(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Montesquieu, 1689-1755 » pp. 235-252
/ 171
(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Montesquieu, 1689-1755 » pp. 235-252

Montesquieu
1689-1755

[Notice]

Né près de Bordeaux, au château de La Brède, Montesquieu appartenait à une famille de robe et d’épée. Dès l’enfance, il lisait plume en main, avec réflexion, cherchant, dit-il, l’esprit des choses : la vocation parlait déjà. Conseiller au parlement de Bordeaux (1714), président à mortier (1716), placé dans un rang propice à son rôle d’observateur politique, il vendit sa charge (1726), pour se consacrer plus librement aux lettres. Il avait déjà publié sous le voile de l’anonyme les Lettres Persanes (1721) où il se jouait autour d’importantes questions, et le Temple de Gnide (1725), erreur d’un génie qui se trompait de voie.

Académicien en 1726, il se prépara par des voyages en Allemagne, en Italie et en Angleterre, à recueillir les éléments des œuvres qu’il méditait. Les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains sont le plus classique de ses écrits. Le génie de Rome y revit, idéalisé. Il y a approfondit les institutions et les maximes qui lui donnèrent l’empire du monde. Dans le Dialogue de Sylla et d’Eucrate, il fait parler son héros comme un personnage de tragédie. Il ne publia qu’à soixante ans l’Esprit des lois (1748), dont vingt-deux éditions traduites dans toutes les langues s’épuisèrent en dix-huit mois. On y admire une intelligence perçante, qui convertit les faits en principes. Ses pensées éclairent de vastes horizons. S’il n’a pas assez de suite et de méthode, si l’on a pu dire qu’il faisait de l’esprit sur les lois, cependant il égale souvent la majesté de son sujet, il découvre les principaux ressorts des sociétés ; il forme des vœux généreux d’humanité, de justice et de liberté réglée. Il allume des flambeaux qui ne s’éteindront plus. En un mot, le citoyen est digne de l’écrivain. « Le principal mérite de l’Esprit des lois , a dit Voltaire, est l’amour des lois qui règne dans cet ouvrage ; et cet amour des lois est fondé sur l’amour du genre humain. » Il mourut épuisé par ses immenses travaux.

Il est le premier qui chez nous ait appliqué le grand art d’écrire à la politique et à la législation. Il appartient à l’élite de ceux qui, sans chimère ni ambition, veulent le bien de la patrie et l’honneur du genre humain.

Sa diction a je ne sais quoi de grave et d’auguste. Nerveux et rapide, son style condense les idées en des traits énergiques ou brillants. On y sent une méditation intense qui rappelle Tacite. Son imagination prompte revêt la maxime d’une forme poétique, comme faisait son compatriote Montaigne. À la finesse qui saisit les nuances les plus délicates, sa langue unit cette propriété d’expression qui les fixe, et cette clarté qui les rend visibles.

On a dit qu’il mérite d’être traité comme les anciens. « Citer Montesquieu, cela honore. »

À son fils

Mon fils, vous êtes assez heureux pour n’avoir ni à rougir ni à vous enorgueillir de votre naissance : la mienne est tellement proportionnée à ma fortune, que je serais fâché que l’une ou l’autre fussent plus grandes.

Vous serez homme de robe ou d’épée. Comme vous devez rendre compte de votre état, c’est à vous de le choisir : dans la robe vous trouverez plus d’indépendance ; dans le parti de l’épée, de plus grandes espérances.

Il vous est permis de souhaiter de monter à des postes plus éminents, parce qu’il est permis à chaque citoyen de souhaiter d’être en état de rendre de plus grands services à sa patrie ; d’ailleurs, une noble ambition est un sentiment utile à la société, lorsqu’il se dirige bien. Comme le monde physique subsiste parce que chaque partie de la matière tend à s’éloigner du centre, aussi le monde politique se soutient-il par le désir intérieur et inquiet que chacun a de sortir du lieu où il est placé. C’est en vain qu’une morale austère veut effacer les traits que le plus grand des ouvriers a gravés dans nos âmes : mieux vaut régler les sentiments de l’homme que les détruire.

