Napoléon
1696-1821
[Notice]
Toute âme supérieure, au moment où elle s’anime, peut se dire maîtresse de la parole : car une pensée forte et vive emporte nécessairement avec elle son expression. Ne fût-ce qu’à ce titre, Napoléon méritait de figurer dans un recueil de modèles classiques. Il trouva de génie la harangue brève, grave, familière, monumentale, et ces mots faits pour électriser la valeur française. Dans ces glorieuses pages de notre histoire, il a toujours l’à-propos grandiose, le ton du commandement suprême, l’accent d’une volonté impérieuse qui ne parle que pour agir. Son style, d’ordinaire simple et nu, serait parfois brusque et sec s’il n’avait de temps en temps des saillies de poëte, des traits lumineux qui font éclair, et découvrent des horizons lointains ; Mais alors l’image se lie si étroitement à la pensée qu’elle en est inséparable.
Il nous suffira de dire que la main de Napoléon a tenu la plume aussi noblement que l’épée.
Les grands hommes
Lorsqu’une déplorable faiblesse et une versatilité sans fin se manifestent dans les conseils du pouvoir ; lorsque, cédant tour à tour à l’influence des partis contraires, et vivant au jour le jour, sans plan fixe, sans marche assurée, il a donné la mesure de son insuffisance, et que les plus modérés sont forcés de convenir que l’État n’est plus gouverné ; lorsqu’enfin à sa nullité au dedans l’administration joint le tort le plus grave qu’elle puisse avoir aux yeux d’un peuple fier, je veux dire l’avilissement au dehors, une inquiétude vague se répand dans la société, le besoin de la conservation l’agite, et, promenant sur elle-même ses regards, elle semble chercher un homme qui puisse la sauver. Ce génie tutélaire, une nation le renferme toujours dans son sein, mais quelquefois il tarde à paraître. En effet, il ne suffit pas qu’il existe : il faut qu’il soit connu ; il faut qu’il se connaisse lui-même. Jusque-là toutes les tentatives sont vaines, toutes les menées sont impuissantes ; l’inertie du grand nombre protége le gouvernement nominal ; et, malgré son impéritie et sa faiblesse, les efforts de ses ennemis ne prévalent pas contre lui. Mais que ce sauveur impatiemment attendu donne tout à coup signe d’existence, l’instinct national le discerne et l’appelle, les obstacles s’aplanissent devant lui, et tout un grand peuple volant sur son passage semble dire : « Le voilà ! »1
Bonaparte a l’archiduc charles 1
Poposition de paix
Quartier général, de Klogenfurt, 11 Germinal an V
(31 mars 1797).
Monsieur le Général en chef,
Les braves militaires font la guerre et désirent la paix ; celle-ci ne dure-t-elle pas depuis six ans ? avons-nous assez tué de monde, et fait éprouver assez de maux à la triste humanité ? Elle réclame de tout côté. L’Europe, qui avait pris les armes contre la République française, les a posées ; votre nation reste seule, et cependant le sang va couler encore plus que jamais. Cette campagne s’annonce par des présages sinistres. Quelle qu’en soit l’issue, nous tuerons, de part et d’autre, quelques milliers d’hommes de plus, et il faudra bien que l’on finisse par s’entendre, puisque tout a un terme, même les passions haineuses2.
Le Directoire exécutif de la République française avait fait connaître à S. M. l’Empereur le désir de mettre fin à la guerre qui désole les deux peuples ; l’intervention de la cour de Londres s’y est opposée. N’y a-t-il donc aucun espoir de nous entendre, et faut-il, pour les intérêts ou les passions d’une nation étrangère aux maux de la guerre, que nous continuïons à nous entr’égorger ? Vous, Monsieur le Général en chef, qui, par votre naissance, approchez si près du trône, et êtes au-dessus de toutes les petites passions qui animent souvent les ministres et les gouvernements, êtes-vous décidé à mériter le titre de bienfaiteur de l’humanité entière3, et de vrai sauveur de l’Allemagne ? Ne croyez pas, Monsieur le Général en chef, que j’entende par là qu’il ne soit pas possible de la sauver par la force des armes ; mais, dans la supposition que les chances de la guerre vous deviennent favorables, l’Allemagne n’en sera pas moins ravagée1. Quant à moi, Monsieur le Général en chef, si l’ouverture que j’ai l’honneur de vous faire peut sauver la vie à un seul homme, je m’estimerai plus fier de la couronne civique 2 que je me trouverais avoir méritée, que de la triste gloire qui peut revenir des succès militaires.
Je vous prie de croire, Monsieur le Général en chef, à mes sentiments d’estime et de considération distinguée.
Un accident de mer
À l’impératrice 3
Pont-de-Briques, le 2 thermidor, an XII (21 juillet 1804).
Madame et chère femme, depuis quatre jours que je suis loin de vous, j’ai toujours été à cheval et en mouvement, sans que cela prît nullement sur ma santé.
Monsieur Maret m’a instruit du projet où vous êtes de partir lundi. En voyageant à petite journée, vous aurez le temps d’arriver aux eaux sans vous fatiguer.
Le vent ayant beaucoup fraîchi4 cette nuit, une de nos canonnières qui étaient en rade a chassé, et s’est engagée sous des roches à une lieue de Boulogne ; je l’ai crue perdue corps et biens, mais nous sommes parvenus à tout sauver. Ce spectacle était grand : des coups de canon d’alarme, le rivage couvert de feux, la mer en fureur et mugissante, toute la nuit dans l’anxiété de sauver ou de voir périr ces malheureux. L’âme était entre l’éternité, l’océan et la nuit. A 5 heures du matin, tout s’est éclairci, tout a été sauvé, et je me suis couché avec la sensation d’un rêve romanesque ou épique, situation qui aurait pu me faire penser que j’étais tout seul, si la fatigue et le corps trempé m’avaient laissé d’autres besoins que dormir. Mille choses aimables1.