(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — J. Racine. (1639-1699.) » pp. 226-241
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(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — J. Racine. (1639-1699.) » pp. 226-241

J. Racine.
(1639-1699.)

[Notice]

Si l’on voulait réaliser par un nom l’idée de la perfection absolue dans le versification et le style, il faudrait nommer Racine. Justesse, élégance soutenue, richesse et convenance il a su réunir toutes les qualités disséminées dans les autres ; et les plus modestes, chez lui, n’ont porté aucun préjudice aux plus élevées. De là une sorte d’égalité dans le bien, dont on s’est quelquefois prévalu contre lui pour attenter à sa réputation. Les plus beaux traits de Racine, ses plus sublimes pensées, sont amenés avec tant de naturel et si bien fondus en un ensemble achevé, que les yeux peu exercés ont souvent peine à les reconnaître. Nul n’a fait davantage éprouver au lecteur cette illusion dont parle Horace. A voir ces vers pleins d’aisance, qui n’ôtent à l’expression de l’idée rien de nécessaire et ne lui ajoutent rien de superflu, il s’imagine volontiers que lui-même il n’écrirait pas autrement que l’auteur, tandis qu’il conçoit bien, en prenant la plume, la vérité de ce mot du poëte :

… Sibi quivis
Speret idem, sudet multum frustraque laboret
Ausus idem : tantum series juncturaque pollet !1

Dans le petit nombre d’années où Racine travailla pour le théâtre, il composa douze tragédies, qui sont presque toutes demeurées l’honneur et le modèle de la scène française. Par elles il ouvrit à l’art des voies nouvelles, il le porta jusqu’à ses dernières limites ; et, comme s’il n’eût cessé d’acquérir des forces, loin que son génie ait connu la décadence, il termina, heureuse et rare exception, par son chef-d’œuvre, qu’une admiration unanime a proclamé le chef-d’œuvre de l’esprit humain.

La famille de Jean Racine, anoblie récemment, avait un cygne dans ses armoiries2 : jamais, comme on voit, armes parlantes ne se trouvèrent mieux justifiées. Ajoutons que sa modestie et ses vertus privées égalaient ses talents. Au sein de sa famille, il enseignait par son exemple la pratique austère de tous les devoirs. Sa piété était rigide et fervente ; sa charité était sans bornes. De plus, un noble patriotisme échauffait son âme. Favori de Louis XIV, il aimait le peuple comme Fénelon. On a même rapporté, mais sans preuve certaine, que, pour plaider auprès du grand roi la cause des sujets malheureux, il encourut une disgrâce qui hâta sa mort. Né à la Ferté-Milon le 21 décembre 1639, il s’éteignit à Paris le 22 avril 1699. Ses cendres reposent aujourd’hui dans l’église Saint-Étienne-du-Mont1.

Hymne à Dieu.

Grand Dieu qui vis les cieux se former sans matière,
            A ta voix seulement
Tu séparas les eaux, leur marquas pour barrière
            Le vaste firmament.
Si la voûte céleste a ses plaines liquides,
            La terre a ses ruisseaux,
Qui, contre les chaleurs, portent aux champs arides
            Le secours de leurs eaux.
Seigneur, qu’ainsi les eaux de ta grâce féconde
            Réparent nos langueurs ;
Que nos sens désormais vers les appas du monde
            N’entraînent plus nos cœurs
Fais briller de ta foi les lumières propices
            A nos yeux éclairés :
Qu’elle arrache le voile à tous les artifices
            Des enfers conjurés.
Règne, ô Père éternel, Fils, sagesse incréée ;
            Esprit saint, Dieu de paix,
Qui fais changer des temps l’inconstante durée,
            Et ne changes jamais.
Ta sagesse, grand Dieu, dans tes œuvres tracée,
            Débrouilla le chaos ;
Et fixant sur son poids la terre balancée
            La sépara des flots.
Par là son sein fécond de fleurs et de feuillages
            L’embellit tous les ans,
L’enrichit de doux fruits, couvre de pâturages
            Ses vallons et ses champs.
Seigneur, fais de ta grâce à notre âme abattue
            Goûter les fruits heureux,
Et que puissent nos pleurs de la chair corrompue
            Eteindre tous les feux !
Que sans cesse nos cœurs, loin du sentier des vices,
            Suivent tes volontés.
Qu’innocents à tes yeux, ils fondent leurs délices
            Sur tes seules bontés.
Règne, ô Père éternel, Fils, sagesse incréée,
            Esprit saint, Dieu de paix,
Qui fais changer des temps l’inconstante durée
            Et ne changes jamais 1.
(Poésies diverses.)

