(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — L. Racine. (1692-1763.) » pp. 267-276
/ 232
(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — L. Racine. (1692-1763.) » pp. 267-276

L. Racine.
(1692-1763.)

[Notice]

Louis Racine était le dernier des sept enfants du grand poëte Jean Racine : né à Paris en 1692, il mourut en 1763, après avoir survécu lui-même à son fils unique1. Par ses vertus et ses talents il ajouta encore à l’héritage d’honneur qui lui avait été transmis. Plusieurs excellents morceaux de haute critique, contenus dans le recueil de l’Académie des inscriptions, attestent qu’il fut l’une des gloires de ce corps illustre2. Mais son principal titre auprès de la postérité est son poëme de la Réligion, où, par la beauté des vers, il s’est rendu souvent le digne interprète des idées sublimes qu’il a chantées. Quoique moins heureux dans son premier ouvrage sur la Grâce, il s’y était déjà annoncé comme un écrivain d’autant de mérite que de piété. On a aussi de lui quelques odes remarquables, entre lesquelles il faut mentionner celle qu’il a consacrée à l’harmonie poétique.

Un autre service rendu par Louis Racine aux lettres françaises a été de les initier à un commerce plus étroit avec les littératures étrangères : par là il n’a pas peu contribué à raviver les sources épuisées du génie national. L’un des premiers, lorsque notre goût trop timide hésitait encore à placer Shakspeare auprès de Sophocle et de Corneille, il nous a donné une traduction du Paradis perdu de Milton.3.

La Religion1

Chant I (fragments).

Preuves de l’existence de Dieu : nécessité de la religion.

