(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Ponsard 1814-1868 » pp. 583-600
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Ponsard 1814-1868 » pp. 583-600

Ponsard
1814-1868

[Notice]

Né à Vienne, dans l’Isère, M. Francis Ponsard était avocat stagiaire dans sa petite ville de province, quand il composa Lucrèce 1, représentée à l’Odéon, le 22 avril 1843, au lendemain de la chute des Burgraves. Cette étude sérieuse et habile, où des vertus fières parlaient un langage parfois cornélien, servit de drapeau à tous ceux qu’attristaient les victoires de l’école romantique. Les uns y virent une revanche du bon sens, et les autres un sage compromis entre les doctrines de deux camps ennemis. Le goût de la tragédie ayant été réveillé par le talent de mademoiselle Rachel, le poëte profita des applaudissements donnés à l’artiste, et toutes ces causes concoururent à un légitime succès qui prit les proportions d’un événement. Agnès de Méranie (1846) mérita le même accueil, sans l’obtenir. Charlotte Corday fut plus heureuse : jouée en 1848, au milieu du frémissement populaire, cette pièce, où le drame se mêle à l’idylle, réussit par des scènes où l’on admire la fidélité des peintures historiques, et par des tirades éloquentes à travers lesquelles circule un souffle d’honnêteté vengeresse et indignée. Sans parler des autres œuvres de M. Ponsard, (Horace et Lydie, Homère, Ulysse, la Bourse, le Lion amoureux, Galilée), il convient pourtant de signaler la souplesse du talent studieux auquel nous devons l’Honneur et l’Argent (1856), satire morale, où tant de saines vérités sont traduites en bons vers, que Boileau ne répudierait pas.

Écrivain consciencieux, M. Ponsard a eu le mérite d’accommoder la tradition classique aux exigences du goût contemporain. Il donne aux passions une expression familière, sans mêler à la tragédie le ton de la comédie. Il use avec discrétion de la couleur locale, sans sacrifier le principal à l’accessoire. Hardi avec réflexion, il fait estimer en lui un talent sain et honnête, qui se compose de probité vaillante, et de volonté patiente. Peut-être sa poésie a-t-elle été parfois trop raisonnable ; mais on ne saurait trop louer sa langue sobre et virile, son style solide, et tant de vers prédestinés à figurer dans un recueil de morceaux choisis1.

Une épouse romaine 1

Acte premier

LUCRÈCE, LA NOURRICE, LAODICE, esclaves 2

Lucrèce, à une de ses esclaves.

Lève-toi, Laodice, et va puiser dans l’urne
L’huile qui doit brûler dans la lampe nocturne.
Les heures du repos viendront un peu plus tard.
La nuit n’a pas encor fourni son premier quart,
Et je veux achever de filer cette laine
Avant d’éteindre enfin la lampe deux fois pleine.
Laodice se lève, et va chercher de l’huile qu’elle verse dans la lampe.

La nourrice.

Lucrèce, écoutez-moi ; car vous n’oubliez pas
Que je vous ai longtemps portée entre mes bras1 :
Votre mère mourut quand vous veniez de naître ;
Je vous donnai mon lait, sur l’ordre de mon maître2 ;
Je ne vous quittai plus ; je bénis le destin,
Lorsqu’il vous fit entrer au lit de Collatin ;
C’est pourquoi laissez-moi parler. — Que vos esclaves
Filent pour votre époux les robes laticlaves3 ;
Je les ferai veiller jusqu’au chant de l’oiseau
De qui la voix sacrée annonce un jour nouveau.
Mais vous, ma chère enfant, suspendez votre tâche ;
Vous la reprendrez mieux, après quelque relâche.
Faut-il donc que vos yeux s’usent, toujours baissés,
A suivre dans vos doigts le fil que vous tressez ?
Pourquoi vous imposer tant de pénibles veilles ?
Cherchez à vous distraire, imitez vos pareilles ;
Et que, de temps en temps, des danses, des concerts4,
Ramènent la gaîté dans vos foyers déserts.

Lucrèce.

