est Apollon lui-même
        Qui parle par ma voix107.

Aussi a-t-il besoin, pour réussir dans ce genre de poésie, de ces qualités si rares et si précieuses qui font le vrai poète, suivant Horace108, d’un génie créateur, d’un talent presque divin, et d’une manière de s’exprimer toujours noble, majestueuse et souvent sublime109.

De cette situation dans laquelle le poète peut être, mais n’est pas nécessairement, comme l’ont dit à tort quelques critiques, découlent à peu près toutes les règles spéciales à la poésie lyrique, et qui regardent le début de l’ode, le sublime dans les sentiments ou les images, les écarts de l’ode et ses digressions.

Le début de l’ode peut être hardi, véhément, impétueux, parce que, quand le poète saisit sa lyre, on le suppose fortement frappé des objets qu’il se représente. Son sentiment éclate, part comme un torrent qui rompt la digue ; tout, alors, est imprévu, et dans ce cas il n’est guère possible que l’ode monte plus haut que son début : mais aussi le poète, s’il a du goût, doit s’arrêter précisément à l’endroit où il commence à descendre.

Malherbe, par exemple, maudissant l’attentat commis par Étienne de Lisle sur la personne de Henri le Grand, en 1605, s’écrie :

Que direz-vous, races futures,
Si quelquefois un vrai discours
Vous récite les aventures
De nos abominables jours ?
Lirez-vous sans rougir de honte
Que notre impiété surmonte
Les faits les plus audacieux
Et les plus dignes du tonnerre,
Qui firent jamais à la terre
Sentir la colère des cieux ?

Le sublime dans les sentiments ou les images se conçoit facilement. Les images sont sublimes quand elles élèvent notre esprit au-dessus de toutes les idées de grandeur qu’il pouvait avoir. Les sentiments sont sublimes quand ils semblent être presque au-dessus de la condition humaine. Dans ces deux cas, il y a certainement quelque exagération chez le poète ; mais le lecteur l’accepte volontiers et sans s’en étonner.

Ainsi J.-B. Rousseau, invitant, en 1715, les princes chrétiens à se réunir pour défendre Venise menacée par les Turcs, rappelle qu’au temps des croisades les chrétiens vinrent à bout des infidèles ; il le fait au moyen de cette comparaison :

Comme un torrent fougueux qui, du haut des montagnes,
Précipitant ses eaux, traîne dans les campagnes
Arbres, rochers, troupeaux par son cours emportés :
Ainsi de Godefroi, les légions guerrières,
        Forcèrent les barrières
Que l’Asie opposait à leurs bras indomptés.

Les écarts sont une espèce de vide entre deux idées qui n’ont point de liaison intermédiaire ou de transition. On sait quelle est la vitesse de l’esprit. Quand l’âme est échauffée par la passion, cette vitesse est plus grande encore. La fougue presse les pensées et les précipite ; et, comme il n’est pas possible de les exprimer toutes, le poète saisit seulement les plus remarquables ; puis, comme il les exprime dans le même ordre qu’elles avaient dans son esprit, sans exprimer celles qui leur servaient de liaison, elles ont l’air disparates et décousues. Elles ne se tiennent que de loin, et laissent, par conséquent, entre elles quelques vides qu’un lecteur remplit aisément quand il a de l’âme et qu’il a saisi l’esprit du poète.

Par exemple, Moïse fait dire à Dieu : « J’ai parlé. Où sont-ils ? Dixi. Ubinam sunt ? » La phrase complète serait : « J’ai parlé (à mes ennemis dans ma colère ; ma seule parole les a fait disparaître. Vous qui êtes témoins de ma victoire, répondez :) Où sont-ils ? » Toutes les idées placées ici entre parenthèses se sont trouvées dans l’esprit du poète ; mais, n’ayant pas jugé à propos de les exprimer, il a laissé ce vide, qu’on appelle écart.