Oui, c’est un dieu caché2 que le dieu qu’il faut croire.
Mais tout caché qu’il est, pour révéler sa gloire,
Quels témoins éclatants devant moi rassemblés !
Répondez, cieux et mers, et vous, terre, parlez.
Quel bras peut vous suspendre, innombrables étoiles3 ?
Nuit brillante, dis-nous, qui t’a donné tes voiles ?
O cieux, que de grandeur, et quelle majesté !
J’y reconnais un maître à qui rien n’a coûté,
Et qui dans vos déserts a semé la lumière
Ainsi que dans nos champs il sème la poussière.
Toi qu’annonce l’aurore, admirable flambeau,
Astre toujours le même, astre toujours nouveau4.
Par quel ordre, ô soleil, viens-tu du sein de l’onde
Nous rendre les rayons de ta clarté féconde ?
Tous les jours je t’attends, tu reviens tous les jours :
Est-ce moi qui t’appelle et qui règle ton cours ?
    Et toi dont le courroux veut engloutir la terre,
Mer terrible, en ton lit quelle main te resserre ?
Pour forcer ta prison tu fais de vains efforts :
La rage de tes flots expire sur tes bords1
    La voix de l’univers à ce Dieu me rappelle,
La terre le publie. « Est-ce moi, me dit-elle,
Est-ce moi qui produis mes riches ornements ?
C’est celui dont la main posa mes fondements.
Si je sers tes besoins, c’est lui qui me l’ordonne :
Les présents qu’il me fait, c’est à toi qu’il les donne…
Mon suc, dans la racine à peine répandu,
Du tronc qui le reçoit à la branche est rendu :
La feuille le demande ; et la branche fidèle,
Prodigue de son bien, le partage avec elle.
De l’éclat de ses fruits justement enchanté,
Ne méprise jamais ces plantes sans beauté :
Troupe obscure et timide, humble et faible vulgaire,
Si tu sais découvrir leur vertu salutaire,
Elles pourront servir à prolonger tes jours.
Et ne t’afflige pas si les leurs sont si courts :
Toute plante en naissant déjà renferme en elle
D’enfants qui la suivront une race immortelle2 ;
Chacun de ces enfants, dans ma fécondité,
Trouve un gage nouveau de sa postérité. »
    Ainsi parle la terre ; et, charmé de l’entendre,
Quand je vois par ces nœuds que je ne puis comprendre
Tant d’êtres différents l’un à l’autre enchaînés,
Vers une même fin constamment entraînés,
A l’ordre général conspirer tous ensemble,
Je reconnais partout la main qui les rassemble,
Et d’un dessein si grand j’admire l’unité
Non moins que la sagesse et la simplicité.
Mais pour lui, que jamais ces miracles n’étonnent,
Stupide spectateur des biens qui t’environnent,
O toi qui follement fais ton Dieu du hasard,
Viens me développer ce nid qu’avec tant d’art,
Au même ordre toujours architecte fidèle,
A l’aide de son bec maçonne l’hirondelle3.
Comment, pour élever ce hardi bâtiment,
A-t-elle en le broyant arrondi son ciment ?
Et pourquoi ces oiseaux, si remplis de prudence,
Ont-ils de leurs enfants su prévoir la naissance ?…
Ceux qui de nos hivers redoutant le courroux
Vont se réfugier dans des climats plus doux,
Ne laisseront jamais la saison rigoureuse
Surprendre parmi nous leur troupe paresseuse.
Dans un sage conseil, par les chefs assemblé,
Du départ général le grand jour est réglé ;
Il arrive, tout part : le plus jeune peut-être
Demande, en regardant les lieux qui l’ont vu naître,
Quand viendra ce printemps par qui tant d’exilés
Dans les champs paternels se verront rappelés1 ?
    A nos yeux attentifs que le spectacle change :
Retournons sur la terre, où jusque dans la fange
L’insecte nous appelle, et, certain de son prix,
Ose nous demander raison de nos mépris2
De l’empire de l’air cet habitant volage,
Qui porte à tant de fleurs son inconstant hommage
Et leur ravit un suc qui n’était pas pour lui,
Chez ses frères rampants qu’il méprise aujourd’hui,
Sur la terre autrefois traînant sa vie obscure,
Semblait vouloir cacher sa honteuse figure.
Mais les temps sont changés, sa mort fut un sommeil :
On le vit, plein de gloire à son brillant réveil,
Laissant dans le tombeau sa dépouille grossière,
Par un sublime effort voler vers la lumière.
    Le roi pour qui sont faits tant de biens précieux,
L’homme élève un front noble et regarde les cieux.
Ce front, vaste théâtre où l’âme se déploie,
Est tantôt éclairé des rayons de la joie,
