(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Silvestre de Sacy. Né en 1801. » pp. 522-533
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Silvestre de Sacy. Né en 1801. » pp. 522-533

Silvestre de Sacy
Né en 1801.

[Notice]

Né à Paris le 17 octobre 1801, fils d’un orientaliste célèbre, M. de Sacy a été pendant plus de vingt ans un des principaux rédacteurs du Journal des Débats. Devenu membre de l’Académie française en 1854, il a réuni quelques-uns de ses articles en deux volumes, longtemps désirés par un public choisi, et qui sont le régal des gourmets1.

M. de Sacy est un lettré de la vieille roche. Sa foi classique semble irrésistible comme un instinct de nature. Le dix-septième siècle est sa patrie de prédilection. Les grands écrivains de cette époque ont l’air d’être ses contemporains. Il les admire avec l’accent d’une amitié respectueuse qui trahit des affinités, des sympathies secrètes de croyances, de sentiments, ou même de talent ; car ce commerce intime lui a porté bonheur, et il nous parle de ses maîtres favoris avec leur tour d’esprit et presque dans leur langue. Ses études sont inspirées par la passion des livres, l’amour des lettres, l’enthousiasme du beau, et le culte du vrai. Le goût est pour lui une sorte de conscience morale, et ses jugements nous font comprendre les relations nécessaires qui unissent le bien dire au bien penser. En le lisant, on se sent dominé par une direction insinuante et persuasive, par une autorité aimable qui agit, tout en s’ignorant elle-même.

Ajoutons que ses principes littéraires n’ont rien d’absolu, d’étroit et d’impérieux. Il trouve si douce la liberté d’opinion, qu’il ne cherche pas querelle aux dissidents. Il est vrai qu’il paraît ne pas même se douter de leur existence ; il a vécu dans une retraite inaccessible à toute contagion. Au lieu de nous imposer ses préférences sous la forme d’une doctrine, il nous les propose comme un plaisir qu’il savoure. Il nous met en appétit des aliments substantiels ou exquis en nous démontrant leur vertu par son exemple ; il puise aux sources pures avec tant de joie qu’il donnerait soif aux moins altérés.

Religion tolérante d’un idéal élevé, voilà le fond de sa critique. La raison la plus ferme s’y allie aux délicatesses du sentiment. M. de Sacy est un esprit attique, un causeur qui ne professe jamais et semble n’écrire que pour se satisfaire lui-même, ou quand le cœur lui en dit. Sans courir les hasards du caprice, il en a toutes les grâces. Je l’appellerais volontiers l’humoriste du bon sens, car ses études sont comme des confidences d’impressions personnelles.

C’est assez dire qu’il y a en lui l’étoffe d’un moraliste. Plusieurs de ses pages ont l’onction de Fénelon ou la gravité de Nicole. Il concilie la bonhomie et la finesse. Sans être un Philinte, il n’est point un Alceste. Il fuit les extrêmes, et garde en toute question l’équilibre d’une modération conciliante.

La littérature classique et le dix-neuvième siècle

La littérature classique est finie. Essentiellement aristocratique de sa nature, son temps est passé ; par sa perfection même, et par la délicatesse de ses détails, elle n’est plus de notre époque1. Les chefs-d’œuvre qu’elle a produits vivront à jamais ; il n’en paraîtra plus d’autres, à moins d’un de ces grands renouvellements du monde qui commencent par la barbarie pour revenir, après de longs siècles de ténèbres, à l’âge du goût privilégié et des littératures d’élite. Quand on parle de progrès, il faut s’entendre. Le progrès non interrompu en fait de littérature n’est qu’une chimère, si l’on s’imagine que les lettres peuvent croître et se développer indéfiniment par le goût, la politesse, le fini, et s’élever dans l’échelle du beau sans jamais retomber au-dessous de ce qu’elles étaient. Il y a toujours eu des siècles à part, que l’on pourrait appeler les siècles heureux, tant ils ont été favorisés par une réunion de circonstances uniques. Ils s’éteignent, et le flambeau ne se rallume plus qu’à un long intervalle. La Grèce, cette mère féconde des lettres et des arts, n’a pas eu deux Homère, deux Platon, deux Phidias, quoiqu’elle ait produit plus d’une génération de poëtes, de philosophes et d’artistes, et qu’aucune nation n’ait gardé aussi longtemps qu’elle l’empire de l’esprit et du goût. Rome n’a pas eu deux Cicéron, deux Horace, deux Virgile. Michel Ange, Raphaël, Le Tasse et l’Arioste sont restés uniques en Italie. La France a eu son siècle de Louis XIV, précédé, par un rare privilége, du siècle de la Renaissance et suivi du siècle de Montesquieu et de Voltaire. Trop de causes doivent concourir pour faire éclore ces âges d’or : une cour comme celle d’Auguste ou de Louis XIV, une démocratie comme celle d’Athènes, plus aristocrate par la finesse de ses organes et la délicatesse de son goût que l’aristocratie elle-même ; une certaine fermentation dont le principe nous échappe et qui fait germer à la fois une moisson d’esprits du premier ordre dans tous les genres1 ; du loisir pour attendre l’inspiration et ne travailler que sous son influence ; un amour de l’art pur généralement répandu ; un désir de gloire, d’avenir, d’immortalité, que les besoins du présent n’étouffent pas sous la nécessité de percer, de se faire connaître et de vivre.