Les écarts ne doivent se trouver que dans les sujets qui peuvent admettre des passions vives, parce qu’ils sont l’effet d’une âme troublée, et que le trouble ne peut être causé que par des objets importants.

Les digressions de l’ode sont des sorties ou excursions que le poète fait sur des sujets voisins de celui qu’il traite, soit que la beauté de la matière l’ait tenté, soit que la stérilité de son sujet l’ait obligé d’aller chercher ailleurs de quoi l’enrichir.

Malherbe, dans cette ode admirable adressée au roi Louis XIII en 1627, lorsqu’il allait réduire la Rochelle et chasser les Anglais qui, pour soutenir la révolte dans cette ville, avaient fait une descente en l’île de Ré, après avoir à moitié traité son sujet et avoir annoncé au roi que la Victoire l’attend aux bords de la Charente, rappelle que cette déesse a sauvé autrefois Jupiter attaqué par les Titans, et, à ce propos, raconte rapidement cette guerre :

Telle en ce grand assaut où des fils de la terre
La rage ambitieuse à leur honte parut,
Elle sauva le ciel et rua le tonnerre
        Dont Briare mourut.

Déjà de tous côtés s’avançaient les approches :
Ici courait Mimas ; là Typhon se battait,
Et là suait Euryte à détacher les roches
        Qu’Encelade jetait.

À peine cette vierge eut l’affaire embrassée,
Qu’aussitôt Jupiter, en son trône remis,
Vit, selon son désir, la tempête cessée,
        Et n’eut plus d’ennemis.

Ces colosses d’orgueil furent tous mis en poudre,
Et tout couvert des monts qu’ils avaient arrachés ;
Phlègre qui les reçut pue encore la foudre
        Qui les avait touchés.

L’exemple de leur race à jamais abolie
Devait sous ta merci tes rebelles ployer ;
Mais serait-ce raison qu’une même folie
        N’eût pas même loyer ?

Le voilà revenu maintenant à son sujet ; les dix-huit ou vingt vers qu’il a consacrés à cette guerre très poétique, mais étrangère à l’expédition de la Rochelle, sont ici la digression.

Les écarts et les digressions forment ce qu’on appelle quelquefois le désordre dans l’ode, dont Boileau a dit :

Son style impétueux souvent marche au hasard :
Chez elle un beau désordre est un effet de l’art.

Ce dernier mot indique très bien que ce hasard n’est qu’apparent.

En général, les écarts et les digressions ne doivent servir qu’à varier, animer, enrichir le sujet. S’ils l’obscurcissent, le chargent, rembarrassent, ils sont mauvais. La raison ne guide pas le poète, il faut au moins qu’elle puisse le suivre ; sans cela l’enthousiasme n’est qu’un délire et les égarements ne sont qu’une folie.

On tire naturellement de tout ce que nous venons de dire les deux conséquences suivantes :

La première est que l’ode ne doit avoir qu’une étendue médiocre. Car, si elle est toute dans le sentiment, et dans le sentiment produit à la vue d’un objet, il n’est pas possible qu’elle se soutienne longtemps. Aussi voit-on que les meilleurs lyriques se contentent de présenter, leur objet sous les différentes faces qui peuvent produire ou entretenir la même impression ; après quoi ils l’abandonnent presque aussi brusquement qu’ils l’avaient saisi.

La seconde conséquence est qu’il doit y avoir dans l’ode une certaine unité de sentiment ou de passion, quoique le sentiment puisse se modifier et la passion s’amollir quelquefois jusqu’à passer au sentiment opposé110.

§ 57. Formes de l’ode et ses diverses espèces.

La forme de l’ode est différente suivant le goût des peuples où elle est en usage. Chez les Grecs, elle était d’abord partagée en petites strophes égales qu’ils appelaient formes. Plus tard, on allongea ces formes ; elles ne furent plus toutes égales et prirent différents noms. Il y eut la strophe, l’antistrophe et l’épode.

