(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — [Notice] Maurice de Guérin, 1810-1839. » pp. 598-606
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — [Notice] Maurice de Guérin, 1810-1839. » pp. 598-606

[Notice] Maurice de Guérin
1810-1839.

[Notice]

Fils d’une race noble, mais dont la fortune était déchue, né au château du Cayla, sous le ciel inspirateur de la gaie science, élevé dans un milieu patriarcal, Maurice de Guérin appartient à la famille des René et des Oberman. Il en est pour ainsi dire l’enfant aimable, enseveli dans sa robe d’innocence, après avoir vu quelques matinées de printemps.

Sa biographie nous offre une des variétés choisies du Jeune homme pauvre, aux prises avec les dures nécessités de la vie. Des instincts religieux et poétiques, les inquiétudes d’une mélancolie précoce le conduisirent en 1832 sous les ombrages de la Chenaie, dans ce monastère laïque fondé par M. de Lamennais, et qu’un orage devait bientôt disperser.

Il fut le paysagiste de cette colonie renommée, où prédominaient les docteurs. Mais il s’aperçut bientôt qu’il s’était mépris en y cherchant un asile. À l’exaltation d’une ferveur factice succédèrent les perplexités et les doutes. Brisant alors, non sans douleur, des liens qui lui étaient devenus chers, il quitta son ermitage philosophique pour se fixer à Paris, et s’y vouer à ses goûts d’étude, sans autre fortune que son talent. Il apprit aux dépens de son repos et de sa santé que si la littérature est le plus ravissant des loisirs, elle sera toujours la plus impitoyable des professions.

On lira dans son journal ou ses lettres adressées à sa sœur Eugénie, à son ange gardien, dont la tendresse remplaçait pour lui l’affection d’une mère, le récit de ses luttes courageuses et fières, de ses désenchantements et de ses souffrances1. Bornons-nous à dire que ces épreuves morales eurent un contre-coup physique. La vie fut atteinte chez lui dans ses sources. Sous une sérénité apparente se cachait la blessure d’une âme frappée à mort.

Quand la destinée sembla s’attendrir en sa faveur, cette tardive clémence ne fut qu’une cruauté de plus ; car s’il entrevit un instant le bonheur dans une alliance qui lui assurait l’aisance, la dignité d’un loisir indépendant et les joies domestiques, il ne put jouir de ces biens, et expira en vue de la terre promise.

Il eut la mélancolie pittoresque ; mais, étranger à tout artifice, il n’apprit son art dans aucune école. Ses descriptions touchantes lui échappent comme un cri d’enthousiasme, comme l’élan d’une prière, comme le tressaillement involontaire d’un cœur ému. Écho sonore, son âme correspondait avec les choses par des sympathies intimes dont l’accent pénètre et ravit. Tantôt il a une sensibilité toute virgilienne, tantôt il rappelle Lucrèce, par exemple dans l’esquisse splendide intitulée le Centaure, et qui ressemble à un fragment de marbre antique.

Peindre et rêver, telle fut sa vocation ; mais il ne put la satisfaire en sécurité. Errante d’exil en exil, ou enchaînée à des soucis inférieurs, sa belle intelligence ne trouva le repos que dans le dernier sommeil.

Après tout, Maurice de Guérin est plutôt à envier qu’à plaindre ; car les heures de sa vie si courte furent bien remplies, puisque après avoir goûté ce qu’il y a de meilleur ici-bas, aimer et être aimé, il a laissé une trace qui ne s’effacera pas1.

