(1813) Principes généraux des belles-lettres. Tome III (3e éd.) « Principes généraux des belles-lettres. » pp. 1-374
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(1813) Principes généraux des belles-lettres. Tome III (3e éd.) « Principes généraux des belles-lettres. » pp. 1-374

Principes généraux des belles-lettres.

Suite de la section II
de la seconde partie.

Chapitre III.

Des grands Poëmes.

I l s’ouvre devant nous une carrière bien plus vaste et plus périlleuse que toutes celles que nous avons indiquées, et qu’on pourroit dire n’être que des sentiers agréables, quoique raboteux, qui conduisent au temple des Muses. Celle-ci est la grande et belle route, mais qui est bordée d’une infinité d’écueils et de précipices. Aussi le poëte qui a le courage d’y entrer, et la force de la suivre jusqu’au bout, arrive-t-il plus glorieux et plus triomphant au temple sacré, où la couronne immortelle l’attend dans une des places les plus éminentes.

Quoiqu’on donne le nom général de poëme à tous les ouvrages en vers, il convient néanmoins plus particulièrement (et peut-être uniquement) au poëme didactique, au dramatique, qui comprend le genre comique et le genre tragique, et au poëme épique. Ce n’est pas seulement parce que ce sont des ouvrages de longue haleine ; c’est encore parce qu’ils exigent, plus que tous les autres, un génie riche, étendu, ferme, et qui ait assez de vigueur pour se soutenir jusqu’à la fin. Je vais faire connoître ces grands poëmes, en exposant les règles, 1°. du poëme didactique ; 2°. du poëme dramatique en général ; 3°. du poëme comique ; 4°. du poëme tragique ; 5°. du poëme épique.

Article I.
Du Poëme Didactique.
Définition du Poëme didactique.

Le devoir de l’écrivain, dans le poëme didactique, est d’instruire, sans donner à son instruction une forme allégorique, sans la couvrir du voile de la fiction. Mais son ouvrage ne seroit point un vrai poëme, si cette instruction n’étoit animée, embellie de l’éclat et du coloris poétique. Il faut donc, 1°. que pour instruire, il y mette de l’ordre et de la méthode ; 2°. que pour instruire en poëte, il fasse usage des ornemens que peut fournir le langage des Muses. Ainsi le poëme didactique est un tissu de préceptes, ou une suite de principes, revêtus de l’expression et de l’harmonie de la poésie. Les arts, les sciences, la morale, les dogmes mêmes de la religion peuvent lui servir de matière. Nous avons, soit des anciens, soit des modernes, des poëmes didactiques sur tous ces différens objets.

L’ordre ; première règle du Poëme didactique.

Le poëte didactique est un écrivain libre, qui a l’air de s’entretenir avec une personne, à laquelle il donne des leçons ; ou un écrivain supérieur, qui a invoqué quelque divinité, et qui est supposé en avoir été exaucé. Il lui est permis de se jeter dans des écarts, de s’abandonner à l’essor de son génie, de négliger l’ordre jusqu’à un certain point ; mais ce n’est que dans les détails, dans les petites parties de son poëme. Les grandes parties, les parties essentielles doivent sortir du même fond, se rapporter au même but, se tenir l’une à l’autre, et former un ensemble non moins utile qu’agréable pour le lecteur.

Il faut donc que le poëte dispose et conduise sa matière, de façon que les principaux objets qu’il traite soient exactement distingués entr’eux, et se trouvent chacun à sa place. Tous les ouvrages, et principalement ceux où l’on se propose d’instruire, tirent leur prix de la raison. Or, il n’est guères possible qu’il y ait de la raison, où il n’y a ni ordre ni méthode. Tout poëme didactique exige un ordre du moins général, une méthode qui, en offrant les différens préceptes enchaînés sans confusion, donne en même temps la facilité de les mieux saisir et de les mieux goûter. Cette première règle est d’une nécessité indispensable ; et je ne saurois mieux la développer, qu’en faisant voir de quelle manière les grands maîtres l’ont mise en pratique.

Virgile se proposant de donner des préceptes sur tous les travaux de la campagne, commence son poëme par une exposition claire de son sujet, qu’il divise en quatre parties. Ce sont, 1°. la culture des terres par rapport aux moissons ; 2°. la culture des arbres et de la vigne ; 3°. le soin des grands et des petits troupeaux ; 4°. la manière d’élever les abeilles. Fidèle à cette division, le poëte latin ne confond jamais l’une de ces quatre parties avec une autre, et ne parle que des objets qui ont un rapport direct à la partie qu’il traite.

Dans la première, il fait voir les différentes manières en général dont on peut cultiver un champ, suivant la qualité de la terre ; trace l’origine de l’agriculture ; décrit les différens instrumens du labourage, et marque les différentes saisons qui conviennent aux différens travaux de la campagne, et les pronostics du mauvais temps.

Dans la seconde, il distingue les différentes manières dont les arbres sont produits ; leurs différentes espèces, et comment on doit les cultiver ; le terroir qui convient à chacune de ces espèces ; la manière de connoître la nature d’un sol, et de cultiver la vigne et les oliviers.

Dans la troisième, il parle des animaux qui servent à l’agriculture, tels que les chevaux, les bœufs et les vaches ; ensuite des troupeaux de chèvres et de moutons, et des chiens qui les gardent ; enfin des maladies auxquelles ces animaux sont sujets.

Dans la quatrième, il traite du logement des abeilles ; de leur nourriture, de leurs essaims, de leurs combats ; des différentes abeilles et de leur espèce do police ; des temps où elles font le miel ; de leurs maladies, et de la manière de repeupler les ruches, lorsque les mouches ont péri.

Le poëme didactique qui a pour objet la morale ou quelque science, demande un ordre plus exact, une méthode plus sensible, que celui où l’on traite des arts, soit libéraux, soit mécaniques ; parce que dans le premier, le poëte doit raisonner, discuter et approfondir sa matière. Il faut que tout y tende à porter la plus vive lumière et la plus forte conviction dans les esprits. Les principes doivent y être exposés avec tant de netteté et de précision ; les preuves si bien choisies et si bien arrangées ; les conséquences si directes et si bien déduites ; enfin toutes les parties si bien rapprochées et si bien liées, que le lecteur entraîné par le poëte, ne puisse jamais perdre le fil de son raisonnement.

C’est ce qu’on admire dans le poëme de la Religion, par Racine le fils. Il conduit son plan, comme il le dit lui - même, sur cette pensée de Pascal : A ceux qui ont de la répugnance pour la religion, il faut commencer par leur montrer qu’elle n’est pas contraire à la raison, ensuite qu’elle est vénérable ; après, la rendre aimable, faire souhaiter qu’elle soit vraie, montrer qu’elle est vraie, et enfin qu’elle est aimable. Tous les chants répondent à ce dessein général, et sont amenés l’un par l’autre. Pour faire voir la marche que le poëte a suivie, je ne crois pouvoir mieux faire que d’emprunter les propres paroles de J. B. Rousseau, dans le jugement qu’il a porté sur cet admirable poëme.

On ne sauroit, dit-il, établir les preuves de la religion, qu’en commençant par établir celles de l’existence de Dieu. C’est ce que l’auteur a fait dans le premier chant, où tout ce que la physique peut fournir à la poésie, et la métaphysique à la raison, se trouve décrit et développé de la manière la plus noble et la plus distincte.

Ces preuves amènent naturellement la distinction des deux substances (c’est la matière du second chant), leur union pendant la vie, et leur séparation à la mort, d’où s’ensuit la preuve de l’immortalité de l’âme. Les diverses opinions et les contrariétés des philosophes sur ce sujet, conduisent à la nécessité d’une révélation.

Le troisième chant poursuit la proposition avancée à la fin du précédent, en faisant voir, par l’histoire du monde et des Juifs en particulier, que ce n’est que dans leurs livres que la révélation se trouve ; d’où résulte par des conséquences indisputables l’authenticité et la vérité d’une religion annoncée par les prophètes, confirmée par les miracles, et avouée par Mahomet lui - même son plus grand ennemi.

Le quatrième chant est parfaitement lié au troisième par l’exposition admirable de la naissance de la religion chrétienne, des miracles de son auteur, de l’accomplissement des prophéties, de la propagation si rapide de l’évangile, et de son établissement au milieu des persécutions et des supplices. On y voit les nations soumises, la raison humaine confondue, la folie de la croix triomphante de la sagesse du monde, et enfin Rome, le centre du paganisme, punie comme Jérusalem l’avoit été, mais relevée, pour devenir jusqu’à la fin des siècles, le centre de la religion chrétienne. Après ces preuves tirées des faits, l’auteur rassure l’esprit et le cœur de l’homme ; l’un contre l’obscurité des mystères, l’autre contre la sévérité de la morale.

Il fait voir dans le cinquième chant jusqu’où va l’ignorance de l’homme, et les difficultés auxquelles le déiste ne peut répondre ; au lieu que le chrétien y trouve la réponse dans la révélation.

A l’égard de la morale (elle est traitée dans le sixième chant), ce qui m’a le plus frappé, est le parallèle également docte, solide et ingénieux de la morale des poëtes mêmes, et des poëtes d’ailleurs les plus corrompus du paganisme, avec celle des chrétiens.

