(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Saint-Marc Girardin. Né en 1801. » pp. 534-541
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Saint-Marc Girardin. Né en 1801. » pp. 534-541

Saint-Marc Girardin
Né en 1801.

[Notice]

Publiciste, professeur, académicien et homme d’esprit, M. Saint-Marc Girardin est un des noms qui honorent le plus l’université. Un bon sens aiguisé, fin et souriant, une modération courageuse et indépendante, une ironie très-malicieuse, mais que tempèrent la bienveillance et la gaieté, une franchise qui a du tact, et un sans façon qui ne manque jamais de tenue, ou d’agrément, l’art du badinage sérieux, le don de l’épigramme ingénieuse, la nouveauté des aperçus qui rajeunissent les questions par des vues soudaines et inattendues, le secret d’instruire en amusant, et d’élever une causerie jusqu’au ton de l’éloquence : voilà les traits principaux de sa physionomie. À la Sorbonne, sa chaire est un fauteuil ; point d’apparat, point de prétention, et cependant, sa familiarité judicieuse, qu’anime le souffle de l’orateur, a autant de prise sur les cœurs que d’autorité sur les esprits. C’est qu’un moraliste se cache sous le lettré. Son cours de littérature dramatique est une histoire de nos travers, de nos idées, de nos mœurs, en un mot de la société française et du cœur humain. Pour lui, le goût et la conscience ne font qu’un ; les caractères expliquent les talents, et, sans dogmatiser, il a converti par ses sermons, où l’on ne dort jamais, beaucoup d’auditeurs exposés à la contagion des idées fausses ou chimériques. En parlant non comme un livre mais comme un homme, il a exercé la plus saine influence par la chaleur communicative d’un enseignement qui agit sur l’être moral, et enlève les applaudissements de la jeunesse, sans l’avoir jamais flattée. Sa popularité se compose de tous nos bons sentiments. Si son style a du laisser-aller, il pique l’attention, il charme tous les connaisseurs par sa souplesse, son naturel, l’aisance de son mouvement, par la vivacité sémillante, et la verve soutenue d’une haute raison qui improvise ses plus heureuses rencontres. Recommandons-le à tous ceux que tenterait le démon de la déclamation1.

L’art doit être spiritualiste

Quand le théâtre fait prévaloir les émotions du corps sur les émotions de l’esprit, il se rapproche du cirque ; mais il en est aussitôt puni par une prompte décadence. En effet, les émotions qui viennent du corps sont bornées et monotones : on connaît bien vite toutes les contorsions tragiques des passions exagérées ; on s’aperçoit promptement que ces cris de souffrance et d’agonie qui, la première fois, ont frappé l’oreille d’un coup inattendu et terrible, rendent toujours le même son ; et, au bout de quelque temps, l’auteur et le spectateur viennent échouer contre l’impossibilité de faire sentir autre chose que ce qu’ils ont fait et senti hier. J’ajoute que c’est sur cet écueil que doivent venir échouer tous les arts qui sortiront du cercle de l’imitation matérielle. La nature matérielle est beaucoup plus bornée que la nature morale, soit pour jouir, soit pour souffrir. L’âme, dans ses douleurs, est patiente et variée, parce qu’elle est immortelle ; tandis que le corps, après souffrir, ne sait que mourir : c’est la seule variété et la seule péripétie qu’il sache mettre dans ses douleurs ; et de là aussi, au théâtre, la stérilité et la monotonie des souffrances matérielles.

(Cours de littérature dramatique. Édition Charpentier.)

Sur la bizarrerie en littérature

Les exceptions et les bizarreries deviennent vite monotones. En effet, la bizarrerie est, pour ainsi dire, un mauvais geste de l’âme, qui, comme les mauvais gestes dont le corps prend involontairement l’habitude, déplaît vite, parce qu’il est toujours le même. Les gens bizarres ne sont amusants que pendant une heure au plus, parce qu’au bout d’une heure on est las de voir leurs sentiments et leurs idées tourner toujours dans le même cercle. Les caractères étranges et singuliers, qu’il est de mode de mettre sur le théâtre et dans les romans, font le même effet ; ils fatiguent parce qu’ils sont uniformes, parce que leur bizarrerie est comme une sorte de ressort qui tire toujours leur pensée et leurs actions du même côté, et dont le jeu est bien connu. Il y a, en effet, quelque chose de pis que d’être comme tout le monde : c’est d’être toujours le même. J’aime encore mieux les gens communs que les gens monotones. J’ajoute que ce qui nuit encore à la bizarrerie, c’est qu’elle est trop aisément imitable. Comme elle tient à un trait particulier, comme elle consiste dans un détail et non dans l’ensemble des choses, il est facile de l’imiter et de la reproduire. La facilité de l’imitation est, en littérature comme en peinture, la punition de ce qu’on appelle la manière.

