Lacordaire
1802-1861
[Notice]
Né à Recey-sur-Ource (Côte-d’Or), Henri-Dominique Lacordaire fit de brillantes études au lycée de Dijon, dans la patrie de Bossuet, en vue de la colline où naquit aussi saint Bernard. L’instinct patriotique était très-vif en lui ; quand tomba l’empire, il ressentit douloureusement les blessures de la France. Avocat à Paris en 1822, il ne demandait au ciel et à la terre qu’une cause à servir par un entier dévouement. C’est alors que la grâce lui parla ; tourmenté par sa vocation, il quitta la carrière du barreau, trop étroite pour son talent, et entra en 1824 au séminaire de Saint-Sulpice. Dans le procès de l’école libre, il s’était déjà signalé en 1821 devant la chambre des pairs : son éloquence s’étant révélée avec un nouvel éclat par ses conférences du collége Stanislas (1834), Mgr de Quélen lui ouvrit en 1835 la chaire de Notre-Dame. Il en fit une sorte de tribune religieuse d’où sa parole entraînante et enflammée électrisa l’élite de la jeunesse libérale. Missionnaire et apôtre d’un siècle dont il partagea les idées les plus généreuses, il ressuscita l’ordre de Saint-Dominique en 1840. Huit ans après, porté à l’assemblée nationale par les suffrages de l’admiration publique, il se démit de son mandat après la journée orageuse du 15 mai. Il lui était réservé d’être le premier membre du clergé régulier admis à siéger parmi les quarante de l’Académie en 1860. Il mourut à la maison de Sorrèze dont il avait la direction.
Parmi les orateurs sacrés de notre temps, il se distingue par la hardiesse des vues, par l’essor d’une verve originale, par la nouveauté, l’ardeur, l’éclat, l’imagination, la poésie, les illuminations soudaines, le mouvement, l’accent pathétique. Son oraison funèbre du général Drouot se soutient dans le voisinage de Bossuet. Animée par un geste savant et expressif, par une diction vibrante et fébrile, sa prédication allait au cœur d’un auditoire qui avait lu Chateaubriand, Lamartine et Victor Hugo.
Sa langue pittoresque et colorée donnait un accent singulier aux considérations historiques
et philosophiques d’un théologien aussi indépendant qu’orthodoxe. On a dit qu’il avait
« du clairon dans la voix et que l’éclair du glaive brillait dans sa
parole »
. Peut-être nous a-t-il charmés par ses défauts autant que par ses rares
qualités.
La gloire et la vertu
La paix et l’affection ne sont pas le terme où s’arrête l’efficacité de la vertu agissant
sur l’âme et y créant son règne. Elle apporte à l’homme un bien qui ne lui est pas moins
nécessaire que les deux premiers1. Ce bien, c’est la gloire. Ne croyez pas que la gloire
soit un
mouvement d’orgueil par lequel nous nous plaisons en
nous-mêmes et considérons avec joie au-dessous de nous ceux qui n’ont pas atteint la même
élévation. Ne le croyez pas ; car l’Évangile, qui nous ordonne d’être
humbles de cœur
, nous ordonne aussi d’être certains que la gloire, et une
gloire éternelle, est la récompense de la vertu. Et saint Paul, parlant aux premiers
chrétiens déjà persécutés, haïs, moqués, leur disait cependant :
Notre
gloire
. Les chrétiens avaient une gloire dans les catacombes et les échafauds,
la gloire véritable, celle que la faveur populaire ne donne ni ne retire à son gré, et dont
aucune puissance ne peut dépouiller l’âme humaine qui l’a conquise en la méritant.