Andromaque1.

(Extraits.)

Pyrrhus vient de déclarer à Andromaque qu’il l’aime avec passion ; que, si elle consent à lui donner sa main, il prendra sous sa protection le fils qu’elle a eu d’Hector, Astyanax, dont la mort est demandée par la Grèce.

 

Acte III, Scène viii.

Andromaque, Céphise (sa confidente).

Céphise.

Je vous l’avais prédit qu’en dépit de la Grèce
De votre sort encor vous seriez la maîtresse.

Andromaque.

Hélas ! de quel effet tes discours sont suivis !
Il ne me restait plus qu’à condamner mon fils.

Céphise.

Madame, à votre époux c’est être assez fidèle :
Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle.
Lui-même il porterait votre âme à la douceur.

Andromaque.

Quoi ! je lui donnerais Pyrrhus pour successeur ?

Céphise.

Ainsi le veut son fils que les Grecs vous ravissent.
Pensez-vous qu’après tout ses mânes en rougissent 2 ;
Qu’il méprisât, madame, un roi victorieux
Qui vous fait remonter au rang de vos aïeux 3,
Qui foule aux pieds pour vous vos vainqueurs en colère,
Qui ne se souvient plus qu’Achille était son père,
Qui dément ses exploits et les rend superflus ?

Andromaque.

Dois-je les oublier, s’il ne s’en souvient plus ?
Dois-je oublier Hector privé de funérailles,
Et traîné sans honneur autour de nos murailles ?
Dois-je oublier son père à mes pieds renversé,
Ensanglantant l’autel qu’il tenait embrassé 1
Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle,
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle ;
Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,
Entrant à la lueur de nos palais brûlants,
Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
Et, de sang tout couvert, échauffant le carnage ;
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,
Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants2 ;
Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue :
Voilà comme Pyrrhus vint s’offrir à ma vue ;
Voilà par quels exploits il sut se couronner ;
Enfin, voilà l’époux que tu me veux donner.
Non, je ne serai point complice de ses crimes :
Qu’il nous prenne, s’il veut, pour dernières victimes.
Tous mes ressentiments lui seraient asservis !

Céphise.

Hé bien ! allons donc voir expirer votre fils :
On n’attend plus que vous… Vous frémissez, madame.

Andromaque.

Ah ! de quel souvenir viens-tu frapper mon âme !
Quoi ! Céphise, j’irai voir expirer encor
Ce fils, ma seule joie et l’image d’Hector ?
Ce fils, que de sa flamme il me laissa pour gage ?
Hélas ! il m’en souvient : le jour que son courage
Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas,
Il demanda son fils et le prit dans ses bras :
« Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes,
J’ignore quel succès le sort garde à mes armes ;
Je te laisse mon fils pour gage de ma foi :
S’il me perd, je prétends qu’il me retrouve en toi.
Si d’un heureux hymen la mémoire t’est chère,
Montre au fils à quel point tu chérissais le père1. »
Et je puis voir répandre un sang si précieux !
Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux !
Roi barbare, faut-il que mon crime l’entraîne ?
Si je te hais, est-il coupable de ma haine ?
T’a-t-il de tous les siens reproché le trépas ?
S’est-il plaint à tes yeux des maux qu’il ne sent pas ?
Mais cependant, mon fils, tu meurs si je n’arrête
Le fer que le cruel tient levé sur ta tête.
Je l’en puis détourner, et je t’y vais offrir…
Non, tu ne mourras point, je ne le puis souffrir.
Allons trouver Pyrrhus. Mais non, chère Céphise,
Va le trouver pour moi.

Céphise.

Que faut-il que je dise ?

Andromaque.

