(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Racine 1639-1699 » pp. 415-440
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Racine 1639-1699 » pp. 415-440

Racine
1639-1699

[Notice]

On peut diviser ses tragédies en trois groupes. Le premier comprend les sujets puisés aux sources grecques : (Andromaque 1667, Iphigénie 1674, Phèdre 1677.) Il s’adresse de préférence à Euripide, qui, par son intelligence des passions tendres, a le plus d’affinité avec son génie ; il donne à ses emprunts une couleur chrétienne, et accommode ses réminiscences mythologiques aux mœurs d’un âge raffiné. Dans la seconde classe, on rapprochera ses tragédies historiques : Britannicus (1669), énergique tableau qui nous peint Rome impériale, au moment où Néron devient un monstre ; Bérénice (1670), suave élégie qui fit couler des larmes ; Bajazet (1672), nouveauté hardie qui transporte sur la scène un épisode d’histoire contemporaine ; Mithridate (1673), où Corneille est égalé par son rival. Enfin, après douze ans de silence, il étonne son siècle par Esther et Athalie, créations d’un maître que la Bible inspire.

Son imagination fut toujours prompte à s’exalter. Il eut en cela le tempérament des grands artistes.

La passion est son domaine propre. Nul n’a représenté par de plus touchantes et de plus pathétiques analyses les faiblesses et les orages du cœur humain : il excite la pitié, la sympathie, l’attendrissement. Ses héros sont voisins de nous : on se reconnaît en eux. On l’a blâmé de nous avoir offert sous des noms anciens des courtisans de Louis XIV. Mais, lui faire ce reproche, c’est oublier que tout poëte dramatique a toujours reproduit plus ou moins, à son insu, les mœurs de son temps.

Jamais style ne fut plus flexible et plus harmonieux. Sa langue est souple, élégante, unie, riche en demi-teintes ; elle allie la force à la grâce, mais ses hardiesses n’effrayent point le goût. Racine appartient à la famille des génies studieux, tendres et épris de la perfection qui ont cherché le naturel dans les formes les plus nobles et les plus choisies. Il est notre Virgile français.

L’aurore

 L’aurore1 brillante et vermeille2
Prépare le chemin au soleil qui la suit ;
Tout est aux premiers traits1 du jour qui se réveille :
Retirez-vous, démons, qui volez dans la nuit.
Chantons l’auteur de la lumière
Jusqu’au jour où son ordre a marqué notre fin ;
Et qu’en le bénissant notre aurore dernière
Se perde en un midi sans soir et sans matin2.

Prière

Tandis que le sommeil, réparant la nature,
Tient enchaînés le travail et le bruit,
Nous rompons ses liens, ô clarté toujours pure3 !
Pour te louer dans la profonde nuit.
Que dès notre réveil notre voix te bénisse ;
Qu’à te chercher notre cœur empressé
T’offre ses premiers vœux ; et que par toi finisse
Le jour par toi saintement commencé4.
L’astre dont la présence écarte la nuit sombre5
Viendra bientôt recommencer son tour ;
O vous, noirs ennemis6 qui vous glissez dans l’ombre,
Disparaissez à l’approche du jour.
Nous t’implorons, Seigneur ; tes bontés sont nos armes :
De tout péché rends-nous purs à tes yeux ;
Fais que, t’ayant chanté dans ce séjour de larmes7,
Nous te chantions dans le repos des cieux.

Le véritable bonheur de l’enfance

O bienheureux mille fois
L’enfant que le Seigneur aime,
Qui de bonne heure entend sa voix1,
Et que ce Dieu daigne instruire lui-même !
Loin du monde élevé, de tous les dons des cieux
Il est orné dès sa naissance ;
Et du méchant l’abord contagieux2
N’altère3 point son innocence.
Heureuse, heureuse l’enfance
Que le Seigneur instruit, et prend sous sa défense !
Tel, en un secret vallon,
Sur le bord d’une onde pure,
Croît, à l’abri de l’aquilon4,
Un jeune lis, l’amour de la nature.
Heureux, heureux mille fois
L’enfant que le Seigneur rend docile à ses lois !