Cette pensée, continue J. B. Rousseau, que la religion n’exige de nous que ce que la droite raison nous ordonne, et que l’Evangile, s’il est permis de parler ainsi, ne rend pas le chemin plus étroit que la simple philosophie et les devoirs prescrits à l’honnête homme, est admirablement exprimée ; et il falloit qu’elle le fût : mais il falloit aussi montrer l’avantage que la morale du Christianisme a sur toute autre morale. Cet avantage consiste dans le précepte de la charité, Je plus doux de tous les préceptes, tous les autres ne s’adressant qu’à la raison, mais celui-ci s’adressant au cœur qui est ce que Dieu demande particulièrement ; et comme cette vertu est le couronnement de toutes les vertus chrétiennes, l’auteur ne pouvoit mieux couronner son Ouvrage, qu’en nous en faisant sentir le prix et la nécessité ; et c’est ce qu’il a exécuté de la manière la plus touchante et la plus élevée.

La beauté de l’élocution : deuxième règle du Poëme didactique.

Ces deux ouvrages dont on vient de voir le plan, sont chacun dans son genre, la preuve et l’exemple de l’ordre et de la méthode que doit suivre le poëte didactique. Il est encore assujetti à une seconde règle qui n’est pas moins importante que la première. Ce n’est point ici un philosophe grave et austère, à qui l’on permet de débiter ses leçons, sans qu’il se mette en peine de les dépouiller de ce qu’elles peuvent avoir de triste et de rebutant. C’est un favori des Muses qui donne des préceptes, et qui doit en faire disparoître sous les ornemens la sécheresse et l’ennui. Il faut d’abord qu’il relève tout ce qu’il dit par la beauté de l’élocution, c’est-à-dire, par le choix des épithètes, l’emploi des termes métaphoriques, l’harmonie et la vivacité des tours, la hardiesse et l’éclat des figures, en un mot par tout ce que le style poétique a d’attrayant et d’enchanteur. Il aura sans doute de bien grandes difficultés à vaincre : mais ce n’est qu’en les surmontant qu’il peut mériter le nom de vrai poëte, et faire connoître tout le prix de son travail. Voyez de quelles couleurs Virgile embellit les préceptes qu’il donne sur la culture de la vigne. Je vais me servir de la traduction en vers de l’abbé De.

Tes ceps sont-ils plantés ? Il faut couvrir de terre,
Engraisser de fumier le lit qui les resserre.
Là, que la pierre-ponce aux conduits spongieux,
Que l’écaille poreuse enfouie avec eux,
Laissent pénétrer l’air dans leurs couches fécondes,
Et du ciel orageux interceptent les ondes.
J’ai vu des vignerons, du ciel favorisés,
Couvrir leurs ceps de pierre ou de vases brisés :
Ainsi du chien(a) brûlant ils évitent l’haleine ;
Ainsi la froide Hyade(b) inonde en vain la plaine.
Mais à la terre enfin dès qu’ils sont confiés,
Que souvent le hoyau la ramène à leurs pieds ;
Qu’on y pousse la bêche ; et, sans rompre les lignes,
Que le soc se promene au travers de tes vignes.
Puis tu présenteras aux naissans arbrisseaux
Ou des appuis de frêne, ou de légers roseaux :
La vigne les rencontre, et l’arbuste timide
Conduit sur les ormeaux par ce fidèle guide,
Bientôt unit son pampre à leurs feuillages verts,
Comme eux soutient l’orage, et les suit dans les airs.
Quand ses premiers bourgeons s’empresseront d’éclore,
Que l’acier rigoureux n’y touche point encore :
Même lorsque dans l’air, qu’il commence à braver,
Le rejeton moins frêle ose enfin s’élever,
Pardonne à son audace en faveur de son âge ;
Seulement de ta main éclaircis son feuillage.
Mais enfin quand tu vois ces robustes rameaux
Par des nœuds redoublés embrasser les ormeaux,
Alors saisis le fer, alors sans indulgence,
De la sève égarée arrête la licence ;
Borne des jets errans l’essor présomptueux,
Et des pampres touffus le luxe infructueux.

Quelquefois le poëte est obligé d’entrer dans les détails les plus minutieux, de parler d’ojets ignobles, bas et même dégoûtans. Il faut alors qu’il connoisse toutes les richesses de la langue dans laquelle il écrit, pour exprimer ces objets avec une élégante noblesse. C’est ce qu’a fait Rosset dans ces vers sur le fumier, tirés de son poëme sur l’Ae.

Des restes les plus vils se forme est engrais,
Qui va porter la vie au fond de vos guérets.
Des animaux divers la féconde litière
Est des amendemens la plus riche matière.
Pour les multiplier, ajoutez aux premiers
La dépouille des bois, la cendre des foyers.
Ces amas précieux se mêlent et s’unissent,
Et de l’astre du jour les ardeurs les mûrissent.
Ainsi par d’heureux soins toujours entretenus,
Tour à tour aux guérets ils portent leurs tributs.
Ornemens il du Poëme didactique.

Le poëte didactique veut-il établir des principes de morale ou de physique ? doit sans manquer en aucune manière à l’exactitude et à la précision, les orner de toutes les images, de toutes les comparaisons, de toutes les figures dont il est susceptible. En voici un bien bel exemple que nous fournit le poëme latin des éclipses, par le P. Boscovich, jésuite. Il s’agit des couleurs qu’offrent à nos yeux les fils de la lumière séparés par la réfraction.

« Quoique nous vous ayons déjà annoncé ces fils lumineux comme innombrables, et comme ayant chacun un génie particulier, nous les désignons cependant tous sous sept noms seulement ; et nous rangeons dans la même classe tous ceux dont la différence est moins sensible : apprenez leur ordre et leurs noms. Ceux que la réfraction écarte le moins de la ligne droite, brillent d’un rouge pareil à l’éclat dont l’aurore embellit les cieux, lorsqu’elle fait voler ses coursiers sur l’horizon, et vient annoncer l’astre qui doit la suivre. Tel le pavot superbe élève sa tête au milieu des champs ; et telle est encore la couleur ardente du sang qui coule dans nos veines. La deuxième espèce dans l’ordre des rayons, a reçu de l’or le nom de sa couleur. Cruelle et fatale couleur ! Hélas ! de quels soucis cuisans n’agite-t-elle pas le cœur des mortels ! quelles guerres sanglantes n’a-t-elle pas allumées ! quelles fourberies honteuses, quels vols impies, n’a-t-elle pas causés ! Près d’elle heureusement suit ce doux rayon, l’espoir et la consolation du laboureur, celui qui appelant sa faulx, lui montre dans l’étendue des plaines ses épis jaunissans, et annonce la fin de ses travaux. Au milieu vous voyez ce vert, ami de la nature, cette couleur chérie dont elle se plaît, au retour du printemps, à couvrir le feuillage des chênes sur le haut des montagnes, et le gazon naissant dans nos prairies. Telle entremêlée aux diamans précieux, l’émeraude étale son vert ravissant sur le front des rois. Le bleu qui se montre à sa suite, offre à nos regards cette même couleur qui règne sur la plaine d’une mer tranquille, quand les vents rappelés dans leurs antres, ne font plus écumer l’onde blanchissante. C’est lui qui colore toute l’étendue de l’olympe, quand chassés loin des cieux, les nuages ont cessé de voiler la voûte azurée. Très ressemblant au bleu qui le devance, le sixième a tiré son nom des régions de l’Inde. Le dernier enfin nous laissant à peine distinguer ses traits, unit à des nuances noirâtres une sombre lueur. Pareil à la triste violette, il en emprunta son nom : sa lumière confuse et troublée le rapproche des ténèbres et de l’obscure nuit : son jour s’affoiblit peu à peu, et ses bords se confondent avec l’ombre opaque ».

Si le poëte se propose de développer les vérités abstraites de la métaphysique, c’est alors qu’il doit épuiser toutes les ressources de son art, pour faire naître des fleurs dans ce fonds aride et semé d’épines. Toutes les parties de son ouvrage réuniront l’agréable et le solide, de manière que l’une ne nuise point à l’autre. En s’attachant à la justesse et à la profondeur des pensées, l’écrivain ne doit point négliger les ornemens poétiques ; et ces ornemens, loin d’affoiblir et d’énerver ses pensées, ne doivent servir au contraire qu’à les rendre plus vives, plus frappantes et plus lumineuses. On va voir avec quelle précision, avec quelle solidité et en même temps dans quel style poétique Racine établit l’immortalité de l’âme dans son poëme sur ln.