Les strophes symétrisaient avec les antistrophes, et les épodes symétrisaient entre elles. La strophe commençait, l’antistrophe suivait, ensuite venait l’épode ; puis c’était à recommencer dans le même ordre.

Le chant de ces vers était accompagné de danses : les danseurs tournaient dans un sens pendant la strophe, dont le nom signifie tour (p. 137). Pendant l’antistrophe, qui signifie contre-tour, ils tournaient dans un sens contraire, en revenant sur eux-mêmes. Pendant le chant de l’épode, qui était toujours plus courte, les danseurs faisaient leurs mouvements sans tourner ni d’un côté ni d’un autre. C’est ainsi que sont faites les odes de Pindare et la plupart des chœurs dramatiques chez les anciens111.

Les Français ont des odes de deux sortes ; les unes qui retiennent le nom générique, et les autres qu’on nomme cantates.

Dans la première espèce, l’assortiment et le nombre des vers est à peu près au choix et à la disposition du poète ; mais la première strophe étant une fois assortie, elle sert de règle à toutes les autres112.

Toutefois, il y a des circonstances où le poète ayant pris au commencement une certaine forme de stances, en change le système un peu plus tard, s’il vient à traiter un sujet qui puisse être considéré comme une seconde, une troisième partie dans l’ouvrage entier. Telle est la dernière des odes sacrées de Rousseau, qui est partagée en quatre parties de rythmes différents. Tels sont plusieurs des cantiques sacrés de Lefranc de Pompignan.

Quelquefois aussi, l’auteur place tout d’abord deux ou trois strophes de rythme différent, qui reviennent régulièrement ensuite ; telle est cette imitation du psaume 103113 par Lefranc de Pompignan :

        Inspire-moi de saints cantiques,
        Mon âme ; bénis le Seigneur.
        Quels concerts assez magnifiques,
        Quels hymnes lui rendront honneur ?
        L’éclat pompeux de ses ouvrages,
        Depuis la naissance des âges,
        Fait l’étonnement des mortels.
        Les feux célestes le couronnent,
        Et les flammes qui l’environnent
        Sont ses vêtements éternels.

Ainsi qu’un pavillon tissu d’or et de soie,
Le vaste azur des cieux sous sa main se déploie.
Il peuple leurs déserts d’astres étincelants ;
Les eaux autour de lui demeurent suspendues ;
          Il foule aux pieds les nues
          Et marche sur les vents.

        Fait-il entendre sa parole ?
        Les cieux croulent, la mer gémit,
        La foudre part, l’aquilon vole,
        La terre en silence frémit.
        Du seuil des portes éternelles, etc.

Voilà la stance de dix vers octosyllabes revenue ; après elle viendra la stance de quatre alexandrins suivis de deux hexasyllabes, et ainsi jusqu’à la fin.

Enfin, il y a aussi des odes où le poète ne s’astreint à aucune règle, et compose la pièce entière d’une suite de vers inégaux, divisés en stances inégales. C’est la forme ordinaire des dithyrambes, dont nous parlerons tout à l’heure.

Les cantates sont des pièces destinées à être mises en musique, et la musique en est l’objet principal. Le poète se soumet donc d’avance au caprice du musicien, ou du moins il sacrifie l’intérêt de la poésie à un autre intérêt. De là vient la forme des cantates. On y distingue deux parties, les récitatifs et les airs, dont la versification est déterminée par les convenances du musicien.

Le récitatif, en effet, ne diffère que par la justesse des intonations de la parole ordinaire : c’est un chant qui n’est pas mesuré. Il suit de là que le poète l’écrira en grands vers ou en vers libres. Un air, au contraire, est un chant mesuré et assujetti à certains retours symétriques. Ainsi, la matière en sera divisée par le poète, en stances rigoureusement égales.

Ordinairement, les récitatifs et les airs se succèdent alternativement, quoiqu’on puisse mettre, si on le veut, deux ou trois airs de suite.

Rien ne limite le nombre des uns ni des autres, sinon la crainte de fatiguer l’auditeur ; ce qui arrive bien promptement dans les pièces musicales. Aussi, voyons-nous que la plupart des cantates sont fort courtes.

