Chapitre II.
Application des principes à la première Philippique de
Démosthène, et à la seconde Catilinaire de Cicéron.
Avant de passer à l’analyse des discours, nous allons donner, en peu de mots, une idée de la forme des assemblées populaires chez les anciens, de la manière de les convoquer et d’y délibérer. Ces notions préliminaires nous ont semblé indispensables, pour mieux apprécier l’effet de l’éloquence et le mérite des orateurs.
À Athènes, le pouvoir absolu et la direction entière des grands intérêts étaient entre les mains du peuple. Lorsqu’il y avait lieu à délibérer sur une affaire importante, le peuple s’assemblait dès le matin dans le Forum, ou sur une place nommée le Pnyx, mais le plus souvent dans le théâtre de Bacchus. Quelques jours avant l’assemblée, on affichait un placard qui indiquait l’objet de la convocation. Tous ceux qui avaient atteint l’âge compétent étaient forcés de se rendre à l’assemblée, et les plus diligents recevaient une petite rétribution pécuniaire.
Dans les cas ordinaires, les matières à discuter étaient préparées d’avance dans le conseil des cinq cents, composé de cinquante sénateurs choisis dans chacune des dix tribus. Les prytanes convoquaient l’assemblée, les proèdres en indiquaient l’objet, et l’épistate recueillait les voix.
Les assemblées extraordinaires étaient indistinctement convoquées par les généraux ou par les prytanes : quelquefois le peuple s’assemblait de lui-même, sans attendre les formalités prescrites par la loi.
Lorsque tous les orateurs avaient parlé, le peuple donnait son suffrage en étendant
les mains vers celui dont l’opinion le flattait davantage. Xénophon rapporte que, la
nuit ayant surpris le peuple au milieu d’une délibération importante, on fut obligé de
remettre au jour suivant, pour éviter toute espèce de confusion au moment des
suffrages.
Porrexerunt manus, dit Cicéron, et ψήφισμα natum est.
Ce pséphisma ou
décret portait le nom de celui qui l’avait proposé, et était toujours cité par le nom
de son auteur, et la date du jour où il avait été rendu. Avant d’avoir reçu cette
sanction, il portait provisoirement le nom de προϐούλευμα, et n’avait force de loi que
pendant un an.
Chez les Romains, les comices ou assemblées du peuple se tenaient dans le Champ-de-Mars, et étaient présidées par le consul. Pour déterminer l’ordre des votes, dans les élections, on se servait de petites boules sur lesquelles était inscrit le nom de la tribu à laquelle appartenait la centurie, et que le consul tirait de l’urne. L’élection se faisait au moyen de petites tablettes que l’on distribuait à chaque citoyen, lequel sortait de son rang, et les jetait dans le vase placé pour les recevoir. On s’y prenait de la même manière dans les délibérations sur une loi à porter, ou dans les décisions judiciaires.
Sujet des Philippiques.
Philippe, dont l’ambition n’était point bornée par ses petits états, et dont les talents étaient fort au-dessus de sa puissance héréditaire, avait formé le hardi projet de dominer dans la Grèce. C’était beaucoup entreprendre pour un roi des Macédoniens, nation jusque-là méprisée des Grecs, qui la traitaient de barbare. Mais il sut▶ se créer un peuple, et le rendre formidable. Déjà sa politique astucieuse menaçait la liberté d’Athènes ; l’alarme commençait à se répandre parmi ce peuple léger et frivole, qui ne songeait aux moyens de détourner le danger que quand le danger était inévitable. De là, cette lenteur dans les délibérations, cette faiblesse dans les mesures, qui indignaient justement Démosthène. Prodigue de serments, de caresses et d’argent, Philippe avait partout des ministres et des orateurs à ses gages, et ils trompaient facilement la multitude, qui n’est jamais plus asservie, que quand elle croit commander. Ce fut dans ce moment de crise, au milieu d’un peuple dont une moitié était abattue par la crainte, et l’autre lâchement vendue aux agents de Philippe, que Démosthène, à peine encore âgé de trente ans, parut à la tribune, et fit entendre cette éloquence vraiment patriotique, dont nous allons admirer des exemples.
Première Philippique.
Exorde. « Si le sujet qui nous rassemble avait pour objet quelque nouveau débat, j’attendrais, Athéniens, que vos orateurs ordinaires eussent manifesté leur opinion ; et si leurs propositions m’avaient paru sages, j’aurais continué de garder le silence : dans le cas contraire, j’aurais exposé mon sentiment : mais puisqu’il s’agit de choses sur lesquelles ils ont plus d’une fois déjà donné leur avis, vous me pardonnerez sans doute d’avoir pris le premier la parole ; car s’ils avaient dans le temps indiqué les mesures convenables, vous n’auriez point à délibérer aujourd’hui ».
Ce court exorde suffit pour donner une idée de la manière de Démosthène : on ne voit rien là qui sente l’orateur, rien qui annonce la moindre recherche ; tout va directement au but : on voit un homme rempli de l’importance de son sujet, et l’on sent qu’il va s’emparer invinciblement de l’attention des auditeurs. C’est une âme pleine qui cherche à s’épancher : c’est un vrai citoyen qu’afflige l’état de son pays et l’insouciance de ses concitoyens ; il veut le bien et la gloire de tous, et il sent que pour faire l’un et l’autre, il faut exposer la vérité dans tout son jour, et sacrifier sans balancer tous les vains ménagements d’une fausse délicatesse.
Après ce peu de mots, il aborde directement l’état de la question.
« Athéniens ! la situation de nos affaires est dangereuse, mais elle n’est pas désespérée ».