Quand mon mari combat en bon soldat de Rome,
Je dois agir en femme ainsi qu’il fait en homme.
Nourrice, nous avons tous les deux notre emploi :
Lui, les armes en main, doit défendre son roi ;
Il doit montrer l’exemple aux soldats qu’il commande ;
Mon devoir est égal, si ma tâche est moins grande.
Moi, je commande ici, comme lui dans son camp,
Et ma vertu doit être au niveau de mon rang.
La vertu que choisit la mère de famille,
C’est d’être la première à manier l’aiguille,
La plus industrieuse à filer la toison,
A préparer l’habit propre à chaque saison,
Afin qu’en revenant au foyer domestique,
Le guerrier puisse mettre une blanche tunique,
Et rende grâce aux dieux de trouver sur le seuil
Une femme soigneuse, et qui lui fasse accueil1.
— Laisse à d’autres que nous les concerts et la danse.
Ton langage, nourrice, a manqué de prudence2.
La maison d’une épouse est un temple sacré,
Où les yeux du soupçon n’ont jamais pénétré ;
Et son époux absent est une loi plus forte3
Pour que toute rumeur se taise vers sa porte.

La nourrice.

Ce zèle rigoureux me semble aller trop loin,
La joie est de votre âge un innocent besoin4.
Pendant qu’on tient des dieux la jeunesse, on est sage
De fêter cette hôtesse au rapide passage.
Quelle prise y voit-on à la malignité ?
Et qu’est-ce qu’un soupçon qui n’est pas mérité5 ?
L’honneur ne dépend pas d’un injuste caprice,
Et quand le cœur est pur, il suffit.

Lucrèce.

Non, nourrice.
Ce n’est pas assez bien respecter la pudeur
Que d’avoir seulement son culte au fond du cœur.

La nourrice.

Eh bien ! soit. Prolongez cette retraite austère ;
Défendez aux plaisirs votre seuil solitaire ;
Mais, cessant d’ajouter la fatigue aux ennuis,
Que le travail au moins n’abrége pas vos nuits6.
Le sommeil entretient la beauté du visage ;
L’insomnie, au contraire, y marque son passage.
Gardez que votre époux, de son premier regard,
Ne vous trouve moins belle au retour qu’au départ1.

Lucrèce.

Tu me presses en vain ; je veux rester fidèle,
Par mon aïeule instruite2, aux mœurs que je tiens d’elle.
Les femmes de son temps mettaient tout leur souci
A surveiller l’ouvrage, à mériter ainsi
Qu’on lût sur leur tombeau, digne d’une Romaine :
« Elle vécut chez elle, et fila de la laine. »
Les doigts laborieux rendent l’esprit plus fort,
Tandis que la vertu dans les loisirs s’endort.
Aussi, celle qui prend l’aiguille de Minerve,
Minerve, applaudissant, l’appuie et la préserve.
Le travail, il est vrai, peut ternir ma beauté,
Mais rien ne ternira mon honneur respecté ;
Et, si je dois choisir, injure pour injure,
La ride au front sied mieux qu’au nom la flétrissure3.
— C’est assez : le temps passe à tenir ces propos ;
Quand la langue se meut, la main reste en repos.
Poursuivons notre tâche. — Allons4 !

Rome sous les tarquins

Brute.5.

Je veux le bien de Rome, et je le veux solide.
Connais mieux mes projets. Jusqu’ici l’entretien
Roula1 sur la vengeance et le choix du moyen ;
Il est temps aujourd’hui que chacun de nous sache,
Par delà les combats, quelle sera sa tâche.
— Valère, si mon vœu doit prévaloir, ni moi,
Ni personne jamais ne se nommera roi.
Tarquin fut un tyran ; un autre pourrait l’être.
Rome, telle qu’elle est, n’a plus besoin d’un maître.
Quand, faible et menacée, il fallait qu’au début
Elle vainquît sans cesse au prix de son salut,
Alors, il était bon qu’une forte puissance
Aux insubordonnés2 apprît l’obéissance,
Et, pour mieux faire face au péril imminent,
Doublât la résistance en la disciplinant3.
La grandeur du danger tenait l’âme en haleine4,
Et nourrissait ainsi la fierté sous la gêne5 ;
Le guerrier respirait dans le sujet soumis.
— Mais Rome a triomphé de tous ses ennemis,
Et, ne combattant plus pour sauver ses murailles,
N’a plus la même ardeur à gagner des batailles.
Cette sécurité dans laquelle on s’endort,
Rend les esprits trop mous et le pouvoir trop fort.
Depuis qu’il ne sert plus la défense commune,
Le sceptre n’a servi qu’à sa propre fortune ;
Affranchi du péril de nos rivaux anciens,
Il s’essaye à présent contre les citoyens.
Son audace s’accroît du peu de résistance ;
Rome, trop tôt sauvée, a perdu sa constance,
Et, façonnée aux lois, n’a même plus au cœur
D’un peuple impolicé6 la sauvage vigueur.
Partout, dans nos maisons, nos repas, nos costumes,
S’étalent la mollesse et l’oubli des coutumes.
Le manteau militaire est trop lourd pour nos bras1 ;
La ceinture elle-même est presque un embarras ;
La pierre du palais succède aux murs de terre
Qui des rudes aïeux formaient la chambre austère.
Toute force s’énerve en ce relâchement,
Et, de notre déclin signe plus alarmant !
Cette vertu qui fuit longtemps après les autres,
La pudeur de la femme a péri chez les nôtres.
Enfin Rome se meurt, si, par un brusque effort,
Une crise ne vient l’arracher à la mort2.
— Pour la régénérer et lui redonner l’âme,
De son orgueil éteint pour rallumer la flamme,
Pour qu’elle sente en soi florir3 sa puberté,
Il n’est qu’un seul moyen, et c’est la liberté.
Cette seconde ardeur remplaçant la première,
Rome redeviendra tout énergique et fière.
Elle eût été chétive, esclave de ses rois ;
Libre, elle soumettra l’Italie à ses lois4 !