Et puis les grands sujets ne sont pas innombrables, les types s’épuisent ; l’art même, qui les saisit et qui les fixe sous la forme la plus parfaite, les retranche du fonds commun ; ils n’appartiennent plus qu’à l’artiste dont le ciseau, la plume ou le pinceau les a réalisés2. Phèdre n’est plus que la Phèdre de Racine. L’Avare, le Misanthrope, sont à Molière. Bien hardi qui essayerait de les lui prendre ! Le lieu commun sur la vanité du bonheur et des plaisirs de ce monde, de l’ambition, de la gloire, ne tentera plus que les sots après Bossuet. Refaites donc les oraisons funèbres de la veuve de Charles Ier, de la duchesse d’Orléans et du prince de Condé ! Voltaire, à lui seul, a dévoré ce qui aurait suffi à cent renommées. J. J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, ont ramassé les dernières gerbes et nous ont à peine laissé à glaner. Littérairement, la France est blasée ; il ne lui reste qu’à jouir d’une fortune toute faite ; maussade bonheur ! Nous mettrions plutôt le feu à la maison, si c’était possible, pour avoir à la rebâtir.

Que faire ? Reproduire toujours les mêmes types en les affaiblissant de plus en plus ? Et pour qui ? Le monde a changé. Ce ne sont plus des salons, une cour, un public de cordons bleus, de financiers et de grandes dames, des coteries littéraires ou philosophiques qu’il faut contenter ; c’est la foule, un peuple de quarante millions d’hommes ; encore n’est-ce pas assez dire. La littérature française, à l’heure qu’il est, dessert la démocratie universelle. Nos romans et nos pièces de théâtre forment le goût et le cœur1 des dames de Bukarest et de Moscou, en attendant le jour, qui n’est peut-être pas très-éloigné, où l’on n’en voudra plus d’autres à la Chine et au Japon.

Que la littérature classique reste donc comme l’exemplaire éternel du beau dans l’art ! qu’elle soit la ressource et qu’elle fasse les délices de ces esprits qui ne goûtent que le parfait ! Tout y est durable et à l’épreuve du temps. Déjà la postérité l’a scellée de ses suffrages ; encore bien peu d’années, et ce sera une antiquité nouvelle pour les générations qui vont nous suivre. Le grec et le latin seront le partage des savants. L’homme bien élevé2 lira Corneille, la Fontaine, Racine et Molière, comme nos pères lisaient Horace et Virgile.

