(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — André de Chénier 1762-1794 » pp. 480-487
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — André de Chénier 1762-1794 » pp. 480-487

André de Chénier
1762-1794

[Notice]

Fils du consul général de France en Turquie, né d’une mère grecque, à Constantinople, élevé sous le beau ciel du Languedoc, André Chénier connut dès l’enfance la langue d’Homère. Il devait inaugurer l’ode, l’idylle et l’élégie, dans un siècle où l’on ne goûtait que des poésies légères, galantes et badines. « Au moment où il parut, dit M. Sainte-Beuve, j’aperçois dans l’air une multitude de papillons : on eut enfin une abeille ! » Admirateur des Grecs, il opéra une renaissance de l’art français. L’âme d’un moderne se laisse voir sous ses imitations. Ses emprunts s’accommodent à ses propres sentiments, à ses douleurs et à ses espérances. Il assouplit, attendrit et colora notre langue que desséchait alors l’abus des formes abstraites ; toutefois, il ne faut le lire qu’avec choix.

 ;On sait que ce grand poëte fut aussi un homme de cœur ; il combattit les excès de la démagogie, et mérita d’être une des pures victimes que la terreur fit périr sur l’échafaud1.

Le jeune malade

Ses œuvres ont été publiées par M. Charpentier. Nous le remercions d’avoir autorisé nos emprunts.

« Apollon, dieu sauveur, Dieu des savants mystères,
Dieu de la vie, et dieu des plantes salutaires,
Dieu vainqueur de Python, dieu jeune et triomphant,
Prends pitié de mon fils, de mon unique enfant !
Prends pitié de sa mère aux larmes condamnée,
Qui ne vit que pour lui, qui meurt abandonnée,
Qui n’a pas dû rester2 pour voir mourir son fils ;
Dieu jeune, viens aider sa jeunesse. Assoupis,
Assoupis dans son sein cette fièvre brûlante
Qui dévore la fleur de sa vie innocente.
Apollon, si jamais, échappé du tombeau,
Il retourne au Ménale avoir soin du troupeau,
Ces mains, ces vieilles mains orneront ta statue
De ma coupe d’onyx à tes pieds suspendue ;
Et, chaque été nouveau, d’un taureau mugissant
La hache à ton autel fera couler le sang.
Eh bien ! mon fils, es-tu toujours impitoyable ?
Ton funeste silence est-il inexorable ?
Mon fils, veux-tu mourir ? Tu veux, dans ses vieux ans,
Laisser ta mère seule avec ses cheveux blancs ?
Tu veux que ce soit moi qui ferme ta paupière ?
Que j’unisse ta cendre à celle de ton père ?
C’est toi qui me devais ces soins religieux1,
Et ma tombe attendait tes pleurs et tes adieux.
Parle, parle, mon fils, quel chagrin te consume ?
Les maux qu’on dissimule en ont plus d’amertume.
Ne lèveras-tu point ces yeux appesantis ?
— Ma mère, adieu, je meurs, et tu n’as plus de fils.
Non, tu n’as plus de fils, ma mère bien-aimée.
Je te perds. Une plaie ardente, envenimée,
Me ronge ; avec effort je respire, et je crois
Chaque fois respirer pour la dernière fois.
Je ne parlerai pas. Adieu ; ce lit me blesse ;
Ce tapis qui me couvre accable ma faiblesse ;
Tout me pèse, et me lasse. Aide-moi, je me meurs.
Tourne-moi sur le flanc. Ah ! j’expire ! ô douleurs2 !
— Tiens, mon unique enfant, mon fils, prends ce breuvage ;
Sa chaleur te rendra ta force et ton courage.
La mauve, le dictame ont, avec les pavots,
Mêlé leurs sucs puissants qui donnent le repos3 :
Sur le vase bouillant, attendrie à mes larmes ;
Une Thessalienne a composé des charmes.
Ton corps débile a vu trois retours du soleil,
Sans connaître Cérès, ni tes yeux le sommeil !
Prends, mon fils, laisse-toi fléchir à ma prière ;
C’est ta mère, ta vieille, inconsolable mère
Qui pleure ; qui jadis te guidait pas à pas,
T’asseyait sur son sein, te portait dans ses bras ;
Que tu disais aimer, qui t’apprit à le dire ;
Qui chantait, et souvent te forçait à sourire
Lorsque tes jeunes dents, par de vives douleurs,
De tes yeux enfantins faisaient couler des pleurs4.
Tiens, presse de ta lèvre, hélas ! pâle et glacée,
Par qui cette mamelle était jadis pressée,
Un suc qui te nourrisse, et vienne à ton secours,
Comme autrefois mon lait nourrit tes premiers jours.