Un indépendant

George.

Messieurs, je vous présente un sage
Qui suit la raison pure, et méprise l’usage ;
Il n’épargne aucun soin pour servir un ami,
En lui serrant la main.
Et n’est pas homme alors à rien faire à demi ;
Mais quand il ne s’agit que des choses du monde,
On ne peut y plier son humeur vagabonde.

Rodolphe.

La liberté, cher George, est le suprême bien.
Je ne dois rien au monde, et ne lui donne rien1.

Deuxième ami.

Moi, j’approuve monsieur, et toutefois je pense
Qu’il est certains devoirs dont nul ne se dispense :
Quand on est, par exemple, invité quelque part,
A cette politesse on doit avoir égard.

Rodolphe.

Je vais chez qui me plaît, et non chez qui m’invite2.

Deuxième ami.

Tout au moins devez-vous y faire une visite.

Rodolphe.

Non3.

Deuxième ami.

Si vous recevez des lettres…

Rodolphe.

Je les mets
Soigneusement en poche, et ne réponds jamais.

Premier ami.

Oh ! vous raillez.

Rodolphe.

Non pas. Je ne puis pas admettre
Qu’un importun m’oblige à répondre à sa lettre4,
Et, parce qu’il lui plaît de noircir du papier,
Me condamne moi-même à ce fâcheux métier.
Ma vie est occupée, et de mes jours rapides
Je ne puis rien donner aux choses insipides.
Je vis pour admirer la nature et les arts ;
Des chefs-d’œuvre divers j’enchante mes regards1 ;
J’en ai pour tout un jour d’une belle peinture ;
De mes auteurs connus je me fais la lecture,
Ou bien à travers champs je vais me promener,
Pour voir les prés verdir et les bois bourgeonner.
Mais aller chez des gens que l’on connaît à peine,
Pour échanger sans but quelque parole vaine2 ;
Avoir des rendez-vous ; savoir l’heure qu’il est ;
S’arracher avec peine aux lieux où l’on se plaît ;
Quitter le coin du feu, la page commencée,
Et le fauteuil moelleux où s’endort la pensée ;
Se parer, s’épuiser en efforts maladroits
Pour enfoncer sa main dans des gants trop étroits,
Et pouvoir se montrer, d’une façon civile,
En deux salons placés aux deux bouts de la ville3 ;
Bref, d’invitations incessamment pourvu,
Ne pas se réserver un jour pour l’imprévu,
Et gaspiller le temps d’une œuvre sérieuse
Dans cette oisiveté rude et laborieuse4 ;
Est-ce vivre ? Et n’a-t-on pas droit de s’étonner
Que des hommes de sens veuillent s’y condamner ?
— Quant à moi, je n’en ai les moyens ni l’envie ;
Mon mince revenu m’interdit cette vie.
Je n’ai pas, comme vous, voitures et valets ;
Il faut que ce soit moi qui porte mes billets ;
Et, si je leur livrais mes rentes en pâture,
Les gants, et les habits, et les frais de voiture,
Et le reste, bientôt auraient tout dévoré,
Sans plaisir pour moi-même, et sans qu’on m’en sût gré.

George.

Ceci me semble outré, Rodolphe ; ces dépenses
Ne vont pas, après tout, aussi loin que tu penses,
Et je crois que l’on peut, sans trop grand embarras…

Rodolphe.