Il faut être bien sûr de ses raisons et de la manière dont on les fera valoir, pour s’exprimer avec cette confiance devant un peuple d’avance persuadé qu’il n’y avait plus rien à espérer, et qui croyait voir déjà Philippe aux portes d’Athènes. Mais cette assurance même de l’orateur lui imposait la nécessité de prouver, sans réplique, ce qu’il venait d’avancer ; et c’est ce que va faire Démosthène.
« Notre conduite passée est précisément ce qui doit nous donner, pour l’avenir, les plus grandes espérances ».
Quoi ! les Athéniens n’avaient commis jusqu’à cette époque que des fautes en tout genre : ils avaient manqué de prévoyance et de politique dans vingt circonstances ; ils avaient abandonné ou négligé leurs alliés, et c’est là précisément ce qui doit les rassurer pour l’avenir ! Écoutez avec quel art l’orateur répond à l’objection, toute forte qu’elle paraît.
« Sans doute, tout serait désespéré, si nous avions fait infructueusement tout ce que le devoir exigeait de nous. Ce n’est pas les Athéniens que Philippe a vaincus, c’est leur mollesse, c’est leur insouciance. Non, vous n’avez point été vaincus, puisque vous n’avez rien fait encore pour vous défendre ».
Il était impossible de tirer avec plus d’adresse des motifs d’encouragement, de la cause même du désespoir général. L’orateur continue :
« Il fut un temps où nous possédions Pydna, Potidée, Methon et tous les pays adjacents ; où une partie des états subjugués par Philippe étaient encore indépendants : si Philippe, faible alors et sans alliés, eût désespéré de ses succès contre nous, s’il se fût dit : Moi, attaquer les Athéniens, dont les garnisons commandent mon territoire, et les attaquer sans secours, sans alliés ! — Jamais il n’eût fait ce qu’il a fait, jamais il ne fût parvenu au degré de puissance qu’il a atteint. Mais il ◀savait▶ que les places les plus fortes sont des prix jetés au milieu des combattants, et la récompense du conquérant : il ◀savait▶ que les domaines de l’absent sont le butin naturel de ceux qui voudront s’armer pour les prendre. Fort de cette pensée, il saccage, il possède des provinces entières : il impose des lois et trouve des alliés, parce que les hommes aiment à s’unir d’intérêt avec ceux qu’ils voient disposés à tenter de grands efforts, quand les circonstances l’exigeront ».
Ce dernier trait est remarquable, en ce qu’il renferme implicitement un reproche bien capable de réveiller le courage et de piquer l’émulation des Athéniens. Tout le morceau est plein de cette force de raisonnement qui, ne s’appuyant que sur des faits, porte nécessairement la conviction. Il était fort adroit de s’étayer de l’exemple même de Philippe. Passons à l’application de l’exemple, et voyons le parti que l’orateur en va tirer.
« Ô mes concitoyens ! si vous voulez adopter enfin des sentiments semblables, si chacun de vous est prêt à servir son pays autant qu’il le doit, et qu’il le peut ; si les riches sont disposés à contribuer de leur bourse, les jeunes gens à prendre les armes ; si vous voulez enfin redevenir vous-mêmes, vous pourrez encore, avec le secours des Dieux, retrouver et mettre à profit les occasions imprudemment négligées, et châtier l’insolence de cet homme qui vous épouvante aujourd’hui.
» Mais quand, ô mes concitoyens, quand ferez-vous ce qu’il est à propos de faire ? Attendez-vous que quelque nouveau désastre, que la nécessité vous y contraignent ? Faut-il un motif de plus que les circonstances qui vous pressent ? Selon moi, la plus urgente des nécessités est, pour des hommes libres la tache qui résulte d’une conduite honteuse. Vous bornerez-vous, dites-moi, à parcourir les places publiques, en vous demandant mutuellement : Qu’y a-t-il de nouveau ? Eh ! qu’attendez-vous de plus nouveau, de plus étrange, que de voir le Macédonien subjuguer Athènes, et faire la loi à la Grèce ? Philippe est-il mort ? — Non, mais il est en danger. Eh ! que vous importent ces vains bruits ? Supposez-le mort, en effet ; vous en aurez bientôt fait un autre, en continuant de négliger ainsi vos propres intérêts ».
Voilà bien ce qui s’appelle frapper fort, et frapper juste en même temps, comme le disait Voltaire, à propos de l’effet théâtral. Après avoir convaincu les Athéniens de la nécessité de faire la guerre au roi de Macédoine, l’orateur leur représente celle d’équiper au plus tôt une flotte, de lever une armée de terre et des subsides en conséquence. Il trace le plan d’exécution, et indique tous les moyens qui peuvent le faciliter et l’accélérer en même temps. Il revient ensuite à la conduite de Philippe, qu’il peint de couleurs encore plus énergiques. Il cite et fait lire la lettre insolente que ce prince avait écrite aux habitants de l’île d’Eubée ; il en tire l’occasion de nouveaux reproches aux Athéniens, sur leur inconcevable indolence.
« Ce qui me surprend toujours, c’est que personne d’entre vous ne veuille considérer, en reportant ses yeux sur le passé, que la guerre actuelle n’a été entreprise de notre part, que pour réprimer l’insolence de Philippe, et qu’elle n’est plus aujourd’hui qu’une guerre défensive, pour nous mettre à l’abri de ses insultes : insultes qu’il ne manquera pas d’accumuler, à moins que l’on n’y mette un prompt obstacle ».