Interrogatoire de Joas

JOAS, ATHALIE, JOSABETH, ABNER, deux lévites, le chœur, suite d’athalie.

Josabeth 5, aux deux lévites.

O vous ! sur ces enfants si chers, si précieux,
Ministres du Seigneur, ayez toujours les yeux.

abner, à Josabeth.

Princesse, assurez-vous1, je les prends sous ma garde.

Athalie,

O ciel ! plus j’examine, et plus je le regarde…
C’est lui ! D’horreur encor tous mes sens sont saisis.
(Montrant Joas.)
Épouse de Joad, est-ce là votre fils ?

Josabeth.

Qui ? lui, madame2 ?

Athalie.

Lui.

Josabeth.

Je ne suis point sa mère.
(Montrant Zacharie.)
Voilà mon fils.

Athalie, à Joas.

Et vous, quel est donc votre père ?
Jeune enfant, répondez.

Josabeth.

Le Ciel jusqu’aujourd’hui3

Athalie.

Pourquoi vous pressez-vous de répondre pour lui ?
C’est à lui de parler.

Josabeth.

Dans un âge si tendre
Quel éclaircissement en pouvez-vous attendre ?

Athalie.

Cet âge est innocent : son ingénuité
N’altère point encor la simple vérité4
Laissez-le s’expliquer sur tout ce qui le touche.

Josabeth, tout bas.

Daigne mettre, grand Dieu, ta sagesse en sa bouche5 !

athalie.

Comment vous nommez-vous ?

Joas.

J’ai nom Éliacin1.

Athalie.

Votre père ?

Joas.

Je suis, dit-on, un orphélin2
Entre les bras de Dieu jeté dès ma naissance,
Et qui de mes parents n’eus jamais connaissance.

Athalie.

Vous êtes sans parents ?

Joas.

Ils m’ont abandonné3

Athalie.

Comment ? et depuis quand ?

Joas.

Depuis que je suis né.

Athalie.

Ne sait-on pas au moins quel pays est le vôtre ?

Joas.

Ce temple est mon pays ; je n’en connais point d’autre.

Athalie.

Où dit-on que le sort vous a fait rencontrer4 ?

Joas.

Parmi des loups cruels prêts à me dévorer5.

Athalie.

Qui vous mit dans ce temple ?

joas.

Une femme inconnue,
Qui ne dit point son nom, et qu’on n’a point revue1.

Athalie.

Mais de vos premiers ans quelles mains ont pris soin ?

Joas.

Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin2 ?
Aux petits des oiseaux il donne leur pâture3,
Et sa bonté s’étend sur toute la nature.
Tous les jours je l’invoque, et d’un soin paternel
Il me nourrit des dons offerts sur son autel4.

Athalie.

Quel prodige nouveau me trouble et m’embarrasse !
La douceur de sa voix, son enfance, sa grâce,
Font insensiblement à son inimitié
Succéder… Je serais sensible à la pitié5 !

Abner.

Madame, voilà donc cet ennemi terrible ?
De vos songes menteurs, l’imposture est visible6,
A moins que la pitié qui semble vous troubler
Ne soit ce coup fatal qui vous faisait trembler.

Athalie, à Joas et à Josabeth.

Vous sortez7 ?

Josabeth.

Vous avez entendu sa fortune8.
Sa présence à la fin pourrait être importune.

athalie, à Joas.

Non : revenez. Quel est tous les jours votre emploi ?

Joas.

J’adore le Seigneur ; on m’explique sa loi ;
Dans son livre divin, on m’apprend à la lire
Et déjà de ma main je commence à l’écrire.

Athalie.

Que vous dit cette loi ?

Joas.

Que Dieu veut être aimé ;
Qu’il venge tôt ou tard son saint nom blasphémé ;
Qu’il est le défenseur de l’orphelin timide ;
Qu’il résiste au superbe, et punit l’homicide1.

Athalie.

J’entends. Mais tout ce peuple enfermé dans ce lieu,
A quoi s’occupe-t-il ?