Dis-lui que de mon fils l’amour est assez fort…
Crois-tu que dans son cœur il ait juré sa mort ?
L’amour peut-il si loin pousser sa barbarie ?

Céphise.

Madame, il va bientôt revenir en furie.

Andromaque.

Hé bien ! va l’assurer…

Céphise.

De quoi ? de votre foi ?

Andromaque.

Hélas ! pour la promettre est-elle encore à moi ?
O cendres d’un époux ! ô Troyens ! ô mon père !
O mon fils, que tes jours coûtent cher à ta mère !
Allons.

Céphise.

Où donc, madame ? et que résolvez-vous ?
Andromaque.
Allons sur son tombeau2 consulter mon époux.

Acte IV, Scène i.

Andromaque, Céphise.

Céphise.

Ah ! je n’en doute point ; c’est votre époux, madame,
C’est Hector qui produit ce miracle en votre âme :
Il veut que Troie encor se puisse relever
Avec cet heureux fils qu’il vous fait conserver.
Pyrrhus vous l’a promis : vous venez de l’entendre,
Madame ; il n’attendait qu’un mot pour vous le rendre.
Croyez-en ses transports : père, sceptre, alliés,
Content de votre cœur, il met tout à vos pieds ;
Sur lui, sur tout son peuple il vous rend souverain
Est-ce là ce vainqueur digne de tant de haine ?
Déjà contre les Grecs plein d’un noble courroux,
Le soin de votre fils le touche autant que vous :
Il prévient leur fureur ; il lui laisse sa garde.
Pour ne pas l’exposer, lui-même il se hasarde.
Mais tout s’apprête au temple ; et vous avez promis…

Andromaque.

Oui, je m’y trouverai. Mais allons voir mon fils.

Céphise.

Madame, qui vous presse ? Il suffit que sa vue
Désormais à vos yeux ne soit plus défendue.
Vous lui pourrez bientôt prodiguer vos bontés,
Et vos embrassements ne seront plus comptés.
Quel plaisir d’élever un enfant qu’on voit croître1,
Non plus comme un esclave élevé pour son maître,
Mais pour voir avec lui renaître tant de rois !

Andromaque.

Céphise, allons le voir pour la dernière fois.

Céphise.

Que dites-vous ? ô dieux !

Andromaque.

O ma chère Céphise,
Ce n’est point avec toi que mon cœur se déguise.
Ta foi dans mon malheur s’est montrée à mes yeux ;
Mais j’ai cru qu’à mon tour tu me connaissais mieux.
Quoi donc ! as-tu pensé qu’Andromaque infidèle
Pût trahir un époux qui croit revivre en elle,
Et que, de tant de morts réveillant la douleur,
Le soin de mon repos me fît troubler le leur ?
Est-ce là cette ardeur tant promise à sa cendre ?
Mais son fils périssait, il l’a fallu défendre.
Pyrrhus en m’épousant s’en déclare l’appui ;
Il suffit : je veux bien m’en reposer sur lui.
Je sais quel est Pyrrhus : violent, mais sincère,
Céphise, il fera plus qu’il n’a promis de faire.
Sur le courroux des Grecs je m’en repose encor ;
Leur haine va donner un père au fils d’Hector.
Je vais donc, puisqu’il faut que je me sacrifie,
Assurer à Pyrrhus le reste de ma vie ;
Je vais, en recevant sa foi sur les autels,
L’engager à mon fils par des nœuds immortels :
Mais aussitôt ma main, à moi seule funeste,
D’une infidèle vie abrégera le reste,
Et, sauvant ma vertu, rendra ce que je doi
A Pyrrhus, à mon fils, à mon époux, à moi.
Voilà de mon amour l’innocent stratagème ;
Voilà ce qu’un époux m’a commandé lui-même :
J’irai seule rejoindre Hector et mes aïeux.
Céphise, c’est à toi de me fermer les yeux.

Céphise.

Ah ! ne prétendez pas que je puisse survivre…

Andromaque.

