Balzac
1596-1655
[Notice]
Né à Angoulême, Jean-Louis Guez de Balzac, membre de l’Académie française, passa presque toute sa vie sur les bords de la Charente, au fond de son château, dans un isolement superbe, qui, loin de nuire à sa renommée, donnait à ses écrits l’autorité d’oracles impatiemment attendus. Il entretenait de loin la ferveur de ses fidèles par des épîtres et des dissertations que se disputaient les familiers de l’Hôtel de Rambouillet.
Esprit brillant, belle imagination, il fut le Malherbe de la prose : il a l’ampleur de la période, l’éclat du discours ; il sait choisir et ordonner les mots ; il orne de grandes pensées par des expressions magnifiques dont l’harmonie soutenue enchante l’oreille. Mais on voit trop en lui le bel esprit qui ne vise qu’à se produire, n’aime que lui-même, sourit avec effort, plaisante sans gaieté, et pousse la solennité jusqu’à l’emphase. Il donne l’idée d’un beau corps auquel l’âme fait défaut, et les artifices de son noble langage laissent le cœur indifférent. Aussi, la postérité n’a-t-elle pas partagé l’engouement de ses contemporains ; toutefois, il fut pour la langue française un excellent professeur de rhétorique1.
L’Enfant Jésus.
Une étable, une crèche, un bœuf et un âne ! quel palais, bon Dieu, et quel équipage1 ! Cela ne s’appelle pas naître dans la pourpre, et il n’y a rien ici qui sente la grandeur d’un Empire. Pourtant ne soyons pas honteux de l’objet de notre adoration : nous adorons un enfant ; mais cet enfant est plus ancien que le temps. Il se trouva à la naissance des choses ; il eut part à la structure de l’univers ; et rien ne fut fait sans lui, depuis le premier trait de l’ébauchement d’un si grand dessin2 jusqu’à la dernière pièce de sa fabrique. Cet enfant fit taire les oracles, avant qu’il commençât à parler. Il ferma la bouche aux démons étant encore dans les bras de sa mère. Son berceau a été fatal aux temples et aux autels, a ébranlé les fondements de l’idolâtrie, a renversé le trône du prince du monde. Cet homme promis à la nature, demandé par les prophètes, attendu des nations, cet homme enfin, descendu du ciel, a chassé, a exterminé les dieux de la terre3.
Les ruines de Rome.
A Rome, vous4 marcherez sur des pierres qui ont été les dieux de César et de Pompée : vous considérerez les ruines de ces grands ouvrages dont la vieillesse est encore belle, et vous vous promènerez tous les jours parmi les histoires et les fables. Mais ce sont les amusements d’un esprit qui se contente de peu, et non pas les occupations d’un homme qui prend plaisir de naviguer dans l’orage1, et qui n’est pas venu au monde pour le laisser en oisiveté. Quand vous aurez vu le Tibre, au bord duquel les Romains ont fait l’apprentissage de leurs victoires, et commencé ce long dessein qu’ils n’achevèrent qu’aux extrémités de la terre ; quand vous serez monté au Capitole, où ils croient que Dieu était aussi présent que dans le ciel, et qu’il avait enfermé le destin de la monarchie universelle ; après que vous aurez passé au travers de ce grand espace qui était dédié aux plaisirs du peuple2, et où le sang des martyrs a été souvent mêlé avec celui des criminels et des bêtes, je ne doute point qu’après avoir encore regardé beaucoup d’autres choses, vous ne vous lassiez à la fin du repos et de la tranquillité de Rome, qui sont deux choses beaucoup plus propres à la nuit et aux cimetières qu’à la cour et à la lumière du monde3. Toutefois ce n’est pas mon dessein de vous dégoûter d’un voyage que le Roi vous a commandé de faire, et duquel j’espérais être le guide, si mon méchant corps suivait le mouvement de ma volonté.
Les réformateurs.