C’est J.-B. Rousseau qui nous a apporté ce genre de l’Italie ; il a lui-même fait quelques cantates d’une poésie si élevée, qu’on n’a jamais pu les mettre en musique d’une manière avantageuse. La plus belle est celle de Circé.

Ce qui caractérise l’ode proprement dite, c’est l’égalité ou au moins la succession régulière des stances : quand cette égalité ne s’y trouve pas, on dit une pièce lyrique, un chant lyrique, etc. On donne à toutes ces pièces des noms différents, et en particulier les suivants, selon leur objet :

Le cantique est une pièce lyrique consacrée à Dieu, à la sainte Vierge, aux anges ou aux saints, ou contenue dans nos livres sacrés : le cantique de Moïse, le cantique de la Vierge, le cantique de saint Siméon.

Le psaume est une des pièces lyriques contenues dans le livre des Psaumes de l’Ancien Testament. C’est aussi toute traduction ou imitation d’une de ces pièces.

L’hymne a un sens plus général : c’est une pièce lyrique adressée à une divinité, ou à ce qu’on regarde actuellement comme tel : hymne à Mercure, hymne à la paix. On le dit aussi des pièces faites en l’honneur du vrai Dieu : les hymnes de l’Église ; les hymnes de Santeuil.

Le dithyrambe était primitivement une ode à la louange de Bacchus, dieu du vin. Cette destination parut excuser chez les poètes ou une ivresse, ou une déraison qui se manifestait par un désordre absolu dans les idées ; de sorte que le dithyrambe devint chez les Grecs eux-mêmes, le nom d’une poésie lyrique tout à fait déréglée, quel que fût le personnage, dieu, homme ou être de raison, à qui on s’adressait. Chez nous, le dithyrambe a un peu le même caractère. Il suppose toujours chez l’auteur, ou celui-ci affecte une grande exaltation d’idées, qui se manifeste dans la pièce entière par des écarts souvent incompréhensibles, et dans la forme par une liberté entière dans le choix des vers et la longueur des stances. Il est, du reste, bien rare qu’un tel ouvrage soit excellent.

§ 58. Histoire de l’ode.

La première exclamation de l’homme sortant du néant fut une expression lyrique. Quand il ouvrit les yeux sur l’univers, qu’il sentit sa propre existence el les impressions agréables qu’il recevait par tous ses sens, il ne put s’empêcher d’élever la voix. Ce cri fut à la fois un cri de joie, d’admiration, d’étonnement, de reconnaissance, causé par une multitude d’idées aussi frappantes par elles-mêmes que par leur nouveauté. Ayant ensuite reconnu, avec plus de loisir et moins de confusion, les bienfaits dont il était comblé et les merveilles qui l’environnaient, il voulut que tout l’univers l’aidât à payer le tribut de gloire qu’il devait au souverain bienfaiteur. Il anima le soleil, les astres, les fleuves, les montagnes, les vents. Il n’y eut pas un seul être qui ne parlât pour s’unir à l’hommage que l’homme rendait. Voilà l’origine des cantiques, des hymnes, des odes, en un mot, de la poésie lyrique114. C’est dans la Bible qu’on trouve les plus beaux modèles de la poésie lyrique élevée. Dès le temps de Moïse, on lit des cantiques dont la magnificence et l’entraînement n’ont jamais été surpassés ni même atteints.

Plus tard, David compose la plus grande partie des psaumes, et mérite, par le nombre comme par l’excellence de ses chants, le nom exclusif de psalmiste.

Plus tard encore, ce sont les prophètes qui se distinguent, particulièrement Isaïe, par la grandeur et la sublimité de son langage ; Jérémie, par sa tendresse et ses douleurs ; Ézéchiel, par ses menaces et l’effroi qu’elles causent.

Enfin, dans le Nouveau Testament, on lit encore quelques cantiques, mais qui appartiennent à un autre ordre d’idées.