Une nouvelle littérature commence, qui déjà remplace à peu près et bientôt remplacera entièrement l’âge classique, littérature appropriée à notre temps et à nos mœurs, expression de la démocratie, mobile comme elle, violente dans ses tableaux, hardie ou négligée dans les mots, plus soucieuse du succès actuel que de la renommée à venir, et se résignant de bonne grâce à vivre moins longtemps pourvu qu’elle vive davantage dans l’heure qui passe ; féconde et inépuisable dans ses œuvres, capable de fournir à la consommation de tout un peuple, renouvelant sans cesse ses formes et essayant de toutes, voyant naître et mourir en un jour ses réputations les plus brillantes ; mais aussi riche, plus riche peut-être en talents divers que tous les siècles qui l’ont précédée ! C’est un admirateur passionné des classiques qui le pense et qui ose le dire. Prenez les plus connus de nos gens de lettres actuels, et transportez-les dans le milieu où vivaient la-Bruyère chez le prince de Conti, Racine à Versailles, Voltaire à Ferney ; qu’ils respirent le même air, qu’ils soient accueillis et fêtés du même monde, vous verrez bien que ce n’est pas le talent qui manque et l’esprit qui a baissé. On n’a plus le temps de polir une phrase3, de la tailler comme une pierre précieuse ; on n’a pas dix ans devant soi pour produire et achever un petit volume. Chaque année, chaque mois doit suffire à son œuvre. On ne vit pas d’une pension de la cour ou des revenus d’un bénéfice. Le public est pressé, le consommateur exigeant ; il lit, il ne relit pas. Le succès d’une pièce nouvelle a promptement besoin d’être rajeuni par un succès nouveau, la multitude a soif d’émotions et cherche avidement dans tout ce qui est neuf une sensation qu’elle n’ait pas encore éprouvée ; par la force même des choses, l’art s’est transformé en une industrie, la première et la plus noble de toutes par son objet1. À l’œuvre ! la machine souffle, la roue tourne, à l’œuvre ! À la vérité, ces tissus brillants se faneront vite ; la trame en est légère et la couleur peu solide. Ces étoffes grossières ne résisteront pas longtemps à l’usage des corps nerveux auxquels elles sont destinées ; si elles coûtent peu, elles ne dureront guère. En attendant, riches et pauvres auront eu ce qu’ils demandaient. Aujourd’hui est pourvu ; demain suffira à sa peine.

Faut-il se plaindre de ce nouveau rôle de la littérature et lui en faire un crime ? N’est-elle pas faite avant tout pour être de son temps ? Elle recueillera moins de gloire : soit. N’aura-t-elle pas plus de services à rendre ? Sont-ils si regrettables les siècles où la littérature n’était qu’un plaisir délicat, et les gens de lettres que les amuseurs du grand monde ? Ne faut-il pas plutôt relever la littérature à ses propres yeux en lui montrant la grandeur de sa mission nouvelle ? Le but qui lui est proposé, n’est-ce pas l’émancipation d’une race entière d’hommes qui ne comptaient pas jusqu’ici dans la civilisation ? N’a-t-elle pas les derniers restes de la barbarie à dissiper et tout un monde d’âmes et d’esprits à affranchir de l’ignorance ? Personnellement, l’écrivain y perdra peut-être2, sa vie sera moins douce, sa renommée moins durable. Les œuvres individuelles périront, l’œuvre générale ne périra pas ! L’élite des esprits sera moins brillante ; mille et mille esprits sortiront de leur indigence intellectuelle, et dans ce genre aussi la petite propriété, héritant de la grande, deviendra le plus ferme rempart de la société, qui n’est mise en péril que par ceux qui ne possèdent rien dans le champ des connaissances et des idées. Vos noms pourront être condamnés à l’oubli ; un siècle plus heureux ne se souviendra pas de vos labeurs et de vos services ; mais ce siècle, c’est vous qui l’aurez fait naître. Chaque pensée, chaque notion vraie est un grain que vous semez dans la plus fertile des terres ; il ne croîtra pas pour quelques-uns seulement, il fructifiera pour tous et rapportera cent pour un1.