Non, non, je te défends, Céphise, de me suivre ;
Je confie à tes soins mon unique trésor :
Si tu vivais pour moi, vis pour le fils d’Hector.
De l’espoir des Troyens seule dépositaire,
Songe à combien de rois tu deviens nécessaire.
Veille auprès de Pyrrhus ; fais-lui garder sa foi :
S’il le faut, je consens qu’on lui parle de moi ;
Fais-lui valoir l’hymen où je me suis rangée :
Dis-lui qu’avant ma mort je lui fus engagée ;
Que ses ressentiments doivent être effacés ;
Qu’en lui laissant mon fils, c’est l’estimer assez.
Fais connaître à mon fils les héros de sa race ;
Autant que tu pourras conduis-le sur leur trace ;
Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,
Plutôt ce qu’ils ont fait que ce qu’ils ont été :
Parle-lui tous les jours des vertus de son père,
Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère.
Mais qu’il ne songe plus, Céphise, à nous venger :
Nous lui laissons un maître, il doit le ménager.
Qu’il ait de ses aïeux un souvenir modeste :
Il est du sang d’Hector, mais il en est le reste ;
Et pour ce reste enfin j’ai moi-même, en un jour,
Sacrifié mon sang, ma haine et mon amour1.

Céphise.

Hélas !

Andromaque.

Ne me suis point, si ton cœur en alarmes
Prévoit qu’il ne pourra commander à tes larmes.
On vient : cache tes pleurs, Céphise ; et souviens-toi
Que le sort d’Andromaque est commis à ta foi.

 

Cependant Hermione, qui avait dû épouser Pyrrhus, outragée par la passion que ce prince a ressentie pour Andromaque, n’a pas craint de confier au fils d’Agamemnon, à Oreste qui l’aime, le soin de la venger.

Acte V, Scène i.

Hermione, seule..

Où suis-je ? qu’ai-je fait ? que dois-je faire encore ?
Quel transport me saisit ! quel chagrin me dévore !
Errante et sans dessein, je cours dans ce palais :
Ah ! ne puis-je savoir si j’aime ou si je hais ?
Le cruel ! de quel œil il m’a congédiée !
Sans pitié, sans douleur au moins étudiée !
L’ai-je vu se troubler, et me plaindre un moment1 ?
En ai-je pu tirer un seul gémissement ?
Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,
Semblait-il seulement qu’il eût part à mes larmes ?
Et je le plains encore ! et, pour comble d’ennui,
Mon cœur, mon lâche cœur, s’intéresse pour lui !
Je tremble au seul penser du coup qui le menace,
Et, prête à me venger, je lui fais déjà grâce !
Non, ne révoquons point l’arrêt de mon courroux ;
Qu’il périsse ! aussi bien il ne vit plus pour nous.
Le perfide triomphe et se rit de ma rage :
Il pense voir en pleurs dissiper cet orage ;
Il croit que, toujours faible, et d’un cœur incertain,
Je parerai d’un bras les coups de l’autre main.
Il juge encor de moi par mes bontés passées.
Mais plutôt le perfide a bien d’autres pensées :
Triomphant dans le temple, il ne s’informe pas
Si l’on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.
Il me laisse, l’ingrat, cet embarras funeste.
Non, non, encore un coup laissons agir Oreste :
Qu’il meure, puisqu’enfin il a dû le prévoir,
Et puisqu’il m’a forcée enfin à le vouloir…
A le vouloir ? Hé quoi ! c’est donc moi qui l’ordonne !
Sa mort sera l’effet de l’amour d’Hermione !
Ce prince, dont mon cœur se faisait autrefois
Avec tant de plaisir redire les exploits ;
A qui même en secret je m’étais destinée
Avant qu’on eût conclu ce fatal hyménée !
Je n’ai donc traversé tant de mers, tant d’États,
Que pour venir si loin préparer son trépas,
L’assassiner, le perdre ? Ah ! devant1 qu’il expire…

Acte V, Scène ii.

Hermione, Cléone (sa confidente).

Hermione.

Ah ! qu’ai-je fait, Cléone ? et que viens-tu me dire ?
Que fait Pyrrhus ?

Cléone.