Ce rapprochement est naturel, et plein d’art cependant : cette manière d’argumenter par les faits, de fortifier les circonstances les unes par les autres, constitue essentiellement la logique de l’orateur public, et personne ne l’a possédée comme Démosthène. Pour achever de déterminer les Athéniens, il s’efforce de détruire l’impression que font nécessairement sur les esprits faibles, les bruits que les malveillants et les oisifs ne manquent jamais de fabriquer et de répandre dans les grandes villes, et aux grandes époques.
« Je ◀sais▶ que plusieurs d’entre vous se plaisent à faire circuler de faux bruits, qu’ils donnent pour des nouvelles authentiques. Les uns disent que Philippe s’est joint aux Lacédémoniens pour tramer de concert avec eux la perte des Thébains : d’autres, qu’il a envoyé des ambassadeurs au roi de Perse ; d’autres enfin, qu’il se fortifie dans l’Illyrie. C’est ainsi que nous perdons des moments précieux à fabriquer des nouvelles. Une chose dont je suis bien persuadé, c’est qu’ivre de sa grandeur et de ses succès, Philippe a pu rêver tous ces grands projets, en voyant surtout que personne ne songe à le troubler dans ses conquêtes ; mais qu’il ait pris ses mesures de manière à ce que les plus vides de sens d’entre nous (car rien de moins sensé qu’un fabricateur de nouvelles) soient instruits de ses démarches ultérieures, c’est ce que je ne ◀saurais▶ jamais croire. Laissons donc ces contes frivoles, et pénétrons-nous seulement de cette grande vérité, que Philippe est notre ennemi, qu’il nous a dépouillés de nos possessions, qu’il nous outrage depuis longtemps, que notre espoir a été trompé jusqu’ici, que nous n’avons désormais de ressources qu’en nous-mêmes, et que si nous balançons à porter la guerre au-dehors, nous serons forcés de la faire chez nous. Voilà ce dont il faut nous persuader. Voilà les résultats qu’il faut sérieusement examiner, et non les vains discours dont on cherche à vous repaître. Pourquoi vous épuiser en conjectures inutiles, lorsqu’il suffit de vous convaincre que rien ne vous peut arriver d’heureux, tant que vous ne donnerez pas à vos affaires une attention plus suivie, et à vos projets une exécution plus rapide ».
L’intérêt seul de la patrie et l’espoir d’ouvrir un avis utile, avaient fait monter Démosthène à la tribune ; nous l’avons vu dans son exorde. Ces mêmes motifs de patriotisme et de désintéressement se reproduisent avec noblesse dans la courte péroraison qui termine son discours.
« Pour moi, dit-il, je n’ai jamais brigué votre faveur par des discours étrangers à ce que je croyais vous devoir être utile ; et j’ai alors déclaré mon sentiment sans art, comme sans réserve. Heureux si, comme il vous est salutaire de recevoir les meilleurs conseils, il l’était de même à l’orateur de vous les donner ! Combien cette certitude eût ajouté à mon assurance ! Quoi qu’il en puisse résulter pour moi, j’ai cru devoir parler, convaincu que ce que j’avais à dire, était ce qu’il y avait de mieux à faire. Choisissez maintenant, et décidez-vous pour celui de tous les avis qui vous paraîtra le plus conforme au bien général ».
La seconde Catilinaire.
Le sujet des Catilinaires est connu : on ◀sait▶ que Catilina, après avoir conspiré la perte de Rome et de tout ce qu’elle renfermait de citoyens estimables, touchait au moment de réaliser ses infâmes projets, quand la vigilance et le courage de Cicéron déjouèrent ses complots, et sauvèrent les Romains d’une ruine certaine. Des quatre discours que Cicéron prononça dans cette circonstance, la plus importante et la plus glorieuse de sa vie, deux surtout sont d’autant plus admirables, que tout nous porte à croire qu’ils furent improvisés ; et quoique l’auteur les ait sans doute retouchés, lorsqu’il les publia dans la suite, le grand effet qu’ils produisirent alors est une preuve du mérite réel qu’ils avaient.
Catilina, que devait foudroyer la première harangue, eut l’audace de répliquer à
l’orateur56, et de conjurer le sénat, d’une voix suppliante, de ne pas
recevoir trop facilement des impressions fâcheuses à son sujet ; que sa naissance et
sa conduite passée le mettaient à l’abri des inculpations alors dirigées contre lui,
etc. Quelle apparence qu’un patricien, qui, marchant sur les traces de ses aïeux,
avait, comme eux, rendu de très grands services à la république, eût intérêt à la
renverser ; tandis qu’un Cicéron, citoyen de Rome par emprunt, en serait le
conservateur ? Il ajoutait d’autres invectives, lorsque les clameurs du sénat, et
les cris répétés de parricide, ennemi de l’état, le forcèrent
enfin de s’arrêter. Il fallut alors jeter le masque : et n’étant plus maître de lui,
il laissa pour adieux au sénat ces mots terribles, où respirent toute l’audace du
crime, et l’espèce d’énergie qui le caractérise57 :
Mes ennemis
me poussent à bout… Eh bien ! j’éteindrai sous des débris l’incendie qu’ils
allument autour de moi.
La nuit suivante, Catilina sortit de Rome
et alla se mettre à la tête des troupes de Manlius. Dès qu’il fut parti, Cicéron
monta à la tribune aux harangues pour rendre compte au peuple romain de tout ce qui
s’était passé. C’est le sujet de la seconde Catilinaire que nous allons
analyser.