Portrait de Montesquieu par lui-même

Une personne de ma connaissance disait : « Je vais faire une assez sotte chose, c’est mon portrait : je me connais assez bien. »

Je n’ai presque jamais eu de chagrin, encore moins d’ennui.

Ma machine est si heureusement construite, que je suis frappé par tous les objets assez vivement pour qu’ils puissent me donner du plaisir, pas assez pour qu’ils puissent me donner de la peine.

J’ai l’ambition qu’il faut pour me faire prendre part aux choses de cette vie ; je n’ai point celle qui pourrait me faire trouver du dégoût dans le poste où la nature m’a mis.

L’étude a été pour moi le souverain remède contre les disgrâces de la vie, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé.

Je m’éveille le matin avec une joie secrète de voir la lumière ; je vois la lumière avec une espèce de ravissement, et tout le reste du jour je suis content. Je passe la nuit sans m’éveiller ; et le soir, quand je vais au lit, une espèce d’engourdissement m’empêche de faire des réflexions.

Je suis presque aussi content avec des sots qu’avec des gens d’esprit : car il y a peu d’hommes si ennuyeux qui ne m’aient amusé ; très-souvent il n’y a rien de si amusant qu’un homme ridicule.

J’ai eu naturellement de l’amour pour le bien et l’honneur de ma patrie, et peu pour ce qu’on appelle la gloire ; j’ai toujours senti une joie secrète lorsqu’on a fait quelque règlement qui allait au bien commun1.

Quand j’ai voyagé dans les pays étrangers, je m’y suis attaché comme au mien propre ; j’ai pris part à leur fortune, et j’aurais souhaité qu’ils fussent dans un état florissant.

J’ai cru trouver de l’esprit à des gens qui passaient pour n’en point avoir.

Je n’ai pas été fâché de passer pour distrait ; cela m’a fait hasarder bien des négligences qui m’auraient embarrassé.

J’aime les maisons où je puis me tirer d’affaire avec mon esprit de tous les jours.

Dans les conversations et à table, j’ai toujours été ravi de trouver un homme qui voulût prendre la peine de briller : un homme de cette espèce présente toujours le flanc, et tous les autres sont sous le bouclier.

Rien ne m’amuse plus que de voir un conteur ennuyeux faire une histoire circonstanciée sans quartier : je ne suis pas attentif à l’histoire, mais à la manière de la faire.

Pour la plupart des gens, j’aime mieux les approuver que de les écouter.

Quand je me fie à quelqu’un, je le fais sans réserve ; mais je me fie à très-peu de personnes.

Ma machine est tellement composée, que j’ai besoin de me recueillir dans toutes les matières un peu abstraites ; sans cela mes idées se confondent : et si je sens que je suis écouté, il me semble dès lors que toute la question s’évanouit devant moi ; plusieurs traces se réveillent à la fois ; il résulte de là qu’aucune trace n’est réveillée. Quant aux conversations de raisonnement, où les sujets sont toujours coupés et recoupés, je m’en tire assez bien.

Je n’ai jamais vu couler de larmes sans en être attendri.

Je suis amoureux de l’amitié.

Je pardonne aisément, par la raison que je ne suis pas haineux : il me semble que la haine est douloureuse. Lorsque quelqu’un a voulu se réconcilier avec moi, j’ai senti ma vanité flattée, et j’ai cessé de regarder comme ennemi un homme qui me rendait le service de me donner bonne opinion de moi.

Il m’est aussi impossible d’aller chez quelqu’un dans des vues d’intérêt qu’il m’est impossible de rester dans les airs.

Quand je vois un homme de mérite, je ne le décompose jamais ; un homme médiocre qui a quelques bonnes qualités, je le décompose.

Je suis, je crois, le seul homme qui ait mis des livres au jour sans être touché de la réputation de bel esprit. Ceux qui m’ont connu savent que dans mes conversations je ne cherchais pas trop à le paraître, et que j’avais assez le talent de prendre la langue de ceux avec lesquels je vivais.

Avec mes enfants, j’ai vécu comme avec mes amis.