Il est au comble de ses vœux,
Le plus fier des mortels, et le plus amoureux.
Je l’ai vu vers le temple, où son hymen s’apprête,
Mener en conquérant sa nouvelle conquête,
Et, d’un œil où brillaient sa joie et son espoir,
S’enivrer en marchant du plaisir de la voir.
Andromaque, au travers de mille cris de joie,
Porte jusqu’aux autels le souvenir de Troie :
Incapable toujours d’aimer et de haïr,
Sans joie et sans murmure elle semble obéir.

Hermione.

Et l’ingrat, jusqu’au bout il a poussé l’outrage !
Mais as-tu bien, Cléone, observé son visage ?
Goûte-t-il des plaisirs tranquilles et parfaits ?
N’a-t-il point détourné ses yeux vers le palais ?
Dis-moi, ne t’es-tu point présentée à sa vue ?
L’ingrat a-t-il rougi lorsqu’il t’a reconnue ?
Son trouble avouait-il son infidélité ?
A-t-il jusqu’à la fin soutenu sa fierté ?

cléone.

Madame, il ne voit rien : son salut et sa gloire
Semblent être avec vous sortis de sa mémoire.
Sans songer qui le suit, ennemis ou sujets,
Il poursuit seulement ses amoureux projets.
Autour du fils d’Hector il a rangé sa garde,
Et croit que c’est lui seul que le péril regarde.
Phœnix même en répond, qui1 l’a conduit exprès
Dans un fort éloigné du temple et du palais.
Voilà dans ses transports le seul soin qui lui reste.

Hermione.

Le perfide ! il mourra. Mais que t’a dit Oreste ?

Cléone.

Oreste avec ses Grecs dans le temple est entré.

Hermione.

Hé bien ! à me venger n’est-il pas préparé ?

Cléone.

Je ne sais.

Hermione.

Tu ne sais ! Quoi donc ! Oreste encore,
Oreste me trahit ?

Cléone.

Oreste vous adore ;
Mais de mille remords son esprit combattu
Croit tantôt son amour et tantôt sa vertu.
Il respecte en Pyrrhus l’honneur du diadème ;
Il respecte en Pyrrhus Achille et Pyrrhus même :
Il craint les Grecs, il craint l’univers en courroux ;
Mais il se craint, dit-il, soi-même plus que tous.
Il voudrait en vainqueur vous apporter sa tête :
Le seul nom d’assassin l’épouvante et l’arrête.
Enfin il est entré, sans savoir dans son cœur
S’il en devait sortir coupable ou spectateur.

Hermione.

Non, non, il les verra triompher sans obstacle ;
Il se gardera bien de troubler ce spectacle :
Je sais de quels remords son courage est atteint ;
Le lâche craint la mort, et c’est tout ce qu’il craint.
Quoi ! sans qu’elle employât une seule prière,
Ma mère en sa faveur arma la Grèce entière ;
Ses yeux pour leur querelle, en dix ans de combats,
Virent périr vingt rois qu’ils ne connaissaient pas :
Et moi, je ne prétends que la mort d’un parjure2,
Et je charge un amant du soin de mon injure :
Il peut me conquérir à ce prix sans danger ;
Je me livre moi-même, et ne puis me venger !
Allons. C’est à moi seule à me rendre justice.
Que de cris de douleur le temple retentisse :
De leur hymen fatal troublons l’événement ;
Et qu’ils ne soient unis, s’il se peut, qu’un moment.
Je ne choisirai point dans ce désordre extrême :
Tout me sera Pyrrhus, fût-ce Oreste lui-même.
Je mourrai. Mais au moins ma mort me vengera.
Je ne mourrai pas seule, et quelqu’un me suivra.

Acte V, Scène iii .

Oreste, Hermione, Cléone.

Oreste.

Madame, c’en est fait, et vous êtes servie :
Pyrrhus rend à l’autel son infidèle vie.

Hermione.

Il est mort !

Oreste.