L’orateur s’y propose, 1º de dissiper les fausses alarmes que les partisans secrets de Catilina s’efforçaient de répandre, en exagérant ses ressources et le danger où se trouvait la république ; 2º il oppose à ces insinuations, aussi lâches que perfides, le tableau fidèle des forces des deux partis, et le contraste de la puissance romaine, et d’une armée de brigands ; 3º enfin il ranime le courage du peuple romain, par de nouvelles protestations de son dévouement à la chose publique, et par sa confiance surtout dans la protection déclarée des dieux.
58« Tandem aliquandò, Quirites, L. Catilinam, furentem audaciâ,
scelus anhelantem, pestem patriæ nefariè molientem, vobis atque huic urbi ferrum
flammamque minitantem ex urbe, vel ejecimus, vel emisimus, vel ipsum egredientem
verbis prosecuti sumus. Abiit, excessit, evasit, erupit. Nulla jam pernicies à
monstro illo atque prodigio mœnibus ipsis intra mœnia comparabitur. Atque hunc
quidem unum hujus belli domestici ducem sine controversia vicimus. Non enim jam
inter latera nostra sica illa versabitur : non in campo, non in foro, non in
curiâ, non denique intra domesticos parietes pertimescemus. Loco ille motus est,
cùm est ex urbe depulsus. Palam jam cun hoste, nullo impediente, bellum justum
geremus ».
59« Jacet ille nunc prostratus,
Quirites, et se perculsum atque abjectum esse sentit, et retorquet oculos profectò
sæpè ad hanc urbem, quam ex suis faucibus ereptam esse luget, quæ quidem lætari
mihi videtur, quod tantam pestem evomuerit, foràsque projecerit ».
Dès ce début, la différence des deux manières est sensible. Ce n’est plus cette énergique concision que nous venons d’admirer dans Démosthène, qui se fût borné à dire : Athéniens, rassurez-vous, votre ennemi a pris la fuite. Cette différence est fondée à la fois, et sur celle des langues, et sur celle du caractère des peuples à qui les deux orateurs avaient affaire. Le peuple athénien était volage, inappliqué : il fallait donc émouvoir fortement cette multitude inattentive, et Démosthène savait bien que, s’il lui donnait le temps de respirer, tout était perdu. L’insinuation et l’ornement sont, au contraire, les deux caractères dominants de l’éloquence de Cicéron. L’insinuation, parce qu’il avait à ménager, soit dans le sénat, soit devant le peuple, soit dans les tribunaux, une foule de convenances étrangères à Démosthène : l’ornement, parce que la politesse du style était une sorte d’attrait qui se faisait sentir plus vivement à Rome, à mesure que tous les arts du goût et du luxe y étaient plus accrédités. Cicéron s’attacha donc extrêmement à l’élégance et au nombre, sans cependant lui sacrifier jamais la force et les ressources que lui présentaient la suite et l’ensemble des raisonnements. Nous allons en voir un exemple frappant.
Les ennemis de Cicéron avaient tâché de lui faire un crime dans l’opinion publique d’avoir pu arrêter Catilina, et de ne l’avoir point fait, et d’avoir ainsi exposé Rome au hasard d’une guerre. Ceux qui réfléchissent et raisonnent autrement que le vulgaire, sentaient parfaitement que ce parti était le seul qu’il y eût à prendre, le seul même qui fût avantageux dans la circonstance. Mais les sages sont partout le petit nombre, et partout la multitude est la même. Il fallut donc que Cicéron justifiât, devant le peuple, la conduite qu’il avait tenue dans le sénat ; il le fait en ces termes :
60« At si quis est talis, quales esse omnes oportebat, qui in hoc
ipso, in quo exultat et triumphat oratio mea, me vehementer accuset, quòd tam
capitalem hostem non comprehenderim potius, quàm emiserim, non est ista mea culpa,
Quirites, sed temporum. Interemptum esse L. Catilinam, et gravissimo supplicio
affectum, jampridem oportebat : idque a me et mos majorum, et hujus imperii
severitas, et respublica postulabat. Sed quàm multos fuisse putatis, qui, quæ ego
deferrem, non crederent ? Quàm inultos, propter stultitiam non putarent ? Quàm
multos, qui etiam defenderent ? Quàm inultos, qui propter improbitatem faverent ?
Ac si, sublato illo, depelli à vobis omne periculum judicarem, jam pridem ego
L Catilinam non modo invidiæ meæ, verum etiam vitæ periculo sustulissem. Sed cum
viderem, ne vobis quidem omnibus re etiam tum probatà, si illum, ut erat meritus,
morte multassem, fore ut ejus socios, invidiâ opressus, persequi non possem : rem
huc deduxi, ut tum palàm pugnare possetis, cum hostem aperte videretis ».
Il s’agit maintenant de rassurer le peuple sur les suites de cette guerre devenue inévitable, et l’objet des alarmes du moment. Cicéron va lever tous les doutes à cet égard. D’abord, quels hommes avez-vous à combattre ? Quels hommes Catilina a-t-il à sa suite ? Écoutons la description de son armée.
61« Quem quidem ego hostem, Quirites,
quàm vehementer foris esse timendum putem, licet hinc intelligatis, quòd illud
etiam molestè fero, quòd ex urbe parum comitatus exierit. Utinam ille omnes secum
suas copias eduxisset ! Tongillum mihi eduxit, quem amare in prætextâ cœperat :
Publicium et Munatium, quorum æs alienum contractum in popinâ nullum reipublicæ
motum afferre poterat : reliquit quos viros ? Quanto alieno ære, quàm valentes,
quàm nobiles ? etc. »
Voilà donc les ennemis que Rome doit redouter ! Voyons ce qu’elle peut leur opposer.