Oh ! tout semble facile à qui ne compte pas ;
Mais ceux dont le budget n’a que peu de ressource
Savent ce qu’il en coûte à leur modeste bourse.
Je suis pauvre, très-pauvre, et vis pourtant fort bien,
C’est parce que je vis comme les gens de rien.
La pire pauvreté, la misère profonde
Est celle qu’on promène en frac noir dans le monde1.

George.

Agis à ta façon, Rodolphe ; il t’est permis
D’être invisible ailleurs, si tu vois tes amis2.
(L’Honneur et l’Argent, acte 1er.)

Scène des triumvirs 3

MARAT, DANTON, ROBESPIERRE.

Danton.

Le triomphe est complet. Nous sommes tout-puissants.
Le peuple élève aux cieux nos noms retentissants.
Tout nous appartient, clubs, comités, ministères,
Justice, emplois civils et forces militaires ;
Et la Convention acclame, sans débats,
Nos décrets qu’elle vote et ne discute pas.
La Gironde1 a longtemps balancé notre empire ;
Les destins sont fixés, et la Gironde expire.
La révolution est à nous cette fois.
— Eh bien ! qu’en ferons-nous, puisqu’elle est à nous trois ?

Robespierre.

La révolution n’appartient à personne ;
Je ferai, quant à moi, ce que le peuple ordonne.

Danton.

Eh ! sans doute ! le peuple est souverain : c’est dit ;
Mais tu n’es pas aux clubs où cela s’applaudit.
Laissons donc entre nous ce mot sonore et vide ;
On sait bien que le peuple a besoin qu’on le guide.
Il s’assied.
Je dis qu’il faut régler, par un commun accord,
La révolution dont nous tenons le sort.
— Voulez-vous la pousser jusques aux derniers actes,
Ouvrir aux passions toutes leurs cataractes,
Et tout bouleverser, au point que le soleil
N’aura pas encor vu cataclysme pareil ?
Nous le pouvons. — Pourtant songez-y, vous dirai-je ;
Nous avons abattu le dernier privilége :
Que reste-t-il encor qui puisse être emporté,
Sinon les fondements de la société ?
— Croyez-vous que la crise approche de son terme ?
Voulez-vous établir un gouvernement ferme ?
Nous le pouvons. — D’un mot, créateurs ou fléaux,
Nous allons faire l’ordre, ou faire le chaos.
De l’audace ! ai-je dit en lançant le tonnerre ;
L’audace est l’instrument révolutionnaire ;
Mais après la bataille, il faut pacifier.
Nous avons démoli, sachons édifier.
Autres sont les moyens de construire et d’abattre ;
S’il fallait faire peur, quand il fallait combattre,
Quand nous avons vaincu, nous devons consommer
L’œuvre républicaine en la faisant aimer.
Elle aura tous les cœurs, si l’ordre recommence.
Pour cela, que faut-il ? La force et la clémence.
Légalité, respect à la Convention,
Gouvernement puissant, unité d’action,
Tout est là. — Mais d’abord désarmons la Commune1.
Deux souverainetés, c’est trop. Il n’en faut qu’une.
— Qu’en dis-tu, Robespierre ?

Robespierre.

Ah ! que demandes-tu ?
Je suis bien fatigué d’avoir tant combattu.
A quoi bon les efforts du patriote austère ?
La vertu fut toujours trop rare sur la terre,
Et l’on se décourage à poursuivre ici-bas
Le bien que l’on veut faire et que l’on ne fait pas2.

Danton.

A part. Haut.
Bon ! sa vieille chanson ! — Essayons tous ensemble.

Robespierre.

Les essais ne sont pas si faciles qu’il semble.
La liberté ne vit que par les bonnes mœurs3 ;
Pour réformer l’État, réformez donc les cœurs,
Sinon, vainqueurs d’un roi, mais vaincus par le vice,
Vous n’aurez fait bientôt que changer de service.
Danton se lève avec impatience, et se promène vers la gauche.
Eh bien ! substituer, pour le commun bonheur,
Les lois de la morale aux lois d’un faux honneur,
La raison éclairée au sombre fanatisme,
Le devoir au calcul, l’amour à l’égoïsme,
Développer l’essor des instincts généreux,
Ne pas souffrir qu’en France il soit un malheureux,
Fonder l’égalité, ce beau rêve du juste,
En faisant respecter ce qui doit être auguste,
Ce n’est pas là, Danton, l’effet d’un coup de main :
C’est un travail immense et le chef-d’œuvre humain,
Et la probité seule, alliée au génie,
Peut des mœurs et des lois créer cette harmonie1.