Il expire ; et nos Grecs irrités
Ont lavé dans son sang ses infidélités.
Je vous l’avais promis ; et, quoique mon courage
Se fît de ce complot une funeste image,
J’ai couru vers le temple, où nos Grecs dispersés
Se sont jusqu’à l’autel dans la foule glissés.
Pyrrhus m’a reconnu, mais sans changer de face :
Il semblait que ma vue excitât son audace ;
Que tous les Grecs, bravés en leur ambassadeur,
Dussent de son hymen relever la splendeur.
Enfin, avec transport prenant son diadème,
Sur le front d’Andromaque il l’a posé lui-même :
« Je vous donne, a-t-il dit, ma couronne et ma foi ;
Andromaque, régnez sur l’Epire et sur moi.
Je voue à votre fils une amitié de père ;
J’en atteste les dieux, je le jure à sa mère :
Pour tous mes ennemis je déclare les siens,
Et je le reconnais pour le roi des Troyens. »
A ces mots, qui du peuple attiraient le suffrage,
Nos Grecs n’ont répondu que par un cri de rage ;
L’infidèle s’est vu partout envelopper,
Et je n’ai pu trouver de place pour frapper :
Chacun se disputait la gloire de l’abattre.
Je l’ai vu dans leurs mains quelque temps se débattre,
Tout sanglant à leurs coups vouloir se dérober ;
Mais enfin à l’autel il est allé tomber.
Du peuple épouvanté j’ai traversé la presse
Pour venir de ces lieux enlever ma princesse,
Et regagner le port, où bientôt nos amis
Viendront couverts du sang que je vous ai promis.

Hermione.

Qu’ont-ils fait !

Oreste.

Pardonnez à leur impatience :
Ils ont, je le vois bien, trahi votre vengeance.
Vous vouliez que ma main portât les premiers coups ;
Qu’il sentît en mourant qu’il expirait pour vous.
Mais c’est moi dont l’ardeur leur a servi d’exemple :
Je les ai pour vous seule entraînés dans le temple,
Madame ; et vous pouvez justement vous flatter
D’une mort que leurs bras n’ont fait qu’exécuter.
Vous seule avez poussé les coups…

Hermione.

Tais-toi, perfide,
Et n’impute qu’à toi ton lâche parricide.
Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur,
Va : je la désavoue, et tu me fais horreur.
Barbare, qu’as-tu fait ? avec quelle furie
As-tu tranché le cours d’une si belle vie ?
Avez-vous pu, cruels, l’immoler aujourd’hui
Sans que tout votre sang se soulevât pour lui ?
Mais parle : de son sort qui t’a rendu l’arbitre ?
Mais parle : de son sort qui t’a rendu l’arbitre ?
Pourquoi l’assassiner ? qu’a-t-il fait ? à quel titre ?
Qui te l’a dit1 ?

Oreste.

Oh dieux ! quoi ! ne m’avez-vous pas
Vous-même ici, tantôt, ordonné son trépas ?

Hermione.

Ah ! fallait-il en croire une amante insensée ?
Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ?
Et ne voyais-tu pas, dans mes emportements,
Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments ?
Quand je l’aurais voulu, fallait-il y souscrire ?
N’as-tu pas dû2 cent fois te le faire redire ?
Toi-même avant le coup me venir consulter ?
Y revenir encore, ou plutôt m’éviter ?
Que ne me laissais-tu le soin de ma vengeance ?
Qui t’amène en des lieux où l’on fuit ta présence ;
Voilà de ton amour le détestable fruit :
Tu m’apportais, cruel, le malheur qui te suit.
C’est toi dont l’ambassade, à tous les deux fatale,
L’a fait pour son malheur pencher vers ma rivale.
Nous le verrions encor nous partager ses soins :
Il m’aimerait peut-être ; il le feindrait du moins.
Adieu. Tu peux partir. Je demeure en Epire ;
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
A toute ma famille ; et c’est assez pour moi,
Traître, qu’elle ait produit un monstre tel que toi.

Acte V, Scène iv.

Oreste, seul.