(Cours de littérature dramatique.)

Le stoïcisme et le christianisme

C’est le malheur, et je dirais presque la faute de la philosophie stoïcienne1. Elle a élevé quelques hommes aussi haut que l’homme peut s’élever ; elle a honoré l’humanité par de beaux exemples, et pourtant elle fut stérile : oui stérile malgré le courage de ses grands hommes, malgré l’élévation de sa morale, malgré le règne des Antonins. C’est à la mort de Caton et de Brutus que commence, à Rome, l’histoire de la philosophie stoïcienne ; ce sont les premiers martyrs du stoïcisme, et des martyrs inutiles. Cet héritage d’héroïsme, cette tradition de suicides accomplis par respect de soi-même et de sa dignité, se perpétuent à Rome de grands hommes en grands hommes. Les stoïciens de l’Empire conspirent peu ; ils ne cherchent pas à délivrer le monde de ses tyrans : ils se contentent de pourvoir à leur honneur par leur silence au sénat, et par un suicide paisible, quand l’empereur demande leur mort.

À cette époque, il y avait d’autres hommes en butte aussi à la haine des empereurs, des hommes d’une morale et d’une vertu sublimes, que la cruauté des tyrans n’épargnait pas, et que les Antonins même ne respectèrent pas. Ces hommes mouraient aussi avec courage ; mais il y eut dans leur mort autre chose encore que le stoïcisme n’eut jamais. Mourez, Thraséas, mourez sans aller au sénat défendre votre innocence, sans chicaner votre vie en face des délateurs ; dérobez vos yeux et vos oreilles au spectacle de la servitude de Rome, aux cris de la populace, cette vieille ennemie de tous les condamnés ; mourez, entouré de vos amis, et donnez-leur la dernière leçon de la sagesse sous les mauvais princes, la leçon de bien mourir. De quel air calme vous faites de votre sang des libations à Jupiter Libérateur ! Vous mourez, satisfait de sortir d’une vie où la vertu n’a rien à faire qu’à s’envelopper de sa majesté et à se garder de toute souillure ; vous mourez sans ostentation comme sans espoir, ne croyant pas que le monde vaille la peine que vous lui donniez un exemple ou que vous fassiez un vœu pour lui. Quant aux dieux, vous ne vous en inquiétez pas non plus : vous êtes autant qu’eux, et votre vertu vous en fait l’égal. Stoïcien, ce n’est point pour plaire à la divinité que vous êtes vertueux, c’est par respect pour vous-même ; vous ne craignez, vous n’espérez rien du ciel, et l’âme de Thraséas traite de pair avec les dieux. Salut donc, Thraséas, salut à votre dernière heure ! elle est digne et paisible.

Mais, au même instant, tout près de vous, dans le cirque, il y a aussi un homme qui meurt. Ce n’est pas un sénateur, un grand de Rome : c’est un homme des dernières tribus, ou même un pauvre esclave, non entouré de ses amis et de beaux discours, mais déchiré par les bêtes féroces et aux applaudissements du peuple. Eh bien ! est-il troublé, abattu ? Pas plus que vous, Thraséas. Il meurt, comme vous, sans regrets, sans remords ; mais, ce que vous ne faites pas, il meurt avec espoir et avec joie. — De l’espoir, lui ! et qu’espère donc ce va-nu-pieds ? — Rien moins, Thraséas, que d’aider par sa mort à régénérer le monde, et de verser son sang pour Dieu. Voilà d’où lui vient cette joie qui éclate encore dans ses yeux, sous la griffe même des lions ! Il a vécu et il meurt pour Jésus-Christ ; il meurt en priant pour ses frères chrétiens, afin qu’ils persévèrent ; pour tout ce peuple de bourreaux, afin qu’il se convertisse. Prier, espérer, dites, Thraséas, voilà de singuliers soucis pour une dernière heure ! Allez, grands hommes, ce pauvre chrétien a quelque chose que Zénon ne vous a point enseigné : il a la foi, et, tandis que vous désespérez de l’avenir de la vertu, tandis que vous vous passez votre sagesse de mains en mains comme une coupe où ne boiront que quelques initiés, cet homme parle de sa croyance comme de la nourriture commune de tous les hommes. Sa mort est une de ces morts bénies qui changeront le monde ; la vôtre est un beau et inutile spectacle.

