(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — Boileau, (1636-1711.) » pp. 212-225
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(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — Boileau, (1636-1711.) » pp. 212-225

Boileau
(1636-1711.)

[Notice]

Boileau, né à Paris en 1636, avait commencé par se faire recevoir avocat, comme P. Corneille, et il se disait, à raison de l’état de ses pères, sorti de la poudre du greffe. Successeur de Régnier, mais plus réglé que lui dans sa marche, sans avoir moins de verve, il compléta l’œuvre de réforme entreprise par Malherbe, Balzac et Vaugelas. Son caractère, comme son talent, avait de l’autorité et de la vigueur. C’est ce qui explique son influence, qui, si grande de son vivant, a duré après lui, malgré les protestations et les révoltes. Les efforts de ses adversaires n’ont fait que sanctionner sa gloire. Nul, en effet, n’a su renfermer avec plus de netteté et de vigueur sa pensée dans un vers énergiquement frappé : encore ne s’est-il pas contenté de chercher et d’atteindre pour lui le degré suprême de la perfection ; il a enseigné aux habiles à se contenter difficilement pour être plus sûrs de contenter le lecteur. Dans la satire et dans l’épître, on a pu faire autrement, on n’a pas mieux fait que Boileau. Jamais les règles de la poésie n’ont trouvé un plus élégant et plus judicieux interprète. Quelques morceaux de lui attestent en outre qu’il était capable d’une haute inspiration héroïque : et, en se jouant dans une épopée hadine, il a montré que l’originalité de l’invention ne manquait nullement à son sage esprit, et que son imagination flexible pouvait prendre au besoin les tons les plus divers1

Satire IX1.

A son esprit.