Notre gloire
, poursuivait saint Paul, c’est le témoignage de notre conscience
1. La
conscience dit à l’homme de bien qu’il est grand devant Dieu, parce qu’il est pur devant lui,
et cette grandeur le soutient sans l’enorgueillir, parce que, étant fondée sur la vérité,
elle retourne à Dieu bien plus qu’elle ne descend à l’homme. L’âme sent sa dignité, et en
jouit. Elle la sent inaltérable, et pourtant dépendante de la vertu, qui en est le principe,
et qui elle-même dépend de la liberté venue de Dieu et assistée de lui. Ce regard jeté à la
fois sur notre excellence et sur sa cause nous maintient dans une grandeur sérieuse, qui nous
remplit sans nous éblouir, à la différence de cette fausse gloire qui ne vient pas de la
justice, mais de la faveur du peuple ou des événements, et qui, nous revêtant d’une pourpre
mensongère, nous exalte d’autant plus qu’elle est moins méritée.
La gloire de la vertu n’est pas seulement intérieure, elle sort de l’âme et se répand autour de l’homme. Si petit et obscur que l’on soit, on a des parents, des amis, une cité, et, tôt ou tard, les actes faisant juger de nous, on retrouve autour de soi l’estime que Dieu nous accorde et dont notre conscience nous est le sûr garant. C’est en vain que l’hypocrisie se couvre d’un voile ou que la fortune nous entoure d’un prestige ; il y a dans l’humanité un sentiment du bien et de l’honneur qui ne la trompe pas. Le trône lui-même ne met pas les princes à l’abri de ce jugement. Domitien règne, mais Tacite écrit. Et c’est une des plus admirables choses de ce monde que jamais nul empire et nul succès n’ont pu assujettir l’histoire, et en imposer par elle à la postérité. Des générations de rois issus du même sang se sont succédé pendant dix siècles au gouvernement du même peuple, et, malgré cette perpétuité d’intérêt et de commandement, ils n’ont pu couvrir aux yeux du monde les fautes de leurs pères, et maintenir sur leur tombe le faux éclat de leur vie. L’histoire, un jour ou l’autre, sous la plume ignorée d’un contemporain, ou sous la plume tardive d’un homme de génie, a dévoilé leur cœur et châtié leur mémoire. Les triomphes d’Alexandre ne le défendent pas du meurtre de Clitus, et la mort tranquille de Sylla n’insulte plus au sang de ses victimes. La vertu seule continue son règne au travers des âges, et ni tyrans ni mensonges n’arrêtent le fleuve qui la porte à l’admiration de la terre.
Il y a, messieurs, dans cette gloire de la conscience un côté qui pourrait ne pas vous apparaître, et que je dois tirer de l’ombre, ou plutôt de la lumière, pour vous le faire remarquer. Le sentiment que nous donne le bien accompli sous l’œil de Dieu renferme une certitude qui nous élève et nous console par-dessus tout, la certitude que notre vie est utile et qu’elle ne passe pas en vain dans le monde. Perdus que nous sommes dans l’immensité visible et invisible des choses, accablés du spectacle de la terre et du ciel, des perspectives de l’histoire et des horizons sans fin de l’avenir, nous ne pouvons arriver à la persuasion de notre petitesse1 ; notre âme proteste contre nos yeux, et, de l’abîme où elle semble anéantie, elle nous suscite la pensée que nous servons, et le désir invincible de servir en effet. Je ne parle pas de cette utilité vulgaire, quoique déjà bien noble, de fonder ou de perpétuer une famille, de créer un patrimoine à sa postérité, de maintenir et d’honorer sa patrie, de laisser enfin à sa famille un nom honoré. C’est déjà beaucoup ; mais notre âme ne s’apaise point à ce prix. Le temps est une limite qui l’effraye pour ses œuvres, et les ruines accumulées le long des âges lui disent trop la vanité d’un service aussi précaire. Quand les consuls regardaient le Capitole, le temple de Jupiter se montrait à eux au-dessus des destinées de la République, et, si chère que Rome leur fût, telle place qu’elle occupât dans leurs cœurs, ils entendaient une voix obscure qui leur demandait davantage et leur prophétisait au delà. Ce qu’il nous faut, pour nous sentir utiles et nous attacher à notre vie, c’est la certitude de travailler à quelque chose d’éternel ; et nous l’avons. Nous l’avons par la vertu. Ouvriers d’une œuvre commencée par Dieu, nous y apportons une pierre que les siècles n’ébranleront jamais, et, si faible que soit notre part dans l’édifice commun, elle y sera éternellement. Ainsi, aux jours du moyen âge, on voyait des chrétiens quitter leur patrie pour se donner à quelque cathédrale qui se bâtissait sur les bords d’un fleuve étranger ; contents de leur journée, parce qu’elle avait servi, ils regardaient, le soir, de combien l’œuvre s’était avancée vers Dieu, et, lorsque, après vingt ou trente ans d’un obscur travail, la croix brillait au sommet du sanctuaire élevé de leurs mains, ils y jetaient un dernier regard, et, prenant leurs enfants et leurs souvenirs, ils s’en allaient, sans laisser leur nom, mourir en paix dans la bienheureuse pensée d’avoir fait quelque chose pour Dieu1.