La Rochefoucauld

Que de fois par un beau jour de printemps ou d’automne, lorsque tout me souriait, la jeunesse, la santé, le présent et l’avenir, ai-je relu dans mes promenades ce Traité des devoirs de Cicéron2, le code le plus parfait de l’honnêteté, écrit dans un style aussi clair et aussi brillant que le ciel le plus pur ! Que de douces matinées m’ont fait passer les Lettres de Sénèque à Lucilius, si spirituelles, si fortes, malgré l’exagération de quelques passages, et beaucoup moins entachées qu’on ne le dit de faux brillant et de sophismes ! J’étais stoïcien avec Sénèque ; j’aurais voulu être le parfait citoyen avec Cicéron, l’homme juste, généreux, aimable, n’usant de son éloquence que pour défendre les faibles ou pour soutenir l’État contre les factieux : une douce chaleur se répandait dans mon âme et me rendait meilleur en me faisant croire à la vertu, au désintéressement, à l’héroïsme. Ces grands hommes ne dissèquent pas le cœur pour aller y chercher dans quelque coin obscur un motif honteux à une noble action. Ils ne chicanent pas le courage, le dévouement, le mépris de la mort, le sacrifice de soi-même ; ils prennent l’homme tel qu’il est, et ne lui demandent pas de se dépouiller de ce moi qui est le fond de son être. Ce sont des moralistes païens, il est vrai. L’orgueil, mais un noble orgueil, les anime. Ils croient plus à l’homme qu’à Dieu ; ils s’occupent plus de cette vie présente que d’une vie future. L’immortalité de l’âme n’est pour eux qu’une espérance un peu vague. La gloire, l’estime publique, leur propre estime, voilà la récompense qu’ils ambitionnent avant tout. Illusions, si l’on veut ! Leurs illusions du moins n’ont rien que de noble et de généreux. Lisez quelques passages de Platon, de la République ou des Lois, des Lois surtout, ce délicieux ouvrage de sa vieillesse, tranquille et doux comme une belle soirée. Lisez ensuite les Maximes de La Rochefoucauld ; et comparez le sentiment amer que vous laisseront celles-ci à la fraîcheur, au contentement qui pénètre l’âme à la lecture des divines pages de Platon. Les Lois de Platon ! je les ai relues dans de bien mauvaises heures, à la veille et au lendemain de ces émotions populaires qui menaçaient notre société d’un affreux cataclysme ! Quelle résignation, quel calme elles m’inspiraient ! Vient-il à l’esprit de personne de relire La Rochefoucauld dans ces moments-là ? Prend-on son livre pour devenir plus fort, plus courageux, plus homme de bien ?

Cet idéal dont j’ai soif, il le détruit partout. Ce bien, ce beau, dont les faibles images me ravissent encore sous la forme imparfaite de nos vertus, de notre science, de notre sagesse humaine, il le réduit à un sec intérêt. À quelle source puiserai-je la force de sacrifier ma fortune et ma vie à mon honneur, quand vous m’aurez appris que ce besoin même de l’honneur n’est qu’une faiblesse de la vanité, qu’une recherche de l’amour-propre ? Ah ! le christianisme aurait rendu un bien triste service au monde en le désabusant de tout ce qu’il aimait, s’il ne lui avait pas proposé quelque chose de plus grand et de plus solide à aimer ! Rendez-moi le soleil de la Grèce, les jeux, les combats des héros, ces temples où l’homme vouait un culte à son image divinisée par le ciseau d’un Phidias ; rendez-moi les sages se complaisant dans leur sagesse, et s’étudiant à se mettre par la force de leur âme au-dessus des accidents de la fortune et de la colère du ciel ; un Platon pénétrant jusque dans le sanctuaire des idées éternelles ; un Aristote embrassant dans sa vaste science la morale, la politique, tous les secrets de l’art et de la nature ; un Caton disposant de sa vie pour échapper à l’oppression ; un Socrate buvant la ciguë d’une âme calme et sereine, bien sûr que s’il y a des dieux, ce sont des dieux bons ; rendez-moi toutes les illusions, toutes les chimères du monde antique, si vous n’avez rien à mettre à la place qu’une sèche et désespérante anatomie des petitesses du cœur ! Encore cette anatomie est-elle exacte ? Ce moi, cet amour-propre, si ce n’est qu’un grossier égoïsme, pourquoi donc a-t-il besoin d’honneur, de gloire, d’estime ? d’où lui vient cet instinct qui le porte à se sacrifier ? Pourquoi appelons-nous nos goûts et nos penchants les plus naturels des faiblesses ? Pourquoi sommes-nous honteux de notre propre nature ? À vrai dire, la Rochefoucauld ne laisse subsister que les vertus du dehors, que des apparences. Ces apparences, pourquoi les recherchons-nous ? pourquoi avons-nous besoin de nous croire et d’être crus bons, généreux, braves, dévoués, désintéressés, chastes, si nous ne cachons que l’intérêt personnel et l’égoïsme sous le masque du désintéressement, de la chasteté, de la libéralité, de la bravoure.