N’est-il pas vrai que dans les États il y a des pièces si caduques4 et si ébranlées qui, si on les touche, on les renverse ? Il y a des corps qui ne peuvent plus souffrir les remèdes, et qui ne sont plus capables de guérison. Il faut les laisser en l’état où on les trouve, de peur de les briser en les remuant. Un petit effort, un mouvement même sans violence, le passage d’un lit à un autre5, est quelquefois mortel à ces mauvais corps. Ils ne laissent6 pourtant pas de durer pourvu qu’on ne les tourmente pas, et qu’on les remette aux soins et à la conduite de la nature. Ils se conservent dans un repos de corruption, et parmi des maux connus et accoutumés. Or si on voulait les réveiller, si on les tournait seulement d’un autre côté qu’ils ne le sont, leur vie étant enfermée dans leur assoupissement, ce réveil, ce changement leur serait fatal. Voilà comme quoi1 il y a des changements dangereux ; et quand notre jeune ami aura autant vécu que nous, il n’aura pas meilleure opinion que nous de ceux qui veulent réformer le monde. Qu’il lise les histoires de tous les siècles, il verra que ce zèle de réformation a toujours fait naître de nouveaux désordres au lieu de faire cesser les anciens2.
L’homme s’agite et Dieu le mène.
A M. Conrart.
Quoique j’appréhende tout, je ne désespère de rien3. Parmi les lamentations de nos Jérémies (j’appelle ainsi mes amis plaintifs), je mêle toujours de bons augures et de bonnes espérances. Je vous exhorte d’en faire de même, mon cher monsieur, et de ne vous laisser point abattre aux appréhensions de l’avenir et aux prévoyances trop exactes des maux futurs. Laissons agir la Providence, qui se moque bien de toutes nos réflexions et de tous nos raisonnements. Allons par les routes qu’elle nous marque, et ne prenons point les sentiers obliques que notre imagination nous fait concevoir souvent plus sûrs que le grand chemin. Quand nous nous sommes bien alambiqué le cerveau pour trouver une suite aux choses présentes, et pour en tirer des conséquences touchant celles qui doivent arriver, il se trouve que nous avons imité les enfants, qui se donnent beaucoup de peine à faire des maisons de cartes que le moindre vent renverse, ou qui seraient inutiles quand il ne les renverserait pas. Mais c’est trop moraliser pour un villageois, et trop s’enfoncer dans la politique pour un infirme qui se laisse conduire dans le vaisseau où il se trouve embarqué, sans entreprendre d’aider les matelots ni de corriger le pilote1. Je suis sans réserve, monsieur, votre serviteur.
Balzac à la campagne
À Chapelain.
Monsieur,
Pour2 les nouvelles du grand monde que vous m’avez fait savoir, en voici de notre village. Jamais les blés ne furent plus verts, ni les arbres mieux fleuris. Le soleil n’agit pas de toute sa force, comme il fit dès le mois d’avril de l’année passée, quand il brûla les herbes naissantes. Sa chaleur est douce et innocente, supportable aux têtes les plus malades. La fraîcheur et les rosées de la nuit viennent ensuite, et réjouissent ce qui languirait sur la terre sans leur secours ; mais, ayant plutôt abattu la poussière que fait de la boue, il faut avouer qu’elles ne contribuent pas peu aux belles matinées dont nous jouissons3. Je n’en perds pas le moindre moment ; et, les commençant justement à quatre heures et demie, je les fais durer jusqu’à midi. Durant ce temps-là, je me promène sans me lasser, et en des lieux où je puis m’asseoir quand je suis las. Je lis des livres qui ne m’obligent point à méditer, et je n’apporte à ma lecture qu’une médiocre attention ; car en même temps je ne laisse pas de donner audience à un nombre infini de rossignols, dont tous nos buissons sont animés. Je juge de leur mérite, comme vous faites de celui des poëtes au lieu où vous êtes. Et en effet, si vous ne le savez pas, je vous apprends qu’il y a autant de différence de rossignol à rossignol que de poëte à poëte. Il y en a de la première et de la dernière classe. Nous avons quantité de Maillets et de *** ; mais nous avons aussi quelques Chapelains1 et quelques Malherbes. Le reste à une autre fois. Je suis, monsieur, votre, etc.2
Les victoires du christianisme.
