Eugénie de Guérin1
1805-1848.
[Notice]
Si la simplicité, le naturel, la grâce et la délicatesse sont des mérites classiques par excellence, on ne s’étonnera pas de voir figurer ici quelques pages du cahier où Eugénie de Guérin notait ses plus intimes pensées, sans songer qu’elle aurait des lecteurs. Le charme de ces confidences destinées à son frère tient à la sincérité qui les inspira. Rappelons qu’elles furent improvisées au jour le jour par une personne distinguée, qui ne voulut être et ne fut que l’ange gardien d’un foyer où la mère de famille n’était plus. Résignée à une médiocrité de fortune qui lui fermait l’avenir, elle avait concentré toutes ses espérances de bonheur sur le frère absent qu’elle ne revit que pour lui clore à jamais les paupières. C’est là son originalité frappante. Elle fut l’idéal de la sœur chrétienne ; elle aima dans Maurice une âme à sanctifier, un talent à glorifier. À la puissance des attaches humaines s’alliait dans cette tendresse un de ces intérêts éternels qui suffisent à s’emparer de l’être tout entier. Elle avait vécu de sa vie, elle faillit mourir de sa mort. Ce coup ne laissa debout que sa foi. Elle s’enferma dans son affliction comme en un sanctuaire où elle ne fit plus que chanter les litanies du souvenir.
Elle fut digne d’avoir un talent égal à son cœur. Dans l’enceinte étroite d’un horizon borné du côté de la terre, vouée à son devoir filial et fraternel, elle se plut à isoler sa vie dans un bonheur caché ou un deuil religieux.
Si elle chanta pour égayer la branche où était son nid, ce fut comme involontairement et à son insu. Aucun calcul d’amour-propre n’altéra la pure inspiration de ses épanchements. Elle eut l’âme triste ainsi que son frère, mais cette mélancolie n’avait rien d’énervant ; le courage fut ici du côté de la faiblesse, et ces soupirs d’un cœur mystique se concilient avec un bon sens prudent qui sut prendre pied sur terre, tout en ayant les yeux fixés vers la patrie de l’idéal.
Comme Maurice, elle eut aussi le sens profond des harmonies de la nature ; mais son pinceau est plus rapide et plus léger. Il semble qu’en face des spectacles qui l’enchantent elle ait hâte de monter du visible à l’invisible. Ses paysages ne sont que l’occasion de pieuses pensées. L’émotion morale l’emporte ici sur le ravissement des yeux. La description s’évapore en un sentiment.
N’ayant le plus souvent à parler que de la pluie et du beau temps, elle sut y mettre le je ne sais quoi, ce don secret qui d’un rien fait quelque chose. Elle eût découvert un monde dans un grain de sable, comme Bernardin de Saint-Pierre observant son fraisier.
On l’admire à force de l’aimer1.
Une visite d’enfant
Le 14. — Une visite d’enfant me vint couper mon histoire hier. Je la quittai sans regret. J’aime autant les enfants que les pauvres vieux. Un de ces enfants est fort gentil, vif, éveillé, questionneur ; il voulait tout voir, tout savoir. Il me regardait écrire, et a pris le pulvérier pour du poivre dont j’apprêtais le papier. Puis il m’a fait descendre ma guitare qui pend à la muraille pour voir ce que c’était ; il a mis sa petite main sur les cordes, et il a été transporté de les entendre chanter. Qués aco qui canto aqui 2 ? Le vent qui soufflait fort à la fenêtre l’étonnait aussi ; ma chambrette était pour lui un lieu enchanté, une chose dont il se souviendra longtemps, comme moi si j’avais vu le palais d’Armide. Mon Christ, ma sainte Thérèse, les autres dessins que j’ai dans ma chambre lui plaisaient beaucoup ; il voulait les avoir et les voir tous à la fois, et sa petite tête tournait comme un moulinet. Je le regardais faire avec un plaisir infini, toute ravie à mon tour de ces charmes de l’enfance. Que doit sentir une mère pour ces gracieuses créatures !
Après avoir donné au petit Antoine tout ce qu’il a voulu, je lui ai demandé une boucle de ses cheveux, lui offrant une des miennes. Il m’a regardée, un peu surpris : « Non, m’a-t-il dit, les miennes sont plus jolies. » Il avait raison ; des cheveux de trente ans sont bien laids auprès de ses boucles blondes. Je n’ai donc rien obtenu qu’un baiser. Ils sont doux les baisers d’enfant : il me semble qu’un lis s’est posé sur ma joue3.