L’oisiveté
Une conséquence de la richesse dans les nations tenues en tutelle, pour ne pas dire en servitude, c’est l’oisiveté ; et l’oisiveté est la mère inévitable de la dépravation. Que faire de soi quand on n’a plus à gagner son pain, et qu’au milieu d’une abondance qui épargne toute peine, on n’aperçoit rien sur sa tête qui appelle le travail par la responsabilité ? Là où la vie publique est établie, tout homme riche est patricien ou peut le devenir. A l’instant où cesse l’occupation de ses propres intérêts, les intérêts de la chose commune lui apparaissent et sollicitent son génie et son cœur. Il lit dans l’histoire de ses pères l’exemple de ceux qui ont honoré un grand patrimoine par un grand dévouement, et, pour peu que l’élévation de sa nature réponde à l’indépendance qu’il s’est acquise ou qu’il a reçue, la pensée de servir l’État lui ouvre une perspective de sacrifices et de labeurs. Il lui faudra parler, écrire, commander par son talent, et soutenir ce talent, quelque noble qu’il soit en lui-même, par cette autre puissance qui ne souffre jamais impunément d’éclipse, la vertu. Dès ses jeunes années, le fils du patricien, c’est-à-dire de l’homme public, envisage avec passion l’avenir qui l’attend en face de ses concitoyens. Il ne dédaigne pas les lettres ; car les lettres, il le sait, c’est la suprématie de l’esprit, c’est, avec l’éloquence et le goût, l’histoire du monde, la science des tyrannies et des libertés, la lumière reçue des temps, l’ombre de tous les grands hommes descendant de leur gloire dans l’âme qui veut leur ressembler, et lui apportant, avec la majesté de leur souvenir, le courage de faire comme eux. Les lettres sont le palladium des peuples véritables ; et, quand Athènes naquit, elle eut Pallas pour divinité. Il n’y a que les peuples en voie de finir qui n’en connaissent plus le prix, parce que, plaçant la matière au-dessus des idées, ils ne voient plus ce qui éclaire et ne sentent plus ce qui émeut. Mais, chez les peuples vivants, la culture des lettres est, après la religion, le premier trésor public, l’arome de la jeunesse et l’épée de l’âge viril1. Le jeune patricien s’y plaît et s’y donne ; il s’y plaît comme Démosthène, il s’y donne comme Cicéron ; et toutes ces images du beau, en le préparant aux devoirs de la cité, lui font déjà une arme présente contre les erreurs trop précoces de ses sens. Des lettres il passe au droit. Le droit est la seconde initiation à la vie publique. Si, chez les peuples serfs, il ne conduit qu’à la défense des intérêts vulgaires, chez les peuples libres, il est la porte des institutions qui fondent ou qui sauvegardent. Ainsi se forme, en de hautes méditations et de magnanimes habitudes, l’élite nationale d’un pays. Si la richesse y produit encore des voluptueux, elle y produit aussi des citoyens ; si elle énerve des âmes, elle en fortifie d’autres. Mais, là où la patrie est un temple vide, qui n’attend rien de nous que le silence et le passage, il se crée une oisiveté formidable, où la force des âmes, s’il leur en reste, se dépense à se flétrir.