Le stoïcisme romain a vécu et est mort les bras croisés : c’est là son tort et son malheur. Voyez sa morale : elle est pure et sévère. Que lui manque-t-il donc pour être chrétienne ? Il lui manque le zèle du prosélytisme. La vertu du stoïcien est une sorte d’égoïsme aristocratique. Soyez vertueux, dit-on au Portique, et méprisez le peuple. Soyez vertueux, dit-on à l’Église, et aimez votre prochain plus que vous-même. Otez la charité, entre la morale stoïcienne et la morale du christianisme, tout est égal ; ôtez la charité, Épictète vaut l’Évangile. Mais l’Évangile a fait une loi de l’amour du prochain et du soin de son salut : c’est par là qu’il a conquis l’univers. Le stoïcisme s’est dit : Que nous importe le peuple ? Ce mépris l’a perdu, et, en dépit de sa morale et de ses sages, il est mort inutile pour avoir vécu orgueilleux1.

(Essais de littérature et de morale. Édition Charpentier.)

Sur l’idéal

Nous n’atteignons jamais jusqu’où nous voulons, et cependant nous atteignons plus haut que nous ne l’eussions fait sans nos efforts. Ce but, qui recule devant nous, nous encourage et nous anime. Nous ne pouvons un peu que parce que nous voulons beaucoup, et nous n’arrivons au bien que parce que nous avons l’idée du mieux : tant éclate partout, dans nos actions comme dans nos sentiments, ce contraste de grandeur et de misère, de faiblesse et de force, qui fait le fond du cœur et de l’esprit humain2 !

Je cherche un exemple de cette force qui tient à notre impuissance même. Pardonnez-moi si je le prends dans mes paroles. Croyez-vous qu’en ce moment j’exprime tout ce que je veux ? Non : je lutte contre l’impuissance que je sens de vous communiquer mon idée tout entière. J’ai en moi, j’ai devant l’œil de mon esprit l’image vive et nette de ma pensée ; je la vois pleine de clarté et de lumière, et pourtant je ne puis pas vous la montrer telle que je la vois ; elle s’obscurcit avant de vous arriver ; il y a, entre vous et moi, je ne sais quel brouillard qui l’efface à moitié. Mais, si je n’avais pas cette image qui brille devant mes yeux, pourrais-je parler ? pourrais-je rien exprimer de mes pensées ? Non. C’est parce que je ne suis pas complétement faible, que je puis montrer quelques traits de l’idée que j’ai en moi1. Si j’étais complétement fort, je vous représenterais, dans toute sa clarté, ce que je ne vois et ce que je ne puis dire qu’à moitié. Perpétuel témoignage de la contradiction qui est dans l’homme ! sans cette idée et le désir d’un mieux que je ne puis pas atteindre, je ne pourrais rien. « Que de fois, dit saint Augustin, que de fois, quand je prêchais, je me déplaisais à moi-même, poursuivant sans cesse un mieux dont mon âme jouissait et que je ne pouvais pas atteindre par mes paroles ! Je m’affligeais que ma langue ne pût pas suffire à mon cœur ; je voulais que mes auditeurs comprissent ce que je comprenais moi-même, et je sentais que je ne parlais pas de manière à produire cet effet. Mon idée brillait devant moi comme un éclair et pénétrait mon intelligence d’une vive clarté ; mais mon expression était lente et tardive. Quelle différence ! tandis que ma parole se déroulait péniblement, déjà l’idée rapide et vive était rentrée dans la profondeur de l’intelligence ; et pourtant c’était à l’aide des traces lumineuses qu’elle avait laissées sur son passage, que je pouvais retrouver quelques signes et exprimer quelques pensées. »