62« Instruite nunc, Quirites,
contra has tam præclaras Catilinæ copias vestra præsidia, vestrosque exercitus :
et primum gladiatori illi confecto et saucio consules imperatoresque vestros
opponite : deinde contra illam naufragorum ejectam ac debilitatam manum, florem
totius Italiæ ac robur educite. Jam verò urbes coloniarum ac municipiorum
respondebunt Catilinæ tumulis silvestribus. Neque verò cæteras copias, ornamenta,
præsidia vestra, cum illius latronis inopiâ atque egestate conferre debeo. Sed si,
omissis his rebus omnibus, quibus nos superamus, eget ille, senatu, equitibus
romanis, populo, urbe, ærario, vectigalibus, cunctâ Italiâ, provinciis omnibus,
exteris nationibus : si, inquam, his rebus omissis ipsas causas, quæ inter se
confligunt, contendere velimus, ex eo ipso quam valde illi jaceant intelligere
possumus. Ex hac enim parte pudor pugnat, illinc petulantia ; hinc pudicitia,
illinc stuprum ; hinc fides, illinc fraudatio ; hinc pietas, illinc scelus ; hinc
constantia, illinc furor ; hinc honestas, illinc turpitudo ; hinc continentia,
illinc libido ; denique æquitas, temperantia, fortitudo, prudentia, virtutes omnes
certant cum iniquitate, cum luxuriâ, cum ignaviâ, cum temeritate, cum vitiis
omnibus ; postremo copiæ cum egestate, bona ratio cum perditâ, mens sana cum
amentiâ, bona denique spes cum omnium rerum desperatione confligit. In hujusmodi
certamine ac prælio, nonne, etiam si hominum studia deficiant, Dii ipsi immortales
cogent ab bis præclarissimis virtutibus tot et tanta vitia superari » ?
Ne croit-on pas entendre Démosthène, et tout ce morceau n’a-t-il pas la rapidité et la chaleur de diction qui caractérisent l’orateur grec ? Ce qui prouve que Cicéron ◀savait▶ se plier à tous les tons de l’éloquence, et donner, quand il le fallait, à son style, la force et la véhémence auxquelles il était cependant naturellement moins porté que Démosthène. Ce qui suit n’est ni moins fort, ni moins vigoureux.
63« Nunc illos, qui in urbe remanserunt, atque adeò qui
contra urbis salutem, omniumque vestrûm, in urbe à Catilina relicti sunt, quamquam
sunt hostes, tamen quia nati sunt cives, monitos etiam atque etiam volo. Mea
lenitas adhuc, si cui solutior visa est, hoc expectavit, ut id, quod latebat,
erumperet. Quod reliquum est, jam non possum oblivisci, meam hanc esse patriam,
meliorum esse consulem : mihi aut cum his vivendum, aut pro his esse moriendum.
Nullus est portæ custos, nullus insidiator viæ ; si qui exire volunt, consulere
sibi possunt. Qui vero in urbe se commoverit, cujus ego non modo factum, sed
inceptum ullum conatumve contra patriam deprehendero, sentiet in hac urbe esse
consules vigilantes, esse egregios magistratus, esse fortem senatum, esse arma,
esse carcerem, quem vindicem nefariorum ac manifestorum scelerum majores nostri
esse voluerunt ».
L’orateur termine, en ranimant la confiance des Romains, par l’idée consolante que les dieux ne peuvent abandonner une cause devenue la leur.
64« Quæ quidem ego neque meâ prudentiâ, neque humanis consiliis
fretus polliceor vobis, Quirites : sed multis et non dubiis deorum immortalium
significationibus : quibus ego ducibus in hanc spem sententiamque sum ingressus ;
qui jam non procul, ut quondam solebant, ab extero hoste, atque longinquo, sed hîc
præsentes suo numine atque auxilio sua templa, atque urbis tecta defendunt : quos
vos, Quirites, precari, venerari, atque implorare debetis, ut quam urbem
pulcherrimam florentissimamque esse voluerunt, hanc omnibus hostium copiis, terrâ
marique superatis, à perditissimorum civium nefario scelere defendant ».
Un monument bien précieux, chez les anciens, du genre d’éloquence que nous traitons actuellement, ce sont les discours fameux prononcés dans le sénat romain, par César et par Caton, au sujet des complices de Catilina. Salluste nous les a conservés, et nous allons les mettre en entier sous les yeux de nos lecteurs. Rien de plus propre à former le goût et la raison des jeunes gens, que ces discussions importantes, où le pour et le contre sont présentés de part et d’autre avec une égale supériorité.