Le vent

Le 1er mai. — Dieu que c’est triste ! du vent, de la pluie et du froid. Ce 1er mai me fait l’effet d’un jour de noces devenu jour de convoi. Hier au soir, c’était la lune, les étoiles, un azur, une limpidité, une clarté à vous mettre aux anges. Aujourd’hui, je n’ai vu autre chose que les ondées courant dans l’air les unes sur les autres par grandes colonnes qu’un vent fou chasse à outrance devant lui. J’ai vu ce vent, à travers mes vitres, faisant rage contre les arbres, les désespérant. Il s’abattait parfois sur la forêt avec une telle impétuosité qu’il la bouleversait comme une mer, et que je croyais voir la forêt tout entière pivoter et tournoyer sur ses racines comme un immense tourbillon. Les quatre grands sapins, derrière la maison, recevaient de temps à autre de si rudes coups qu’ils semblaient prendre l’épouvante et poussaient comme des hourras de terreur à faire trembler. Les oiseaux qui s’aventuraient à voler étaient emportés comme des pailles ; je les voyais, marquant à peine leur faible lutte contre le courant et pouvant tout au plus tenir leurs ailes étendues, s’en aller à la dérive la plus rapide. Ceux qui restent cachés donnent à peine quelques signes de vie en commençant leur chant qu’ils n’achèvent pas. Les fleurs sont ternies et comme chiffonnées, tout est affligé. Je suis plus triste qu’en hiver. Par ces jours-là, il se révèle au fond de mon âme, dans la partie la plus intime, la plus profonde de sa substance, une sorte de désespoir tout à fait étrange ; c’est comme le délaissement et les ténèbres hors de Dieu. Mon Dieu, comment se fait-il que mon repos soit altéré par ce qui se passe dans l’air, et que la paix de mon âme soit ainsi livrée au caprice des vents ? Oh ! c’est que je ne sais pas me gouverner, c’est que ma volonté n’est pas unie à la vôtre, et, comme il n’y a pas autre chose où elle puisse se prendre, je suis devenu le jouet de tout ce qui souffle sur la terre1.

(Journal de Maurice de Guérin. — Éd. Didier.)

Le printemps

3 mai. — Jour réjouissant, plein de soleil, brise tiède, parfums dans l’air ; dans l’âme, félicité. La verdure gagne à vue d’œil ; elle s’est élancée du jardin dans les bosquets, elle domine tout le long de l’étang ; elle saute, pour ainsi dire, d’arbre en arbre, de hallier en hallier, dans les champs et sur les coteaux, et je la vois qui a déjà atteint la forêt et commence à s’épancher sur sa large étendue. Bientôt elle aura débordé aussi loin que l’œil peut aller, et tous ces grands espaces clos par l’horizon seront ondoyants et mugissants comme une vaste mer, une mer d’émeraude. Encore quelques jours et nous aurons toute la pompe, tout le déploiement du règne végétal.

La mer agitée

8 décembre. — Hier le vent d’ouest soufflait avec furie. J’ai vu l’Océan agité ; mais ce désordre, quelque sublime qu’il soit, est loin de valoir, à mon gré, le spectacle de la mer sereine et bleue. Ou plutôt, pourquoi dire que l’un ne vaut pas l’autre ? Qui pourrait mesurer ces deux sublimités et dire : la seconde dépasse la première ? Disons seulement : mon âme se complaît mieux dans la sérénité que dans l’orage. Hier c’était une immense bataille dans les plaines humides. On eût dit, à voir bondir les vagues, ces innombrables cavaleries de Tartares qui galopent sans cesse dans les plaines de l’Asie. L’entrée de la baie est comme défendue par une chaîne d’îlots de granit : il fallait voir les lames courir à l’assaut et se lancer follement contre ces masses avec des clameurs effroyables ; il fallait les voir prendre leur course et faire à qui franchirait le mieux la tête noire des écueils. Les plus hardies ou les plus lestes sautaient de l’autre côté en poussant un grand cri ; les autres, plus lourdes ou plus maladroites, se brisaient contre le roc en jetant des écumes d’une éblouissante blancheur, et se retiraient avec un grondement sourd et profond. Nous étions témoins de ces luttes étranges, du haut d’une falaise où nous avions peine à tenir contre les furies du vent. Nous étions là, le corps incliné, les jambes écartées pour élargir notre base, pour résister avec plus d’avantage, et les deux mains cramponnées à nos chapeaux pour les assurer sur nos têtes. Le tumulte immense de la mer, la course bruyante des vagues, celle, non moins rapide, mais silencieuse, des nuages, les oiseaux de marine qui flottaient dans le ciel et balançaient leurs corps grêles entre deux ailes arquées et d’une envergure démesurée, tout cet ensemble d’harmonies sauvages et retentissantes qui venaient toutes converger à l’âme de deux êtres de cinq pieds de hauteur, plantés sur la crête d’une falaise, secoués comme des feuilles par l’énergie du vent, et qui n’étaient guère plus apparents dans cette immensité que deux oiseaux perchés sur une motte de terre : oh ! c’était quelque chose d’étrange et d’admirable, un de ces moments d’agitation sublime et de rêverie profonde tout ensemble, où l’âme et la nature se dressent de toute leur hauteur l’une en face de l’autre.