Danton, à part.

Déclamateur !

Marat, à part.

Tartufe !

Danton, se rapprochant de Robespierre.

Un chef-d’œuvre en effet ;
Pour en venir à bout, dis-nous comment on fait.

Robespierre.

Cultivez la raison ; l’instruction première
Doit luire à tout le monde, ainsi que la lumière.
Formez la conscience, et d’abord sachez bien,
S’il ne parle de Dieu, que ce mot ne dit rien.
On foule aux pieds la loi qui n’a pas pour tutelle
Le dogme d’un Dieu juste et d’une âme immortelle.
— Dogmes consolateurs, soutenez l’innocent2 !
Troublez, dogmes vengeurs, le crime pâlissant !
Célestes alliés de la justice humaine,
Épurez, exaltez l’âme républicaine3 !
Vous faites les héros, et l’athéisme abject
Fait le tyran cruel et le lâche sujet.

danton.

D’accord ; et je partage en tout point ta doctrine ;
Encor faut-il du temps avant qu’on l’enracine.
Les enfants grandiront sans doute, et leur raison
Portera d’heureux fruits, quand viendra la saison ;
Il s’incline vers Robespierre.
Mais le peuple actuel, qui manqua de bons maîtres,
Nous peut en attendant jeter par les fenêtres.
— Je ne vois rien d’où sorte un prochain résultat ;
J’entends le philosophe, et non l’homme d’État.
J’ai peur qu’à dire vrai tes regards ne se noient
Dans un fond vaporeux dont les lignes ondoient,
Et que tous ces grands mots, bonheur, vertu, raison,
Dont la demi-lueur flotte sur l’horizon,
N’éclairent qu’une vague et fausse perspective
Qu’on voit s’évanouir aussitôt qu’on arrive.

Robespierre, se levant et allant à Danton.

Oui, je sais que ces mots excitent tes dédains ;
Ils faisaient avant toi rire les Girondins.
Il revient vers la table.
Tous les ambitieux ont eu cette méthode1 ;
Le matérialisme à leurs plans est commode ;
Corrompus, corrupteurs, ils avaient observé
Qu’on asservit sans peine un peuple dépravé.
César, qui méditait l’esclavage de Rome,
Soutient qu’après la mort rien ne survit à l’homme2 ;
Mais Socrate mourant entretient ses amis
Des immortels destins que Dieu nous a promis.
— Je sais aussi, je sais que la vertu succombe ;
Le chemin du devoir est celui de la tombe.
Haï, calomnié, dans ses meilleurs desseins,
L’homme intègre est toujours entouré d’assassins.
Eh bien ! je m’abandonne à leur main scélérate ;
Je boirai, sans regret, la coupe de Socrate3.
Il se rassied.

Danton, toujours debout.

On ne te l’offre pas. — Voyons, parle, Marat.

marat, toujours assis.

Ah ! tu t’abaisses donc jusqu’à moi, frère ingrat ?
Et Marat n’est donc plus ce maniaque acerbe
Qui compromet les plans de Danton le superbe !
Regardant Robespierre. Regardant Danton.
Je ne suis ni cafard, ni faiseur de discours,
Et vais tout droit au but par des chemins très-courts.
Eh bien ! la liberté ne sera pas fondée,
Si l’on ne suit ma simple et lumineuse idée.
On la connaît déjà ; je l’ai dans mes écrits1
Indiquée aux penseurs et non aux beaux-esprits.
— Il faut qu’on nomme un chef, un tribun militaire,
Un dictateur ; le nom ne fait rien à l’affaire ;
Il faut que ce tribun, entouré de licteurs,
Recherche et mette à mort tous les conspirateurs ;
De crainte des abus, que son unique tâche
Soit de faire tomber les têtes sous la hache,
Et qu’un boulet aux pieds, insigne du pouvoir,
L’enchaîne au châtiment, s’il manque à son devoir.
— Je coupe ainsi d’un coup les trames qu’on prépare,
Et j’épargne le sang dont il faut être avare2.

Danton, à Robespierre.

Toujours fou !

Marat.

L’an passé, c’était encor plus sûr ;
Nous jouirions déjà du calme le plus pur.
Cent têtes, qu’il fallait couper en temps utile,
Nous auraient dispensé d’en couper trois cent mille.

Robespierre.

Trois cent mille !

Marat.