Joas.

Il loue, il bénit Dieu.

Athalie.

Dieu veut-il qu’à toute heure on prie, on le contemple ?

Joas.

Tout profane exercice est banni de son temple.

Athalie.

Quels sont donc vos plaisirs ?

Joas.

Quelquefois, à l’autel,
Je présente au grand prêtre ou l’encens ou le sel2 ;
J’entends chanter de Dieu les grandeurs infinies ;
Je vois l’ordre pompeux de ses cérémonies.

Athalie.

Hé quoi ! vous n’avez point de passe-temps plus doux1 ?
Je plains le triste sort d’un enfant tel que vous.
Venez dans mon palais, vous y verrez ma gloire.

Joas.

Moi ! des bienfaits de Dieu je perdrais la mémoire !

Athalie.

Non, je ne vous veux pas contraindre à l’oublier.

Joas.

Vous ne le priez point.

Athalie.

Vous pourrez le prier.

Joas.

Je verrais cependant en invoquer un autre2.

Athalie.

J’ai mon Dieu que je sers ; vous servirez le vôtre :
Ce sont deux puissants dieux.

Joas.

Il faut craindre le mien.
Lui seul est Dieu, madame, et le vôtre n’est rien.

Athalie.

Les plaisirs près de moi vous chercheront en foule.

Joas.

Le bonheur des méchants comme un torrent s’écoule3.

Athalie.

Ces méchants, qui sont-ils ?

Josabeth.

Hé, madame ! excusez
Un enfant…

athalie, à Josabeth.

J’aime à voir comme vous l’instruisez.
Enfin, Éliacin, vous avez su me plaire ;
Vous n’êtes point sans doute un enfant ordinaire1.
Vous voyez, je suis reine, et n’ai point d’héritier :
Laissez là cet habit, quittez ce vil métier ;
Je veux vous faire part de toutes mes richesses ;
Essayez dès ce jour l’effet de mes promesses.
A ma table, partout, à mes côtés assis2,
Je prétends vous traiter comme mon propre fils3.

Joas.

Comme votre fils !

Athalie.

Oui… Vous vous taisez ?

Joas.

Quel père
Je quitterais ! Et pour…

Athalie.

Hé bien ?

Joas.

Pour quelle mère4 ?

Athalie, à Josabeth.

Sa mémoire est fidèle, et, dans tout ce qu’il dit,
De vous et de Joad je reconnais l’esprit.
Voilà comme, infectant cette simple jeunesse,
Vous employez tous deux le calme où je vous laisse ;
Vous cultivez déjà leur haine et leur fureur5 ;
Vous ne leur prononcez mon nom qu’avec horreur.

Josabeth.

Peut-on de nos malheurs leur dérober l’histoire6 ?
Tout l’univers les sait ; vous-même en faites gloire.

athalie.

Oui, ma juste fureur, et j’en fais vanité1,
A vengé mes parents sur ma postérité.
J’aurais vu massacrer et mon père et mon frère,
Du haut de son palais précipiter ma mère,
Et dans un même jour égorger à la fois
(Quel spectacle d’horreur !) quatre-vingts fils de rois2 ;
Et pourquoi ? Pour venger je ne sais quels prophètes
Dont elle avait puni les fureurs indiscrètes :
Et moi, reine sans cœur, fille sans amitié,
Esclave d’une lâche et frivole pitié,
Je n’aurais pas du moins à cette aveugle rage
Rendu meurtre pour meurtre, outrage pour outrage,
Et de votre David traité tous les neveux
Comme on traitait d’Achab les restes malheureux !
Où serais-je aujourd’hui si, domptant ma faiblesse,
Je n’eusse d’une mère étouffé la tendresse ;
Si de mon propre sang ma main versant des flots
N’eût par ce coup hardi réprimé vos complots3 ?
Enfin de votre Dieu l’implacable vengeance
Entre nos deux maisons rompit toute alliance :
David m’est en horreur, et les fils de ce roi,
Quoique nés de mon sang, sont étrangers pour moi.