Je pense. La pensée, éclatante lumière,
Ne peut sortir du sein de l’épaisse matière.
J’entrevois ma grandeur. Ce corps lourd et grossier
N’est donc pas tout mon bien, n’est pas moi tout entier.
Quand je pense, chargé de cet emploi sublime,
Plus noble que mon corps, un autre être m’anime.
Je trouve donc qu’en moi, par d’admirables nœuds,
Deux êtres opposés sont réunis entr’eux ;
De la chair et du sang, le corps, vil assemblage ;
L’âme, rayon de Dieu, son souffle, son image.
Ces deux êtres liés par des nœuds si secrets
Séparent rarement leurs plus chers intérêts :
Leurs plaisirs sont communs aussi bien que leurs peines.
L’âme, guide du corps, doit en tenir les rênes.
Mais par des maux cruels quand le corps est troublé,
De l’âme quelquefois l’empire est ébranlé.
Dans un vaisseau brisé, sans voile, sans cordage,
Triste jouet des vents, victime de leur rage,
Le pilote effrayé, moins maître que les flots,
Veut faire entendre en vain sa voix aux matelots,
Et lui-même avec eux s’abandonne à l’orage.
Il périt ; mais le nôtre est exempt du naufrage.
Comment périroit-il ? Le coup fatal au corps
Divise ses liens, dérange ses ressorts :
Un être simple et pur n’a rien qui se divise ;
Et sur l’âme la mort ne trouve point de prise.
Que dis je ? tous ces corps dans la terre engloutis,
Disparus à nos yeux, sont-ils anéantis ?
D’où nous vient du néant cette crainte bizarre ?
Tout en sort, rien n’y rentre ; et la nature avare
Dans tous ses changemens ne perd jamais son bien.
Ton art ni tes fourneaux n’anéantiront rien,
Toi qui, riche en fumée, ô sublime alchimiste,
Dans ton laboratoire invoques Trismégiste (a).
Tu peux filtrer, dissoudre, évaporer ce sel ;
Mais celui qui l’a fait, veut qu’il soit immortel.
Prétendras-tu toujours à l’honneur de produire,
Tandis que tu n’as pas le pouvoir de détruire ?
Si du sel ou du sable un grain ne peut périr,
L’être qui pense en moi craindra-t-il de mourir ?
Qu’est-ce donc que l’instant où l’on cesse de vivre ?
L’instant où de ses fers une âme se délivre.
Le corps né de la poudre, à la poudre est rendu ;
L’esprit retourne au ciel dont il est descendu.

Les descriptions et les peintures sont les plus beaux ornemens du poëme didactique. Le grand talent du poëte est de peindre le précepte, c’est-à-dire, de le revêtir des couleurs naturelles de son objet. C’est ce que fait Virgile dans tout le cours de son poëme. Veut-il dire qu’il faut labourer au printemps, et donner quatre labours à une terre ? Il présente aussi-tôt des images qui sont les préceptes mêmes. C’est encore son interprète qui va parler.

Quand la neige au printemps s’écoule des montagnes,
Dès que le doux zéphir(a) amollit les campagnes,
Que j’entende gémir le bœuf sous l’aiguillon ;
Qu’un soc long-temps rouillé brille dans le sillon.
Veux-tu voir les guérets combler tes vœux avides ?
Par les soleils brûlans, par les frimas humides
Qu’ils soient deux fois mûris et deux fois engraissés :
Tes greniers crouleront sous tes grains entassés.

Parle-t-il du choix dès chevaux ? Il en fait la plus vive et la plus magnifique description.

Dans le choix des coursiers, ne sois pas moins sévère.
Du troupeau, dès l’enfance, il faut soigner le père.
Des gris et des bais-bruns on estime le cœur :
Le blanc, l’alézan-clair languissent sans vigueur :
L’étalon généreux a le port plein d’audace,
Sur ses jarrets plians se balance avec grâce.
Aucun bruit ne l’émeut ; le premier du troupeau,
Il fend l’onde écumante, affronte un pont nouveau.
Il a le ventre court, l’encolure hardie,
Une tête effilée, une croupe arrondie.
On voit sur son poitrail ses muscles se gonfler,
Et ses nerfs tressaillir, et ses veines s’enfler.
Que du clairon bruyant, le son guerrier l’éveille ;
Je le vois s’agiter, trembler, dresser l’oreille :
Son épine se double et frémit sur son dos :
D’une épaisse crinière, il fait bondir les flots ;
De ses naseaux brûlans, il respire la guerre ;
Ses yeux roulent du feu, son pied creuse la terre.
Tel dompté par les mains du frère de Castor(a),
Ce Cyllare(b) fameux s’assujétit au mors ;
Tels les chevaux d’Achille, et du dieu de la Thrace(c),
Souffloient le feu du ciel, d’où descendoit leur race.

Après cette description si belle du cheval, je ne craindrai point de citer celle du coq, tirée du poëme de Rosset, et que Virgile n’eût point désavouée.

Que le coq de ses sœurs et l’époux, et le roi,
Toujours marche à leur tête et leur donne la loi.
Il peut dix ans entiers les aimer, les conduire ;
Il est né pour l’amour, il est né pour l’empire.
En amour, en fierté, le coq n’a point d’égal,
Une crête de pourpre orne son front royal ;
Son œil noir lance au loin de vives étincelles ;
Un plumage éclatant peint son corps et ses ailes,
Dore son cou superbe, et flotte en longs cheveux :
De sanglans éperons arment ses pieds nerveux :
Sa queue, en se jouant du dos jusqu’à la crête,
S’avance, se recourbe en ombrageant sa tête.
Descriptions épisodiques dans le Poëme didactique.

Outre ces descriptions qui renferment ou qui suivent immédiatement le précepte, il y en a encore d’autres qui servent à enrichir et à varier le poëme didactique, et qu’il est essentiel d’y répandre. Ce sont les descriptions épisodiques, c’est-à-dire, des choses étrangères au sujet, et qui n’y tiennent que par occasion. Telles sont, dans le premier livre des Géorgiques, les descriptions du règne de Jupiter et de la nécessité du travail, à l’occasion de l’origine de l’agriculture : et celle de la mort de César, à l’occasion des pronostics du soleil : dans le deuxième, la belle description de la campagne d’Italie, à l’occasion des différens arbres que produit chaque climat ; et celle de la vie heureuse des laboureurs, à l’occasion des combats nés au milieu des festins et de la débauche : dans le troisième, la description de la course des chevaux et de l’invention des chars, à l’occasion du choix des chevaux ; et celle d’une peste qui avoit fait d’effroyables ravages parmi le bétail, à l’occasion des maladies des troupeaux ; dans le quatrième enfin, la belle fable d’Aristée, qui renferme celle d’Orphée et d’Euridice, à l’occasion des moyens qui sont indiqués pour repeupler les ruches.

Il faut que le poëte amène naturellement les épisodes, et rentre ensuite avec art dans son sujet, qu’il ne doit jamais perdre de vue. Virgile est encore en ceci un parfait modèle. On va voir comme la description qu’il fait de la course des chevaux et de l’invention des chars, est, pour ainsi dire, enchâssée dans les préceptes.

Connois donc et son âge, et sa race, et son cœur,
Et sur tout dans la lice observe son ardeur.
Le signal est donné ; déjà de la barrière,
Cents chars précipités fondent dans la carrière.
Tout s’éloigne, tout fuit ; les jeunes combattans
Tressaillans d’espérance, et d’effroi palpitans,
A leurs bouillans transports abandonnent leur âme :
Ils pressent leurs coursiers ; l’essieu siffle et s’enflamme ;
On les voit se baisser, se dresser tour-à-tour.
Des tourbillons de sable ont obscurci le jour.
On se quitte, on s’atteint, on s’approche, on s’évite.
Des chevaux haletans le crin poudreux s’agite ;
Et blanchissant d’écume et baigné de sueur,
Le vaincu de son souffle humecte le vainqueur ;
Tant la gloire Ieur plaît, tant l’honneur les anime ?
Erichton(a) le premier, par un effort sublime,
Osa plier au joug quatre coursiers fougueux,
Et porté sur un char, s’élancer avec eux.
Le Lapithe(b), monté sur ces monstres farouches,
A recevoir le frein accoutuma leurs bouches ;
Leur apprit à bondir, à cadencer leurs pas,
Et gouverna leur fougue au milieu des combats.
Mais soit qu’il traîne un char, soit qu’il porte son guide,
J’exige qu’un coursier soit jeune, ardent, rapide.
Fût-il sorti d’Épire(c) ; eût-il servit les Dieux ;
Fût-il né du Tridentd ; il languit s’il est vieux.

Les beaux exemples ne sauroient être trop multipliés, lorsqu’il s’agit de développer les règles des arts, et d’en faire voir toute l’importance et toute l’étendue. Rien ne contribue plus d’ailleurs à former le goût. Voyons donc la description de la mort de César dans le même poëme. C’est un chef-d’œuvre de poésie, et en même temps un des meilleurs modèles pour bien lier les épisodes au sujet. Le poëte parle d’abord des pronostics du soleil.