Les Grecs ont eu des poètes lyriques dès les temps les plus reculés. Les Amphion, les Orphée, les Linus, s’ils ont existé, se sont certainement fait remarquer par des inspirations du genre de l’ode. Plus tard, et en ne comptant que ceux dont ils avaient les œuvres écrites, les Grecs ont reconnu neuf poètes lyriques115, dont voici les noms par ordre chronologique : Alcman, qui florissait 650 ans avant notre ère ; Alcée, Sapho et Stésichore, vers 600 ; Ibycus et Anacréon, vers 550 ; Simonide de Céos, trente ans plus tard ; Pindare, vers 500, et Bacchylide, une trentaine d’années après lui. Le meilleur de beaucoup, au jugement de Quintilien, Pindare, fit un grand nombre de poésies lyriques, hymnes, dithyrambes, lamentations, chants pour les danses sacrées, odes en l’honneur des athlètes vainqueurs.

Ces dernières seules nous restent. Elles sont difficiles à entendre par plusieurs raisons, dont la première est la grandeur même des idées qu’elles renferment ; la seconde, la hardiesse des tours ; la troisième, la nouveauté des mots qu’il fabrique souvent pour l’endroit même où il les place. Enfin, il est rempli d’une érudition détournée, tirée de l’histoire particulière de certaines familles et de certaines villes qui ont eu peu de part dans les révolutions connues de l’histoire ancienne116.

Je ne parle pas d’Anacréon, dont il ne nous reste rien d’authentique, et qui, d’après le caractère des pièces qui nous sont venues sous son nom, serait mieux rangé parmi les chansonniers ou auteurs de pièces fugitives que parmi les lyriques.

Horace, le premier et le seul des Latins qui ait réussi parfaitement dans l’ode, s’était rempli de la lecture de tous les lyriques grecs ; il a, selon les sujets, la gravité et la noblesse d’Alcée et de Stésichore, l’élévation et la fougue de Pindare, le feu et la vivacité de Sapho, la mollesse et la douceur d’Anacréon117.

Malherbe est le premier, en France, qui ait montré l’ode dans son véritable état. Avant lui, nos lyriques faisaient paraître assez de génie et de feu ; mais, la tête remplie des plus belles expressions des poètes anciens, ils faisaient un galimatias pompeux de latinismes et d’hellénismes, qu’ils lardaient de pointes, de jeux de mots et de rodomontades. Malherbe réduisit ces muses effrénées aux règles du devoir ; il voulut qu’on parlât avec netteté, justesse, décence ; que les vers tombassent avec grâce. Il fut, en quelque sorte, le père du bon goût dans notre poésie ; et ses lois, prises dans la nature et le bon sens, servent encore de règle aujourd’hui.

Pour trouver Malherbe ce qu’il est, il faut avoir la force de digérer quelques vieux mots, et d’aller à l’idée plutôt que de s’arrêter à l’expression. Malherbe sait prendre tous les tons : nous l’avons vu tendre, gracieux, dans son Élégie à Duperrier ; il est impétueux quand la matière le demande. Est-il rien de plus hardi et de plus harmonieux que ces deux stances, où il compare Henri le Grand à un fleuve débordé ?

Tel qu’à vagues épandues
Marche un fleuve impétueux
De qui les neiges fondues
Rendent le cours furieux :
Rien n’est sûr en son rivage ;
Ce qu’il trouve, il le ravage :
Et traînant comme buissons
Les chênes et leurs racines,
Ôte aux campagnes voisines
L’espérance des moissons.

Tel et plus épouvantable
S’en allait ce conquérant,
À son pouvoir indomptable
Sa colère mesurant ;
Son front avait une audace
Telle que Mars en la Thrace ;
Et les éclairs de ses yeux
Étaient comme d’un tonnerre
Qui gronde contre la terre
Quand elle a fâché les cieux.