La jeune tarentine

Pleurez, doux alcyons ! ô vous, oiseaux sacrés !
Oiseaux chers à Téthys ; doux alcyons ! pleurez !
Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine !
Un vaisseau la portait aux bords de Camarine :
Là, l’hymen, les chansons, les flûtes, lentement
Devaient la reconduire au seuil de son amant.
Une clef vigilante a, pour cette journée,
Sous le cèdre enfermé sa robe d’hyménée,
Et l’or dont au festin ses bras seront parés,
Et pour ses blonds cheveux les parfums préparés.
Mais, seule sur la proue, invoquant les étoiles,
Le vent impétueux qui soufflait dans ses voiles
L’enveloppe ; étonnée, et loin des matelots,
Elle tombe, elle crie, elle est au sein des flots1.
Elle est au sein des flots, la jeune Tarentine !
Son beau corps a roulé sous la vague marine.
Téthys, les yeux en pleurs, dans le creux d’un rocher,
Aux monstres dévorants eut soin de le cacher.
Par son ordre, bientôt, les belles Néréides
L’élèvent au-dessus des demeures humides,
Le poussent au rivage, et dans ce monument
L’ont au cap du Zéphir déposé mollement ;
Et de loin, à grands cris, appelant leurs compagnes,
Et les nymphes des bois, des sources, des montagnes,
Toutes, frappant leur sein, et traînant un long deuil,
Répétèrent, hélas ! autour de son cercueil :
« Hélas ! chez ton amant tu n’es point ramenée ;
Tu n’as point revêtu la robe d’hyménée ;
L’or autour de ton bras n’a point serré de nœuds.
Et le bandeau d’hymen n’orna point tes cheveux2 »

Chrysé

Ces vers sont imités de Properce.

Pourquoi, belle Chrysé, t’abandonnant aux voiles,
T’éloigner de nos bords sur la foi des étoiles ?
Dieux ! je t’ai vue en songe, et, de terreur glacé,
J’ai vu sur des écueils ton vaisseau fracassé,
Ton corps flottant sur l’onde, et tes bras avec peine
Cherchant à repousser la vague ionienne.
Les filles de Nérée ont volé près de toi.
Leur sein fut moins troublé de douleur et d’effroi,
Quand du bélier doré qui traversait leurs ondes,
La jeune Hellé2 tomba dans leurs grottes profondes.
Oh ! que j’ai craint de voir à cette mer, un jour,
Typhis donner ton nom et plaindre mon amour !
Que j’adressai de vœux aux dieux de l’onde amère !
Que de vœux à Neptune, à Castor, à son frère !
Glaucus ne te vit point ; car sans doute avec lui,
Déesse, au sein des mers tu vivrais aujourd’hui.
Déjà tu n’élevais que des mains défaillantes ;
Tu me nommais déjà de tes lèvres mourantes,
Quand, pour te secourir, j’ai vu fendre les flots
Au dauphin qui sauva le chanteur de Lesbos.