Sur tout, sois attentif, lorsqu’achevant leur tour,
Ses coursiers dans la mer, vont éteindre le jour.
Du pourpre, de l’azur les couleurs différentes,
Souvent marquent son front de leurs taches errantes.
Saisis de ces vapeurs le spectacle mouvant :
L’azur marque la pluie, et le pourpre le vent.
Si le pourpre et l’azur colorent son visage,
De la pluie et des vents redoute le ravage.
Je n’irai point alors sur de frêles vaisseaux.
Dans l’horreur de la nuit m’égarer sur les eaux.
Mais lorsqu’il recommence et finit sa carrière,
S’il brille tout entier d’une pure lumière,
Sois sans crainte ; vainqueur des humides Autans(a),
L’Aquilon(b) va chasser les nuages flottans.
Ainsi ce Dieu puissant, dans sa marche féconde,
Tandis que de ses feux il ranime le monde,
Sur l’humble laboureur veille du haut des cieux,
Lui prédit les beaux jours et les jours pluvieux.
Qui pourroit, ô Soleil ! t’accuser d’imposture ?
Tes immenses regards embrassent la nature.
C’est toi qui nous prédis ces tragiques fureurs.
Qui couvent sourdement dans l’abîme des cœurs.
Quand César(c) expira, plaignant notre misère,
D’un nuage sanglant tu voilas ta lumière :
Tu refusas le jour à ce siècle pervers ;
Une éternelle nuit menaça l’univers.
Que dis-je ? tout sentoit notre douleur profonde :
Tout annonçoit nos maux, le ciel, la terre et l’onde,
Le hurlement des chiens et le cri des oiseaux.
Combien de fois l’Etna(a) brisant ses arsenaux,
Parmi des rocs ardens, des flammes ondoyantes, Vomit en bouillonnant ses entrailles brûlantes !
Des bataillons armés dans les airs se heurtoient ;
Sous leurs glaçons tremblans les Alpes(b) s’agitoient.
On vit errer la nuit des spectres lamentables ;
Des bois muets, sortoient des voix épouvantables ;
L’airain même parut sensible à nos malheurs ;
Sur le marbre amolli l’on vit couler des pleurs ;
La terre s’entr’ouvrit, les fleuves reculèrent,
Et, pour comble d’effroi…. les animaux parlèrent.
Le superbe Eridan(c), le souverain des eaux,
Traîne et roule à grand bruit forêts, bergers, troupeaux ;
Le Prêtre environné de victimes mourantes,
Observe avec horreur leurs fibres menaçantes ;
L’onde changée en sang roule des flots impurs ;
Des loups hurlans dans l’ombre, épouvantent nos murs ;
Même en un jour serein l’éclair luit, le ciel gronde,
Et la comète en feu vient effrayer le monde.
Aussi la Macédoine1 a vu nos combattans
Une seconde fois s’égorger dans ses champs.
Deux fois le ciel souffrit que ces fatales plaines
S’engraissassent du sang des légions romaines.
Un jour le laboureur, dans ces mêmes sillons
Où dorment les débris de tant de bataillons,
Heurtant avec le soc leur antique dépouille,
Trouvera, plein d’effroi, des dards rongés de rouille,
Verra de vieux tombeaux sous ses pas s’écrouler,
Et des soldats romains les ossemens rouler.

On a dû remarquer dans les derniers vers de cet épisode avec quelle adresse Virgile rentre dans son sujet qu’il paroissoit avoir perdu de vue, et comment il intéresse les agriculteurs au récit des grands événemens qu’il vient de décrire.

Le P. Vanière dans son poëme latin intitulé Prœdium Rusticum, c’est-à-dire, la Maison Rustique, offre un épisode plein de beautés sublimes, et qui doit intéresser particulièrement les Français. C’est la description de cette partie du canal de Languedoc, qui coule sous une montagne percée, qu’on appelle le Ms. Elle est amenée avec un art qu’on ne sauroit trop admirer. Je vais essayer de donner en notre langue une idée de ce beau morceau.

« Ah ! si vous étiez assez heureux, pour avoir à dessécher un marais qui vous donneroit une nouvelle terre, que vous seriez largement payé de vos travaux, et de vos dépenses, par ces champs engraissés de limon, et qui se seroient reposés durant tant d’années ! Voyez près de Béziers(a), cette plaine autrefois liquide que les seuls navires pouvoient sillonner, et que sillonne aujourd’hui le fer de la charrue. Les Romains, maîtres de l’univers, ne voulant rien perdre du terrain de cette contrée, qui leur paroissoit la plus fertile de toutes celles qu’ils avoient conquises, creusèrent sous une longue montagne une route aux eaux dormantes de ce marais : ouvrage admirable qui ne devoit pas être inutile aux siècles suivans.

Le conduit souterrain de ces eaux marécageuses nous étoit entièrement inconnu. Mais il fut découvert, lorsqu’on perça les flancs pierreux de celle même montagne, pour construire ce canal merveilleux, qui joint aujourd’hui le double empire des ondes. Ce fut alors que Rome(b) parut renaître de ses

cendres, pour opposer à la hardiesse de notre entreprise la grandeur de son ancien ouvrage, voulant ravir à la France la gloire d’un si beau monument. Mais si les Romains vinrent à bout, par un travail opiniâtre et forcé, de conduire à la mer les eaux de ce marais avec ses habitans ; les Français enrichis par le commerce, couvrent de leurs flottes toute l’étendue des deux mers, depuis qu’ils ont frayé une route aux navires dans les entrailles mêmes de la terre. Non loin de cette grotte profonde, les vaisseaux portés sur des voûtes hardies(a), où coulent les eaux qui y sont comme suspendues, paroissent voguer dans les champs de l’air, et devoir craindre le sort d’Icare(b). Ici au contraire, on croiroit qu’ils fendent les noires ondes du Styx(c), et qu’ils vont aborder aux sombres rivages. Mais à peine le navigateur sorti de ce fleuve souterrain, découvre les hautes tours de Béziers, et ces belles campagnes, où l’astre du jour darde ses rayons les plus purs, qu’il se croit aussi-tôt transporté dans les jardins fortunés de l’Elyséed.

Cependant la vue de ce ciel serein, de ces riches côteaux, de cette plaine riante, n’est pas capable de dissiper le nouvel effroi dont il se sent tout-à-coup saisi. Les eaux qui tombent du haut de la montagne, ne sont ni moins rapides ni moins bruyantes qu’un torrent fougueux, qui grossi par l’orage, précipite du sommet des Alpes(a) ses flots écumans qu’il roule avec un fracas horrible parmi des rochers déserts. Au bruit épouvantable qu’elles font par leur chute, le navigateur est glacé d’une horreur soudaine ; et les vaisseaux, flottant sur le bord de l’abîme, sont près d’y être engloutis. Mais les vastes bassins(b) creusés sur le penchant de la colline, et que les eaux remplissent successivement, leur facilitent la descente de ces lieux escarpés, que la chèvre légère franchissoit autrefois avec peine.

C’est-là votre ouvrage, illustre Riquet(c) : c’est à vous que Béziers, votre patrie, doit ses richesses et l’ornement de ses murs : c’est à vous que la France doit le monument le plus beau, le plus magnifique et le plus utile. Alcided a détourné le cours des fleuves, tracé de nouvelles routes, brisé des rochers, aplani des montagnes, et s’est élevé par ces travaux à l’immortalité. Vous avez plus fait qu’Alcide : malgré la distance prodigieuse des lieux, vous avez ouvert au commerce l’empire des deux mers. Si les spectacles de la terre vous touchent encore, contemplez-le du haut des cieux, ce chef-d’œuvre de votre grand génie ; à moins que vous ne trouviez ici-bas un objet qui flatte plus vos regards, dans cet aimable enfant à qui sa respectable mère a transmis le sang des Lamoignon (a). Que d’exemples des plus rares et des plus sublimes vertus son illustre famille va lui offrir ; soit qu’il marche sur les nobles traces de son père ou de son oncle ; soit qu’il couvre sa tête du casque de Mars(b), on du mortier de Thémis(c) ! ».

Qu’on ne s’imagine pas qu’un épisode soit toujours une simple description agréable, faite pour délasser et pour égayer l’esprit. Il y en a que le poëte didactique mêle à son sujet, dans le dessein d’instruire ; et alors en peignant ces objets qui ne tiennent qu’aux principales parties de son ouvrage, il trace une suite raisonnée de préceptes. C’est ce que fait Rosset dans le chant de son poëme, où il traite des arbres. A propos du mûrier, il décrit les travaux des vers à soie, qui se nourrissent des feuilles de cet arbre précieux, et entre à ce sujet dans les détails les plus étendus. Cette description est trop bien faite et trop curieuse, pour que je n’en cite pas quelque morceau. En voici un qui est charmant.

Lassés d’un vain loisir, et libres de leurs maux,
Les vers veulent alors commencer leurs travaux.
Aidez de tous vos soins un espoir qui vous flatte.
Dans leurs corps transparens l’or de la soie éclate.
Vous les voyez monter ; offrez-leur des rameaux ;
Qu’ils puissent y suspendre et filer leurs tombeaux.
Sous les anneaux mouvans qu’à vos yeux ils présentent,
Dans leur sein deux vaisseaux à longs replis serpentent.
La soie en se formant brute et liquide encor,
Dans ses riches canaux coule ses ondes d’or.
La liqueur s’épaissit dans sa route dernière,
Se transforme en un fil et sort par la filière.
Quand la chenille enfin voit ce temps arrivé,
Elle prodigue un suc jusqu’alors réservé.
En longs cercles d’abord, des fils qu’elle ménage,
Elle forme un duvet, appui de son ouvrage :
Bientôt elle décrit des mouvemens plus courts ;
Et ses fils plus serrés, unis par mille tours,
D’un tissu merveilleux composant la structure,
D’un œuf d’or ou d’argent présentent la figure.
Venez les admirer : ce ver dans sa prison
Ne commence qu’à peine à former sa cloison ;
Celui-ci, que déjà cache un épais nuage,
Laisse encor de ses fils entrevoir l’assemblage :
D’autres se renfermant dans les mêmes réseaux,
Unis pendant leur vie, unissent leurs tombeaux.
Mais dans ces jours, hélas ! si du bruit du tonnerre,
Le ciel dans son courroux épouvante la terre,
Ils frissonnent d’horreur, tombent, et pour jamais
Laissent en expirant leurs tissus imparfaits.
Poëtes didactiques.

L’agriculture, le plus ancien comme le plus nécessaire des arts, est celui qui a été chanté le premier. Il le fut par Hésiode, bien long-temps avant le siècle d’Alexandre, dans un poëme intitulé ls. Cet ouvrage semé d’un grand nombre de traits de morale, contient des préceptes d’agriculture, mais trop superficiels. Quoiqu’il y ait des peintures agréables, on y désireroit néanmoins encore plus d’agrément, plus d’art, plus d’épisodes, et sur-tout plus de poésie. Le marquis de Pompignan eu a traduit, ou imité en vers le premier livre. Je ne croirai pas inutile d’en citer ici un morceau qui fera autant connoître le mérite du traducteur, que le caractère et les opinions morales du plus ancien poëte profane qui nous soit parvenu. Ce Persés, à qui il adresse ses leçons, étoit son frère.

