Le Sage▶
1668-1747
[Notice]
Breton d’origine, très-fier et très-jaloux de son indépendance, Alain René Le Sage quitta un modeste emploi de finance pour se faire homme de lettres. Crispin rival de son maître, et le Diable boiteux (1707) furent les premiers essais où se revéla sa gaieté spirituelle, son génie inventif, sa connaissance du cœur humain, et sa verve ingénieuse, qui peindra les préjugés ou les ridicules moins pour les corriger que pour s’en égayer. Ce roman d’intrigue et de caractère est déjà une revue animée des travers ou des vices que la ville et la cour offraient aux regards d’un observateur clairvoyant.
Son chef-d’œuvre fut Gil Blas (1715), où des peintures expressives nous représentent toutes les conditions de la vie et de la nature humaine. Aimable malgré ses faiblesses, son héros est voisin de nous par ses qualités et ses défauts. Dans ses aventures qui nous intéressent comme la biographie d’un personnage historique, nous retrouvons nos bons et mauvais instincts ; mais on lui souhaiterait plus de délicatesse morale.
Ses romans n’eurent d’espagnol que le nom, le lieu de la scène et le costume : ce sont des tableaux de mœurs françaises. La légèreté dans le comique, une ironie tempérée de belle humeur et de bonhomie, l’agilité du récit, des mots vifs et piquants, nulle prétention, l’horreur du solennel et du faux, le bon sens, la franchise, le naturel, une langue nette et saine : tels sont ses traits distinctifs.
Le parasite
J’arrivai heureusement à Pennaflor1, et j’entrai dans une hôtellerie d’assez bonne apparence où je demandai à souper : c’était un jour maigre ; on m’accommoda des œufs. Lorsque l’omelette qu’on me faisait fut en état de m’être servie, je m’assis tout seul à une table. Je n’avais pas encore mangé le premier morceau, que l’hôte entra, suivi d’un homme qui l’avait arrêté dans la rue. Ce cavalier2 por trait une longue rapière1, et pouvait bien2 avoir trente ans. Il s’approcha de moi d’un air empressé : « Seigneur écolier, me dit-il, je viens d’apprendre que vous êtes le seigneur Gil-Blas de Santillane3, l’ornement d’Oviédo, et le flambeau de la philosophie. Est-il bien possible que vous soyez ce savantissime, ce bel-esprit dont la réputation est si grande en ce pays-ci ? Vous ne savez pas, continua-t-il en s’adressant à l’hôte et à l’hôtesse, vous ne savez pas ce que vous possédez : vous avez un trésor dans votre maison. Vous voyez dans ce jeune gentilhomme la huitième merveille du monde4 » Puis, se tournant de mon côté, et me jetant les bras5 au cou : « Excusez mes transports, ajouta-t-il ; je ne suis point maître de la joie que votre présence me cause »
Je ne pus lui répondre sur-le-champ, parce qu’il me tenait si serré, que je n’avais pas la respiration libre ; et ce ne fut qu’après que j’eus la tête dégagée de l’embrassade, que je lui dis :« Seigneur cavalier, je ne croyais pas mon nom connu à Pennaflor. — Comment, connu ! reprit-il sur le même ton : nous tenons registre de tous les grands personnages qui sont à vingt lieues à la ronde. Vous passez pour un prodige, et je ne doute pas que l’Espagne ne se trouve un jour aussi vaine6 de vous avoir produit, que la Grèce d’avoir vu naître ses sages7 » Ces paroles furent suivies d’une nouvelle accolade8 qu’il me fallut essuyer, au hasard d’avoir le sort d’Anthée9 Pour peu que j’eusse eu d’expérience, je n’aurais pas été la dupe de ses démonstrations ni de ses hyperboles ; j’aurais bien connu à ses flatte ries outrées que c’était un de ces parasites1 que l’on trouve dans toutes les villes, et qui, dès qu’un étranger arrive, s’introduisent auprès de lui pour remplir leur ventre2 à ses dépens ; mais ma jeunesse et ma vanité m’en firent juger tout autrement. Mon admirateur me parut un fort honnête homme, et je l’invitai à souper avec moi. « Ah ! très-volontiers, s’écria-t-il ; je sais trop bon gré à mon étoile de m’avoir fait rencontrer l’illustre Gil Blas de Santillane, pour ne pas jouir de ma bonne fortune le plus longtemps que je pourrai. Je n’ai pas grand appétit, poursuivit-il ; je vais me mettre à table pour vous tenir compagnie seulement, et je mangerai quelques morceaux par complaisance. »