C’est à vous, mon esprit, a qui je veux parler2
Vous avez des défauts que je ne puis celer :
Assez et trop longtemps ma lâche complaisance
De vos jeux criminels a nourri l’insolence ;
Mais, puisque vous poussez ma patience à bout,
Une fois en ma vie il faut vous dire tout.
On croirait, à vous voir, dans vos libres caprices,
Discourir en Caton des vertus et des vices,
Décider du mérité et du prix des auteurs
Et faire impunément la leçon aux docteurs,
Qu’étant seul à couvert des traits de la satire,
Vous avez tout pouvoir de parler et d’écrire.
Mais moi, qui dans le fond sais bien ce que j’en crois,
Qui compte tous les jours vos défauts par mes doigts,
Je ris quand je vous vois, si faible et si stérile,
Prendre sur vous le soin de réformer la ville,
Dans vos discours chagrins, plus aigre et plus mordant
Qu’une femme en furie, ou Gautier3 en plaidant.
………………………………………………………………………………………………
Mais je veux que le sort, par un heureux caprice,
Fasse de vos écrits prospérer la malice,
Et qu’enfin votre livre aille, au gré de vos vœux,
Faire siffler Cotin chez nos derniers neveux :
Que vous sert-il qu’un jour l’avenir vous estime,
Si vos vers aujourd’hui vous tiennent lieu de crime,
Et ne produisent rien, pour fruit de leurs bons mots,
Que l’effroi du public et la haine des sots ?
Quel démon vous irrite et vous porte à médire ?
Un livre vous déplaît : qui vous force à le lire ?
Laissez mourir un fat dans son obscurité :
Un auteur ne peut-il pourrir en sûreté ?
Le Jonas inconnu sèche dans la poussière1 ;
Le David imprimé n’a point vu la lumière ;
Le Moïse commence à moisir2 par les bords.
Quel mal cela fait-il ? Ceux qui sont morts sont morts :
Le tombeau contre vous ne peut-il les défendre ?
Et qu’ont fait tant d’auteurs, pour remuer leur cendre ?
Ce qu’ils font vous ennuie. O le plaisant détour !
Ils ont bien ennuyé le roi, toute la cour,
Sans que le moindre édit ait, pour punir leur crime,
Retranché les auteurs ou supprimé la rime.
Ecrive qui voudra : chacun à ce métier
Peut perdre impunément de l’encre et du papier.
Un roman, sans blesser les lois ni la coutume,
Peut conduire un héros au dixième volume3
De là vient que Paris voit chez lui de tout temps
Les auteurs à grands flots déborder tous les ans ;
Et n’a point de portail, où, jusques aux corniches,
Tous les piliers ne soient enveloppés d’affiches.
Vous seul, plus dégoûté, sans pouvoir et sans nom,
Viendrez régler les droits et l’état d’Apollon.
    Mais vous, qui raffinez sur les écrits des autres,
De quel œil pensez-vous qu’on regarde les vôtres ?
Il n’est rien en ce temps à couvert de vos coups :
Mais savez-vous aussi comme on parle de vous ?
    « Gardez-vous, dira l’un, de cet esprit critique :
On ne sait bien souvent quelle mouche le pique.
Mais c’est un jeune fou qui se croit tout permis,
Et qui pour un bon mot va perdre vingt amis1
Il ne pardonne pas aux vers de la Pucelle,
Et croit régler le monde au gré de sa cervelle.
Jamais dans le barreau trouva-t-il rien de bon ?
Peut-on si bien prêcher qu’il ne dorme au sermon ?
Mais lui, qui fait ici le régent du Parnasse,
N’est qu’un gueux revêtu des dépouilles d’Horace.
Avant lui Juvénal avait dit en latin
Qu’on est assis à l’aise aux sermons de Cotin ;
L’un et l’autre avant lui s’étaient plaints de la rime,
Et c’est aussi sur eux qu’il rejette son crime :
Il cherche à se couvrir de ces noms glorieux.
J’ai peu lu ces auteurs ; mais tout n’irait que mieux,
Quand de ces médisants l’engeance tout entière
Irait, la tête en bas, rimer dans la rivière. »
    Voilà comme on vous traite : et le monde effrayé
Vous regarde déjà comme un homme noyé.
En vain quelque rieur, prenant votre défense,
Veut faire au moins, de grâce, adoucir la sentence :
Rien n’apaise un lecteur toujours tremblant d’effroi,
Qui voit peindre en autrui ce qu’il remarque en soi.
Vous ferez-vous toujours des affaires nouvelles ?
Et faudra-t-il sans cesse essuyer des querelles ?
N’entendrai-je qu’auteurs se plaindre et murmurer ?
Jusqu’à quand vos fureurs doivent-elles durer2 ?
Répondez, mon esprit ; ce n’est plus raillerie :
Dites… Mais, direz-vous, pourquoi cette furie ?
Quoi ! pour un maigre auteur que je glose en passant,
Est-ce un crime, après tout, et si noir et si grand3 ?
Et qui, voyant un fat s’applaudir d’un ouvrage
Où la droite raison trébuche à chaque page,
Ne s’écrie aussitôt : L’impertinent auteur !
L’ennuyeux écrivain ! le maudit traducteur !
A quoi bon mettre au jour tous ces discours frivoles,
Et ces riens enfermés dans de grandes paroles ?
Est-ce donc là médire ou parler franchement ?
Non, non, la médisance y va plus doucement.
Si l’on vient à chercher pour quel secret mystère
Alidor, à ses frais, bâtit un monastère :
« Alidor, dit un fourbe, il est de mes amis,
Je l’ai connu laquais, avant qu’il fût commis ;
C’est un homme d’honneur, de piété profonde,
Et qui veut rendre à Dieu ce qu’il a pris au monde. »
Voilà jouer d’adresse et médire avec art ;
Et c’est avec respect enfoncer le poignard1.
Un esprit né sans fard, sans basse complaisance,
Fuit ce ton radouci que prend la médisance ;
Mais de blâmer des vers ou durs ou languissants,