La parole
Un homme vient au monde. Ses yeux, ses oreilles, ses lèvres, tous ses sens sont fermés. Il n’a aucune idée du néant qui le rejette, ni de l’être où il arrive ; il s’ignore lui-même et tout le reste avec lui. Laissez-le tel que la nature vient de l’ébaucher, laissez-le là nu, muet, plutôt mort que vivant ; il vivra peut-être, mais il vivra sans le savoir, hôte infirme de la création, âme perdue dans l’impuissance de se trouver elle-même. Ses yeux s’ouvriront sans qu’on y lise une pensée, et son cœur battra sans qu’on y sente une vertu. Heureusement la Providence de la parole le couvre de ses fécondes ailes ; elle se penche incessamment vers lui, le regarde, le touche, et par ses frémissements essaye d’éveiller cette âme endormie. Et enfin, après des jours qui ont été des siècles, tout à coup, de cet abîme sourd et insensible, de cet enfant qui à peine a fait croire par un sourire qu’il entendait l’amour qui l’a mis au monde, la parole s’échappe et répond. L’homme vit cette fois ; il pense, il aime, il nomme ceux qu’il aime, il leur rend en une parole tout l’amour qu’il en a reçu.
Mais ce n’est là que le commencement de l’homme. Lui, le prédestiné de l’infini, ne connaît encore que le sein de sa mère, son berceau, sa chambre, quelques images pendues aux murs, tout l’espace que l’œil embrasse d’une fenêtre : une heure est pour lui l’histoire ; une maison l’univers, une caresse la fin dernière des choses.
Il faut qu’il sorte de cet étroit horizon, et se prépare à marquer sa place dans cette société haletante où tous, ayant les mêmes droits dans les mêmes devoirs, vont lui disputer la gloire de vivre. Tout à l’heure il descendra l’escalier paternel, il paraîtra dans la place publique ; son oreille entendra le choc douloureux des ambitions qui se heurtent, des idées qui se repoussent, et, comme une feuille tombée dans les flots d’une mer émue, il s’étonnera pour la première fois du prix que coûte la vie et des mystères qu’elle contient. Qui les lui expliquera ? Qui l’introduira bien ou mal dans la science de l’homme, dans cette science dont les éléments sont le passé, le présent, l’avenir, la terre et le ciel, qui touche à la fois au néant et à l’infini ? Ce sera la parole encore : non plus celle de son père ou de sa mère mais une parole hasardeuse, qui étouffera peut-être en lui les germes de la vérité, qui peut-être les y développera, selon l’esprit des maîtres qui dirigeront le sien. Car il aura des maîtres ; il ne peut se soustraire à ce second règne de la parole sur lui. La parole l’a mis au monde ; la parole a donné l’éveil et le premier cours à sa pensée ; quoi qu’il veuille, quoi qu’il fasse, pour son bonheur ou son malheur, la parole achèvera son œuvre ; elle en fera une victime de l’orgueil ou de la charité, un esclave des sens ou du devoir ; et si la liberté lui demeure toujours contre le mal, ce sera pourtant à la condition d’appeler à son aide une meilleure parole que la parole qui l’aura trompé.
Voilà l’histoire de l’homme ; écoutez celle du peuple. Un peuple est assoupi dans les mœurs de la barbarie ; il ne connaît pas même le premier des arts, qui est d’assujettir la terre à ses besoins. Comme l’animal, il vit d’une proie. L’a-t-il rencontrée, il dort auprès du feu qui le réchauffe, ou de l’arbre qui le couvre, jusqu’à ce que la faim lui commande de disputer aux forêts et au hasard son incertaine subsistance. Il n’a point de patrie ; le sol même où il est errant n’a reçu de son travail aucune consécration de sa puissance, aucune limite, et, encore qu’il garde les os de ses ancêtres, il y marche sans passé et sans avenir. Vient-on l’y troubler, il s’y défendra comme une bête fauve dans sa tanière, mais sans pouvoir faire, du morceau de bois qui lui servira de défense, ni une épée, ni un drapeau. L’idée lui manque, et avec elle la vertu, le progrès, l’histoire, la stabilité.