En parlant ainsi, mon panégyriste s’assit vis-à-vis de moi. On lui apporta un couvert. Il se jeta d’abord sur l’omelette avec tant d’avidité, qu’il semblait n’avoir mangé de trois jours. A l’air complaisant3 dont il s’y prenait, je vis bien qu’elle serait bientôt expédiée. J’en ordonnai une seconde, qui fut faite si promptement, qu’on la servit comme nous achevions, ou plutôt comme il achevait de manger la première. Il y procédait pourtant d’une vitesse toujours égale, et trouvait moyen, sans perdre un coup de dent, de me donner louanges sur louanges, ce qui me rendait fort content de ma petite personne, il buvait aussi fort souvent : tantôt c’était à ma santé, et tantôt c’était à celle de mon père et de ma mère4, dont il ne pouvait assez vanter le bonheur d’avoir un fils tel que moi. En même temps, il versait du vin dans mon verre, et m’excitait à lui faire raison5 Je ne répondais point mal aux santés qu’il me portait, ce qui, avec ses flatteries, me mit insensiblement de si belle humeur, que, voyant notre seconde omelette à moitié mangée, je demandai à l’hôte s’il n’avait point de poisson à nous donner. Le seigneur Corcuélo (C’était le nom de l’hôte), qui, selon toutes les apparences, s’entendait avec le parasiste, me répondit : « J’ai une truite excellente, mais elle coûtera cher à ceux qui la mangeront : c’est un morceau trop friand pour vous. — Qu’appelez-vous trop friand, dit alors mon flatteur d’un ton de voix élevé : vous n’y pensez pas, mon ami ; apprenez que vous n’avez rien de trop bon pour le seigneur Gil Blas de Santillane, qui mérite d’être traité comme un prince. »
Je fus bien aise qu’il eût relevé les dernières paroles de l’hôte, et il ne fit en cela que me prévenir. Je m’en sentais offensé, et je dis fièrement à Corcuélo : « Apportez-nous votre truite, et ne vous embarrassez2 pas du reste. » L’hôte, qui ne demandait pas mieux, se mit à nous l’apprêter, et ne tarda guère à nous la servir. A la vue de ce nouveau plat, je vis une grande joie dans les yeux du parasite, qui fit paraître une nouvelle complaisance2, c’est-à-dire qu’il donna3 sur le poisson comme il avait donné sur les œufs. Il fut pourtant obligé de se rendre4 de peur d’accident ; car il en avait jusqu’à la gorge. Enfin, après avoir bu et mangé tout son saoûl5, il voulut finir la comédie. « Seigneur Gil Blas, me dit-il en se levant de table, je suis trop content de la bonne chère que vous m’avez faite pour vous quittez sans vous donner un avis important, dont vous me paraissez avoir besoin. Soyez désormais en garde contre les louanges ; défiez-vous des gens que vous ne connaîtrez point6Vous en pourrez rencontrer d’autres qui voudront, comme moi, se divertir de votre crédulité, et peut-être pousser les choses encore plus loin ; n’en soyez point la dupe, et ne vous croyez point, sur leur parole, la huitième merveille du monde. » En achevant ces mots, il me rit au nez et s’en alla.
Je fus aussi sensible à cette baie1, que je l’ai été dans la suite aux plus grandes disgrâces qui me sont arrivées…… Enflammé de dépit, je m’enfermai dans ma chambre et me mis au lit ; mais je ne pus dormir, et je n’avais pas encore fermé l’œil, lorsque le muletier vint m’avertir qu’il n’attendait plus que moi pour partir. Je me levai aussitôt, et, pendant que je m’habillais, Corcuélo arriva avec un mémoire de la dépense, dans lequel la truite n’était pas oubliée ; et non-seulement il m’en fallut passer par où il voulut, mais j’eus encore le chagrin, en lui livrant mon argent, de m’apercevoir que le bourreau se ressouvenait de mon aventure2. Après avoir bien payé un souper dont j’avais fait si désagréablement la digestion, je me rendis chez le muletier avec ma valise, en maudissant de bon cœur le parasite, l’hôte et l’hôtellerie
Un poète qui a fait son chemin
Un jour, je passai devant la porte d’un hôpital. Il me prit fantaisie d’y entrer. Je parcourus deux ou trois salles remplies de malades alités. Parmi ces malheureux que je ne regardais pas sans compassion, j’en remarquai un qui me frappa ; je crus reconnaître en lui Fabrice, mon ancien camarade et mon compatriote. Pour le voir de plus près, je m’approchai de son lit, et ne pouvant douter que ce ne fût le poëte Nuñez, je demeurai quelque temps à le considérer sans rien dire. De son côté, il me remit3, et m’envisagea de la même façon. Enfin, rompant le silence : « Mes yeux, lui dis-je, ne me trompent-ils point ? Est-ce en effet Fabrice que je rencontre ici ? — C’est lui-même, répondit-il froidement, et tu ne dois pas t’en étonner. Depuis que js t’ai quitté, j’ai toujours fait le métier d’auteur, j’ai composé des romans, des comédies, toutes sortes d’ouvrages d’esprit. J’ai fait mon chemin : je suis à l’hôpital4. »