Persés, veux-tu jouir d’un plus tranquille sort ?
Sois toujours le plus juste et non pas le plus fort.
La force est pour la brute, et la loi pour les hommes.
La loi fut accordée à tous tant que nous sommes.
C’est par ses nœuds sacrés que le ciel nous unit :
Le ciel nous récompense, et lé ciel nous punit.
Quiconque en ses discours, par un public hommage,
Rend à la vérité le plus pur témoignage,
Obtient de Jupiter d’éclatantes faveurs ;
Et ses derniers neveux partagent ses honneurs.
Un opprobre éternel suit tout mortel parjure :
Son nom pour ses enfans est une affreuse injure ;
Leur unique héritage est le courroux des Dieux.
Trop aveugle Persés, ouvre tes foibles yeux :
A leurs regards troublés deux chemins se présentent.
L’un n’est par-tout rempli que d’objets qui nous tentent ;
Il est large, facile, et parsemé de fleurs :
C’est celui des plaisirs, du vice, et des erreurs.
L’autre est pierreux, étroit, bordé de précipices ;
Il mène à la vertu, mais non par les délices :
Les Dieux au-devant d’elle ont placé des travaux,
Des périls, des dégoûts, des peines et des maux.
Le mortel qui franchit cette rude barrière,
Trouve enfin le bonheur au bout de la carrière.

Ce poëme a été fort bien traduit en prose par l’abbé Bergier, ainsi que la théogonie ou génération des dieux du même poëte, le seul que la Grèce ait produit en ce genre.

Virgile dans ses Géorgiques est bien supérieur à Hésiode. Il est aussi riche et aussi inépuisable que la nature même. Ses préceptes sont presque toujours renfermés dans des descriptions, ses tableaux non moins variés que brillans, son style toujours noble, rapide et harmonieux, ses épisodes toujours agréables et bien amenés. Il déploie tous les trésors du langage poétique avec un art qui paroît inimitable. De toutes les traductions en prose qui en ont été faites, celle de l’abbé des Fontaines est la plus estimée. On ne lit plus la traduction en vers des Géorgiques et de l’Eneïde par Ségrais. Celle des Géorgiques par l’abbé Delille n’égale point l’original. Mais elle en est bien digne par la richesse des expressions, la vivacité des peintures, la beauté de la poésie : c’est une très-belle copie d’un fort beau tableau. On ne peut refuser à la traduction en vers du même poëme par le marquis de Pompignan, l’élégance de la versification, l’énergie du coloris, et encore moins le mérite de l’exactitude la plus scrupuleuse à rendre le sens de l’original.

Lucrèce né dans le même siècle que Virgile, embrassa une matière plus élevée, et prétendit dans un poëme qu’il intitula, de la Nature des Choses, établir le système et la doctrine absurde d’Epicure. On y reconnoît depuis long-temps une mauvaise physique. Mais on y admirera toujours une poésie riche, brillante, forte et vraiment pittoresque. La meilleure traduction que nous en ayons, est celle de le.

Horace, contemporain de ces deux derniers poëtes, entreprit de tracer les règles de la poésie. Mais son ouvrage n’est proprement qu’une épître, dans laquelle, dédaignant de s’asservir à aucune méthode, il se contente de donner à ses préceptes de la chaleur et de l’agrément. Il inspire par-tout le goût du simple, du beau et du naturel. Le P. Sanadon est celui qui l’a le mieux traduit.

Tels sont les vrais poëmes didactiques qui nous restent de l’antiquité. On peut y joindre les Fastes d’Ovide, quoiqu’ils ne soient autre chose que le calendrier des Romains. C’est un de ses meilleurs ouvrages. Le P. Kervillars, jésuite, l’a fort bien traduit. Voici les poëmes didactiques que nous ont donnés les modernes : ils sont en assez grand nombre.

Vida, né en Italie, dans le seizième siècle, traita en vers latins le même sujet qu’He. Son poëme est plein d’excellentes réflexions, et un des plus beaux qui aient été faits en cette langue, depuis le siècle d’Auguste. L’abbé Batteux l’a traduit en français.

L’art poétique de Boileau efface ceux d’Horace et de Va. Tous les objets renfermés dans un plan général, y sont divisés en quatre chants, dont chacun a un plan particulier. Le mérite de l’ordre est encore relevé par la beauté des détails. Que de difficultés vaincues ! quelle versification ! Ces deux choses jointes à l’utilité de l’ouvrage même, le rendent le plus précieux que nous ayons dans notre empire littéraire. C’est ce chef-d’œuvre de notre poëte, qui lui a valu le glorieux titre de législateur du Parnasse. Voltaire dit dans son Temple du Goût :

Là régnoit Despréaux, leur maître en l’art d’écrire,
Lui qu’arma la raison des traits de la satire ;
Qui donnant le précepte et l’exemple à-la-fois,
Etablit d’Apollon les rigoureuses lois.

Le siècle de Boileau vit éclore parmi nous trois poëmes latins. Le premier sur la peinture est de Dufresnoy, qui étoit peintre lui-même. Ses préceptes sont sûrs et puisés dans le sein de la nature, mais en général exprimés trop sèchement. De Piles le traduisit en français, presque sous les yeux de l’auteur.

Le second est le poëme des Jardins, par le P. Rapin, jésuite ; ouvrage vraiment digne du siècle de Virgile, par l’économie du plan, l’élégance et les grâces du style, le choix des ornemens, et la variété des descriptions. On en avoit donné, il y a quelque temps, une traduction, mais beaucoup trop libre, et infidèle. Celle qui a été publiée depuis peu, est exacte : il ne lui manque que d’être un peu plus soignée.

Le troisième est l’Antilucrèce ; par le cardinal dc. Le systême du partisan d’Epicure y est détruit par les raisonnemens les plus simples et les plus convaincans, embellis de tout le coloris et de tous les charmes de la poésie. Voici ce que Voltaire, dans son Temple du Goût, fait dire à Lucrèce qui s’adresse au cardinal :

Aveugle que j’étois, je crus voir la nature.
Je marchai dans la nuit, conduit par Epicure.
J’adorai comme un Dieu ce mortel orgueilleux,
Qui fit la guerre au ciel, et détrôna les Dieux.
L’âme ne me parut qu’une foible étincelle,
Que l’instant du trépas dissipe dans les airs.
Tu m’as vaincu ; je cède, et l’âme est immortelle
Aussi bien que ton nom, mes écrits et tes vers.

Il seroit bien difficile de donner de ce beau poëme une traduction plus élégante et plus fidèle que celle qui en a été faite par Be.

Le P. Sanlecque, contemporain de Boileau, nous a laissé un poëme français sur le. Il y a des maximes et des préceptes utiles aux orateurs : mais la poésie en est foible.

Notre siècle a été plus fécond encore en poëtes didactiques, que celui de Louis le Grand. Un de ceux qui l’honorent le plus est le P. Vanière, jésuite, par son Prœdium rusticum. Il y traite avec ordre, et dans le plus grand détail de tout ce qui concerne l’agriculture. Sa poésie est moins vive et moins brillante que celle de Virgile : mais elle est douce, harmonieuse et variée. Ses tableaux sont gracieux, ses descriptions charmantes ; et les plus petits objets y sont toujours ennoblis par l’élégance et la beauté de la diction. Ce poëme a été foiblement traduit par Berland d’Halouvry.

Le P. Brumoi, jésuite, a fait deux poëmes latins ; l’un sur les Passions, et l’autre sur l’Ae. On admire dans le premier la force des pensées, la richesse et l’éclat de l’imagination, et un grand nombre de peintures vraies du cœur humain ; dans le second, une élégante noblesse, et l’heureuse facilité avec laquelle sont décrits les différens ouvrages de verrerie. L’auteur lui-même les a traduits en français.

Nous sommes redevables aussi de deux fort beaux poëmes latins au père Doissin, jésuite, enlevé aux Muses dans le printemps de son âge ; l’un sur la Sculpture, et l’autre sur le. Le premier sur-tout abonde en descriptions, où éclatent toute la force et toute la vivacité du coloris poétique. Ces deux poëmes ont été fort bien traduits par le P. Avril, de la même compagnie.

Racine le fils a chanté ln. On a vu le plan de ce poëme, non moins admirable par une suite de raisonnemens solides et lumineux, que par la magnificence et la sublimité des images, sur-tout dans les morceaux, où le poëte rend les beautés des livres saints. Il a fait aussi un poëme sur la Grace, qui est bien inférieur au premier, quoiqu’on y reconnoisse en plusieurs endroits le pinceau du même poëte.

Lorsque Racine mit an jour son premier poëme, Pope, poëte anglais, avoit donné son Essai sur l’Homme, qui essuya d’abord quelques critiques touchant le fond des choses. Mais les plus zélés et les plus éclairés partisans de la religion même pesèrent mûrement ces critiques, et en reconnurent toute l’injustice et tout l’odieux. Il n’y a rien dans ce poëme, dont la piété chrétienne puisse s’alarmer. Les principes généraux de la morale y sont établis d’une manière sage et vraie. Quant à la poésie, lés Anglais le regardent comme un des plus beaux morceaux qu’ils aient en leur langue. Le même poëte a fait un Ee. L’ordre et la méthode y sont un peu négligés : mais les préceptes qu’il contient, sont excellens. Silhouette a traduit en prose les deux poëmes ; et l’abbé du Resnel les a mis en beaux vers français.