On agitait dans le sénat, convoqué par Cicéron, la grande question du sort qu’il fallait faire subir aux complices de Catilina, alors détenus dans les prisons. Silanus, qui avait parlé le premier, avait voté pour la mort. Quand le tour de César fut arrivé, il donna et motiva son opinion en ces mots :
65« Omnis homines, patres conscripti, qui de rebus
dubiis consultant, ab odio, amicitiâ, irâ, atque misericordiâ, vacuos esse decet :
haud facilè animus verum providet, ubi illa officiunt. Neque quisquam omnium
lubidini simul et usui paruit. Ubi intenderis ingenium, valet ; si lubido
possidet, ea domina-natur, animus nihil valet. Magna mihi copia est memorandi,
P. C., qui reges atque populi, irà aut misericordiâ impulsi, malè consuluerint ;
sed ea malo dicere quæ majores nostri, contra lubidinem animi, rectè atque ordine
fecere. Bello macedonico,quod cum rege Perseo gessimus, Rhodiorum civitas magna
atque magnifica, quæ populi romani opibus creverat, infida atque advorsa nobis
fuit : sed postquam, bello confecto, de Rhodiis consultum est, majores nostri, ne
quis divitiarum magis quàm injuriæ causa bellum inceptum diceret, impunitos
dimisere. Item bellis Punicis omnibus, quùm sæpè Cartaginienses et in pace et per
inducias inulta nefaria facinora fecissent, numquam ipsi per occasionem talia
fecere : magis, quid se dignum foret, quàm quid in illis jure fieri posset,
quærebant. Hoc idem providendum est, P. C., ne plus valeat apud vos P. Lentuli et
ceterorum scelus quàm vestra dignitas, neu magis iræ quam famæ consulatis. Nam si
digna pœna pro factis eorum reperitur, novum concilium adprobo ; sin magnitudo
sceleris omnium ingenia exsuperat, iis utendum censeo quæ legibus comparata sunt.
Plerique eorum qui ante me sententias dixerunt, composite atque magnificè casum
reipublicæ miserati sunt : quæ belli sævitia, quæ victis acciderint, enumeravere :
rapi virgines, pueros ; divelli liberos a parentium complexu ; matres familiarum
pati quæ victoribus collibuissent ; fana atque domos exspoliari ; cædem, incendia
fieri ; postremò armis, cadaveribus, cruore atque luctu, omnia compleri. Sed, per
deos immortalis ! quò illa oratio pertinuit ? an uti vos infestos conjurationi
faceret ? scilicet, quem res tanta atque tam atrox non permovit, eum oratio
accendet ? Non ita est : neque cuiquam mortalium injuriæ suæ parvæ videntur :
multi eas gravius æquo habuere. Sed aliis alia licentia, patres conscripti. Qui
demissi in obscuro vitam agunt, si quid iracundiâ deliquere, pauci sciunt ; fama
atque fortuna pares sunt : qui magno imperio præditi in excelso ætatem agunt,
eorum facta cuncti mortales novere. Ita in maxumâ fortunâ minuma licentia est.
Neque studere, neque odisse, sed minumè irasci decet. Quæ apud alios iracundia
dicitur, in imperio superbia atque crudelitas adpellatur. Equidem ego sic æstumo,
patres conscripti, omnis cruciatus minores quàm facinora illorum esse. Sed
plerique mortales postrema meminere, et, in hominibus impiis, sceleris eorum
obliti, de pœnâ disserunt, si ea paullò severior fuerit. D. Silanum, virum fortem
atque strenuum, certè scio, quæ dixerit, studio reipublicæ dixisse, neque illum in
tantâ re gratiam aut inimicitias exercere : eos mores, eam modestiam viri cognovi.
Verum sententia non mihi crudelis, quid enim in talis homines crudele fieri
protest ? sed aliena a republicâ nostra videtur. Nam profectò aut metus, aut
injuria te subegit, Silane, consulem designatum, genus pœnæ novum decernere. De
timore supervacaneum est disserere, quùm præsenti diligentiâ clarissumi viri
consulis tanta præsidia sint in armis. De pœnâ possumus equidem dicere id quod res
habet : in luctu atque miseriis mortem, ærumnarum requiem, non cruciatum esse ;
eam cuncta mortalium mala dissolvere ; ultrà neque curæ neque gaudio locum esse.
Sed, per deos immortalis ! quamobrem in sententiam non addidisti utì priùs
verberibus in eos animadverteretur ? An quia lex Porcia vetat ? at aliæ leges item
condemnatis civibus animam non eripi, sed exilium permitti jubent. An quia gravius
est verberari quàm necari ? quid autem acerbum aut nimis grave est in homines
tanti facinoris convictos ? Sin quia levius est ; qui convenit in minore negotio
legem timere, quum eam in majore neglexeris ! At enim quis reprehendet quod in
parricidas reipublicæ decretum erit ? tempus, dies, fortuna, eujus lubido gentibus
moderatur. Illis merito accidet, quidquid evenerit : ceterum vos, patres
conscripti, quid in alios statuatis, considerate. Omnia mala exempla ex bonis orta
sunt ; sed ubi imperium ad ignaros aut minus bonos pervenit, novum illud exemplum
ab dignis et idoneis ad indignos et non idoneos transfertur. Lacedemonii devictis
Atheniensibus trigenta viros imposuere, qui rempublicam eorum tractarent. Hi primò
cœpere pessumum quemque et omnibus invisum indemnatum necare. Eo populus lætari et
meritò dicere fieri. Pòst, ubi paullatim licentia crevit, juxtà bonos et malos
lubidinosè interficere, ceteros metu terrere. Ita civitas, servitute oppressa,
slultæ lætitiæ gravis pœnas dedit. Nostrâ memoriâ, victor Sulla, quum Damasippum
et alios hujusmodi, qui malo reipublicæ creverant, jugulari jussit, quis non
factum ejus laudabat ? Homines scelestos et factiosos, qui seditionibus
rempublicam exagitaverant, merito necatos aiebant. Sed ea res magnæ initium cladis
fuit. Nam utì quisque domum, aut villam, postremo aut vas, aut vestimentum