Josabeth.

Tout vous a réussi. Que Dieu voie, et nous juge4.

Athalie.

Ce Dieu, depuis longtemps votre unique refuge,
Que deviendra l’effet de ses prédictions ?
Qu’il vous donne ce roi promis aux nations,
Cet enfant de David, votre espoir, votre attente…
Mais nous nous reverrons. Adieu. Je sors contente :
J’ai voulu voir ; j’ai vu5.

abner, à Josabeth.

Je vous l’avais promis :
Je vous rends le dépôt que vous m’avez commis1.

Junie refuse la main de Néron

NÉRON, JUNIE.

Néron 2.

Vous vous troublez, madame, et changez de visage !
Lisez-vous dans mes yeux quelque triste présage3 ?

Junie.

Seigneur, je ne vous puis déguiser mon erreur ;
J’allais voir Octavie, et non pas l’empereur.

Néron.

Je le sais bien4, madame, et n’ai pu sans envie
Apprendre vos bontés pour l’heureuse Octavie.

Junie.

Vous, seigneur ?

Néron.

Pensez-vous, madame, qu’en ces lieux
Seule, pour vous connaître, Octavie ait des yeux5 ?
junie.
Et quel autre, seigneur, voulez-vous que j’implore ?
A qui demanderais-je un crime que j’ignore ?
Vous qui le punissez, vous ne l’ignorez pas6 :
De grâce, apprenez-moi, seigneur, mes attentats.

néron.

Quoi ! madame, est-ce donc une légère offense
De m’avoir si longtemps caché votre présence ?
Ces trésors dont le ciel voulut vous embellir,
Les avez-vous reçus pour les ensevelir1 ?
L’heureux Britannicus verra-t-il sans alarmes2
Croître, loin de nos yeux, son amour et vos charmes ?
Pourquoi, de cette gloire exclus jusqu’à ce jour,
M’avez-vous, sans pitié, relégué dans ma cour3 ?
On dit plus4 : vous souffrez, sans en être offensée,
Qu’il vous ose, madame, expliquer sa pensée.
Car je ne croirai point que sans me consulter
La sévère Junie ait voulu le flatter,
Ni qu’elle ait consenti d’aimer et d’être aimée5,
Sans que j’en sois instruit que par la renommée.

Junie.

Je ne vous nierai point, seigneur, que ses soupirs
M’ont daigné quelquefois expliquer ses désirs.
Il n’a point détourné ses regards d’une fille,
Seul reste du débris d’une illustre famille6 :
Peut-être il se souvient qu’en un temps plus heureux
Son père7 me nomma pour l’objet de ses vœux.
Il m’aime ; il obéit à l’empereur son père,
Et j’ose dire encore, à vous, à votre mère :
Vos désirs sont toujours si conformes aux siens8

Néron.

Ma mère a ses desseins, madame, et j’ai les miens.
Ne parlons plus ici de Claude et d’Agrippine ;
Ce n’est point par leur choix que je me détermine :
C’est à moi seul, madame, à répondre de vous ;
Et je veux de ma main1 vous choisir un époux.

Junie.

Ah, seigneur ! songez-vous que toute autre alliance
Fera honte aux Césars, auteurs de ma naissance ?

Néron.

Non, madame, l’époux dont je vous entretiens
Peut sans honte assembler vos aïeux et les siens ;
Vous pouvez, sans rougir, consentir à sa flamme.

Junie.

Et quel est donc, seigneur, cet époux ?

Néron.

Moi, madame2.

Junie.

Vous ?

Néron.