Tantôt enveloppé du chagrin ténébreux3.
L’amitié tendre et vive y fait briller ses feux
Qu’en vain veut imiter, dans son zèle perside,
La trahison, que suit l’envie au teint livide.
Un mot y fait rougir la timide pudeur.
Le mépris y réside, ainsi que la candeur,
Le modeste respect, l’imprudente colère,
La crainte et la pâleur, sa compagne ordinaire,
Qui dans tous les périls funestes à mes jours,
Plus prompte que ma voix, appelle du secours.
A me servir aussi cette voix empressée,
Loin de moi, quand je veux, va porter ma pensée :
Messagère de l’âme, interprète du cœur,
De la société je lui dois la douceur.
Quelle foule d’objets l’œil réunit ensemble !
Que de rayons épars ce cercle étroit rassemble !
Tout s’y peint tour à tour. Le mobile tableau
Frappe un nerf qui l’élève et le porte au cerveau.
D’innombrables filets, ciel ! quel tissu fragile !
Cependant ma mémoire en a fait son asile…
Là ces esprits subtils, toujours prêts à partir,
Attendent le signal qui les doit avertir.
Mon âme les envoie, et, ministres dociles,
Je les sens répandus dans mes membres agiles…
Est-ce moi qui préside au maintien de ces lois,
Et pour les établir ai-je donné ma voix ?
Je les connais à peine. Une attentive adresse
Tous les jours m’en découvre et l’ordre et la sagesse.
De cet ordre secret reconnaissons l’auteur :
Fut-il jamais des lois sans un législateur ?
Stupide impiété, quand pourras-tu comprendre
Que l’œil est fait pour voir, l’oreille pour entendre ?
Ces oreilles, ces yeux, celui qui les a faits
Est-il aveugle et sourd ? Que d’ouvrages parfaits,
Que de riches présents t’annoncent sa puissance !
    Où sont-ils ces objets de ma reconnaissance1 ?
Est-ce un coteau riant ? est-ce un riche vallon ?
Hâtons-nous d’admirer : le cruel aquilon
Va rassembler sur nous son terrible cortége,
Et la foudre et la pluie, et la grêle et la neige.
L’homme a perdu ses biens, la terre ses beautés2,
Et plus loin qu’offre-t-elle à nos yeux attristés ?
Des antres, des volcans, et des mers inutiles,
Des abîmes sans fin, des montagnes stériles,
Des ronces, des rochers, des sables, des déserts.
Ici de ses poisons elle infecte les airs ;
Là rugit le lion ou rampe la couleuvre :
De ce Dieu si puissant voilà donc le chef-d’œuvre !
    Et tu crois, ô mortel, qu’à ton moindre soupçon,
Au pied du tribunal qu’érige ta raison,
Ton maître obéissant doit venir te répondre ?
Accusateur aveugle, un mot va te confondre :
Tu n’aperçois encor que le coin du tableau,
Le reste t’est caché sous un épais rideau1
Mais pourquoi ces rochers, ces vents et ces orages ?
Daigne apprendre de moi leurs secrets avantages,
Et ne consulte plus tes yeux souvent trompeurs.
    La mer, dont le soleil attire les vapeurs,
Par ces eaux qu’elle perd voit une mer nouvelle
Se former, s’élever, et s’étendre sur elle.
De nuages légers cet amas précieux,
Que dispersent au loin les vents officieux,
Tantôt, féconde pluie, arrose nos campagnes,
Tantôt retombe en neige et blanchit nos montagnes ;
Sur ces rocs sourcilleux, de frimas couronnes,
Réservoirs des trésors qui nous sont destinés,
Les flots de l’Océan apportés goutte à goutte
Réunissent leur force et s’ouvrent une route.
Jusqu’au fond de leur sein lentement répandus,
Dans leurs veines errants, à leurs pieds descendus,
On les en voit enfin sortir à pas timides ;
D’abord faibles ruisseaux, bientôt fleuves rapides.
Des racines des monts qu’Annibal sut franchir,
Indolent Ferrarais, le Pô va t’enrichir.
Impétueux enfants de cette longue chaîne,
Le Rhône suit vers nous le penchant qui l’entraîne ;
Et son frère emporté par un contraire choix2,
Sorti du même sein, va chercher d’autres lois.
Mais enfin terminant leurs courses vagabondes,
Leur antique séjour redemande leurs ondes ;
Ils les rendent aux mers, le soleil les reprend.
Sur les monts, dans les champs, l’aquilon nous les rend.
Telle est de l’univers la constante harmonie :
De son empire heureux la discorde est bannie ;
Tout conspire pour nous, les montagnes, les mers,
L’astre brillant du jour, les fiers tyrans des airs.
Puisse le même accord régner parmi les hommes !.