Le grand nombre de mots ou de tournures vieillies qu’on rencontre dans Malherbe en rend la lecture moins agréable, aux jeunes gens surtout, qu’elle ne le fut autrefois et ne devrait l’être encore118.

Après Malherbe est venu J.-B. Rousseau, qui, par la force de ses vers, la beauté de ses rimes, la vigueur de ses pensées, a mérité d’une manière exclusive le titre de Lyrique français.

Rousseau est admirable dans ses vers ; son style est sublime et parfaitement soutenu, ses pensées se lient bien. Il pousse sa verve avec la même force depuis le début jusqu’à la fin ; mais il n’a peut-être pas assez de ce pliant, de cette souplesse qui donne la grâce ; sa force dégénère quelquefois en dureté119.

Heureusement, il offre un assez grand nombre d’odes auxquelles ce reproche ne peut s’appliquer, et qui sont de véritables modèles. Nous ne citerons rien de lui, puisque ses odes sont dans toutes les mains.

La France compte un troisième lyrique : c’est Lebrun (Écouchard), de qui Chénier a dit, dans son Tableau de la littérature française : « Il devra surtout à ses odes cette immortalité qu’il s’est promise ; et, dût cette justice rendue à sa mémoire étonner quelques préventions contemporaines, il sera dans la postérité l’un des trois grands lyriques français. » On peut sans doute trouver que Chénier ne marque pas assez la distance qu’il y a entre Lebrun et ses deux devanciers ; mais, en le mettant à sa juste place, il lui reste encore assez de beautés pour mériter sa renommée. Citons ici le commencement d’une de ses plus belles odes, celle qu’il fit sur le vaisseau le Vengeur, qui s’était fait sauter plutôt que de se rendre aux Anglais ; on y trouvera l’exemple à la fois de son talent et de ses défauts :

        Au sommet glacé du Rhodope,
Qu’il soumit tant de fois à ses accords touchants,
Par de timides sons le fils de Calliope
        Ne préludait point à ses chants.

        Plein d’une audace pindarique,
Il faut que, des hauteurs du sublime Hélicon,
Le premier trait que lance un poète lyrique
        Soit une flèche d’Apollon.

        L’Etna, géant incendiaire,
Qui d’un front embrasé fend la voûte des airs,
Dédaigne ces volcans dont la froide colère
        S’épuise en stériles éclairs.

        À peine sa fureur commence,
C’est un vaste incendie et des fleuves brûlants.
Qu’il est beau de courroux lorsque sa bouche immense
        Vomit leurs flots étincelants !

        Tel éclate un libre génie,
Quand il lance aux tyrans les foudres de sa voix ;
Telle, à flots indomptés, sa brûlante harmonie
        Entraîne les sceptres des rois.

        Toi que je chante et que j’adore,
Dirige, ô Liberté ! mon vaisseau dans son cours ;
Moins de vents orageux tourmentent le Bosphore
        Que la mer terrible où je cours.

        Argo, la nef à voix humaine,
Qui mérita l’Olympe et luit au front des cieux,
Quel que fût le succès de sa course lointaine,
        Prit un vol moins audacieux.

        Vainqueur d’Éole et des Pléiades,
Je sens d’un souffle heureux mon navire emporté :
Il échappe aux écueils des trompeuses Cyclades,
        Et vogue à l’immortalité.

        Mais des flots fût-il la victime,
Ainsi que le Vengeur il est beau de périr :
Il est beau, quand le sort vous plonge dans l’abîme,
        De paraître le conquérir.

Voilà le Vengeur arrivé, et maintenant Lebrun va lui consacrer ses chants. Jusqu’ici il n’a fait qu’un long détour, une digression lyrique à la façon de Pindare. Mais, si on laisse de côté cette imitation un peu forcée du lyrique grec, l’abus des métaphores et des idées mythologiques, et quelques associations de mots dures ou bizarres, on trouvera certainement chez Lebrun et le mouvement, et l’harmonie, et l’expression qui distinguent les vrais poètes lyriques.