Que vois-je ? est-ce Hermione ? Et que viens-je d’entendre ?
Pour qui coule ce sang que je viens de répandre ?
Je suis, si je l’en crois, un traître, un assassin.
Est-ce Pyrrhus qui meurt ? et suis-je Oreste enfin ?
Quoi ! j’étouffe en mon cœur la raison qui m’éclaire ;
J’assassine à regret un roi que je révère ;
Je viole en un jour les droits des souverains,
Ceux des ambassadeurs, et tous ceux des humains,
Ceux même des autels où ma fureur l’assiège ;
Je deviens parricide, assassin, sacrilége :
Pour qui ? pour une ingrate à qui je le promets,
Qui même, s’il ne meurt, ne me verra jamais,
Dont j’épouse la rage : et, quand je l’ai servie,
Elle me redemande et son sang et sa vie !
Elle l’aime ! et je suis un monstre furieux !
Je la vois pour jamais s’éloigner de mes yeux !
Et l’ingrate en fuyant me laisse pour salaire
Tous les noms odieux que j’ai pris pour lui plaire !

Acte V, Scène v.

Oreste, Hermione, Cléone.

Pylade.

Il faut partir, seigneur. Sortons de ce palais,
Ou bien résolvons-nous de n’en sortir jamais ;
Nos Grecs pour un moment en défendent la porte :
Tout le peuple assemblé nous poursuit à main-forte.
Aux ordres d’Andromaque ici tout est soumis ;
Ils la traitent en reine, et nous comme ennemis.
Andromaque elle-même, à Pyrrhus si rebelle,
Lui rend tous les devoirs d’une veuve fidèle,
Commande qu’on le venge, et peut-être sur nous
Veut venger Troie encore et son premier époux.
Allons, n’attendons pas que l’on nous environne :
Nos Grecs nous rejoindront ; et tandis qu’Hermione
Tient encore le peuple autour d’elle arrêté,
Voilà notre chemin, sortons en sûreté.

Oreste.

Non, non, c’est Hermione, amis que je veux suivre :
A son dernier arrêt je ne puis plus suivre.
Partez : j’ai fait le crime, et je vais l’expier.

Pylade.

Hermione, seigneur ? il la faut oublier.
Quoi ! toujours l’instrument et l’objet de sa rage,
Cherchez-vous chez les morts quelque nouvel outrage ?
Et parce qu’elle meurt faut-il que vous mouriez ?

Oreste.

Elle meurt ! dieux ! qu’entends-je !

Pylade.

Hé quoi ! vous l’ignoriez !
En rentrant dans ces lieux nous l’avons rencontrée
Qui courait vers le temple, inquiète, égarée.
Elle a trouvé Pyrrhus porté par des soldats
Que son sang excitait à venger son trépas.
Sans doute à cet objet sa rage s’est émue.
Mais du haut de la porte enfin nous l’avons vue
Un poignard à la main sur Pyrrhus se courber,
Lever les yeux au ciel, se frapper et tomber.

Oreste.

Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance !
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance :
Appliqué sans relâche au soin de me punir,
Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir :
Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
J’étais né pour servir d’exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompli :
Hé bien ! je meurs content, et mon sort est rempli1.
Où sont ces deux amants ? Pour couronner ma joie,
Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie ;
L’un et l’autre en mourant je les veux regarder :
Réunissons trois cœurs qui n’ont pu s’accorder.
Mais quelle épaisse nuit tout à coup m’environne ?
De quel côté sortir ? D’où vient que je frissonne ?
Quelle horreur me saisit ? Grâce au ciel, j’entrevoi…
Dieux ! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !

Pylade.

Ah ! seigneur !

Oreste.

Quoi ! Pyrrhus, je te rencontre encore !
Trouverai-je partout un rival que j’abhorre ?
Percé de tant de coups, comment t’es-tu sauvé ?
Tiens, tiens, voilà le coup que je t’ai réservé.
Mais que vois-je ? A mes yeux, Hermione l’embrasse !
Elle vient l’arracher au coup qui le menace !
Dieux ! quels affreux regards elle jette sur moi !
Quels démons, quels serpents traîne-t-elle après soi ?
Hé bien ! filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes1 ?
A qui destinez-vous l’appareil qui vous suit ?
Venez-vous m’enlever dans l’éternelle nuit ?
Venez, à vos fureurs Oreste s’abandonne.
Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione :
L’ingrate mieux que vous saura me déchirer ;
Et je lui porte enfin mon cœur à dévorer.