À quelques pas de nous, il y avait un groupe d’enfants abrités contre un rocher, et paissant un troupeau répandu sur l’escarpement de la côte.

Jetez un vaisseau en péril sur cette scène de la mer, tout change : on ne voit plus que le vaisseau. Heureux qui peut contempler la nature déserte et solitaire ! Heureux qui peut la voir se livrant à ses jeux terribles sans danger pour aucun être vivant !

De la hauteur nous descendîmes dans une gorge où s’ouvre une retraite marine (comme savaient en décrire les Anciens) à quelques flots de la mer qui viennent s’y reposer. Des masses énormes de granit gris, bariolées de mousses blanches, sont répandues en désordre sur le penchant de la colline où s’est creusée cette anse. On dirait, tant elles sont étrangement posées et inclinées vers la chute, qu’un géant s’est amusé un jour à les faire rouler du haut de la côte, et qu’elles se sont arrêtées là où elles ont rencontré un obstacle, les unes à quelques pas du point de départ, les autres à mi-côte ; mais ces obstacles semblent les avoir plutôt suspendues qu’arrêtées dans leur course ; car elles paraissent toujours prêtes à rouler. Le bruit des vents et des flots, qui s’engouffre dans cet enfoncement sonore, y rend les plus belles harmonies. Nous y fîmes une halte assez longue, appuyés sur nos bâtons et tout émerveillés1

Un foyer hospitalier

Le 20. — Je n’ai jamais goûté avec autant d’intensité et de recueillement le bonheur de la vie de famille1. Jamais ce parfum qui circule dans tous les appartements d’une maison pieuse et heureuse ne m’a si bien enveloppé. C’est comme un nuage d’encens invisible que je respire sans cesse. Tous ces menus détails de la vie intime, dont l’enchaînement constitue la journée, sont pour moi autant de nuances d’un charme continu qui va se développant d’un bout à l’autre du jour.

Le salut du matin qui renouvelle en quelque sorte le plaisir de la première arrivée ; le déjeuner, repas dans lequel on fête immédiatement le bonheur de s’être retrouvés ; la promenade qui suit, sorte de salut et d’adoration que nous allons rendre à la nature ; notre rentrée et notre clôture dans une chambre toute lambrissée à l’antique, donnant sur la mer, inaccessible au bruit du ménage, en un mot, vrai sanctuaire du travail ; le dîner qui nous est annoncé, non par le son de la cloche qui rappelle trop le collége ou la grande maison, mais par une voix douce ; la gaieté, les vives plaisanteries, les causeries ondoyantes qui flottent sans cesse durant le repas ; le feu pétillant de branches sèches autour duquel nous pressons nos chaises ; les douces choses qui se disent à la chaleur de la flamme qui bruit tandis que nous causons ; et, s’il fait soleil, la promenade au bord de la mer qui voit venir à elle une mère, son enfant dans les bras ; les lèvres roses de la petite fille qui parlent en même temps que les flots ; quelquefois les larmes qu’elle verse, et les cris de sa douleur enfantine sur le rivage de la mer ; nos pensées à nous, en considérant la mère et l’enfant qui se sourient, ou l’enfant qui pleure et la mère qui tâche de l’apaiser avec la douceur de ses caresses et de sa voix ; l’Océan qui va toujours roulant son train de vagues et de bruits ; les branches mortes que nous coupons en nous en allant çà et là dans le taillis, pour allumer au retour un feu prompt et vif ; ce petit travail de bûcheron qui nous rapproche de la nature et nous rappelle l’ardeur singulière de M. Féli1 pour le même labeur ; les heures d’étude et d’épanchement poétique, qui nous mènent jusqu’au souper ; ce repas qui nous appelle avec la même douce voix et se passe dans les mêmes joies que le dîner, mais moins éclatantes, parce que le soir voile tout, tempère tout ; la soirée qui s’ouvre par l’éclat d’un feu joyeux, et, de lecture en lecture, de causeries en causeries, va expirer dans le sommeil ; à tous les charmes d’une telle journée ajoutez je ne sais quel rayonnement angélique, quel prestige de paix, de fraîcheur et d’innocence, que répandent la tête blonde, les yeux bleus, la voix argentine, les ris, les petites moues pleines d’intelligence d’un enfant qui, j’en suis sûr, fait envie à plus d’un ange, qui vous enchante, vous séduit, vous fait raffoler avec un léger mouvement de ses lèvres, tant il y a de puissance dans la faiblesse ! à tout cela ajoutez enfin les rêves de l’imagination, et vous serez loin encore d’avoir atteint la mesure de toutes ces félicités intimes2.

