(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section deuxième. La Tribune du Barreau. — Chapitre V. Barreau français. — Le Normant et Cochin. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section deuxième. La Tribune du Barreau. — Chapitre V. Barreau français. — Le Normant et Cochin. »

Chapitre V.
Barreau français. — Le Normant et Cochin.

Nous avons dit, au commencement de cet article, pourquoi, et démontré comment les formes actuelles de notre jurisprudence avaient dû changer nécessairement celles de l’éloquence judiciaire : de là, cette différence entre les avocats anciens, qui étaient et devaient être de vrais orateurs, et les nôtres, qui ne peuvent guère être que des avocats. Ce n’est pas que des hommes d’un mérite distingué n’aient illustré le barreau français, par l’accord précieux des lumières de l’avocat et du talent de l’orateur. Le siècle de Louis XIV compta, entre autres, Lemaître et Patru, qui jouirent d’une grande réputation alors, et qui la méritaient par rapport à leurs contemporains. Tous deux eurent assez de talent pour l’emporter de beaucoup sur les autres ; mais tous deux étaient loin encore de ce bon goût qui est de tous les temps, et qui fait vivre les productions de l’esprit.

Que l’on cesse donc de s’étonner d’avoir vu et de voir tous les jours encore, insensiblement tomber des réputations, d’abord élevées si haut, mais qui manquaient de ce qui les devait soutenir à jamais. Patru, par exemple, était consulté par Vaugelas comme l’oracle de la langue française : Racine et Boileau s’empressaient de lui lire leurs ouvrages, et son jugement déterminait le leur. Pourquoi donc cet homme, regardé au barreau comme un des orateurs les plus éloquents, est-il aujourd’hui totalement oublié ? C’est que la faiblesse de ses ouvrages n’a pu soutenir l’analyse du temps, qui dévore tout ce qui n’est pas marqué au coin du génie. Malgré la pureté de langage qui caractérise ses plaidoyers et ses lettres, on a cessé depuis longtemps de les lire, parce qu’on y chercherait en vain cette chaleur de style et cette force de raison qui donnent seules la vie aux écrits, de quelque nature qu’ils soient. Mais ce qui contribua le plus à effacer la réputation de Patru, et à le reléguer dans la classe des écrivains estimés, mais peu lus, ce fut le célèbre Cochin, à qui il semblait réservé d’offrir aux Français le modèle le plus accompli de l’éloquence du barreau, et l’exemple, en même temps, de toutes les vertus qui doivent constituer l’avocat. Personne n’a plus que lui réuni l’abondance des idées et des raisonnements, la plénitude du savoir et de la raison, aux richesses de l’expression, à la vérité des tours, et surtout à ce sentiment intime qui sait mettre la justice et la vérité dans tout leur jour, pour les faire aimer de ceux même qu’il combat. Partout le naturel, la force, l’érudition, la solidité s’adaptent et se fondent heureusement dans les sujets qu’il traite. On croit y voir la probité s’exprimer par la bouche de Cicéron, et combattre l’injustice avec les armes de Démosthène. Dès qu’il parut au parlement, il fut nommé l’aigle du barreau, et balança la réputation du fameux Le Normant.

Ce grand orateur joignait à beaucoup d’élévation d’esprit, à un grand discernement, à un amour sincère du vrai, le talent de la parole, la beauté de l’organe, et les grâces de la représentation. Son mérite distinctif était l’art de discuter avec autant de fermeté que de noblesse ; et le barreau devenait une arène vraiment intéressante, par le contraste des deux athlètes, lorsque Le Normant et Cochin y luttaient ensemble. L’un plus vigoureux et plus ferme ; l’autre plus souple et plus adroit. Cochin, avec un air austère et imposant, qui lui donnait quelque ressemblance avec Démosthène ; Le Normant, avec un air noble, intéressant, qui rappelait la dignité de Cicéron. Le premier redoutable, mais suspect à ses juges, qui, à force de le croire habile, le regardaient comme dangereux : le second, précédé au barreau par cette réputation d’honnête homme, qui est la plus forte recommandation d’une cause, la première qualité de l’avocat, et peut-être la première éloquence de l’orateur.

Cochin avait autant de modestie que de talent ; et les éloges qu’on lui donnait étaient constamment suivis de réponses qui annonçaient combien peu sa grande âme était accessible aux petitesses de la vanité et aux illusions de l’amour-propre. Un homme, dont le suffrage était bien capable de flatter son orgueil, ce fameux Le Normant dont nous venons de parler, lui dit, après sa première cause, qu’il n’avait jamais rien entendu de si éloquent. On voit bien, lui dit Cochin, que vous nêtes pas de ceux qui s’écoutent. Une dame de qualité lui disait un jour : Vous êtes si supérieur aux autres hommes, que, si l’on était dans le temps du paganisme, je vous adorerais comme le dieu de l’éloquence. — Dans la vérité du christianisme, répondit le sage orateur, l’homme n’a rien dont il puisse s’approprier la gloire.

Le Normant couvrait la science d’un avocat de toutes les grâces d’un homme du monde, et de l’attrait bien plus puissant encore des sentiments généreux. Il suffisait d’avoir du mérite ou des besoins pour avoir des droits sur son cœur. Il observait à la lettre le précepte de Quintilien, que nous avons rapporté : avant que de se charger d’une cause, il l’examinait avec une inflexible sévérité : et, pour peu qu’il en sentît l’injustice, aucune considération n’était capable de l’engager à s’en charger. Nous citerons de lui une de ces preuves de probité scrupuleuse qu’il est beau de donner à ses semblables, et qui devraient exciter plus que de l’admiration. Une dame de ses clientes avait, d’après le conseil de Le Normant, placé une somme de vingt mille livres sur une personne qui, quelques années après, devint insolvable. Le Normant se crut obligé à la restitution de la somme, et il la restitua.

Quelle est douce la tâche de l’écrivain qui recueille et qui transmet de.pareilles anecdotes ! Il est si consolant de pouvoir estimer ses modèles, et de ne jamais séparer de l’admiration qu’inspirent les grands talents, l’hommage que réclament les grandes vertus !