De choquer un auteur qui choque le bon sens,
De railler2 d’un plaisant qui ne sait pas nous plaire,
C’est ce que tout lecteur eut toujours droit de faire.
 Tous les jours, à la cour, un sot de qualité
Peut juger de travers avec impunité…
Et je serai le seul qui ne pourrai rien dire !
On sera ridicule, et je n’oserai rire3 !
Et qu’ont produit mes vers de si pernicieux,
Pour armer contre moi tant d’auteurs furieux ?
Loin de les décrier, je les ai fait paraître :
Et souvent, sans ces vers qui les ont fait connaître,
Leur talent dans l’oubli demeurerait caché ;
Et qui saurait sans moi que Cotin à prêché ?
La satire en sert qu’à rendre un fat illustre :
C’est une ombre au tableau qui lui donne du lustre.
En le blâmant enfin, j’ai dit ce que j’en croi ;
Et tel qui m’en reprend en pense autant que moi.
    « Il a tort, dira l’un ; pourquoi faut-il qu’il nomme ?
Attaquer Chapelain ! ah ! c’est un si bon homme !
Balzac en fait l’éloge en cent endroits divers4
Il est vrai, s’il m’eût cru, qu’il n’eût point fait de vers.
Il se tue à rimer : que n’écrit-il en prose ? »
Voilà ce que l’on dit. Et que dis-je autre chose ?
En blâmant ses écrits, ai-je, d’un style affreux,
Distillé sur sa vie un venin dangereux ?
Ma muse en l’attaquant, charitable et discrète,
Sait de l’homme d’honneur distinguer le poëte1
Qu’on vante en lui la foi, l’honneur, la probité ;
Qu’on prise sa candeur et sa civilité ;
Qu’il soit doux, complaisant, officieux, sincère :
On le veut, j’y souscris, et suis prêt à me taire2
Mais que pour un modèle on montre ses écrits,
Qu’il soit le mieux renté de tous les beaux esprits,
Comme roi des auteurs qu’on l’élève à l’empire,
Ma bile alors s’échauffe, et je brûle d’écrire ;
Et, s’il ne m’est permis de le dire au papier,
J’irai creuser la terre, et, comme ce barbier,
Faire dire aux roseaux, par un nouvel organe :
« Midas, le roi Midas, a des oreilles d’âne3 ».
Quel tort lui fais-je enfin ? Ai-je par un écrit
Pétrifié sa veine et glacé son esprit ?
Quand un livre au Palais se vend et se débite,
Que chacun par ses yeux juge de son mérite,
Que Bilaine l’étale au deuxième pilier,
Le dégoût d’un censeur peut-il le décrier ?
En vain contre le Cid un ministre se ligue :
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.
L’Académie en corps a beau le censurer :
Le public révolté s’obstine à l’admirer4
………………………………………………………………………………………
    La satire, dit-on, est un métier funeste,
Qui plaît à quelques gens et choque tout le reste.
La suite en est à craindre : en ce hardi métier
La peur plus d’une fois fit repentir Régnier.
Quittez ces vains plaisirs dont l’appât vous abuse :
A de plus doux emplois occupez votre Muse,
Et laissez à Feuillet1réformer l’univers.
    Et sur quoi donc faut-il que s’exercent mes vers ?
Irai-je, dans une ode en phrases de Malherbe,
Troubler dans ses roseaux le Danube superbe,
Délivrer de Sion le peuple gémissant,
Faire trembler Memphis ou pâlir le croissant,
Et, passant du Jourdain les ondes alarmées,
Cueillir mal à propos les palmes Idumées ?
Viendrai-je, en une églogue, entouré de troupeaux,
Au milieu de Paris enfler mes chalumeaux,
Et dans mon cabinet assis au pied des hêtres,
Faire dire aux échos des sottises champêtres ?
………………………………………………………………………………………
    La satire en leçons, en nouveautés fertile,
Sait seule assaisonner le plaisant et l’utile2
Et, d’un vers qu’elle épure aux rayons du bon sens 3
Détromper les esprits des erreurs de leur temps.
Elle seule, bravant l’orgueil et l’injustice,
Va jusque sous le dais faire pâlier le vice,
Et souvent sans rien craindre, à l’aide d’un bon mot,
Va venger la raison des attentas d’un sot.
C’est ainsi que Lucile, appuyé de Lélie,
Fit justice en son temps des Cotins d’Italie,
Et qu’Horace, jetant le sel à pleines mains,
Se jouait aux dépens des Pelletiers romains4
C’est elle qui, m’ouvrant le chemin qu’il faut suivre,
M’inspira, dès quinze ans, la haine d’un sot livre,
Et, sur ce mont fameux où j’osai la chercher,
Fortifia mes pas et m’apprit à marcher.
C’est pour elle, en un mot, que j’ai fait vœu d’écrire.
Toutefois, s’il le faut, je veux bien m’en dédire,
Et, pour calmer enfin tous ces flots d’ennemis,
Réparer en mes vers les maux qu’ils ont commis1
Puisque vous le voulez, je vais changer de style.
Je le déclare donc : Quinault est un Virgile2 ;
Pradon comme un soleil en nos ans a paru ;
Pelletier écrit mieux qu’Ablancourt ni Patru ;
Cotin, à ses sermons traînant toute la terre,
Fend les flots d’auditeurs pour aller à sa chaire ;
Sofal est le phénix des esprits relevés ;
Perrin… Bon, mon esprit, courage ! poursuivez.
Mais ne voyez-vous pas que leur troupe en furie
Va prendre encor ces vers pour une raillerie ?
Et Dieu sait aussitôt que d’auteurs en courroux,
Que de rimeurs blessés s’en vont fondre sur vous !
Vous les verrez bientôt, féconds en impostures,
Amasser contre vous des volumes d’injures,
Traiter, en vos écrits, chaque vers d’attentat,
Et d’un mot innocent faire un crime d’Etat.
Vous aurez beau vanter le roi dans vos ouvrages
Et de ce nom sacré sanctifier vos pages :
Qui méprise Cotin n’estime point son roi,
Et n’a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi.