J’ai eu pour principe de ne jamais faire par autrui ce que je pouvais par moi-même : c’est ce qui m’a porté à faire ma fortune par des moyens que j’avais dans mes mains, la modération et la frugalité, et non par des moyens étrangers, toujours bas ou injustes.

Quand on s’est attendu que je brillerais dans une conversation, je ne l’ai jamais fait : j’aimais mieux avoir un homme d’esprit pour m’appuyer que des sots pour m’approuver.

Il n’y a point de gens que j’aie plus méprisés que les petits beaux esprits et les grands qui sont sans probité.

Ce qui m’a toujours beaucoup nui, c’est que j’ai toujours méprisé ceux que je n’estimais pas.

En entrant dans le monde, on m’annonça comme un homme d’esprit, et je reçu un accueil assez favorable des gens en place : mais lorsque par le succès des Lettres persanes j’eus peut-être prouvé que j’en avais, et que j’eus obtenu quelque estime de la part du public, celle des gens en place se refroidit ; j’essuyai mille dégoûts. Comptez qu’intérieurement blessés de la réputation d’un homme célèbre, c’est pour s’en venger qu’ils l’humilient, et qu’il faut soi-même mériter beaucoup d’éloges pour supporter patiemment l’éloge d’autrui.

J’avoue que j’ai trop de vanité pour souhaiter que mes enfants fassent un jour une grande fortune : ce ne serait qu’à force de raison qu’ils pourraient soutenir l’idée de moi ; ils auraient besoin de toute leur vertu pour m’avouer1, ils regarderaient mon tombeau comme le monument de leur honte. Je puis croire qu’ils ne le détruiraient pas de leurs propres mains ; mais ils ne le relèveraient pas sans doute s’il était à terre. Je serais l’achoppement éternel de la flatterie, et je les mettrais dans l’embarras vingt fois par jour ; ma mémoire serait incommode, et mon ombre malheureuse tourmenterait sans cesse les vivants.

J’ai la maladie de faire des livres, et d’en être honteux quand je les ai faits.

N…, qui avait de certaines fins2, me fit entendre qu’on me donnerait une pension ; je dis que n’ayant point fait de bassesses, je n’avais pas besoin d’être consolé par des grâces.

Je suis un bon citoyen ; mais dans quelques pays que je fusse né, je l’aurais été tout de même. Je suis un bon citoyen, parce que j’ai toujours été content de l’état où je suis, que j’ai toujours approuvé ma fortune, que je n’ai jamais rougi d’elle ni envié celle des autres. Je suis un bon citoyen, parce que j’aime le gouvernement où je suis né, sans le craindre, et que je n’en attends d’autre faveur que ce bien inestimable que je partage avec tous mes compatriotes ; et je rends grâce au ciel de ce qu’ayant mis en moi de la médiocrité en tout, il a bien voulu mettre un peu de modération dans mon âme.

S’il m’est permis de prédire la fortune de mon ouvrage3, il sera plus approuvé que lu : de pareilles lectures peuvent être un plaisir, elles ne sont jamais un amusement. J’avais conçu le dessein de donner plus d’étendue et de profondeur à quelques endroits de mon Esprit ; j’en suis devenu incapable : mes lectures m’ont affaibli les yeux ; et il me semble que ce qu’il me reste encore de lumière n’est que l’aurore du jour où ils se fermeront pour jamais.

Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je le rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma famille, et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe et au genre humain, je le regarderais comme un crime.

Je souhaite avoir des manières simples, recevoir des services le moins que je puis, et en rendre le plus qu’il m’est possible.

Je n’ai jamais aimé à jouir du ridicule des autres. J’ai été peu difficile sur l’esprit des autres. J’étais ami de presque tous les esprits, et ennemi de presque tous les cœurs.

J’aime mieux être tourmenté par mon cœur que par mon esprit.

Je fais faire une assez sotte chose : c’est ma généalogie1.

Un conservateur de bibliothèque

J’allai l’autre jour voir une grande bibliothèque dans un couvent de dervis, qui en sont comme les dépositaires, avec l’obligation d’y laisser entrer tout le monde à certaines heures.