Je vous nommerais, madame, un autre nom,
Si j’en savais quelque autre au-dessus de Néron.
Oui, pour vous faire un choix où vous puissiez souscrire,
J’ai parcouru des yeux la cour, Rome et l’empire.
Plus j’ai cherché, madame, et plus je cherche encor
En quelles mains je dois confier ce trésor3 ;
Plus je vois que César, digne seul de vous plaire,
En doit4 être lui seul l’heureux dépositaire,
Et ne peut dignement vous confier qu’aux mains
A qui Rome a commis l’empire des humains.
Vous-même, consultez vos premières années :
Claudius à son fils les avait destinées ;
Mais c’était en un temps où de l’empire entier
Il croyait quelque jour le nommer l’héritier
Les dieux5 ont prononcé. Loin de leur contredire,
C’est à vous de passer du côté de l’empire.
C’est à vous de passer du côté de l’empire.
En vain de ce présent ils m’auraient honoré
Si votre cœur devait en être séparé ;
Si tant de soins ne sont adoucis par vos charmes1,
Si, tandis que je donne aux veilles, aux alarmes,
Des jours toujours à plaindre et toujours enviés2,
Je ne vais quelquefois respirer à vos pieds.
Qu’Octavie à vos yeux ne fasse point d’ombrage :
Rome3, aussi bien que moi, vous donne son suffrage,
Répudie Octavie, et me fait dénouer
Un hymen que le ciel ne veut point avouer.
Songez-y donc, madame, et pesez en vous-même
Ce choix digne des soins d’un prince qui vous aime,
Digne de vos beaux yeux trop longtemps captivés,
Digne de l’univers à qui vous vous devez4.

Junie.

Seigneur, avec raison je demeure étonnée.
Je me vois, dans le cours d’une même journée,
Comme une criminelle amenée en ces lieux ;
Et lorsque avec frayeur je parais à vos yeux,
Que sur mon innocence à peine je me fie,
Vous m’offrez tout d’un coup la place d’Octavie !
J’ose dire pourtant que je n’ai mérité
Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité5.
Et pouvez-vous, seigneur, souhaiter qu’une fille
Qui vit presque en naissant éteindre sa famille,
Qui, dans l’obscurité nourrissant sa douleur,
S’est fait une vertu conforme à son malheur,
Passe subitement de cette nuit profonde
Dans un rang qui l’expose aux yeux de tout le monde,
Dont je n’ai pu de loin soutenir la clarté,
Et dont une autre enfin remplit la majesté6 ?

Néron.

Je vous ai déjà dit que je la répudie7 :
Ayez moins de frayéur, ou moins de modestie.
N’accusez point ici mon choix d’aveuglement ;
Je vous réponds de vous ; consentez seulement.
Du sang dont vous sortez rappelez la mémoire ;
Et ne préférez point à la solide gloire
Des honneurs dont César prétend vous revêtir,
La gloire d’un refus sujet au repentir.

Junie.

Le ciel connaît, seigneur, le fond de ma pensée.
Je ne me flatte point d’une gloire insensée :
Je sais de vos présents mesurer la grandeur ;
Mais plus ce rang sur moi répandrait de splendeur,
Plus il me ferait honte et mettrait en lumière1
Le crime d’en avoir dépouillé l’héritière.

Néron.

C’est de ses intérêts prendre beaucoup de soin2,
Madame ; et l’amitié ne peut aller plus loin.
Mais ne nous flattons point, et laissons le mystère :
La sœur vous touche ici beaucoup moins que le frère ;
Et pour Britannicus…

Junie.

Il a su me toucher3,
Seigneur, et je n’ai point prétendu m’en cacher.
Cette sincérité, sans doute, est peu discrète ;
Mais toujours de mon cœur ma bouche est l’interprète.
Absente de la cour4, je n’ai pas dû penser,
Seigneur, qu’en l’art de feindre il fallût m’exercer.
J’aime Britannicus. Je lui fus destinée.
Quand l’empire devait suivre son hyménée ;
Mais ces mêmes malheurs qui l’en ont écarté,
Ses honneurs abolis, son palais déserté,
La fuite d’une cour que sa chute a bannie,
Sont autant de liens qui retiennent Junie5.
Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs :
Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs1 ;
L’empire en est pour vous l’inépuisable source ;
Ou, si quelque chagrin en interrompt la course,
Tout l’univers, soigneux de les entretenir2,
S’empresse à l’effacer de votre souvenir.
Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse,
Il ne voit, dans son sort, que moi qui s’intéresse,
Et n’a pour tout plaisir, seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs3.