La résignation

Le 25. — On me blâmera sans doute ; mais est-il en mon pouvoir d’exprimer autre chose que ce que j’éprouve3 ? Les expériences s’accumulent, il n’y a plus moyen de douter1. Je n’ai plus de refuge que dans la résignation. Je prévoyais bien, quand je mis le pied sur le premier degré de mes tentatives et de mes essais, que je m’estimerais heureux de rencontrer, après avoir tout parcouru, non pas un emplacement de médiocre étendue pour asseoir ma vie et respirer à mon aise, mais un petit trou pour m’y blottir et m’y tenir coi jusqu’à la fin. Ma prévision s’est ponctuellement réalisée : je n’ai plus d’autre asile que la résignation, et je m’y sauve en grande hâte, tout tremblant et éperdu. La résignation, c’est le terrier creusé sous les racines d’un vieux chêne ou dans le défaut de quelque roche, qui met à l’abri la proie fuyante et longtemps poursuivie. Elle enfile rapidement son ouverture étroite et ténébreuse, se tapit au fin fond, et là, tout accroupie et ramassée sur elle-même, le cœur lui battant à coups redoublés, elle écoute les aboiements lointains de la meute et les cris des chasseurs. Me voilà dans mon terrier. Mais, le danger passé, la proie regagne les champs, va revoir le soleil et la liberté ; elle retourne toute joyeuse à son tapis de serpolet et d’herbes savoureuses, qu’elle a laissé à demi brouté ; elle reprend les habitudes de sa vie errante et sauvage. Les blés, les vignes, les taillis, les buissons, les fleurs, sa litière dans une touffe d’herbe ou dans la mousse sous un hallier, ses sommes, ses songes, sa vague et douce existence, tout est à elle de nouveau ; et moi, pour longtemps effarouché, je ne sortirai plus, je demeurerai à tout jamais confiné dans ma souterraine demeure. Faut-il m’en plaindre ? Pourquoi le ferais-je ? Je trouve au fond de ma retraite la sûreté, un certain calme et autant de place qu’il en faut à mon âme pour ses petites évolutions. Un rayon de lumière doux et subtil se glisse chez moi et y entretient à peu près autant de jour que dans la cellule d’une abeille. Pour peu que le vent m’apporte de fois à autre quelques bouffées de parfums sauvages, et que mon oreille saisisse quelques accents éloignés des mélodies de la nature, qu’aurai-je à regretter ? L’araignée qui se balance, le soir, sur son fil, entre deux feuilles, s’embarrasse-t-elle du vol de l’aigle et des ailes de tous les oiseaux ? Et l’imagination de l’oiseau qui couve sa nitée sous un buisson, bien à couvert, a-t-elle regret aux caprices de sa liberté et aux molles ondulations de son vol dans le haut des airs ? Je n’ai jamais eu la liberté de l’oiseau, ni ma pensée n’a été aussi heureuse que ses ailes : endormons-nous dans la résignation comme l’oiseau sur son nid1.