En entrant, je vis un homme grave qui se promenait au milieu d’une quantité innombrable de volumes qui l’entouraient. J’allais à lui, et le priai de me dire quels étaient quelques-uns de ces livres que je voyais mieux reliés que les autres. « Monsieur, me dit-il, j’habite ici une terre étrangère, et je n’y connais personne. Bien des gens me font de pareilles questions ; mais vous voyez bien que je n’irai pas lire tous ces livres pour les satisfaire ; j’ai mon bibliothécaire qui vous renseignera peut-être ; car il s’occupe nuit et jour à déchiffrer tout ce que vous voyez là. C’est un homme qui n’est bon à rien, et qui nous devient fort à charge, parce qu’il ne travaille point pour le couvent. Mais j’entends sonner l’heure du réfectoire. Ceux qui, comme moi, sont à la tête d’une communauté doivent être les premiers à tous les exercices. En disant cela, le moine me poussa dehors, ferma la porte, et, comme s’il eût volé, disparut à mes yeux1.

Un Persan à Paris

Les2 habitants de Paris sont d’une curiosité qui va jusqu’à l’extravagance. Lorsque j’arrivai, je fus regardé comme si j’avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j’étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes mêmes m’entouraient comme un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs3. Si j’étais au spectacle, je trouvais d’abord cent lorgnettes dirigées vers ma figure ; enfin, jamais homme n’a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d’entendre des gens qui n’étaient presque jamais sortis de leur chambre dire entre eux : Il faut avouer qu’il a l’air bien persan. Chose admirable, je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplier dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m’avoir pas assez vu. Tant d’honneurs ne laissent pas d’être à charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et, quoique j’eusse très-bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d’une grande ville où je n’étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l’habit persan et à en endosser un à l’européenne, pour voir s’il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d’admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J’eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m’avait fait perdre en un instant l’attention et l’estime publique ; car j’entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu’on m’eût regardé, et qu’on m’eût mis en occasion d’ouvrir la bouche ; mais si quelqu’un, par hasard, apprenait à la compagnie que j’étais Persan, j’entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : Ah ! ah ! monsieur est Persan ! c’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ?

L’homme content de lui

Je me trouvais l’autre jour dans une compagnie où je vis un homme bien content de lui. Dans un quart d’heure il décida trois questions de morale, quatre problèmes historiques, et cinq points de physique. Je n’ai jamais vu un décisionnaire aussi universel ; son esprit ne fut jamais suspendu par le moindre doute. On laissa les sciences ; on parla des nouvelles du temps ; il décida sur les nouvelles du temps. Je voulus l’attraper, et je me dis en moi-même : Il faut que je me mette dans mon fort ; je vais me réfugier dans mon pays. Je lui parlai de la Perse ; mais à peine lui eus-je dit quatre mots, qu’il me donna deux démentis, fondés sur l’autorité de Tavernier et de Chardin1. Ah ! bon Dieu ! dis-je en moi-même : quel homme est-ce là ! Il connaîtra tout à l’heure les rues d’Ispahan mieux que moi. Mon parti fut bientôt pris, je me tus, je le laissai parler, et il décide encore1

Deux causes de la perte de Rome

Lorsque la domination de Rome était bornée dans l’Italie2, la république pouvait facilement subsister. Tout soldat était également citoyen ; chaque consul levait une armée ; et d’autres citoyens allaient à la guerre sous celui qui succédait. Le nombre de troupes n’étant pas excessif, on avait attention à ne recevoir dans la milice que des gens qui eussent assez de bien pour avoir intérêt à la conservation de la ville3 ; enfin le sénat voyait de près la conduite des généraux, et leur ôtait la pensée de rien faire contre leur devoir.

Mais, lorsque les légions passèrent les Alpes et la mer, les gens de guerre, qu’on était obligé de laisser pendant plusieurs campagnes dans les pays qu’on soumettait, perdirent peu à peu l’esprit de citoyens ; et les généraux, qui disposèrent des armées et des royaumes, sentirent leur force et ne purent plus obéir.