Néron.

Et ce sont ces plaisirs et ces pleurs que j’envie,
Que tout autre que lui me paierait de sa vie4.
Mais je garde à ce prince un traitement plus doux ;
Madame, il va bientôt paraître devant vous5.

Junie.

Ah, seigneur ! vos vertus m’ont toujours rassurée6.
néron.
Je pouvais de ces lieux lui défendre l’entrée ;
Mais, madame, je veux prévenir le danger
Où son ressentiment le pourrait engager7.
Je ne veux point le perdre : il vaut mieux que lui-même
Entende son arrêt de la bouche qu’il aime.
Si ses jours vous sont chers, éloignez-le de vous,
Sans qu’il ait aucun lieu de me croire jaloux.
De son bannissement prenez sur vous l’offense ;
Et, soit par vos discours, soit par votre silence,
Du moins par vos froideurs, faites-lui concevoir
Qu’il doit porter ailleurs ses vœux et son espoir.

Junie.

Moi ! que je lui prononce un arrêt si sévère !
Ma bouche mille fois lui jura le contraire.
Quand même jusque-là je pourrais me trahir,
Mes yeux lui défendront, seigneur, de m’obéir1.

Néron.

Caché près de ces lieux, je vous verrai, madame.
Renfermez votre amour dans le fond de votre âme :
Vous n’aurez point pour moi de langages secrets ;
J’entendrai des regards que vous croirez muets ;
Et sa perte sera l’infaillible salaire
D’un geste ou d’un soupir échappé pour lui plaire.

Junie.

Hélas ! si j’ose encor former quelques souhaits,
Seigneur, permettez-moi de ne le voir jamais2 !
(Britannicus, acte II, se. iii.)

Monologue de petit jean 3

Ma foi ! sur l’avenir bien fou qui se fiera,
Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera4.
Un juge, l’an passé, me prit à son service ;
Il m’avait fait venir d’Amiens pour être suisse…5
C’est dommage, il avait le cœur trop au métier ;
Tous les jours, le premier aux plaids1, et le dernier ;
Et bien souvent tout seul : si l’on l’eût voulu croire,
Il s’y serait couché sans manger et sans boire.
Je lui disais parfois : monsieur Perrin Dandin,
Tout franc, vous vous levez tous les jours trop matin :
Qui veut voyager loin ménage sa monture2 ;
Buvez, mangez, dormez, et faisons feu qui dure3.
Il n’en a tenu compte. Il a si bien veillé
Et si bien fait, qu’on dit que son timbre4 est brouillé.
Il nous veut tous juger les uns après les autres :
Il marmotte toujours certaines patenôtres5,
Où je ne comprends rien. Il veut, bon gré malgré,
Ne se coucher qu’en robe et qu’en bonnet carré.
Il fit couper la tête à son coq, de colère,
Pour l’avoir éveillé plus tard qu’à l’ordinaire :
Il disait qu’un plaideur dont l’affaire allait mal
Avait graissé la patte à ce pauvre animal6.
Depuis ce bel arrêt, le pauvre homme a beau faire :
Son fils ne souffre plus qu’on lui parle d’affaire.
Il nous le fait garder jour et nuit, et de près :
Autrement, serviteur, et mon homme est aux plaids.
Pour s’échapper de nous, Dieu sait s’il est allègre !
Pour moi, je ne dors plus ; aussi je deviens maigre !
C’est pitié. Je m’étends, et ne fais que bâiller.
Mais, veille qui voudra, voici mon oreiller.
Ma foi ! pour cette nuit, il faut que je m’en donne.
Pour dormir dans la rue on n’offense personne.
Dormons7.

Le plaidoyer comique 1

DANDIN, L’INTIMÉ, LÉANDRE, PETIT-JEAN.

L’intimé, d’un ton fausset en fausset.