Un réveil printanier
Le 21. — Je crois que c’est aujourd’hui le premier jour du printemps. Je ne m’en doutais pas ; au froid qu’il fait, à la bise qui siffle, on se croirait en janvier. Encore un peu de temps et la froidure s’en ira : patience, pauvre impatiente que je suis de voir des fleurs, un beau ciel, de respirer l’air tout embaumé du printemps ! Quand j’en serai là, j’aurai quelques jours de plus, quelques soucis peut-être, et voilà comme les jouissances arrivent. J’ai fait pourtant un beau réveil. Comme j’ouvrais l’œil, une lune charmante passait sur ma fenêtre et rayonnait dans mon lit, et rayonnait si bien que tout à coup j’ai cru que c’était une lampe suspendue à mon contrevent. C’était joli à voir et bien doux, cette blanche lumière. Aussi l’ai-je contemplée, admirée, regardée jusqu’à ce qu’elle se fût cachée derrière le contrevent, pour reparaître ensuite et se cacher comme un enfant qui joue à clignette1.
Le 24. — Je vois un beau soleil qui du dehors vient resplendir dans ma chambrette. Cette clarté l’embellit et m’y retient, quoique j’aie envie de descendre. J’aime tant ce qui vient du ciel ! J’admire d’ailleurs ma muraille toute tapissée de rayons, et une chaise sur laquelle ils retombent comme des draperies. Jamais je n’eus plus belle chambre. C’est plaisir de s’y trouver et d’en jouir comme de chose à soi2. O le beau temps ! il me tarde d’en jouir, de respirer à plein gosier l’air de dehors, si suave aujourd’hui.
Une aumône
Le 3 décembre. — Tout chantait le matin pendant que je faisais la prière : les pinsons, les grives et mon petit linot. C’était comme au printemps, et ce soir voilà des nuages, du froid, du sombre, l’hiver encore, le triste hiver. Je ne l’aime guère ; mais toutes les saisons sont bonnes, puisque Dieu les a faites. Que le givre, le vent, la neige, le brouillard, le sombre, que tout temps soit donc le bienvenu ! N’y a-t-il pas du mal à se plaindre quand on est chaudement près de son feu, tandis que tant de pauvres gens sont transis dehors ? Un mendiant a trouvé à midi ses délices dans une assiette de soupe chaude qu’on lui a servie sur la porte ; il se passait fort bien de soleil. Je puis donc bien m’en passer. C’est qu’il faut quelque chose d’agréable aujourd’hui que partout on s’amuse, et nous voulions faire notre mardi gras au soleil, en plein air, en promenade. Il a fallu se borner à celle du hameau, où tout le monde voulait nous fêter. Nous avons dit merci sans rien prendre, parce que nous étions après dîner. Les petits enfants sont venus à nous comme des poulets. Je leur ai fait piquer des noisettes que j’avais mises pour leur donner dans ma poche. Dans vingt ans encore ils se souviendront de notre visite, parce que nous leur avons donné quelque chose de bon, et ce souvenir leur sera doux. Voilà des noisettes bien employées. Je n’écrivis pas hier parce que je trouvais que ce n’était pas la peine d’écrire des riens. Il en est de même aujourd’hui ; tous nos jours se ressemblent à peu de chose près, quant au dehors seulement. La vie de l’âme est différente ; rien n’est plus varié, plus changeant, plus mobile1. N’en parlons pas, ce serait à l’infini quand il ne s’agirait que d’une heure. Je vais écrire à Louise. C’est me fixer dans l’aimable.
Le bassin de Téoulé
Le 8 avril. — Je ne sais pourquoi je n’ai rien mis ici depuis quatre jours ; j’y reviens à présent que je me trouve seule dans ma chambre. La solitude fait écrire parce qu’elle fait penser. On entre en conversation avec son âme. Je demande à la mienne ce qu’elle a vu aujourd’hui, ce qu’elle a appris, ce qu’elle a aimé ; car chaque jour elle aime quelque chose. Ce matin j’ai vu un beau ciel, le marronnier verdoyant, et entendu chanter les petits oiseaux. Je les écoutais sous le grand chêne, près du Téoulé dont on nettoyait le bassin. Ces jolis chants et le lavage de fontaine1 me donnaient à penser diversement ; les oiseaux me faisaient plaisir, et, en voyant s’en aller toute bourbeuse cette eau si pure auparavant, je regrettais qu’on l’eût troublée, et me figurais notre âme quand quelque chose la remue ; la plus belle même se décharme quand on en touche le fond, car au fond de toute âme humaine il y a un peu de limon. Voilà bien la peine de prendre de l’encre pour écrire de ces inutilités2 !