Les soldats commencèrent donc à ne reconnaître que leur général, à fonder sur lui toutes leurs espérances, et à voir de plus loin la ville4. Ce ne furent plus les soldats de la république, mais de Sylla, de Marius, de Pompée, de César5. Rome ne put plus savoir si celui qui était à la tête d’une armée dans une province était son général ou son ennemi.

Tandis que1 le peuple de Rome ne fut corrompu que par ses tribuns, à qui il ne pouvait accorder que sa puissance même, le sénat put aisément se défendre, parce qu’il agissait constamment ; au lieu que la populace passait sans cesse de l’extrémité de la fougue à l’extrémité de la faiblesse. Mais, quand le peuple put donner à ses favoris une formidable autorité au dehors, toute la sagesse du sénat devint inutile, et la république fut perdue.

Ce qui fait que les États libres durent moins que les autres, c’est que les malheurs et les succès qui leur arrivent leur font presque toujours perdre la liberté ; au lieu que les succès et les malheurs d’un État où le peuple est soumis confirment également sa servitude. Une république sage ne doit rien hasarder qui l’expose à la bonne où à la mauvaise fortune : le seul bien auquel elle doit aspirer, c’est à la perpétuité de son état.

Si la grandeur de l’empire perdit la république, la grandeur de la ville ne la perdit pas moins.

Rome avait soumis tout l’univers avec le secours des peuples d’Italie, auxquels elle avait donné en différents temps divers priviléges2. La plupart de ces peuples ne s’étaient pas d’abord fort souciés du droit de bourgeoisie chez les Romains, et quelques-uns aimèrent mieux garder leurs usages3. Mais, lorsque ce droit fut celui de la souveraineté universelle, qu’on ne fut rien dans le monde si l’on n’était citoyen romain, et qu’avec ce titre on était tout, les peuples d’Italie résolurent de périr ou d’être Romains : ne pouvant en venir à bout par leurs brigues et par leurs prières, ils prirent la voie des armes ; ils se révoltèrent dans tout ce côté qui regarde la mer Ionienne4 ; les autres alliés allaient les suivre1. Rome, obligée de combattre contre ceux qui étaient pour ainsi dire les mains avec lesquelles elle enchaînait l’univers, était perdue ; elle allait être réduite à ses murailles : elle accorda ce droit tant désiré aux alliés qui n’avaient pas encore cessé d’être fidèles2 ; et peu à peu elle l’accorda à tous.

Pour lors Rome ne fut plus cette ville dont le peuple n’avait eu qu’un même esprit, un même amour pour la liberté, une même haine pour la tyrannie, où cette jalousie du pouvoir du sénat et des prérogatives des grands, toujours mêlée de respect, n’était qu’un amour de l’égalité. Les peuples d’Italie étant devenus ses citoyens, chaque ville y apporta son génie, ses intérêts particuliers, et sa dépendance de quelque grand protecteur3. La ville déchirée ne forma plus un tout ensemble ; et comme on n’en était citoyen que par une espèce de fiction, qu’on n’avait plus les mêmes magistrats, les mêmes murailles, les mêmes temples, les mêmes sépultures, on ne vit plus Rome des mêmes yeux, on n’eut plus le même amour pour la patrie, et les sentiments romains ne furent plus4.

Les ambitieux firent venir à Rome des villes et des nations entières pour troubler les suffrages, ou se les faire donner5 ; les assemblées furent de véritables conjurations. On appela comices une troupe de quelques séditieux ; l’autorité du peuple, ses lois, lui-même devinrent des choses chimériques, et l’anarchie fut telle qu’on ne put plus savoir si le peuple avait fait une ordonnance, ou s’il ne l’avait pas faite6.

On n’entend parler, dans les auteurs, que des divisions qui perdirent Rome ; mais on ne voit pas que ces divisions y étaient nécessaires, qu’elles y avaient toujours été, et qu’elles y devaient toujours être. Ce fut uniquement la grandeur de la république qui fit le mal, et qui changea en guerres civiles les tumultes populaires1. Il fallait bien qu’il y eût à Rome des divisions ; et ces guerriers si fiers, si audacieux, si terribles au dehors, ne pouvaient pas être bien modérés au dedans. Demander, dans un État libre, des gens hardis dans la guerre et timides dans la paix, c’est vouloir des choses impossibles ; et, pour règle générale, toutes les fois qu’on verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de république, on peut être certain que la liberté n’y est pas.