Ainsi donc, tous, qui que nous soyons, faibles ou forts, tous nous sentons, à chaque instant, une contrariété qui fait du même coup notre grandeur et notre misère, qui nous abat et qui nous élève, soit que, dans nos actions, nous poursuivions l’idée d’un bonheur et d’une vertu que nous ne pouvons pas atteindre, soit que, seulement dans nos paroles, nous cherchions à représenter une vérité que nous ne pouvons pas non plus exprimer tout entière. Qu’il me soit permis de prendre encore un exemple parmi les choses les plus familières1. Pourquoi aimons-nous les romans ? pourquoi ces fictions invraisemblables et fabuleuses ont-elles le don de nous plaire ? Tantôt les événements sont bizarres et impossibles ; tantôt les caractères sont exagérés et faux ; ce sont des aventures qu’on ne rencontre jamais, des vertus qui ne sont pas de ce monde, et des vices aussi extraordinaires que les vertus. Et pourtant nous aimons les romans. Les romans ont le mérite de nous représenter un peu ce monde idéal et charmant qui n’existe nulle part sur la terre, mais dont l’image, que nous avons vue je ne sais où, est restée imprimée dans notre cerveau ; nous ne croyons pas à ces récits magnifiques, mais nous les aimons, car il n’y a de beau que ce qui n’est pas. Tout ce qui vit est médiocre, et l’homme veut, par son imagination au moins, échapper à cette médiocrité qui le presse de tous côtés, qui est le sort de la vie terrestre, il le sait, mais qui n’est pas la vocation de son âme. Aujourd’hui même que le roman et le théâtre visent, à qui mieux mieux, à l’horrible ; aujourd’hui que le vice a pris des allures fières et hautaines qui déconcertent la vertu, cette manie de mettre le grand dans l’horrible, et le beau dans le mal, n’est pas autre chose qu’une tentative faite par l’homme pour atteindre à cet idéal qu’il cherche toujours, et qu’il place, selon les opinions du temps, tantôt dans le bien, tantôt dans le mal, mais qu’il ne trouve jamais. Autrefois l’imagination faisait des saints pour les légendes ; aujourd’hui elle fait des démons pour les romans. Mais saints ou démons, elle prend toujours ses modèles hors de la terre ; car, quand elle ne peut plus s’élever au-dessus de l’homme, elle aime encore mieux s’abaisser au-dessous que de rester dans les limites de l’humanité, l’homme ne pouvant pas se décider à être homme, c’est-à-dire imparfait et médiocre1.

(Essais de littérature et de morale. Édition Charpentier.)

Fragment de préface 2

J’avais un de mes amis en Limousin qui habitait une fort méchante maison. On le pressait de bâtir, et il promettait de le faire. Un jour je lui en parlai : — Ma maison est prête, me dit-il, et me menant sur la place, il me montre d’un air joyeux ses pierres taillées, ses poutres équarries, ses planches sciées et rabotées ; vous voyez, me disait-il, ma maison est prête, il ne reste plus qu’à la bâtir. Ce n’est rien. — Ce rien était tout, et il ne le fit pas ; car il mourut. C’est là un peu mon histoire ; seulement je n’ai jamais cru que ma maison fût faite parce que j’en avais amassé les pierres. C’est au contraire la difficulté de l’œuvre qui m’a arrêté3

Voilà pourquoi, ayant fait beaucoup de projets sur ce sujet, je n’en publie aujourd’hui que des esquisses. Que la leçon serve à d’autres ! Je ne suis plus d’âge à profiter de mon expérience. Le regretté-je ? oui, mais doucement, et je me console en me souvenant encore que ce que je n’ai pas eu le temps d’écrire, j’ai pu au moins le dire dans mon cours à la Sorbonne. Oubli pour oubli, autant vaut celui des auditeurs que celui des lecteurs. Puis, si j’ai accompli, en parlant, la moitié seulement de mon projet, je suis dans le petit nombre des gens heureux, ayant fait de ma vie la moitié ou le quart de ce que je voulais faire4.