Il ne paraît rien ici de l’Homme, rien qui porte sa marque et qui soit de sa façon3. Je ne vois rien qui ne me semble plus que naturel4 dans la naissance et dans le progrès de cette doctrine ; les ignorants l’ont persuadée aux philosophes ; de pauvres pêcheurs ont été érigés en docteurs des rois et des nations, en professeurs de la science du ciel. Ils ont pris dans leurs filets les orateurs et les poëtes, les jurisconsultes et les mathématiciens.
Cette république naissante s’est multipliée par la chasteté et par la mort, bien que ce soient deux choses stériles et contraires au dessein de multiplier. Ce peuple choisi s’est accru par les pertes et par les défaites ; il a combattu, il a vaincu étant désarmé. Le monde, en apparence, avait ruiné l’Église ; mais elle a accablé le monde sous ses ruines. La force des tyrans s’est rendue au courage des condamnés. La patience de nos pères a lassé toutes les mains, toutes les machines1, toutes les inventions de la cruauté.
Chose étrange et digne d’une longue considération ! en ce temps-là il y avait de la presse2 à se faire déchirer, à se faire brûler pour Jésus-Christ. L’extrême douleur et la dernière infamie attiraient les hommes au christianisme ; c’étaient les appâts et les promesses de cette nouvelle secte. Ceux qui la suivaient et qui avaient faveur à la cour avaient peur d’être oubliés dans la commune persécution ; ils allaient s’accuser eux-mêmes, s’ils manquaient de délateurs. Le lieu où les feux étaient allumés et les bêtes déchaînées s’appelait, en la langue de la primitive Église, la place où l’on donne des couronnes.
Voilà le style de ces grandes âmes qui méprisaient la mort comme si elles eussent eu des corps de louage et une vie empruntée. Bien davantage3, et sans rien donner à la licence de la rhétorique, si c’eût été le sang d’autrui, et non pas le leur, ils n’en eussent pas fait si bon marché ; car la charité les eût retenus.
C’était donc dans les joies et dans les plaisirs qu’ils disaient à Dieu : C’est assez, et qu’ils lui demandaient des trêves et du relâche, et non pas dans les supplices et dans les tourments. O mon âme, que d’honneur et de gloire ! O mon imagination, que de délices et de douceurs ! s’écriaient-ils au milieu des flammes. En cet état-là, pour parler encore le langage de la primitive Église, ils étaient pleins, ils étaient possédés de Jésus-Christ. Jésus-Christ avait pris la place de leur esprit et de leur raison : ils n’étaient plus animés que de Jésus-Christ ; ils ne songeaient plus qu’à lui ; ils ne se souvenaient plus que de lui, il leur tenait lieu de toutes choses. Ce n’était plus amour ni constance, c’était une aliénation4 de sens, une maladie surnaturelle, une sainte, une divine fureur.
De leurs cendres et de leurs ruines s’est élevée la grandeur et la souveraineté de notre Église. Le corps s’est trouvé entier dans la dissipation5 de ses membres.
Le sang des martyrs a été fertile, et la persécution a peuplé
le monde de chrétiens. Les premiers persécuteurs, voulant éteindre la lumière qui
naissait et étouffer l’Église au berceau, ont été contraints d’avouer leur faiblesse
après avoir épuisé leurs forces. Les autres qui l’attaquèrent depuis ne réussirent pas
mieux en leur entreprise. Et, bien qu’ils se soient vantés d’avoir purgé
la terre de la nation des chrétiens, d’avoir aboli le nom chrétien en toutes les
parties de l’empire, l’expérience nous a fait voir qu’ils ont triomphé à faux,
et leurs marbres ont été menteurs. Ces superbes inscriptions sont aujourd’hui des
monuments de leur vanité, et non pas de leur victoire. L’ouvrage de Dieu n’a pu être
défait par la main des hommes. Oui, disons hardiment à la gloire de notre Jésus-Christ
et à la honte de leur Dioclétien : « Les tyrans passent, mais la vérité demeure. »