alicujus concupiverat, dabat operam utì in proscriptorum numero esset. Ita quibus
Damasippi mors lætitiæ fuerat, paullo post ipsi trahebantur : neque priùs finis
jugulandi fuit, quàm Sulla omnis suos divitiis explevit. Atque ego hæc non in
M. Tullio neque his temporibus vereor ; sed in magnâ civitate multa et varia
ingenia sunt. Potest alio tempore, alio consule, cui item exercitus in manu sit,
falsum aliquid pro vero credi. Ubi, hoc exemplo, per senatus decretum consul
gladium eduxerit, quis finem statuet, aut quis moderabitur ? Majores nostri,
patres conscripti, neque consilii neque audaciæ unquam eguere ; neque superbia
obstabat, quò minùs aliena instituta, si modò proba, imitarentur. Arma atque tela
militaria ab Samnitibus, insignia magistratuum ab Tuscis pleraque sumserunt :
postremò, quod ubique apud socios aut hostis idoneum videbatur, cum summo studio
domi exsequebantur : imitari, quàm invidere bonis, malebant. Sed eodem illo
tempore, Græciæ morem imitati, verberibus animadvertebant in civis, de condemnatis
summum supplicium sumebant. Postquam respublica adolevit et multitudine civium
factiones valuere, circumveniri innocentes, alia hujuscemodi fieri cœpere. Tum lex
Porcia aliæque leges paratæ, quibus legibus exsilium damnatis permissum. Hanc ego
caussam, patres conscripti, quò minus novum consilium capiamus ; in primis magnam
puto. Profectò virtus atque sapientia major in illis fuit qui ex parvis opibus
tantum imperium fecere, quàm in nobis qui ea bene parta vix retinuimus. Placet
igitur eos dimitti, et augeri exercitum Catilinæ ? Minumè. Sed ita censeo :
Publicandas eorum pecunias, ipsos in vinculis habendos per municipia quæ maxumè
opibus valent : neu quis de his postea ad senatum referat, neve cum populo agat :
qui aliter fecerit, senatum existumare eum contra rempublicam et salutem omnium
facturum ».
Discours de Caton.
66« Longè mihi
alia mens est, patres conscripti, quum res atque pericula nostra considero, et
quum sententias nonnullorum mecum ipse reputo. Illi mihi disseruisse videntur de
pœnâ eorum qui patriæ, parentibus, aris atque focis suis bellum paravere : res
autem monet cavere ab illis magis quàm quid in illis statuamus consultare. Nam
cetera maleficia tum persequare, ubi facta sunt : hoc nisi provideris ne accidat,
ubi evenit frustrà judicia implores. Captâ urbe, nihil fit reliqui victis. Sed,
per deos immortalis ! vos ego adpello qui semper domos, villas, signa, tabulas
vestras, pluris quàm rempublicam fecistis ; si ista, cujuscumque modi sint, quæ
amplexamini, retinere, si voluptatibus vestris otium præbere vultis,
expergiscimini aliquando, et capessite rempublicam. Non agitur de vectigalibus,
non de sociorum injuriis ; libertas et anima nostra in dubio est. Sæpenumero,
patres conscripti, multa verba in hoc ordino feci ; sæpè de luxuriâ atque avaritiâ
nostrorum civium questus sum ; multosque mortalis eâ caussâ advorsos habeo. Qui
inibi atque animo meo nullius umquam delicti gratiam fecissem, haud facilè
alterius lubidini malefacta condonabam. Sed ea tametsi vos parvi pendebatis, tamen
respublica firma erat ; opulentia neglegentiam, tolerabat. Nunc verò non id
agitur, bonisne an malis moribus vivamus, neque quantùm aut quàm magnificum
imperium populi romani sit, sed, cujus hæc cumque modi, nostra, an nobiscum unà,
hostium futura sint. Hic mihi quisquam mansuetudinem et misericordiam nominat. Jam
pridem equidem nos vera rerum vocabula amisimus : quia bona aliena largiri,
liberalitas ; malarum rerum audacia, fortitudo vocatur : eò respublica in extremo
sita est. Sint sanè, quoniam ita se mores habent, liberales ex sociorum fortunis,
sint misericordes in furibus ærarii : ne illis sanguinem nostrum largiantur ; et,
dum paucis sceleratis parcunt, bonos omnis perditum eant. Bene et compositè
C. Cæsar paullo antè in hoc ordine de vitâ et morte disseruit : falsa, credo,
existumans, quæ de inferis memorantur : diverso itinere malos a bonis loca tetra,
inculta, fœda, atque formidolosa habere. Itaque censuit pecunias
eorum publicandas, ipsos per municipia in custodiis habendos ; videlicet
timens ne, si Romæ sint, aut a popularibus conjurationis, aut a multitudine
conductâ per vim eripiantur. Quasi vero mali atque scelesti tantummodo in urbe, et
non per totam Italiam sint, at non ibi plus possit audacia, ubi ad defendendum
opes minores. Quare vanum equidem hoc consilium, si periculum ex illis metuit. Sin
in tanto omnium metu solus non timet, eò magis refert mihi atque vobis timere.
Quare quum de P. Lentulo ceterisque statuetis, pro certo habetote vos simul de
exercitu Catilinæ et de omnibus conjuratis decernere. Quantò vos attentiùs ea
agetis, tantò illis animus infirmior erit. Si paullulum modò vos languere
viderint, jam omnes feroces aderunt. Nolite existumare majores nostros armis
rempublicam ex parva magnam fecisse. Si ita res esset, multò pulcherrumam eam nos
haberemus : quippe sociorum atque civium, præterea armorum atque equorum, major
nobis copia quàm illis. Sed alia fuere, quæ illos magnos fecere, quæ nobis nulla
sunt ; domi industria, foris justum imperium, animus in consulendo liber, neque
delicto neque lubidini obnoxius. Pro his, nos habemus luxuriam atque avaritiam ;
publicè egestatem, privatim opulentiam ; laudamus divitias, sequimur inertiam ;
inter bonos et malos discrimen nullum ; omnia virtutis præmia ambitio possidet.