Ce qu’on appelle union dans un corps politique est une chose très-équivoque ; la vraie est une union d’harmonie, qui fait que toutes les parties, quelque opposées qu’elles nous paraissent, concourent au bien général de la société, comme des dissonances dans la musique concourent à l’accord total. Il peut y avoir de l’union dans un État où l’on ne croit voir que du trouble, c’est-à-dire une harmonie d’où résulte le bonheur, qui seul est la vraie paix. Il en est comme des parties de cet univers, éternellement liées par l’action des unes et la réaction des autres.

Mais, dans l’accord du despotisme asiatique, c’est-à-dire de tout gouvernement qui n’est pas modéré, il y a toujours une division réelle. Le laboureur, l’homme de guerre, le négociant, le magistrat, le noble, ne sont joints que parce que les uns oppriment les autres sans résistance ; et si l’on y voit de l’union, ce ne sont pas des citoyens qui sont unis, mais des corps morts ensevelis les uns auprès des autres.

Il est vrai que les lois de Rome devinrent impuissantes pour gouverner la république ; mais c’est une chose qu’on a vue toujours, que de bonnes lois, qui ont fait qu’une petite république devient grande, lui deviennent à charge lorsqu’elle s’est agrandie : parce qu’elles étaient telles que leur effet naturel était de faire un grand peuple, et non pas de le gouverner.

Il y a bien de la différence entre les lois bonnes et les lois convenables, celles qui font qu’un peuple se rend maître des autres et celles qui maintiennent sa puissance lorsqu’il l’a acquise.

Il y a à présent dans le monde une république que presque personne ne connaît1, et qui, dans le secret et le silence, augmente ses forces chaque jour. Il est certain que, si elle parvient jamais à l’état de grandeur où sa sagesse la destine, elle changera nécessairement ses lois ; et ce ne sera point l’ouvrage d’un législateur, mais celui de la corruption même.

Rome était faite pour s’agrandir, et ses lois étaient admirables pour cela. Aussi, dans quelque gouvernement qu’elle ait été, sous le pouvoir des rois, dans l’aristocratie, ou dans l’état populaire, elle n’a jamais cessé de faire des entreprises qui demandaient de la conduite, et y a réussi. Elle ne s’est pas montrée plus sage que tous les autres États de la terre en un jour, mais continuellement ; elle a soutenu une petite, une médiocre, une grande fortune avec la même supériorité, et n’a point eu de prospérités dont elle n’ait profité, ni de malheurs dont elle ne se soit servie.

Elle perdit sa liberté parce qu’elle acheva trop tôt son ouvrage2.

Invocation aux muses

Vierges du mont Piérie, entendez-vous le nom que je vous donne ? inspirez-moi ! Je cours une longue carrière ; je suis accablé de tristesse et d’ennui. Mettez dans mon esprit ce charme et cette douceur que je sentais autrefois, et qui fuit loin de moi. Vous n’êtes jamais si divines que quand vous menez à la sagesse et à la vérité par le plaisir.

Mais si vous ne voulez point adoucir la rigueur de mes travaux, cachez le travail même ; faites qu’on soit instruit et que je n’enseigne pas ; que je réfléchisse et que je paraisse sentir ; et, lorsque j’annoncerai des choses nouvelles, faites qu’on croie que je ne savais rien, et que vous m’aviez tout dit1.

La vertu doit être le principe du gouvernement populaire

Il ne faut pas beaucoup de probité pour qu’un gouvernement monarchique et un gouvernement despotique se maintiennent ou se soutiennent. La force des lois dans l’un, le bras du prince toujours levé dans l’autre, règlent ou contiennent tout.

Mais dans un État populaire il faut un ressort de plus, qui est la vertu2.

