(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — La Fontaine (1621-1695.) » pp. 194-204
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(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — La Fontaine (1621-1695.) » pp. 194-204

La Fontaine1
(1621-1695.)

[Notice]

Né à Château-Thierry (Champagne) le 8 juillet 1621, La Fontaine fit plus que de surpasser les fabulistes qui lui avaient frayé la voie ou qui devaient le suivre : il éleva l’apologue à un rang dont on n’avait pas soupçonné la hauteur. Jamais écrivain ne se piqua toutefois moins que lui de prétentions ambitieuses : il ignora assez longtemps que la nature l’eût créé poête, et elle était sa simplicité, qu’il sembla dans la suite, en produisant ses plus grandes beautés, obéir à une sorte d’instinct supérieur. Non que le travail n’ait mûri les fruits spontanés du génie de La Fontaine ; mais le comble de l’art fut pour lui, comme pour tous les maîtres, d’en dissimuler la trace : au mérite de plaire il joignit essentiellement, d’après sa propre expression, celui de paraître n’y penser pas. De là l’originalité et le charme de cet auteur inimitable1 : ce qui complète l’un et l’autre, c’est que, sous l’inspiration vraie qui le dirige, on aperçoit toujours le cœur de l’homme. Nul ne prend plus d’intérêt que lui à tout ce qu’il raconte ; et la race humaine n’est pas le seul objet sur lequel il épanche le riche fonds de sa bienveillance : les animaux sont pour lui des hôtes de cette terre, auxquels il n’est pas étranger. Sa vive sympathie anime tout l’univers à nos yeux, et ses fables sont comme une vaste scène où il se montre souvent le rival de Molière2. Non moins que Molière, il nous avertit et nous corrige en nous amusant. Chez lui, que de règles de conduite et de préceptes le morale renfermés dans des vers devenus proverbes et présents à toutes les mémoires ! Quel âge et quelle situation de la vie n’ont pas beaucoup à lui emprunter3 ?

Le Savetier et le Financier4.

Un savetier chantait du matin jusqu’au soir :
    C’était merveille de le voir,
Merveille de l’ouïr ; il faisait des passages5,
    Plus content qu’aucun des sept sages6.
Son voisin, au contraire, étant tout cousu d’or,
    Chantait peu, dormait moins encor :
  C’était un homme de finance.
Si, sur le point du jour, parfois il sommeillait,
Le savetier alors en chantant l’éveillait ;
    Et le financier se plaignait
    Que les soins de la Providence
N’eussent pas au marché fait vendre le dormir,
    Comme le manger et le boire1.
    En son hôtel il fait venir
Le chanteur, et lui dit : « Or çà, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an ? — Par an ? Ma foi, monsieur,
    Dit avec un ton de rieur2
Le gaillard savetier, ce n’est point ma manière
De compter de la sorte ; et je n’entasse guère
    Un jour sur l’autre : il suffit qu’à la fin
        J’attrape le bout de l’année :
        Chaque jour amène son pain. –
Eh bien ! que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
— Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes),
Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
 Qu’il faut chômer ! on nous ruine en fêtes :
L’une fait tort à l’autre ; et monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône. »
Le financier, riant de sa naïveté3,
Lui dit : « Je veux vous mettre aujourd’hui sur le trône
Prenez ces cent écus : gardez-les avec soin,
    Pour vous en servir au besoin. »
Le savetier crut voir tout l’argent que la terre
    Avait, depuis plus de cent ans,
    Produit pour l’usage des gens.
Il retourne chez lui : dans sa cave il enserre4
    L’argent et sa joie à la fois.
    Plus de chant : il perdit la voix
Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines1.
    Le sommeil quitta son logis :
    Il eut pour hôtes les soucis,
    Les soupçons, les alarmes vaines2.
Tout le jour il avait l’œil au guet ; et la nuit,
    Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l’argent. A la fin, le pauvre homme
S’en courut chez celui qu’il ne réveillait plus.
« Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme
Et reprenez vos cent écus. »
Liv. VIII, fab. 23.

Les Animaux malades de la peste4.

  Un mal qui répand la terreur,
    Mal que le ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre5,
La peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom),
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron1,
    Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
    On n’en voyait point d’occupés
A chercher le soutien d’une mourante vie ;
    Nul mets n’excitait leur envie2 ;
    Ni loups ni renards n’épiaient
    La douce et l’innocente proie ;
    Les tourterelles se fuyaient :
    Plus d’amour, partant plus de joie3.
Le lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis,
    Je crois que le ciel a permis
    Pour nos péchés cette infortune.
    Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux ;
Peut-être il obtiendra la guérison commune :
L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents
    On fait de pareils dévoûments.
Ne nous flattons donc point : voyons sans indulgence
    L’état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,
    J’ai dévoré force moutons.
    Que m’avaient-ils fait ? nulle offense ;
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
        Le berger4 ».
Je me dévoûrai donc, s’il le faut : mais je pense
Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi ;
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
    Que le plus coupable périsse.
Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi :
Vos scrupules font voir trop de délicatesse.
Eh bien ! manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes, seigneur,
    En les croquant, beaucoup d’honneur ;
    Et, quant au berger, l’on peut dire
    Qu’il était digne de tous maux,
Étant de ces gens-là qui sur les animaux
    Se font un chimérique empire. »
Ainsi dit le renard1 ; et flatteurs d’applaudir.
    On n’osa trop approfondir
Du tigre, ni de l’ours, ni des autres puissances,
    Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples mâtins,
Au dire de chacun étaient de petits saints.
L’âne vint à son tour, et dit : « J’ai souvenance
    Qu’en un pré de moines passant,
La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et, je pense,
    Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue :
Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net2»
A ces mots, on cria haro1 sur le baudet.
Un loup, quelque peu clerc2, prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux d’où venait tout le mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable3 !
    Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait. On le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir4
Liv. VII, fab. 15

Le Coche et la Mouche.