L’art de rendre l’imitation originale

C’est ainsi que Phébus me verse ses largesses.
Souvent des vieux auteurs j’envahis les richesses,
Plus souvent leurs écrits, aiguillons généreux,
M’embrasent de leur flamme, et je crée avec eux.
Un juge sourcilleux, épiant mes ouvrages,
Tout à coup, à grands cris, dénonce vingt passages
Traduits de tel auteur qu’il nomme ; et, les trouvant,
Il s’admire, et se plaît de se voir si savant.
Que ne vient-il vers moi ? je lui ferai connaître
Mille de mes larcins qu’il ignore peut-être3.
Mon doigt sur mon manteau lui dévoile à l’instant
La couture invisible, et qui va serpentant,
Pour joindre à mon étoffe une pourpre étrangère.
Je lui montrerai l’art, ignoré du vulgaire,
De séparer aux yeux, en suivant leur lien,
Tous ces métaux unis dont j’ai formé le mien.
Tout ce que des Anglais la muse inculte et brave,
Tout ce que des Toscans la voix fière et suave,
Tout ce que les Romains, ces rois de l’univers,
M’offraient d’or et de soie, a passé dans mes vers.
Je m’abreuve surtout des flots que le Permesse,
Plus féconds et plus purs fit couler dans la Grèce ;
Là, Prométhée ardent, je dérobe les feux
Dont j’anime l’argile, et dont je fais des dieux.
Tantôt chez un auteur j’adopte une pensée,
Mais qui revêt chez moi, souvent entrelacée,
Mes images, mes tours, jeune et frais ornement ;
Tantôt je ne retiens que les mots seulement.
J’en détourne le sens, et l’art sait les contraindre
Vers des objets nouveaux qu’ils s’étonnent de peindre1.
La prose plus souvent vient subir d’autres lois,
Et se transforme, et fuit mes poétiques doigts ;
De rimes couronnée, et légère, et dansante,
En nombres mesurés elle s’agite et chante.
Des antiques vergers ces rameaux empruntés
Croissent sur mon terrain mollement transplantés ;
Aux troncs de mon verger ma main avec adresse
Les attache, et bientôt même écorce les presse2.
De ce mélange heureux l’insensible douceur
Donne à mes fruits nouveaux une antique saveur.
Dévot adorateur de ces maîtres antiques,
Je veux m’envelopper de leurs saintes reliques.
Dans leur triomphe admis, je veux le partager,
Ou bien de ma défense eux-mêmes les charger.
Le critique imprudent, qui se croit bien habile,
Donnera sur ma joue un soufflet à Virgile.
Et ceci (tu peux voir si j’observe ma loi),
Montaigne, il t’en souvient, l’avait dit avant moi1

La jeune captive

C’était Mlle de Coigny (depuis duchesse de Fleury), alors prisonnière à Saint-Lazare, comme Chénier. Le 9 thermidor lui rendit la liberté.

fragment
« L’épi naissant mûrit de la faux respecté ;
Sans crainte du pressoir, le pampre, tout l’été,
 Boit les doux présents de l’aurore ;
Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui,
Quoi que l’heure présente ait de trouble et d’ennui,
 Je ne veux pas mourir encore3.
L’illusion féconde habite dans mon sein.
D’une prison sur moi les murs pèsent en vain,
 J’ai les ailes de l’espérance ;
Échappée aux réseaux de l’oiseleur cruel,
Plus vive, plus heureuse, aux campagnes du ciel
 Philomèle chante, et s’élance.
Est-ce à moi de mourir ? Tranquille je m’endors,
Et tranquille je veille, et ma veille aux remords
 Ni mon sommeil ne sont en proie.
Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ;
Sur des fronts abattus, mon aspect dans ces lieux
 Ranime presque de la joie1.
Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !
Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin
J’ai passé les premiers à peine.
Au banquet de la vie à peine commencé2,
Un instant seulement mes lèvres ont pressé
 La coupe en mes mains encor pleine.
Je ne suis qu’au printemps, je veux voir la moisson ;
Et comme le soleil, de saison en saison,
 Je veux achever mon année.
Brillante sur ma tige, et l’honneur du jardin,
Je n’ai vu luire encor que les feux du matin3,
 Je veux achever ma journée.

Iambes

Saint-Lazare.
Quand au mouton bêlant la sombre boucherie
 Ouvre ses cavernes de mort,
Pauvres chiens et moutons, toute la bergerie
 Ne s’informe plus de son sort.
Les enfants qui suivaient ses ébats dans la plaine,
 Les vierges aux belles couleurs
Qui le baisaient en foule, et sur sa blanche laine
Entrelaçaient rubans et fleurs,
Sans plus penser à lui, le mangent, s’il est tendre.
Dans cet abîme enseveli,
J’ai le même destin. Je m’y devais attendre.
Accoutumons-nous à l’oubli.
Oubliés comme moi dans cet affreux repaire,
 Mille autres moutons, comme moi,
Pendus aux crocs sanglants du charnier populaire,
 Seront servis au peuple-roi.
Que pouvaient mes amis1 ? Oui, de leur main chérie
 Un mot, à travers ces barreaux,
A versé quelque baume en mon âme flétrie ;
 De l’or peut-être à mes bourreaux…
Mais tout est précipice. Ils ont eu droit de vivre.
 Vivez, amis ; vivez contents.
En dépit de Bavus2, soyez lents à me suivre ;
 Peut-être en de plus heureux temps
J’ai moi-même, à l’aspect des pleurs de l’infortune,
 Détourné mes regards distraits ;
A mon tour, aujourd’hui, mon malheur importune.
 Vivez, amis ; vivez en paix3.