Ce que je dis est confirmé par le corps entier de l’histoire, et très-conforme à la nature des choses. Car il est clair que dans une monarchie, où celui qui fait exécuter les lois se juge au-dessus des lois, on a besoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire, où celui qui fait exécuter les lois sent qu’il y est soumis lui-même et qu’il en portera le poids.

Il est clair encore que le monarque qui, par mauvais conseil3 ou par négligence, cesse de faire exécuter les lois, peut aisément réparer le mal : il n’a qu’à changer de conseil, ou se corriger de cette négligence même. Mais lorsque dans un gouvernement populaire les lois ont cessé d’être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l’État est déjà perdu.

Ce fut un assez beau spectacle, dans le siècle passé, de voir les efforts impuissants des Anglais pour établir parmi eux la démocratie. Comme ceux qui avaient part aux affaires n’avaient point de vertu, que leur ambition était irritée par le succès de celui qui avait le plus osé, que l’esprit d’une faction n’était réprimé que par l’esprit d’une autre, le gouvernement changeait sans cesse : le peuple, étonné, cherchait la démocratie, et ne la trouvait nulle part. Enfin, après bien des mouvements, des chocs et des secousses, il fallut se reposer dans le gouvernement même qu’on avait proscrit1.

Quand Sylla voulut rendre à Rome la liberté, elle ne put plus la recevoir : elle n’avait plus qu’un faible reste de vertu ; et comme elle en eut toujours moins, au lieu de se réveiller après César, Tibère, Caïus, Claude, Néron, Domitien, elle fut toujours plus esclave ; tous les coups portèrent sur les tyrans, aucun sur la tyrannie.

Les politiques grecs qui vivaient dans le gouvernement populaire ne reconnaissaient d’autre force qui pût le soutenir que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses, et de luxe même.

Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir et l’avarice envahit tout2. Les désirs changent d’objets : ce qu’on aimait, on ne l’aime plus ; on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles : chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître ; ce qui était maxime, on l’appelle rigueur ; ce qui était règle, on l’appelle gêne ; ce qui était attention, on l’appelle crainte. C’est la frugalité qui y est l’avarice, et non pas le désir d’avoir. Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public ; mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous.

Athènes eut dans son sein les mêmes forces pendant qu’elle domina avec tant de gloire et pendant qu’elle servit avec tant de honte. Elle avait vingt mille citoyens lorsqu’elle défendit les Grecs contre les Perses, qu’elle disputa l’empire à Lacédémone et qu’elle attaqua la Sicile ; elle en avait vingt mille lorsque Démétrius de Phalère les dénombra comme dans un marché l’on compte les esclaves. Quand Philippe osa dominer dans la Grèce, quand il parut aux portes d’Athènes, elle n’avait encore perdu que le temps. On peut voir dans Démosthène quelle peine il fallut pour la réveiller : on y craignait Philippe, non pas comme l’ennemi de la liberté, mais des plaisirs. Cette ville, qui avait résisté à tant de défaites, qu’on avait vue renaître après ses destructions, fut vaincue à Chéronée, et le fut pour toujours. Qu’importe que Philippe renvoie tous les prisonniers ? il ne renvoie pas des hommes. Il était toujours aussi aisé de triompher des forces d’Athènes qu’il était difficile de triompher de sa vertu.

Comment Carthage aurait-elle pu se soutenir ? Lorsque Annibal, devenu préteur, voulut empêcher les magistrats de piller la république, n’allèrent-ils pas l’accuser devant les Romains ? Malheureux, qui voulaient être citoyens sans qu’il y eût de cité, et tenir leurs richesses de la main de leurs destructeurs ! Bientôt Rome leur demanda pour otages trois cents de leurs principaux citoyens ; elle se fit livrer les armes et les vaisseaux, et ensuite leur déclara la guerre. Par les choses que fit le désespoir dans Carthage désarmée, on peut juger de ce qu’elle aurait pu faire avec sa vertu lorsqu’elle avait ses forces1.