Neque mirum, ubi vos separatim sibi quisque consilium capitis, ubi domi
voluptatibus, hîc pecuniæ aut gratiæ servilis, eo fit ut impetus fiat in vacuam
rempublicam. Sed ego hæc omitto. Conjuravere nobilissumi cives patriam incendere ;
Gallorum gentem infestissumam nomini romano ad bellum arcessunt ; dux hostium cum
exercitu supra caput est : vos cunctamini etiam nunc et dubitatis quid intra mœnia
adprehensis hostibus faciatis ! Misereamini, censeo ; deliquere homines
adolescentuli per ambitionem : atque etiam armatos dimittatis. Ne ista vobis
mansuetudo et misericordia, si illi arma ceperint, in miseriam vertet. Scilicet
res aspera est : sed vos. non timetis eam ? immo verò maxumè ; sed inertiâ et
mollitiâ animi, alius alium expectantes, cunctamini, videlicet dis immortalibus
confisi, qui hanc rempublicam in maxumis sæpè periculis servavere. Non votis neque
suppliciis muliebribus auxilia deorum parantur ; vigilando, agendo, bene
consulendo, prospera omnia cedunt. Ubi socordiæ te atque ignaviæ tradideris,
nequidquam deos implores ; irati infestique sunt. Apud majores nostros T. Manlius
Torquatus bello gallico filium suum, quòd is contra imperium in hostem pugnaverat,
necari jussit. Atque ille egregius adolescens immoderatæ fortitudinis morte pœnas
dedit : vos de crudelissumis parricidis quid statuatis cunctamini ? Videlicet vita
cetera eorum huic sceleri obstat. Verùm parcite dignitati Lentuli, si ipse
pudicitiæ, si famæ suæ, si dîs aut hominibus unquam ullis pepercit : ignoscite
Cethegi adolescentiæ, nisi iterum patriæ bellum fecit. Nam quid ego de Gabinio,
Statilio, Cœpario loquar ? quibus si quidquam unquam pensi fuisset, non ea
consilia de republica habuissent. Postremo, patres conscripti, si, mehercule !
peccato locus esset, facile paterer vos ipsâ re corrigi, quoniam verba
contemnitis. Sed undique circumventi sumus. Catilina cum exercitu faucibus urget ;
alii intra mœnia, in sinu urbis, sunt hostes ; neque parari, neque consuli
quidquam occultè potest : quò magis properandum. Quare ita ego censeo : quùm
nefario consilio sceleratorum civium respublica in maxuma pericula venerit, hique
indicio T. Volturcii et legatorum Allobrogum convicti confessique sint, cædem,
incendia, alia fœda atque crudelia facinora in civis patriamque paravisse ; de
confessis, sicuti de manifestis rerum capitalium, more majorum, supplicium
sumendum ».
Nous nous empressons de rapprocher du beau discours de Caton dans Salluste, celui que lui prête Crébillon, lorsque le sénat assemblé délibère au sujet de la conspiration. Cicéron lui demande son opinion : on va l’entendre.
Eh ! que pourrais-je direEn des lieux où l’honneur ne tient plus son empire ;Où l’intérêt, l’orgueil commandent tour à tour ;Où la vertu n’a plus qu’un timide séjour ;Où de tant de héros je vois flétrir la gloire ?Et comment l’univers pourra-t-il jamais croireQue Rome eut un sénat et des législateurs,Quand les Romains n’ont plus ni lois, ni sénateurs ?Où retrouver enfin les traces de nos pèresDans des cœurs corrompus par des mœurs étrangères ?Moi-même, qui l’ai vu briller de tant d’éclat,Puis-je me croire encore au milieu du sénat ?Ah ! de vos premiers temps rappelez la mémoire.Mais ce n’est plus pour vous qu’une frivole histoire.Vous imitez si mal vos illustres aïeux,Que leurs noms sont pour vous des noms injurieux.Mais de quoi se plaint-on ? Catilina conspire :Est-il si criminel d’aspirer à l’empire,Dès que vous renoncez vous-mêmes à régner ?Un trône, quel qu’il soit, n’est point à dédaigner.Non, non, Catilina n’est pas le plus coupable.Voyez de votre état la chute épouvantable ;Ce que fut le sénat, ce qu’il est aujourd’hui,Et le profond mépris qu’il inspire pour lui.Scipion, qui des dieux fut le plus digne ouvrage ;Scipion, ce vainqueur du héros de Carthage ;Scipion, des mortels qui fut le plus chéri,Par un vil délateur se vit presque flétri.Du simple citoyen distinguer le grand homme.Malgré tous ses exploits, le vainqueur d’AnnibalSe soumit en tremblant à votre tribunal.Sylla vient, qui remplit Rome de funérailles,Du sang des sénateurs inonde nos murailles.Il fait plus : ce tyran, las de régner enfin,Abdique insolemment le pouvoir souverain,Comme un bon citoyen meurt heureux et tranquille,En bravant le courroux d’un sénat imbécille,Qui, charmé d’hériter de son autorité,Éleva jusqu’au ciel sa générosité,Et nomma sans rougir père de la patrie,Celui qui l’égorgeait chaque jour de sa vie.Si vous eussiez puni le barbare Sylla,Vous ne trembleriez point devant Catilina.Par là vous étouffiez ce monstre en sa naissance,Ce monstre qui n’est né que de votre indolence.