Messieurs, tout ce qui peut étonner un coupable,
Tout ce que les mortels ont de plus redoutable,
Semble s’être assemblé contre nous, par hasard ;
Je veux dire la brigue et l’éloquence. Car2,
D’un côté, le crédit du défunt m’épouvante ;
Et, de l’autre côté, l’éloquence éclatante
De maître Petit-Jean m’éblouit.

Dandin.

Avocat,
De votre ton vous-même adoucissez l’éclat.

L’intimé, d’un ton ordinaire.

Oui-dà, j’en ai plusieurs…
(Du beau ton.) Mais quelque défiance
Que nous doivent donner la susdite éloquence
Et le susdit crédit, ce néanmoins, messieurs,
L’ancre de vos bontés nous rassure. D’ailleurs,
Devant le grand Dandin l’innocence est hardie ;
Oui, devant ce Caton de Basse-Normandie,
Ce soleil d’équité qui n’est jamais terni :
Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni 3.

Dandin.

Vraiment, il plaide bien.

L’intimé.

Sans craindre aucune chose,
Je prends donc la parole, et je viens à ma cause.
Aristote, primò, péri Politicon1,
Dit fort bien…

Dandin.

Avocat, il s’agit d’un chapon,
Et non point d’Aristote et de sa politique.

L’intimé.

Oui ; mais l’autorité du Péripatétique2
Prouverait que le bien et le mal…

Dandin.

je prétends
Qu’Aristote n’a point d’autorité céans3
Au fait.

L’intimé.

Pausanias4, en ses Corinthiaques…

Dandin.

Au fait.

L’intimé.

Rebuffe5

Dandin.

Au fait, vous dis-je.

L’intimé.

Le grand Jacques6

Dandin.

Au fait, au fait, au fait.

L’intimé.

Harménopule7, in Prompt…

dandin.

Oh ! je te vais juger.

L’intimé.

Oh ! vous êtes si prompt !
Voici le fait. (Vite.) Un chien vient dans une cuisine ;
Il y trouve un chapon, lequel a bonne mine.
Or celui pour lequel je parle est affamé ;
Celui contre lequel je parle autem plumé ;
Et celui pour lequel je suis prend en cachette
Celui contre lequel je parle. L’on décrète :
On le prend. Avocat pour et contre appelé ;
Jour pris. Je dois parler, je parle ; j’ai parlé1.

Dandin.

Ta, ta, ta, ta. Voilà bien instruire une affaire !
Il dit fort posément ce dont on n’a que faire,
Et court le grand galop quand il est à son fait.

L’intimé.

Mais le premier2, monsieur, c’est le beau.

Dandin.

C’est le laid.
A-t-on jamais plaidé d’une telle méthode ?
Mais qu’en dit l’assemblée ?

Léandre.

Il est fort à la mode.

L’intimé, d’un ton véhément.

Qu’arrive-t-il, messieurs ? On vient. Comment vient-on ?
On poursuit ma partie3. On force une maison.
Quelle maison ? maison de notre propre juge !
On brise le cellier qui nous sert de refuge !
De vol, de brigandage on nous déclare auteurs !
On nous traîne, on nous1 livre à nos accusateurs,
A maître Petit-Jean, messieurs. Je vous atteste :
Qui ne sait que la loi, si quis canis, Digeste2,
De vi, paragrapho, messieurs… Caponibus,
Est manifestement contraire à cet abus ?
Et quand il serait vrai que Citron3, ma partie,
Aurait mangé, messieurs, le tout ou bien partie
Dudit chapon : qu’on mette en compensation
Ce que nous avons fait avant cette action4.
Quand ma partie a-t-elle été réprimandée ?
Par qui votre maison a-t-elle été gardée ?
Quand avons-nous manqué d’aboyer au larron ?
Témoin, trois procureurs5, et dont celui6 Citron
A déchiré la robe. On en verra les pièces.
Pour nous justifier, voulez-vous d’autres pièces ?

Petit-jean.

Maître Adam…

L’intimé.

Laissez-nous.

Petit-jean.

L’intimé…

L’intimé.

Laissez-nous.

Petit-jean.

S’enroue.

L’intimé.

Eh ! laissez-nous ! Euh ! euh !