Le Lutrin1

Chants II et III (fragments).

Le perruquier l’Amour, chargé avec le sacristain Boirude et un autre de ses compagnons, Brontin, de relever dans la Sainte-Chapelle un pupitre qui était jadis placé devant le blanc du chantre, s’apprête à exécuter cet ordre.

 

    Aussitôt de longs clous il prend une poignée :
Sur son épaule il charge une lourde cognée ;
Et derrière son dos, qui tremble sous le poids,
Il attache une scie en forme de carquois :
Il sort au même instant, il se met à leur tête.
A suivre ce grand chef l’un et l’autre s’apprête ;
Leur cœur semble allumé d’un zèle tout nouveau :
Brontin tient un maillet, et Boirude un marteau.
La lune, qui du ciel voit leur démarche altière,
Retire en leur faveur sa paisible lumière.
La Discorde en sourit2 et, les suivant des yeux,
Des jolie, en les voyant, pousse un cri dans les cieux.
L’air, qui gémit du cri de l’horrible déesse,
Va jusque dans Cîteaux réveiller la Mollesse 3
C’est la qu’en un dortoir elle fait son séjour ;
Les Plaisirs nonchalants folâtrent à l’entour.
…………………………………………………………………………………………………………
Là toujours le Sommeil lui verse des pavots.
Ce soir, plus que jamais, en vain il les redouble.
La Mollesse à ce bruit se réveille, se trouble :
Quand la Nuit, qui déjà va tout envelopper,
D’un funeste récit vient encor la frapper ;
Lui conte du prélat1 l’entreprise nouvelle :
Au pied des murs sacrés d’une sainte chapelle,
Elle a vu trois guerriers, ennemis de la paix,
Marcher à la faveur de ses voiles épais :
La Discorde en ces lieux menace de s’accroître2 ;
Demain avant l’aurore un lutrin va paraître,
Qui doit y soulever un peuple de mutins :
Ainsi le ciel l’écrit au livre des destins.
    A ce triste discours, qu’un long soupir achève,
La Mollesse, en pleurant, sur un bras se relève,
Ouvre un œil languissant, et, d’une faible voix,
Laisse tomber ces mots3 qu’elle interrompt vingt fois :
« O Nuit ! que m’as-tu dit ? quel démon sur la terre
Souffle dans tous les cœurs la fatigue et la guerre4 ?
Hélas ! qu’est devenu ce temps, cet heureux temps,
Où les rois s’honoraient du nom de fainéants,
S’endormaient sur le trône, et, me servant sans honte,
Laissaient leur sceptre aux mains ou d’un maire ou d’un
Aucun soin n’approchait de leur paisible cour : [comte ?
On reposait la nuit, on dormait tout le jour.
Seulement au printemps, quand Flore dans les plaines
Faisait taire des vents les bruyantes haleines,
Quatre bœufs attelés, d’un pas tranquille et lent,
Promenaient dans Paris le monarque indolent5.
Ce doux siècle n’est plus. Le ciel impitoyable
A placé sur le trône un prince infatigable.
Il brave mes douceurs, il est sourd à ma voix :
Tous les jours il m’éveille au bruit de ses exploits.
Rien ne peut arrêter sa vigilante audace :
L’été n’a point de feux, l’hiver n’a point de glace.
J’entends à son nom seul tous mes sujets frémir.
En vain deux fois la paix a voulu l’endormir1 :
Loin de moi son courage, entraîné par la gloire,
Ne se plaît qu’à courir de victoire en victoire.
Je me fatiguerais à te tracer le cours
Des outrages cruels qu’il me fait tous les jours.
Je croyais, loin des lieux d’où ce prince m’exile,
Que l’Eglise du moins m’assurait un asile.
Mais en vain j’espérais y régner sans effroi :
Moines, abbés, prieurs, tout s’arme contre moi.
Par mon exil honteux la Trappe est ennoblie ;
J’ai vu dans Saint-Denis la réforme établie :
Le Carme, le Feuillant, s’endurcir aux travaux ;
Et la règle déjà se remet dans Clairvaux ;
Cîteaux dormait encore, et la Sainte-Chapelle
Conservait du vieux temps l’oisiveté fidèle :
Et voici qu’un lutrin, prêt à tout renverser,
D’un séjour si chéri vient encor me chasser !
O toi, de mon repos compagne aimable et sombre2,