Les règles de la déclamation théâtrale ont été tracées par Dorat, dans un poëme, où les beautés solides ne sont pas en petit nombre. Le style en est abondant, fleuri, et ne manque jamais de chaleur.

Les Muses latines et les françaises se sont disputé de nos jours l’honneur de célébrer la peinture, et d’en crayonner les préceptes. L’abbé de Marsy a fait dignement parler les premières dans son charmant, poëme latin, qui a pour titre l’Art de peindre. On ne peut pas y desirer plus de sagesse, plus de grâces, et plus de coloris. Il a été fort bien traduit par Querlon.

L’Art de la Peinture, poëme français, par Watelet, offre un heureux enchaînement dans toutes ses parties, et des descriptions de la plus grande beauté.

Il y a aussi de très-brillans morceaux dans un autre poëme sur la peinture, par Le. L’ordre sur-tout s’y fait remarquer.

Le P. Boscovich, jésuite, a emprunté le langage des Muses latines pour traiter une des matières les plus difficiles et les plus sublimes de la physique. Son poëme des Eclipses est un vrai traité d’astronomie, où tous les objets présentés avec une régularité méthodique, sont embellis de tout ce que la poésie peut fournir, dans un pareil sujet, de plus riche, de plus agréable et de plus enchanteur. Il n’y a pas longtemps qu’on en a donné une nouvelle édition, avec une fort belle traduction de l’abbé dl.

L’Agriculture ou les Géorgiques françaises, par Rosset, est un poëme qui honore la nation autant qu’il peut être utile. Aucune partie de l’économie rurale n’y a été oubliée. La poésie en est toujours noble, brillante, vive et soutenue. On a pu en juger par les différens morceaux que j’en ai cités.

L’abbé Delille a publié un poëme sur les Jardins. Il n’y a pas tout l’ordre qu’on pourroit desirer. Mais on y trouve de fort jolis tableaux.

Nous avons quelques poëmes qu’on peut absolument rapporter au genre didactique, quoiqu’ils ne contiennent point de préceptes. Il y en a trois sous le titre des Saisons. Le premier, qui est de Thompson, poëte anglais, a été fort bien traduit en notre langue, par Madame ds. Si ce poëte étonne par l’abondance et la vivacité des descriptions, il n’enchante pas moins par les différens genres de coloris qu’il emploie. On pourroit dire que ses couleurs sont tour à tour riantes comme le printemps, étincelantes comme l’été, riches comme l’automne, sombres comme l’hiver. C’est dommage que l’auteur n’ait pas eu assez de goût, pour savoir se renfermer dans de certaines bornes. Indépendamment qu’il est quelquefois gigantesque, il se jette bien souvent dans des digressions aussi longues qu’inutiles ; il épuise toutes les images, qu’il tient, pour ainsi dire, entre ses mains, et fait disparoître la poésie sous la physique : de sorte qu’on a eu raison de dire, en rendant justice aux grandes beautés de cet ouvrage, qu’il pèche par une abondance stérile.

Le second poëme des Saisons est du C. de B**. Il seroit bien difficile de trouver ailleurs un coloris plus doux et plus frais, des tableaux plus gracieux et plus variés, une poésie plus élégante, et plus harmonieuse. On peut en dire autant de son poëme des Qr.

Le troisième est de Saint-Lambert, qui décrit en poète, et qui a toujours un but moral dans ses descriptions.

Les Fastes ou les Usages de l’année, par Lemierre, et les Mois par Roucher, ont essuyé quelques critiques. Mais on y a remarqué des beautés piquantes et des détails heureux.

Article II.
Du Poëme Dramatique en général.

Toutes les nations, même les plus sauvages, ont des spectacles : tous les hommes en général en sont avides. La poésie dramatique est celle qui plaît le plus universellement, parce qu’elle représente les choses devant les yeux. Il n’en est point qui excite un intérêt aussi vif, qui offre des plaisirs aussi piquans et aussi multipliés. Tout s’y réunit pour charmer à la fois l’âme et les sens. Mais elle ne se borne pas à plaire : l’instruction est son premier objet : tous les moyens qu’elle emploie, tendent à cette fin.

On a défini le poëme dramatique en général, l’imitation d’une action par l’action ; ce qui veut dire la représentation d’une action. Nous la voyons, cette action imitée, comme si elle se faisoit réellement : les personnages qui y concourent, agissent sous nos yeux ; et nous entendons leurs discours directs. Cependant il y a bien souvent dans cette action des circonstances qu’on ne montre point sur la scène, et dont nous ne sommes instruits que par le récit qu’un acteur, en fait à un autre acteur. Alors l’épique se trouve, comme je l’ai dit ailleurs, mêlé avec le dramatique. Les circonstances racontées sont dans le premier genre, et les circonstances représentées sont dans le second.

L’action dramatique est, ou commune, bourgeoise, enjouée ; ou illustre, héroïque, sérieuse. Delà deux espèces de drame, le comique et le tragique. Avant de faire voir ce qui caractérise particulièrement chacune de ces deux espèces, donnons une idée des règles communes à l’une et à l’autre : elles conviennent aussi en partie au poëme épique. Ces règles générales peuvent être rapportées à trois principaux objets, 1°. aux qualités de l’action que le drame représente ; 2°. à la conduite de cette action ; 3°. aux personnages qui concourent à cette action.

I.
Des Qualités de l’action Dramatique.

Toutes les actions théâtrales sont ou vraies ou feintes. Les actions vraies sont celles qui sont arrivées. Les actions feintes sont celles qui ne sont pas arrivées, mais qui ont pu arriver. Une action peut en même temps être vraie dans le fond, et feinte dans plusieurs de ses circonstances. Elle peut aussi être feinte en tout, et vraie seulement dans les noms : c’est lorsque l’on attribue à des personnages qui ont existé, une action qu’ils n’ont pas faite.

Si l’histoire ou la société actuelle fournit au poëte une action, qui puisse, avec toutes ses circonstances, être mise sur la scène, il la présentera sans y rien changer. Mais observons en même temps que tout ce qui est vrai, ou regardé comme tel selon l’opinion, n’est pas toujours propre à être exposé sur le théâtre. Les horreurs, les atrocités, les images dégoûtantes ne doivent jamais être offertes aux yeux du spectateur. Il ne pourroit supporter, comme on l’a fort bien dit, la vue de Médée, qui égorge ses enfans ; d’Oreste, qui tue sa mère ; d’Œdipe, qui se crève les yeux ; d’Hippolyte, attaqué par un monstre, et traîné par ses chevaux. Il y a même des choses vraies qu’il auroit de la répugnance à croire, s’il les voyoit, et qu’il croira sans peine, lorsqu’il en entendra le récit, parce que l’oreille est à cet égard moins rigoureuse et plus crédule que les yeux.

Ce qu’on ne doit point voir, qu’un récit nous l’expose :
Les yeux en le voyant saisiroient mieux la chose.
Mais il est des objets que l’art judicieux
Doit offrir à l’oreille et reculer des yeux(1).

Lorsqu’une action ne peut point être présentée sur la scène telle qu’elle s’est passée, le poëte peut, pour l’accommoder au théâtre, négliger la vérité historique, en ajoutant ou supprimant des circonstances, et en rapprochant à une même époque celles qui sont arrivées en différens temps. C’est ce qu’a fait Corneille dans sa tragédie de Nicomède, ainsi que Racine dans son Athalie. Le poëte peut même inventer une action entière, comme l’a fait Corneille dans le Cid et dans Héraclius, où il n’a conservé que les noms, qui sont dans l’histoire ; et comme l’a fait aussi Voltaire dans Zaïre et dans Ae.

Vraisemblable de l’action dramatique.

Quand le poëte dramatique feint une action, soit en tout, soit en partie, il doit, suivant le précepte d’Aristote 2, et de tous ceux qui sont venus après lui, présenter l’action feinte telle qu’elle a pu ou dû se passer selon le vraisemblable ou le nécessaire. Une action est possible, lorsque rien ne répugne à ce qu’elle ait été faite. Elle est vraisemblable, lorsqu’il y a quelque raison de croire qu’elle a été faite.

Deux sortes de vraisemblable.

On distingue deux sortes de vraisemblable ; l’ordinaire et l’extraordinaire. Une action dans le vraisemblable ordinaire, est celle qui arrive plus souvent que l’action contraire ; comme il arrive plus souvent (pour me servir des deux exemples donnés par le même Aristote) qu’un homme foible est vaincu par un homme fort ; qu’un homme simple est trompé par un homme subtil et adroit. Une action dans le vraisemblable extraordinaire, est celle qui arrive bien moins souvent que l’action contraire ; mais dont la possibilité est assez aisée, pour que cette chose ne soit pas regardée comme un prodige, quand elle arrive ; comme lorsqu’un homme fort est vaincu par un homme foible, un homme subtil et adroit trompé par un homme moins subtil et moins adroit que lui. On comprend assez que le vraisemblable ordinaire convient mieux à l’action dramatique que le vraisemblable extraordinaire. Il ne faut donc point employer celui-ci, sans avoir de fortes raisons de le faire, et sans ajouter à l’action même quelque circonstance, qui dispose l’esprit du spectateur à le bien recevoir.

Nécessaire dans l’action.