Le christianisme en a fini pour toujours, je le crois, avec les illusions antiques. Après la lumière que la morale chrétienne a répandue sur les plaies de notre cœur et sur les misères de ce monde, il n’est plus possible à l’homme de s’adorer lui-même. La gloire ne sera jamais à l’avenir ce qu’elle était du temps d’Alexandre et de César : nous en connaissons trop la vanité ; le christianisme a trop fait planer l’idée de la mort sur nos courtes et terrestres immortalités. Nous aurons beau essayer d’admirer notre propre sagesse et de nous contenter de nos vertus naturelles, de nos talents, de notre science, un sourire de scepticisme et de dédain nous échappera toujours malgré nous. Notre enthousiasme factice aura des retours d’ironie cruelle. Je ne sais quoi de triste et d’amer se répandra sur nos gaietés mêmes. En cessant d’être chrétiens, nous ne deviendrons pas païens. Il n’y a pas de milieu pourtant : il faut croire à Dieu avec le christianisme, ou croire à l’homme avec le paganisme. Entre ces deux croyances, je ne vois que quelque chose d’aride et de sec, un rire froid et moqueur, une gloire sans brillant, une sagesse sans élévation, un fond de bassesse que le talent même ne parvient pas à déguiser.

(Variétés littéraires et morales. Édition Didier, Librairie académique.)

Le rêve d’un lettré

Quelle est l’âme sensible aux lettres qui n’ait pas fait ce rêve d’une vie toute plongée dans l’étude et dans la lecture ? qui ne s’est figuré, avec délices, une petite retraite bien sûre, bien modeste, où l’on n’aurait plus à s’occuper que du beau et du vrai en eux-mêmes, où l’on ne verrait plus les hommes et leurs passions, les affaires et leurs ennuis, l’histoire et ses terribles agitations, qu’à travers ce rayon de pure lumière que le génie des grands écrivains a répandu sur tout ce qu’il représente ? Quelles charmantes matinées que celles qu’on passerait, par un beau soleil, dans une allée bien sombre, au milieu de ce bruit des champs, immense, confus, et pourtant si harmonieux et si doux, à relire tantôt une tragédie de Racine, tantôt l’histoire des origines du monde, racontées par Bossuet avec une grâce si majestueuse ! quel plaisir de ne se sentir pas tiraillé, au milieu de ces enivrantes études, par l’affaire qui vous rappelle à la maison, de ne pas porter au fond de l’âme l’idée importune de l’ennui qui vous a donné rendez-vous pour ce soir ou pour demain, et qui ne sera, hélas ! que trop exact à l’heure ; de ne rentrer chez soi que pour changer de livres et de méditations, ou pour se livrer à ce repos absolu qui est doux comme le sentiment d’une bonne conscience ! Aujourd’hui, c’est Montesquieu qui fera les frais de la journée ; demain, ce sera Tacite. On se crée des semblants d’étude, on se ménage des récréations. Le fond de la vie, ce serait un abandon complet aux lettres, sans ambition personnelle, sans autre passion que celle d’embellir et d’épurer son intelligence. Une vie formée sur ce modèle ne finirait-elle pas cependant par fatiguer ? N’enfanterait-elle pas, à la longue, le dégoût, la paresse, la folie peut-être ? C’est possible. Il vaut mieux l’imaginer que la posséder ; mais on avouera au moins que l’idée en est délicieuse1.

(Variétés littéraires et morales. Édition Didier.)

Sur la vente d’une bibliothèque

Encore bien peu de jours, et cette belle bibliothèque de MM. de Bure n’existera donc plus ! Ces livres qu’ils avaient rassemblés avec amour vont se partager entre mille mains étrangères et sortir de ce petit cabinet où ils étaient gardés avec un soin si tendre ! D’autres bibliothèques s’en enrichiront pour être dispersées à leur tour. Triste sort des choses humaines ! O mes chers livres ! un jour viendra aussi où vous serez étalés sur une table de vente, où d’autres vous achèteront et vous posséderont, possesseurs moins dignes de vous peut-être que votre maître actuel ? Ils sont bien à moi pourtant, ces livres ; je les ai tous choisis un à un, rassemblés à la sueur de mon front, et je les aime tant ! Il me semble que, par un si long et si doux commerce, ils sont devenus comme une portion de mon âme ! Mais quoi ? rien n’est stable en ce monde, et c’est notre faute si nous n’avons pas appris de nos livres eux-mêmes à mettre au-dessus de tous les biens qui passent, et que le temps va nous emporter, le bien qui ne passe pas, l’immortelle beauté, la source infinie de toute science et de toute sagesse1 !

(Variétés littéraires et morales. Édition Didier, Librairie académique.)