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au soleil exposé,
    Six forts chevaux tiraient un coche6.
Femmes, moine, vieillards, tout était descendu :
L’attelage suait, soufflait, était rendu1.
Une mouche survient, et des chevaux s’approche ;
Prétend les animer par son bourdonhnement,
Pique l’un, pique l’autre, et pense à tout moment
    Qu’elle fait aller la machine ;
S’assied sur le timon, sur le nez du cocher.
    Aussitôt que le char chemine,
    Et qu’elle voit les gens marcher,
Elle s’en attribue uniquement la gloire,
Va, vient, fait l’empressée : il semble que ce soit
Un sergent de bataille2, allant en chaque endroit
Faire avancer ses gens et hâter la victoire.
    La mouche, en ce commun besoin,
Se plaint qu’elle agit seule, et qu’elle a tout le soin ;
Qu’aucun n’aide aux chevaux à se tirer d’affaire.
    Le moine disait son bréviaire :
Il prenait bien son temps ! Une femme chantait :
C’était bien de chansons qu’alors il s’agissait !
Dame mouche s’en va chanter à leurs oreilles,
    Et fait cent sottises pareilles.
Après bien du travail le coche arrive au haut3
« Respirons maintenant ! dit la mouche aussitôt :
J’ai tant fait que sons gens sont enfin dans la plaine.
Çà, messieurs les chevaux, payez-moi de ma peine. »
Ainsi certaines gens, faisant les empressés,
    S’introduisent dans les affaires ;
    Ils font partout les nécessaires,
Et, partout importuns, devraient être chassés 4
Liv. VII, fab. 95

La Laitière et le Pot-au lait1.

Perrette, sur sa tête ayant un pot au lait,
    Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville2
Légère et court vêtue, elle allait à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
    Cotillon simple et souliers plats3
    Notre laitière ainsi troussée,
    Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait ; en employait l’argent ;
Achetait un cent d’œufs ; faisait triple couvée :
La chose allait à bien par son soin diligent.
    « Il m’est, disait-elle, facile
D’élever des poulets autour de ma maison ;
    Le renard sera bien habile
S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son :
Il était, quand je l’eus, de grosseur raisonnable ;
J’aurai, le revendant, de l’argent bel et bon.
Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est4, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ? »
Perrette là-dessus saute aussi, transportée :
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée5
La dame de ces biens, quittant d’un œil marri1
    Sa fortune ainsi, répandue,
    Va s’excuser à son mari,
    En grand danger d’être battue…

    Quel esprit ne bat la campagne ?
    Qui ne fait châteaux en Espagne2 ?
Picrochole, Pyrrhus3, la laitière ; enfin tous,
    Autant les sages que les fous !
Chacun songe en veillant ; il n’est rien de plus doux :
Une flateuse erreur emporte alors nos âmes ;
    Tout le bien du monde est à nous…
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi :
Je m’écarte, je vais détrôner le sofi4 ;
    On m’élit roi, mon peuple m’aime :
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant.
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même,
    Je suis gros Jean5 comme devant.
Liv. VII, fab. 106

Épître à l’évêque d’Avranches (Huet1)

Le poëte y témoigne son admiration pour les anciens, en même temps qu’il expose sa manière de composer.

 

Faute d’assez priser les Grecs et les Romains,
On s’égare en voulant tenir d’autres chemins.
Quelques imitateurs, sot bétail2, je l’avoue,
Suivent en vrais moutons le pasteur de Montoue3
J’en use d’autre sorte ; et, me laissant guider,
Souvent à marcher seul j’ose me hasarder.
On me verra toujours pratiquer cet usage.
Mon imitation n’est point un esclavage ;
Je ne prends que l’idée, et les tours, et les lois
Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois.
Si d’ailleurs quelque endroit plein chez eux d’excellence
Peut entrer dans mes vers sans nulle violence,
Je l’y transporte, et veux qu’il n’ait rien d’affecté,
Tâchant de rendre mien cet air d’antiquité.
Je vois avec douleur ces routes méprisées :
Arts et guides, tout est dans les champs Élysées.
J’ai beau les évoquer, j’ai beau vanter leurs traits ;
On me laisse tout seul admirer leurs attraits.
Térence est dans mes mains ; je m’instruis dans Horace ;
Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse.
Je le dis aux rochers ; on veut d’autres discours :
Ne pas louer son siècle est parler à des sourds.
Je le loue, et je sais qu’il n’est pas sans mérite ;
Mais, près de ces grands noms, notre gloire est petite.