Sur l’esprit des lois

À M. le grand prieur de Solar, ambassadeur de Malte à Rome

Fragments

Monsieur, mon illustre commandeur, votre lettre a mis la paix dans mon âme, qui était embarbouillée d’une infinité de petites affaires que j’ai ici. Si j’étais à Rome, je n’aurais que des plaisirs, et je mettrais même au nombre des douceurs toutes les persécutions que vous me feriez.

Je ne m’étonne pas que vous aimiez cette ville ; mais comme Rome est tout extérieure, on sent de continuelles privations lorsqu’on n’a pas des yeux1.

Je suis bien aise que vous soyez content de l’Esprit des lois. Les éloges que la plupart des gens pourraient me donner là-dessus flatteraient ma vanité ; les vôtres augmentent mon orgueil, parce qu’ils me viennent d’un homme dont les jugements sont toujours justes, et jamais téméraires2. Il est vrai que le sujet est beau et grand. Tout en craignant qu’il n’ait été beaucoup plus grand que moi, je puis dire que j’y ai travaillé toute ma vie. Au sortir du collége, on me mit dans les mains les livres de droit : j’en cherchai l’esprit ; j’ai travaillé, mais je ne faisais rien qui vaille. Il y a vingt ans que je découvris mes principes : ils sont très-simples ; un autre qui aurait autant travaillé que moi eût fait mieux que moi. Pourtant j’avoue que cet ouvrage a pensé me tuer1

J’entends quelques frelons qui bourdonnent autour de moi ; mais si les abeilles y cueillent un peu de miel, cela me suffit, et je me résigne au destin de tous les gens modérés, que le grand Cosme de Médicis comparait à ceux qui habitent le second étage des maisons : ils sont incommodés par le bruit d’en haut, et par la fumée d’en bas2.

À M. l’abbé marquis Nicolini3, à Florence

J’ai reçu, cher et illustre abbé, avec une véritable joie la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Vous êtes un de ces hommes qu’on n’oublie point, et qui frappez une cervelle de votre souvenir. Mon cœur, mon esprit, sont tout à vous, mon cher abbé.

Vous m’apprenez deux choses bien agréables : l’une que nous verrons monseigneur Cérati en France ; l’autre, que madame la marquise Ferroni4 se souvient encore de moi. Je vous prie de cimenter auprès de l’un et de l’autre cette amitié que je voudrais tant mériter. Une des choses dont je prétends me vanter, c’est que moi, habitant d’au delà des Alpes, j’aie été aussi enchanté d’elle que vous tous.

Je suis à Bordeaux depuis un mois, et j’y dois rester trois ou quatre mois encore. Je serais inconsolable si cela me faisait perdre le plaisir de voir le cher Cérati. En ce cas, je prétendrais bien qu’il vînt près de moi à Bordeaux. Il verrait son ami, mais il verrait mieux la France, où il n’y a que Paris et les provinces éloignées qui soient quelque chose, parce que Paris n’a pas pu encore les dévorer.

Que dites-vous des Anglais ? Voyez comme ils couvrent toutes les mers1 ! C’est une immense baleine. La reine d’Espagne a appris à l’Europe un grand secret : c’est que les Indes, qu’on croyait attachées à l’Espagne par cent mille chaînes, ne tiennent qu’à un fil. Adieu, mon cher et illustre abbé ; accordez-moi les sentiments que j’ai pour vous. Je suis avec toute sorte de respect, etc.

Sur le pédantisme

Rien n’étouffe plus la doctrine que de mettre à toute chose une robe de docteur… Vous ne pouvez plus être occupé à bien dire quand vous êtes effrayé par la crainte de dire mal… On vient nous poser un béguin sur la tête, pour nous crier à chaque mot : « Prenez garde de tomber ! vous voulez parler comme vous, je veux que vous parliez comme moi. » Va-t-on prendre l’essor, ils vous arrêtent par la manche ; a-t-on de la force et de la vie, on vous l’ôte à coups d’épingle ; vous élevez-vous un peu, voilà des gens qui prennent leur pied ou leur toise, dressent la tête, et vous enjoignent de descendre pour vous mesurer ; courez-vous dans votre carrière, ils voudront que vous regardiez toutes les pierres que les fourmis ont mises sur votre chemin2.