Ah ! Danton, j’avais espoir en toi ;
Je voulais te donner ce redoutable emploi.
Ton audace m’a plu ; mais j’ai connu bien vite
Que l’audace était grande et la sphère petite.
Ton esprit ne sait pas planer dans ces hauteurs
Où tout scrupule échappe aux vrais législateurs ;
Les terrestres liens t’empêchent de m’y suivre ;
D’un misérable orgueil ta parole t’enivre ;
Des flatteurs empressés te prodiguent l’encens ;
L’or, l’amour, les festins ont captivé tes sens,
Et la dépouille belge, hélas ! est la Capoue
Où le victorieux dans la mollesse échoue.

Robespierre, à demi-voix.

J’en connais de plus fous.

Marat.

J’ai, la lanterne en main,
Cherché ; je n’ai point vu d’homme sur mon chemin.
Regardant Danton. Regardant Robespierre.
L’un manque de grandeur, et l’autre de courage.
— Alors ce sera moi qui ferai votre ouvrage.
Il se lève, et marche d’un pas agité vers la gauche.

Danton.

Enfin, que veux-tu donc ?

Marat.

Je ne pense pas, moi,
Que tout soif terminé, dès qu’on n’a plus de roi ;
C’est le commencement. — Je sais que chez les nôtres
Quelques-uns ne voulaient que la place des autres,
Et tiennent que chacun doit être satisfait,
Quand ce sont eux qui font ce que d’autres ont fait.
Leur révolution se mesure à leur taille.
— Ce n’est pas pour si peu, Danton, que je travaille.
Ami du peuple, hier, je le suis aujourd’hui ;
J’ai souffert, j’ai lutté, j’ai haï comme lui ;
Misère, oubli, dédain, hauteur patricienne.
Ses affronts sont les miens ; sa vengeance est la mienne.
Il le sait ; il défend celui qui le défend.
Or, je porterai loin son drapeau triomphant.
Il ne me suffit pas d’un changement de forme ;
Au sein des profondeurs j’enfonce la réforme.
Je veux, armé du soc, retourner les sillons.
A l’ombre les hahits ! au soleil les haillons1 !
Je veux que la misère écrase l’opulence,
Que le pauvre à son tour ait le droit d’insolence,
Qu’on tremble devant ceux qui manqueront de pain,
Et qu’ils aient leurs flatteurs, courtisans de la faim.
Chapeau bas, grands seigneurs, bourgeois et valetaille !
Vos maîtres vont passer : saluez la canaille1 !
— Oh ! ce sont des plaisirs lentement savourés,
Et qui compensent bien tant d’affronts dévorés,
Que cet abaissement d’une classe arrogante,
Se parant gauchement de la veste indigente,
S’exerçant aux jurons, et, chute sans grandeur !
Des cris qu’elle déteste exagérant l’ardeur !

Danton, éclatant enfin, après avoir arpenté le théâtre à grands pas, pendant les dernières paroles de Marat.

Morbleu ! — la liberté ne veut pas de despotes.
Chapeau bas, grands seigneurs ! chapeau bas, sans-culottes,
Et saluez la loi, non les individus ;
Car ce n’est qu’à la loi que ces respects sont dus.
Le nouveau droit commun confond toutes les classes ;
Je ne distingue plus ni familles ni races ;
Le peuple est tout le monde, et les nobles anciens,
Tombés nobles, se sont relevés citoyens.

Marat.

Tu n’y comprends rien.

Danton.

Non ; je n’ai pas ce génie.
Je veux tout simplement briser la tyrannie ;
Qu’elle vienne d’en haut, qu’elle vienne d’en bas,
Elle est la tyrannie, et je ne l’aime pas.

Marat.

C’est fort bien. Va du pauvre au riche que tu flattes ;
Prends-toi d’amour subit pour les aristocrates ;
Va, va, ce n’est pas toi qui les peux relever ;
— Prends garde de te perdre, en voulant les sauver !
Il passe devant Danton.
Quant au peuple, il saura se passer de ton aide.
— Tu m’as interrogé ; je t’ai dit le remède…

Danton.

Beau remède !

marat, revenant vers la table.

Nommez sans délai, sans retard,
Nommez un dictateur. — Demain sera trop tard.
Le peuple vengera lui-même son injure,
Et ce sera terrible alors, je vous le jure.
Rien n’arrêtera plus l’effusion du sang ;
Moi-même à la régler je serais impuissant.
Le peuple, brandissant le glaive de l’archange :
Bavardez, dira-t-il, bavardez ! — Je me venge.
Et son glaive au fourreau ne sera pas remis,
Qu’il n’ait exterminé ses derniers ennemis1.