L’ennui
Le 5. — Pluie, vent froid, ciel d’hiver, le rossignol qui de temps en temps chante sous des feuilles mortes, c’est triste au mois de mai. Aussi suis-je triste en moi, malgré moi. Je ne voudrais pas que mon âme prît tant de part à l’état de l’air et des saisons, comme une fleur qui s’épanouit ou se ferme au froid ou au soleil.
Il ne faut pas garder l’ennui qui ronge l’âme. Je le compare à ces petits vers qui se logent dans le bois des chaises et des meubles, dont j’entends le crac-crac dans ma chambre quand ils travaillent et mettent leur loge en poussière. Que faire donc ? il ne m’est pas bon d’écrire, de répandre▶ je ne sais quoi de troublé. Que la vase retombe au fond, et puis que l’eau coule, pas plus tôt. Laissons livres et plumes ; je sais quelque chose de mieux. Cent fois je l’ai essayé ; c’est la prière, la prière qui me calme. Quand devant Dieu, je dis à mon âme : « Pourquoi êtes-vous triste et pourquoi me troublez-vous ? » je ne sais quoi lui répond et fait qu’elle s’apaise à peu près comme quand un enfant pleure et qu’il voit sa mère. C’est que la compassion et tendresse divine est toute maternelle pour nous.
Le deuil
Des visites, toujours des visites. Oh ! qu’il est triste de voir des vivants, d’entrer en conversation, de revoir le cours ordinaire des choses, quand tout est changé au cœur ! Mon pauvre ami, quel vide tu me fais ! Partout ta place sans t’y voir… Ces jeunes filles, ces jeunes gens, nos parents, nos voisins, qui remplissent en ce moment le salon, qui sont autour de toi mort, t’entoureraient vivant et joyeux ; car tu te plaisais avec eux, et leur jeune gaieté t’égayait.
Sans date. — Je ne sais ce que j’allais dire hier à cet endroit interrompu. Toujours larmes et regrets. Cela ne passe pas, au contraire : les douleurs profondes sont comme la mer, avancent, creusent toujours davantage. Huit soirs que tu reposes là-bas, à Andillac, dans ton lit de terre. O Dieu, mon Dieu ! consolez-moi ! Faites-moi voir et espérer au delà de la tombe, plus haut que n’est tombé ce corps. Le ciel, le ciel ! oh ! que mon âme monte au ciel !
Aujourd’hui grande venue de lettres que je n’ai pas lues. Que lire là-dedans ? Des mots qui ne disent rien. Toute consolation humaine est vide. Que j’éprouve cruellement la vérité de ces paroles de l’Imitation ! Ta berceuse est venue, la pauvre femme, tout en larmes, et portant gâteaux et figues que tu aurais mangés. Quel chagrin m’ont donné ces figues ! Le plus petit plaisir que je te vois venir me semble immense. Et le ciel si beau, et les cigales, le bruit des champs, la cadence des fléaux sur l’aire, tout cela qui te charmerait me désole. Dans tout je vois la mort. Cette femme, cette berceuse qui t’a veillé et tenu un an malade sur ses genoux, m’a porté plus de douleur que n’eût fait un drap mortuaire. Déchirante apparition du passé : berceau et tombe1.
Un rayon de gloire humaine
Que dire ? que répondre ? Que m’annoncez-vous qui se prépare pour Maurice ! Pauvre rayon de gloire qui va venir sur sa tombe ! Que je l’aurais aimé sur son front, de son vivant, quand nous l’aurions vu sans larmes ! C’est trop tard maintenant pour que la joie soit complète, et néanmoins j’éprouve je ne sais quel triste bonheur à ce bruit funèbre de renommée qui va s’attacher au nom que j’ai le plus aimé. Oh ! le cœur voudrait tant immortaliser ce qu’il aime ! Maurice, mon ami, vit toujours ; il s’est éteint, il a disparu d’ici-bas comme un astre meurt en un lieu pour se rallumer dans un autre. Que cette pensée me console, me soutient dans cette séparation ! que j’y rattache d’espérances ! Ce rayon qui va passer sur Maurice, je le vois descendre du ciel ; c’est le reflet de son auréole, de cette couronne qui brille au front des élus, des intelligences sauvées. Celles qui se perdent n’ont rien devant Dieu qui leur reste, qui les marque, quelque signe de distinction que les hommes leur fassent ; car toute gloire humaine passe vite.