Une action nécessaire est celle qui n’est point libre ; elle ne peut pas ne pas être. Aristote auroit-il voulu dire que l’action dramatique doit être de celte nature ? Voici le sens qu’on donne aux paroles que j’en ai citées.

Une action dramatique est une entreprise faite avec, dessein. C’est un ambitieux qui veut usurper une couronne, ou un prince légitime, qui veut remonter sur le trône d’où il a été chassé ; c’est un vindicatif, qui veut exécuter ses projets de vengeance ; un amant qui veut obtenir la main de la personne qu’il aime, etc. Ces personnages commencent, poursuivent et achèvent leur entreprise. Cette action a donc plusieurs parties, ou, si l’on veut, renferme d’autres petites actions qui là composent, et qui en précèdent l’accomplissement. Toutes ces parties ou actions doivent être vraisemblables : mais toutes ne peuvent pas être nécessaires. La première ne peut être que libre, et par conséquent vraisemblable seulement : mais les autres peuvent être nécessaires par la liaison qu’elles ont avec la première, dont elles sont une suite essentielle. Ceci va être rendu plus sensible par un exemple.

Poliencte, dans la tragédie de ce nom, vient dé se faire chrétien, et de recevoir le baptême, au moment où l’on va offrir aux dieux du paganisme un. sacrifice, pour les remercier des victoires qu’a remportées l’empereur Décie. Il entre dans le temple ; et à la vue de tout un peuple, en présence des magistrats contre les loix de l’empire, il renverse les autels, il brise les idoles. Cette action n’est point nécessaire, puisque Polieucte étoit parfaitement libre de la faire, ou de ne pas la faire. Mais étant faite, elle doit avoir des suites : il faut que Polieucte soit arrêté et jugé. Voilà donc une action nécessaire par la liaison qu’elle a avec la première. Félix, gouverneur du pays, offre la vie à Polieucte, pourvu qu’il adore les faux dieux : voilà une action libre. Celui-ci refuse constamment de sacrifier aux idoles : voilà encore une action libre. Il faut qu’il soit mis à mort : voilà une action nécessaire, puisqu’elle est une suite essentielle de son refus.

J’ai dit que ces parties ou petites actions peuvent être nécessaires, parce qu’Aristote n’exige pas qu’elles le soient toujours, puisqu’il dit selon le vraisemblable ou le nécessaire. Il suffit souvent qu’elles soient vraisemblables. Cinna conspire contre Auguste : la conspiration est découverte. L’acte de clémence que fait l’empereur, en lui pardonnant, n’est pas nécessaire : il est seulement vraisemblable. D’ailleurs, le philosophe grec dit dans un autre endroit, que tout ce qui se passe, doit arriver nécessairement ou vraisemblablement de ce qui l’a précédé. Ainsi le nécessaire dont il s’agit ici, est le nécessaire de liaison et de conséquence.

Ajoutons qu’on distingue encore le nécessaire de moyens par rapport à l’action, considérée simplement comme action, et considérée comme poëme. Lorsqu’un moyen est tellement nécessaire, que l’action ne peut point s’achever sans cela, ou l’appelle besoin de l’action. Lorsqu’un moyen, sans être essentiel à l’action, est seulement nécessaire pour que l’ouvrage soit fait conformément aux règles de l’art, on l’appelle besoin du poëte. Un moyen de cette dernière espèce est toujours une imperfection, et bien souvent un grand défaut dans une pièce de théâtre. Ainsi le poëte ne doit bâtir le plan de son ouvrage, et conduire l’action jusqu’à sa fin, qu’en employant des moyens de la première espèce, c’est-à-dire, tirés du fond de l’action même.

Intégrité de l’action dramatique.

L’action dramatique, soit vraie, soit feinte, doit être entière ; mot qui comprend la juste grandeur et le complément de l’action. Pour qu’elle soit d’une juste grandeur, elle doit avoir un commencement, ùn milieu et une fin : elle ne peut pas, par conséquent, être momentanée, comme le meurtre de Camille dans les Horaces ; meurtre qui se fait tout-à coup, et sans que l’esprit du spectateur y ait été préparé. Le commencement, ce sont les causes qui doivent influer sur l’action, et la résolution qu’on prend de la faire : c’est ce qu’on appelle aussi l’et. Le milieu, ce sont les difficultés qu’il faut surmonter, les obstacles qu’il faut vaincre, par des efforts ou par des ruses, pour parvenir à l’accomplissement de l’action : c’est ce qu’on appelle aussi le nœud. La fin, c’est la cessation de ces mêmes difficultés, de ces mêmes obstacles, soit que le personnage qui fait l’action, vienne à bout de son entreprise, soit qu’il y échoue : c’est ce qu’on appelle aussi le dénouement.

Pour que l’action soit complète, il faut qu’elle soit entièrement achevée, c’est-à- dire, que l’événement qui la termine, satisfasse pleinement la curiosité du spectateur, qui doit se retirer, sans ignorer le sort et la situation des principaux personnages, et même sans être incertain si, après l’action qui vient de se passer sous ses yeux, il est arrivé quelque chose qui y tienne essentiellement. Dans la tragédie d’Athalie, le grand-prêtre Joad prend la résolution de couronner le jeune Joas, héritier du trône d’Israël, et qui a été secrètement élevé dans le sanctuaire ; voilà le ct. Athalie, qui depuis plusieurs années s’est emparée de la couronne, demande cet enfant au grand-prêtre, qui le refuse, et qui se met en défense contre cette reine ; voilà le milieu. Athalie, attirée dans le temple par le grand-prêtre, est mise à mort par son ordre, et Joas est reconnu roi ; voilà la fn. L’action est complètement achevée. Le spectateur sort pleinement satisfait, et sa curiosité n’a plus rien à desirer.

Unité de l’action dramatique.

Il faut que l’action dramatique soit une, et qu’elle se passe tout entière en un même jour, et en un même lu.

Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli1.

C’est le précepte qu’ont donné tous les grands maîtres, et qui a été rigoureusement observé par tous les bons poëtes ; précepte que la nature seule nous indique, et qui doit être aussi invariable qu’elle.

L’esprit humain ne peut embrasser plusieurs objets à-la-fois. L’œil seroit choqué de voir deux événemens dans un même tableau. Si l’on présentoit sur le théâtre plusieurs actions à-la-fois, il est clair que le même personnage ne pourroit point les faire toutes en même temps. Il faudroit qu’il y eut autant de principaux personnages que d’actions. Ces personnages partageroient donc l’intérêt du spectateur. Or l’intérêt, ainsi divisé, ne pourroit être que très-foible. Si l’on suppose que le même personnage feroit successivement toutes ces actions, je dirai que ce ne seroit plus alors une pièce de théâtre : ce seroit une histoire plus ou moins longue, qui ne pourroit pas exciter un intérêt bien vif ; soit parce que les objets s’y succéderoient trop rapidement, soit parce que l’impression de l’un effaceroit ou arrêteroit nécessairement l’impression de l’autre ; soit enfin, parce que plusieurs actions, dont chacune seroit présentée avec tous ses développemens, ne pourroient que fatiguer à la longue l’attention du spectateur. Ainsi, cette règle est non-seulement puisée dans le bon sens, mais encore faite pour notre plaisir. Voici en quoi consite cette unité d’action.

Unité de l’action prise du rapport des parties.

L’action dramatique est une, quand toutes ses parties, ou toutes les petites actions qui la composent, qui en précèdent l’accomplissement, ont un même principe, et aboutissent à un centre commun. On doit s’y proposer un seul but ; et tous les moyens qu’on emploie, tous les efforts qu’on fait, doivent tendre à ce but. Le martyre de Polieucte est le sujet de la tragédie de ce nom. Voyez comme toutes les petites actions qui précèdent cette action principale, concourent à son accomplissement. Polieucte, malgré les prières de Pauline sa femme, sort du palais, et va recevoir le baptême. Il entre ensuite dans le temple avec Néarque son ami, et brise pendant le sacrifice, les statues des faux dieux. Néarque est mis à mort par l’ordre du gouverneur Félix, beau-père de Polieucte. Ce même Félix se joint à Pauline, pour engager Polieucte à marquer publiquement quelque repentir de l’action qu’il vient de faire. Polieucte le refuse : il est inébranlable ; et sa fermeté lui fait trouver la mort après laquelle il soupiroit.

Unité de l’action, prise de l’unité de péril.

L’action est encore une, quand le principal personnage est, depuis le commencement jusqu’à la fin, dans le même péril. Si ce péril cesse, l’action est finie : si le personnage tombe dans un second péril qui ne soit pas une suite nécessaire du premier, une seconde action commence ; ce que les lois du théâtre n’autorisent point. Le jeune Joas, depuis l’instant où le grand-prêtre prend la résolution de le couronner, est en danger de tomber au pouvoir d’Athalie ; et ce danger croissant toujours, ne cesse que par la mort de cette reine : voilà l’unité d’action. Il n’en est pas de même dans ls. Le héros de la pièce revenant vainqueur du combat contre les trois Curiaces, est sorti d’un péril général qui intéressoit tout l’état. Mais en tuant sa sœur, il tombe dans un nouveau péril qui lui est particulier, puisqu’il n’y va que de sa vie. Aussi Corneille lui-même a-t-il reconnu que cette duplicité de péril rendoit l’action double dans cette tragédie.

Unité de l’action, prise de l’unité d’intérêt.