A de si noirs forfaits prêteras-tu ton ombre ?…
Du moins ne permets pas… » La Mollesse oppressée
Dans sa bouche, à ce mot, sent sa langue glacée,
Et, lasse de parler, succombant sous l’effort,
Soupire, étend les bras, ferme l’œil et s’endort3.
…………………………………………………………………………………………………………
Mais la Nuit aussitôt de ses ailes affreuses4
Couvre des Bourguignons les campagnes vineuses,
Revole vers Paris, et, hâtant son retour,
Déjà de Montlhéry voit la fameuse tour1 ;
Ses murs, dont le sommet se dérobe à la vue,
Sur la cime d’un roc s’allongent dans la nue,
Et, présentant de loin leur objet ennuyeux,
Du passant qui le fuit semblent suivre les yeux2.
Mille oiseaux effrayants, mille corbeaux funèbres,
De ces murs désertés habitent les ténèbres.
Là, depuis trente hivers, un hibou retiré
Trouvait contre le jour un refuge assuré…
« Suis-moi », lui dit la Nuit. L’oiseau plein d’allégresse
Reconnaît à ce ton la voix de sa maîtresse.
Il la suit : et tous deux, d’un cours précipité,
De Paris à l’instant abordent la cité.
Là, s’élançant d’un vol que le vent favorise,
Ils montent au sommet de la fatale église.
La Nuit baisse la vue, et, du haut du clocher,
Observe les guerriers, les regarde marcher…
« Ils triomphent ! dit-elle, et leur âme abusée
Se promet dans mon ombre une victoire aisée :
Mais allons : il est temps qu’ils connaissent la Nuit. »
    A ces mots, regardant le hibou qui la suit,
Elle perce les murs de la voûte sacrée :
Jusqu’en la sacristie elle s’ouvre une entrée,
Et dans le ventre creux du pupitre fatal
Va placer de ce pas le sinistre animal.
    Mais les trois champions, pleins de vin et d’audace,
Du Palais cependant passent la grande place ;
Et, suivant de Bacchus les auspices sacrés,
De l’auguste chapelle ils montent les degrés.
Ils atteignaient déjà le superbe portique
Où Ribou le libraire, au fond de sa boutique,
Sous vingt fidèles clefs3 garde et tient en dépôt
L’amas toujours entier des écrits de Hainaut : 4 :
Quand Boirude, qui voit que le péril approche,
Les arrête, et tirant un fusil1 de sa poche,
Des veines d’un caillou, qu’il frappe au même instant,
Il fait jaillir un feu qui pétille en sortant ;
Et bientôt, au brasier d’une mèche enflammée,
Montre, à l’aide du soufre, une cire allumée2,
Cet astre tremblotant3 dont le jour les conduit
Est pour eux un soleil au milieu de la nuit.
Le temple, à sa faveur, est ouvert par Boirude :
Ils passent de la nef la vaste solitude,
Et dans la sacristie entrant, non sans terreur,
En percent jusqu’au fond la ténébreuse horreur.
    C’est là que du lutrin gît la machine énorme4.
La troupe quelque temps en admire la forme.
Mais le barbier, qui tient les moments précieux :
« Ce spectacle n’est pas pour amuser nos yeux5,
Dit-il, le temps est cher, portons-le6 dans le temple ;
C’est là qu’il faut demain qu’un prélat7 le contemple. »
Et d’un bras, à ces mots, qui peut tout ébranler,
Lui-même, se courbant, s’apprête à le rouler.
Mais à peine il y touche, ô prodige incroyable !
Que du pupitre sort une voix effroyable.
Brontin en est ému ; le sacristain pâlit ;
Le perruquier commence à regretter son lit.
Dans son hardi projet toutefois il s’obstine,
Lorsque des flancs poudreux de la vaste machine
L’oiseau sort en courroux, et, d’un cri menaçant,
Achève d’étonner le barbier frémissant :
De ses ailes dans l’air secouant la poussière,
Dans la main de Boirude il éteint la lumière.
Les guerriers à ce coup demeurent confondus ;
Ils regagnent la nef, de frayeur éperdus :
Sous leurs corps tremblotants leurs genoux s’affaiblissent,
D’une subite horreur leurs cheveux se hérissent ;
Et bientôt, au travers des ombres de la nuit,
Le timide escadron se dissipe et s’enfuit1.