Mais voici que tout change. Ce peuple s’assied ; il dresse sa tente, il creuse des fossés, il pose des gardes, il a quelque chose de durable et de saint▶ à garder. Un temple lui offre sous une image sensible le dieu qui a fait le monde, le père de la justice et l’habitant des âmes. Il l’adore en esprit, il le prie avec foi. Le soleil ne passe plus sur sa tête comme un feu qui s’éteint le soir et se rallume au matin, mais comme la grave mesure des âges, apportant à chaque jour son devoir, à chaque siècle sa durée. Il en compte les révolutions, et distribue sa propre histoire dans le cycle où toutes les nations ont renfermé la leur. Ce peuple vit enfin, il révèle sa présence par des hommes qui ont un nom, par des actes qui ont un empire. Mais qui l’a tiré de sa mort antérieure ? Qui a fait d’une peuplade barbare une société régulière et civilisée1 ? Qui, messieurs, qui ? Eh ! la même puissance a fait l’homme : la parole. Orphée est descendu des montagnes de la Thrace ; il a chanté, et la Grèce est sortie toute vivante des accents de sa lyre. Un missionnaire a paru dans la solitude avec un crucifix ; il a nommé Dieu, et les enfants ont souri, et les mères ont cru aux lèvres qui apportaient à leurs fils la bénédiction du grand Esprit.
Voulez-vous d’autres scènes prises aux sociétés vieillies ? Un peuple, après avoir tenu longtemps avec honneur le sceptre de sa destinée, a perdu peu à peu le sens des grandes choses, il n’a plus su croire, ni délibérer, ni se dévouer. Avec l’abaissement du caractère est venue la servitude ; les tyrans se sont joués de ce peuple en lui imposant des lois dignes de ses mœurs. Ils ont trouvé des complices jusque dans les traditions de la liberté, et le forum, la tribune, le sénat, ont été les noms dont ils ont couvert l’avilissement des âmes et l’opprobre de leur tyrannie. Mais pendant que régnaient la corruption et la peur de cette tourbe dégénérée ; pendant que tout se taisait, excepté le mensonge, la calomnie, la délation, la bassesse de cœur et d’esprit, à un moment qu’on n’attendait plus, il s’est fait un réveil et un retour. Domitien a disparu, Nerva lui a succédé. Qui a ainsi suspendu le cours des ruines ? Qui a ramené, ne fût-ce qu’un jour, des noms et des souvenirs honnêtes ? Ne le demandez pas, messieurs : la parole s’est glissée dans l’ombre de la tyrannie ; elle a rencontré çà et là, comme en un champ moissonné, des âmes demeurées pures de leur siècle, et, semant par elles le besoin de la force antique, elle a ranimé le sénat, le peuple, le forum, les dieux éteints, la Majesté tombée, et tous ensemble, ressuscitant en un même jour, ils ont donné aux vivants et aux morts une ◀sainte▶ et dernière apparition de la patrie1.
Une question de dignité
Lettre 1
Il vous était impossible, madame, de me donner une plus grande preuve d’attachement que celle dont votre lettre est la vivante et ◀sainte▶ expression ; et si je ne consultais que mon désir de vous en témoigner ma reconnaissance, je vous obéirais à l’instant même, sans réflexion ni réserve2. Mais vous ne m’approuveriez pas, dans une occasion aussi grave, de me livrer au seul sentiment de l’amitié ; il s’agit d’intérêts qui, à vos yeux comme aux miens, sont au-dessus de tout et qui nous commandent à tous deux l’oubli de nous-mêmes. Je ne craindrai donc point de vous faire de la peine, et vous exposerai avec la plus grande sincérité les motifs qui ne me permettent pas de vous laisser, ni à vous ni à M. l’Archevêque3, l’espoir d’une condescendance qui plus que jamais m’est interdite.