Dandin.

Reposez-vous,
Et concluez.

L’intimé, d’un ton pesant.

Puis donc qu’on nous permet de prendre
Haleine, et que l’on nous défend de nous étendre,
Je vais, sans rien omettre et sans prévariquer1,
Compendieusement2 énoncer, expliquer,
Exposer à vos yeux l’idée universelle
De ma cause, et des faits renfermés en icelle.

Dandin.

Il aurait plus tôt fait de dire tout vingt fois
Que de l’abréger une. Homme, ou qui que tu sois,
Diable, conclus ; ou bien que le ciel te confonde !

L’intimé.

Je finis.

Dandin.

Ah !

L’intimé.

Avant la naissance du monde…

Dandin, bâillant.

Avocat, ah ! passons au déluge.

Dandin.

Avant donc
La naissance du monde et sa création,
Le monde, l’univers, tout, la nature entière
Était ensevelie au fond de la matière.
Les éléments, le feu, l’air, et la terre, et l’eau,
Enfoncés, entassés, ne faisaient qu’un monceau,
Une confusion, une masse sans forme,
Un désordre, un chaos, une cohue énorme :
Unus erat toto naturœ vultus in orbe
Quem Grœci dixere chaos, rudis indigestaque moles 3.
(Dandin, endormi, se laisse tomber.)

Léandre.

Quelle chute ! mon père ?

petit-jean.

Aïe, monsieur ! Comme il dort !

Léandre.

Mon père, éveillez-vous.

Petit-jean.

Monsieur, êtes-vous mort ?

Léandre.

Mon père !

Dandin.

Hé bien ! hé bien ! Quoi ? qu’est-ce ? Ah ! ah ! quel homme !
Certes, je n’ai jamais dormi d’un si bon somme.

Léandre.

Mon père, il faut juger.

Dandin.

Aux galères.

Léandre.

Un chien
Aux galères !

Dandin.

Ma foi, je n’y conçois plus rien ;
De monde, de chaos, j’ai la tête troublée.
Hé ! concluez.

L’intimé, lui présentant des petits chiens.

Venez, famille désolée ;
Venez, pauvres enfants qu’on veut rendre orpheline,
Venez faire parler vos esprits enfantins.
Oui, messieurs, vous voyez ici notre misère :
Nous sommes orphelins, rendez-nous notre père,
Notre père, par qui nous fûmes engendrés,
Notre père qui nous…1

Dandin.

Tirez, tirez, tirez.

L’intimé.

Notre père, messieurs…

Dandin.

Tirez donc. Quels vacarmes !
Ils ont pissé partout2.

L’intimé.

Monsieur, voyez nos larmes1.

Dandin.

Ouf ! je me sens déjà pris de compassion.
Ce que c’est qu’à propos toucher la passion !
Je suis bien empêché. La vérité me presse ;
Le crime est avéré ; lui-même il le confesse.
Mais s’il est condamné, l’embarras est égal :
Voilà bien des enfants réduits à l’hôpital.

Plaintes d’un chrétien 2

Mon Dieu, quelle guerre cruelle !
Je trouve deux hommes en moi :
L’un veut que, plein d’amour pour toi,
Mon cœur te soit toujours fidèle ;
L’autre, à tes volontés rebelle,
Me révolte contre ta loi.
L’un, tout esprit et tout céleste,
Veut qu’au ciel sans cesse attaché,
Et des biens éternels touché,
Je compte pour rien tout le reste ;
Et l’autre, par son poids funeste,
Me tient vers la terre penché.
Hélas ! en guerre avec moi-même,
Où pourrai-je trouver la paix ?
Je veux, et n’accomplis jamais ;
Je veux ; mais, ô misère extrême !
Je ne fais pas le bien que j’aime,
Et je fais le mal que je hais.
O grâce3, ô rayon salutaire,
Viens me mettre avec moi d’accord ;
Et domptant, par un doux effort,
Cet homme qui t’est si contraire.
Fais ton esclave volontaire
De cet esclave de la mort1 !