Chant II (fragments).

L’homme étudiant sa propre nature : sa misère, sa grandeur ; immortalité de son âme.

Je ne suis que mensonge, erreur, incertitude,
Et de la vérité je fais ma seule étude.
Tantôt le monde entier m’annonce à haute voix
Le maître que je cherche, et déjà je le vois.
Tantôt le monde entier, dans un profond silence,
A mes regards errants n’est plus qu’un vide immense.
O nature ! pourquoi viens-tu troubler ma paix ?
Ou parle clairement, ou ne parle jamais.
Cessons d’interroger qui ne veut point répondre.
Si notre ambition ne sert qu’à nous confondre,
Bornons-nous à la terre : elle est faite pour nous.
    Mais non, tous ses plaisirs n’entraînent que dégoûts ;
Aucun d’eux n’assouvit la soif qui me dévore :
Je désire, j’obtiens, et je désire encore1.
Grand Dieu ! donne-moi donc des biens dignes de toi,
Ou donne-m’en du moins qui soient dignes de moi…
    Mais comment retrouver la gloire qui m’est due ?
Qui peut te rendre à moi, félicité perdue2 ?
Est-ce dans mes pareils que je dois te chercher ?
Ils m’échappent, la mort me les vient arracher ;
Et, frappés avant moi, le tombeau les dévore :
J’irai bientôt les joindre. Où vont-ils ? je l’ignore.
    Est-il vrai ? n’est-ce point une agréable erreur
Qui de la mort en moi vient adoucir l’horreur ?
Quoi ! même après l’instant où tes ailes funèbres
M’auront enseveli dans tes noires ténèbres,
Je vivrais ! Doux espoir ! que j’aime à m’y livrer !
« De quelle ambition tu te vas enivrer ?
Dit l’impie ; est-ce à toi, vaine et faible étincelle,
Vapeur vile, d’attendre une gloire immortelle ?
Le hasard nous forma, le hasard nous détruit ;
Et nous disparaissons comme l’ombre qui fuit…
Plongeons-nous sans effroi dans ce muet abîme
Où la vertu périt aussi bien que le crime ;
Et, suivant du plaisir l’aimable mouvement,
Laissons-nous au tombeau conduire mollement. »
    A ces mots insensés, le maître de Lucrèce,
Usurpant le grand nom d’ami de la sagesse,
Joint la subtilité de ses faux arguments.
Lucrèce de ses vers prête les ornements1 :
De la noble harmonie indigne et triste usage !
Épicure avec lui m’adresse ce langage :
    « Cet esprit, ô mortels ! qui vous rend si jaloux2,
N’est qu’un feu qui s’allume et s’éteint avec nous.
Quand par d’affreux sillons l’implacable vieillesse
A sur un front hideux imprimé la tristesse ;
Que dans un corps courbé sous un amas de jours
Le sang comme à regret semble achever son cours ;
Lorsqu’en des yeux couverts d’un lugubre nuage
Il n’entre des objets qu’une infidèle image ;
Qu’en débris chaque jour le corps tombe et périt,
En ruines aussi je vois tomber l’esprit.
L’âme mourante alors, flambeau sans nourriture,
Jette par intervalle une lueur obscure.
Triste destin de l’homme ! il arrive au tombeau,
Plus faible, plus enfant qu’il ne l’est au berceau
La mort, du coup fatal, frappe enfin l’édifice :
Dans un dernier soupir achevant son supplice,
Lorsque vide de sang le cœur reste glacé,
Son âme s’évapore, et tout l’homme est passé. »
    Sur la foi de tes chants, ô dangereux poëte !
D’un maître trop fameux trop fidèle interprète,
De mon heureux espoir désormais détrompé,
Je dois donc, du plaisir à toute heure occupé,
Consacrer les moments de ma course rapide
A la divinité que tu choisis pour guide1 :
Et la mère des jeux, des ris et des amours
Doit ainsi qu’à tes vers présider à mes jours…
Tu veux me rassurer, et tu me désespères.
Vivrai-je dans la joie, au milieu des misères,
Quand même je n’ai pas où reposer un cœur
Las de tout parcourir en cherchant son bonheur ?
Rois, sujets, tout se plaint, et nos fleurs les plus belles
Renferment dans leur sein des épines cruelles2 ;
L’amertume secrète empoisonne toujours
L’onde qui nous paraît si claire dans son cours.
C’est le sincère aveu que me fait Épicure :
L’orateur du plaisir m’en apprend la nature.
J’abandonne ce maître. O raison ! viens à moi :
Je veux seul méditer et m’instruire avec toi.
    Je pense. La pensée, éclatante lumière,
Ne peut sortir du sein de l’épaisse matière3.
J’entrevois ma grandeur. Ce corps lourd et grossier
N’est donc pas tout mon bien, n’est pas moi tout entier.
Quand je pense, chargé de cet emploi sublime,
Plus noble que mon corps, un autre être m’anime.
Je trouve donc qu’en moi, par d’admirables nœuds,
Deux êtres opposés sont réunis entre eux :
De la chair et du sang, le corps, vil assemblage ;
L’âme, rayon de Dieu, son souffle, son image…
Le corps, né de la poudre, à la poudre est rendu,
L’esprit retourne au ciel dont il est descendu.
    Peut-on lui disputer sa naissance divine ?
N’est-ce pas cet esprit, plein de son origine,
Qui, malgré son fardeau, s’élève, prend l’essor1,
A son premier séjour quelquefois vole encor,
Et revient tout chargé de richesses immenses ?
Platon, combien de fois jusqu’au ciel tu t’élances !
Descartes, qui souvent m’y ravis avec toi ;
Pascal, que sur la terre à peine j’aperçoi ;
Vous qui nous remplissez de vos douces manies2,
Poëtes enchanteurs, adorables génies ;
Virgile, qui d’Homère appris à nous charmer ;
Boileau, Corneille, et toi que je n’ose nommer3,
Vos esprits n’étaient-ils qu’étincelles légères,
Que rapides clartés et vapeurs passagères ?
    Que ne puis-je prétendre à votre illustre sort,
O vous dont les grands noms sont exempts de la mort ?
Eh ! pourquoi, dévoré par cette folle envie,
Vais-je étendre mes vœux au delà de ma vie ?
Par de brillants travaux je cherche à dissiper
Cette nuit dont le temps me doit envelopper.
Des siècles à venir je m’occupe sans cesse :
Ce qu’ils diront de moi m’agite et m’intéresse.
Je veux m’éterniser ; et, dans ma vanité,
J’apprends que je suis fait pour l’immortalité.
De tout bien qui périt mon âme est mécontente :
Grand Dieu ! c’est donc à toi de remplir mon attente4.