Je ne reviens pas sur le passé ; je n’examine point si, en me couvrant publiquement de l’habit religieux, j’ai ajouté aux obstacles qui s’opposent au rétablissement de mon ordre en France. Je l’ai fait, j’ai porté cet habit dans les chaires de Paris, de Bordeaux, de Nancy ; j’ai traversé la France six fois sous ce costume ; je lui ai obtenu partout le respect ; je l’ai gardé malgré les poursuites officielles du ministère : c’est un fait acquis. Et à qui le sacrifierais-je aujourd’hui ? À des clameurs irréligieuses, aux craintes du gouvernement, aux esprits irrités contre nous par trois mois de guerre implacable ? J’irais donner dans Notre-Dame, à nos ennemis, le spectacle d’un religieux qui a peur après avoir affiché le courage, qui se cache après s’être montré, qui demande grâce et merci en considération de son déguisement volontaire ? Cela n’est pas possible. Plus la situation est grande, plus les catholiques attendent de ma parole une éclatante consolation, moins je dois leur préparer une si douloureuse surprise. Ils ont besoin de prouver à la France que leur cœur n’a point faibli, et que leur parole a conservé toute sa liberté. Il vaut mieux cent fois se taire que de trahir leurs espérances. La religion n’a pas besoin de triomphes ; elle peut se passer de ma parole à Notre-Dame : Dieu est là pour la soutenir et l’honorer dans l’opprobre ; mais elle a besoin que ses enfants ne l’humilient pas eux-mêmes et ne déshonorent pas ses épreuves. Tout ce qui lui vient de ses ennemis est bon pour elle ; la honte qui lui vient des siens est la seule chose qui soit capable de lui inspirer du découragement.
Quant à M. l’Archevêque, vous savez les sentiments que je professe pour lui ; je l’aime par reconnaissance, par une appréciation bien sentie de ses qualités, par une sorte de familiarité qui m’a permis de saisir plus librement ce qu’il y a en lui de droiture, d’élévation et de bonté ; je serais malheureux de lui causer la moindre peine. Aussi, n’en suis-je point là. M. l’Archevêque, dans la situation sévèrement jugée où l’a mis son esprit d’impartialité, a besoin d’une occasion solennelle pour prouver à tous son indépendance. Il la trouve en moi. Je suis pour lui en ce moment une de ces rares fortunes que la Providence accorde aux hommes qu’elle aime. M. l’Archevêque sait bien que nul ne m’insultera dans la chaire de Notre-Dame ; il sait bien qu’un immense auditoire me couvrira contre tout désir isolé et honteux ; il sait que je ne donnerai pas le temps à tout ce monde de se reconnaître, et qu’à ma troisième phrase je me serai fait dans leur cœur un asile sacré1. On ne peut rien contre l’entraînement populaire. La curiosité seule tiendra la haine immobile, et l’audace même touchera ceux qui ne voudraient pas être touchés ; la France a un instinct de l’honneur qui la charme partout où elle en trouve l’ombre. Si quelque chose pouvait m’anéantir à Notre-Dame, ce serait d’y paraître avec un costume emprunté. L’étonnement, la défiance, le mépris, le regret s’empareraient des âmes avant toute réflexion, et rien ne me préserverait plus assez. La responsabilité de M. l’Archevêque est donc à couvert ; il doit savoir qu’il n’a rien à craindre, qu’il n’a besoin, pour sauver Notre-Dame1, que du désir qu’on a de m’y voir. Sans doute, le gouvernement n’a pas la même confiance ; mais que nous importe ? L’événement le rassurera. Il faut avoir du courage et de la présence d’esprit pour ceux qui n’en ont pas. Si, au contraire, je cédais, je rendrais à M. l’Archevêque le plus triste service du monde ; on verrait qu’il m’aurait concédé la parole au prix d’une lâcheté de ma part, et l’humiliation des catholiques retomberait tout entière sur lui2.
Enfin, je puis bien aussi m’occuper de la question en ce qui m’est personnel. Le caractère est ce qu’il faut toujours sauver avant tout ; car c’est le caractère qui fait la puissance morale de l’homme. Eh bien ! ne voyez-vous pas, madame, vous dont l’esprit et l’amitié ont le coup d’œil si sûr, ne voyez-vous pas à quel point j’avilirais mon caractère en me dépouillant de l’habit religieux pour monter dans la chaire de Notre-Dame ? Qui douterait qu’après l’avoir pris par vanité, je l’ai quitté pour la gloriole de prêcher dans la cathédrale de Paris ? Qui verrait en moi autre chose qu’un esprit faible, léger, inconsistant, dominé avant tout par le besoin du bruit ? Ah ! sachons montrer que je n’accepte point la parole et la gloire au prix du déshonneur. Sachons montrer que je sais me taire. Sachons mettre le devoir et la dignité avant tout. Plus je vieillis, plus je sens que la grâce de Dieu opère en moi le détachement de ce monde ; je ne me soucie plus que de faire la volonté de Dieu. S’il lui plaît que je prêche à Notre-Dame, j’y prêcherai ; s’il m’en ferme les portes, je prêcherai ailleurs ; si toutes les chaires de France me sont successivement interdites, j’attendrai d’autres temps et je ferai le bien qui me restera possible. Je n’en ferai même aucun, si aucun ne m’est possible. Le présent est peu de chose, l’avenir est tout.
L’intégrité du caractère
Fragment de lettre 1
Je tiens par-dessus tout à l’intégrité du caractère ; plus je vois les hommes en manquer et faillir ainsi à la religion qu’ils représentent, plus je veux, avec la grâce de celui qui tient les cœurs dans sa main, me tenir pur de tout ce qui peut compromettre ou affaiblir en moi l’honneur du chrétien. N’y eût-il qu’une âme attentive à la mienne, je lui devrais de ne pas la contrister ; mais lorsque, par suite d’une providence divine, on est le lien de beaucoup d’âmes, le point qu’elles regardent pour s’affermir et se consoler, il n’y arien qu’on ne doive faire pour leur épargner les défaillances et les amertumes du doute. J’ai cinquante ans dans six jours ; j’ai traversé depuis vingt-deux ans des épreuves sans nombre où j’aurais dû périr cent fois ; mais cette protection du Ciel ne me dispense pas de recourir à sa bonté. Je ne puis plus demeurer aux prises avec des passions inépuisables, et la retraite est un bouclier dont j’ai acquis le droit de me couvrir. J’ai la certitude qu’aucun parti ne me soutiendra jamais, parce que jamais je ne donnerai de gages à un parti humain ; j’ai aussi cette autre certitude que, demeuré à une place trop visible, je prêterai toujours le flanc aux attaques de mes ennemis par la naïveté de mes impressions et la hardiesse de mon discours2. La nature même de mon auditoire, composé d’âmes jeunes, entraîne la mienne ; je me rajeunis sans cesse au feu de leur contact, et, toute préparation arrêtée m’étant impossible, je ne puis jamais répondre de m’asservir à une prudence qui me glacerait. Être ou n’être pas, c’est là la question. J’ai payé ma dette dans la parole ; pourquoi refuserais-je aux jours qui me restent cette ineffable consolation d’écrire en paix pour Dieu ? L’écriture n’est jamais un orage, et aucune n’a été moins troublée que la mienne. Pas une ligne de mes écrits n’a soulevé une discussion, quoique j’aie traité les points les plus délicats et les plus controversés de la théologie. C’est que l’âme en écrivant se possède tout entière ; rien ne se jette entre elle et Dieu pour lui ravir une expression. Un jour, si on me lit, on ne comprendra pas l’agitation de ma carrière, et réellement c’est à peine si je la comprends moi-même. Je trouve en moi une si grande douceur, un tel éloignement des extrémités, une constance si simple dans des opinions modérées, qu’en regardant ce qui est sorti d’un fond si pacifique, je ne puis m’en étonner assez. Je m’en rends compte par ce seul mot : Je n’ai appartenu à personne. Pourquoi dès lors ne jouirais-je pas enfin du bénéfice de cette solitude ? S’il s’agissait de briser toutes les cordes de la lyre, je concevrais que je n’en eusse pas le droit ; mais, une coupée, l’autre subsiste encore. J’ai songé que je pourrais, dans de simples paroisses, édifier des âmes moins périlleuses que celles à qui je me suis donné jusqu’à présent1. Je vous quitte pour aller voir des lilas que j’ai plantés dans un petit bois au pied de notre couvent, et qui ont bien de la peine à fleurir.