Enfin l’action est une, quand le principal personnage réunit tout l’intérêt du spectateur, comme Joas dans Athalie, Britannicus dans la tragédie de ce nom. Ce n’est pas qu’on ne puisse s’intéresser aux autres personnages, et qu’ils ne puissent eux-mêmes être diversement intéressés. Ils le sont toujours dans nos meilleures pièces de théâtre. Mais tous ces intérêts divers s’y rapportent au principal personnage ; et c’est-là une des règles les plus essentielles. S’ils ne s’y rapportoient pas, l’intérêt seroit double, et l’action le seroit aussi. C’est sur ce principe que quelques critiques trouvent une duplicité d’action dans l’Andromaque de Re. Il faut convenir que l’intérêt qu’on prend à Oreste qui aime Hermione, se rapportant à lui seul, affoiblit beaucoup l’intérêt qu’on prend à Andromaque. Le cœur est partagé entre ces deux personnages. Aussi entre-t-on moins vivement dans les sentimens d’Andromaque pour son fils Astianax. Mais d’un autre côté cet amour d’Oreste tient à l’action principale, puisque Hermione qui aime Pyrrhus sans en être aimée, furieuse de voir qu’on lui préfère une rivale, engage Oreste à tuer Pyrrhus.

On peut mêler à l’action principale une action particulière et moins considérable, qu’on nomme épisode. Mais il faut que cet épisode y soit bien lié, et y ait un rapport direct et nécessaire. Il doit influer sur le dénouement de l’action principale : s’il n’y influe pas, il est entièrement vicieux. Tel est dans le Cid l’épisode de l’Infante : tel est celui d’Antiochus dans la Berenice de Re. On sait que le grand Condé étant à une représentation de cette dernière pièce, dit au sujet de ce personnage : et Antiochus, qu’en ferons-nous ? Il faut le marier avec l’Infante du Cid. L’épisode d’Aricie, dans la Phèdre du même poëte, n’a pas été à l’abri de la critique, parce qu’il n’influe que foiblement sur le dénouement. Cet épisode ne se lie à l’action principale que vers la fin du quatrième acte, où Phèdre paroît portée à justifier Hippolyte auprès de Thésée, mais renonce à ce dessein, aussitôt qu’elle apprend qu’Aricie est sa rivale.

Unité de lieu.

L’action dramatique étant une, elle doit nécessairement se passer dans un même lieu. Cette seconde règle est encore prescrite par le bon sens. Quel peintre s’aviseroit de représenter un héros à Rome et à Carthage sur la même toile ? On auroit tort d’inférer de ce que l’action dramatique se divise en plusieurs petites actions, qu’une de ces petites actions pourroit, sous les yeux même du spectateur, se passer dans un lieu, et une autre dans un autre lieu. Il faudroit pour cela que le théâtre représentât plusieurs lieux différens les uns après les autres. Or ces changemens choqueroient la vraisemblance, et détruiroient toute l’illusion. Le spectateur se trouve dans un lieu au commencement de l’action : pourra-t-il se figurer l’instant d’après qu’il est dans un autre lieu ?

Il est donc essentiel que le lien de la scène soit un lieu commun, où tous les personnages se rendent, pour faire toute l’action représentée. Corneille dans son discours des Trois Unités, est d’avis que le poëte ne le marque pas trop distinctement ; qu’il se contente de dire qu’il est à Athènes, à Rome, ou tout au plus dans un tel palais, et qu’il laisse à l’imagination du spectateur de fixer le lieu d’une façon plus déterminée, ou même de ne point le fixer du tout, s’il n’en sent pas le besoin.

Malgré une autorité si respectable, ou est assez généralement d’accord que se borner à placer la scène dans une ville, ce seroit porter l’incertitude et la confusion, dans l’esprit du spectateur. Cette détermination seroit trop vague et trop générale. C’est ce que Corneille lui-même a reconnu dans son Examen sur le Cid, dont l’action se passe à Séville qui est le lieu général. Mais le lieu particulier change presqu’à tous les instans. Tantôt c’est le palais du roi, tantôt l’appartement de l’Infante, tantôt la maison de Chimène, tantôt une rue, ou une place publique. Or l’unité de lieu prise à la rigueur, exige que l’action se passe dans le même endroit précisément, et que par conséquent on fixe autant qu’il est possible le lieu de la scène particulier.

Racine a exactement observé cette règle. Dans Athalie, les personnages agissans ne sortent point du vestibule de l’appartement du grand-prêtre, lequel est dans le temple de Jérusalem. Dans Andromaque, dans Britannicus, une salle du palais est le lieu où commence et finit toute l’action représentée. Il n’en est pas de même dans Ca. La moitié de l’action se passe dans l’appartement d’Emilie, et l’autre moitié dans le cabinet d’Auguste. Voilà une duplicite de lieu particulier. On a fort bien remarqué que Corneille pouvoit aisément éviter cette faute, en imaginant, comme il l’a fait dans Polieucte, un grand vestibule commun à tous les appartemens du palais, et où Cinna, Emilie et Maxime auroient pu, sans témoins, s’entretenir de la conjuration.

Unité de temps.

L’imité de temps est une suite naturelle de l’unité d’action et de l’unité de lieu. Le poëme dramatique étant l’imitation d’une action, dont la représentation ne dure que trois heures au plus, il faudroit, pour que l’imitation fût parfaite, que cette action représentée ne demandât pas plus de temps pour sa réalité : c’est ce qu’on voit dans Cinna, dans les Horaces, dans Andromaque, dans Bajazet, dans Œdipe. Mais comme il y a bien des actions propres à être mises sur le théâtre, qui ne pourroient pas être resserrées dans des bornes si étroites, on a élargi cette règle, et on a fixé l’unité de temps à un jour entier.

« Nous étendons bien souvent, dit Voltaire 1, l’unité de temps jusqu’à vingt- quatre heures, et l’unité de lieu à l’enceinte de tout un palais. Plus de sévérité rendroit quelquefois d’assez beaux sujets impraticables ; et plus d’indulgence ouvriroit la carrière à de trop grands abus. Car s’il étoit une fois établi qu’une action théâtrale pût se passer en deux jours, bientôt quelque auteur y emploieroit deux semaines, et un autre deux années ; et si l’on ne réduisoit pas le lieu de la scène à un espace limité, nous verrions en peu de temps des pièces telles que l’ancien Jules César des Anglois, où Cassins et Brutus sont à Rome au premier acte, et en Thessalie dans le cinquième ».

Mais puisqu’il arrive bien souvent qu’une action qu’on met sur le théâtre, dure dans sa réalité un jour entier, comment peut-il se faire que la représentation de cette action ne dure que trois heures ? C’est ce qu’on va voir dans ce qui suit.

II.
De la conduite de l’Action dramatique.
Actes et scènes.

Un ouvrage dramatique est composé de plusieurs parties, qu’on appelle Actes, qui sont séparés les uns des autres par un intermède. Cet intermède on entr’acte est cet espace de temps, où les personnages entraînés par des circonstances qui les ont obligés de quitter le théâtre, agissent loin des yeux du spectateur. Chaque acte ne demande, pour ce qui s’y fait, que le temps qu’on emploie à le représenter. Les autres événemens faisant partie de l’action, se passent derrière le théâtre, durant les entr’actes ; et c’est aussi dans ces différens intervalles qu’est supposé s’écouler le reste du temps que dure l’action. Voilà par quel moyen le poëte écarte de scène les parties de l’action, qui ne peuvent ou qui ne doivent pas y être montrées, et distribue un jour entier dans une représentation de trois heures.

Chaque acte doit contenir une ou plusieurs petites actions, qui toutes essentiellement liées entr’elles, composent l’ action principale. Dans la tragédie de Cinna, la conjuration se forme secrètement contre Auguste ; voilà une première action : c’est le premier acte. Auguste demande conseil aux deux chefs des conjurés s’il quittera l’empire ; voilà une seconde action : c’est le second acte. Cinna éprouvant des remords, et ne voulant plus assassiner Auguste, est ramené par Emilie à son premier dessein ; voilà une troisième action : c’est le troisième acte. La conjuration est découverte ; voilà une quatrième action : c’est le quatrième acte. Auguste pardonne aux conjurés ; voilà une cinquième action qui est le complément de toutes, et qui termine entièrement la tragédie c’est le dernier acte.

L’action que contient chaque acte, quelque petite qu’elle soit, doit avoir, de même que l’action principale, un commencement, un milieu et une fin. L’acte doit donc être composé de plusieurs parties. Ces parties, ou scènes, sont caractérisées par l’entrée, on par la sortie des différens personnages qui ont part à l’action, soit en conseillant, soit en ordonnant, soit en exécutant. Il faut que ces scènes soient conduites de manière que le théâtre ne demeure jamais vide ; c’est-à-dire, que quand un acteur paroît, il doit en trouver un sur le théâtre, et lui parler. S’il ne lui parle pas, il doit le voir. S’il ne le voit pas, il doit en être vu. Il faut de plus qu’aucun acteur n’entre ni ne sorte sans raison, et sans que le spectateur soit instruit des motifs qui l’y déterminent. La première scène sur-tout exige qu’on pratique cette règle à la rigueur. Il faut enfin que les scènes naturellement amenées l’une par l’autre, soient si bien liées, qu’elles ne paroissent faire qu’un seul et même tout, et qu’on ne puisse en détacher aucune, sans rompre et détruire entièrement l’ouvrage. C’est ce qu’exige la perfection de l’art.

Le nombre des scènes n’est pas fixe et déterminé dans les actes : celui des actes ne l’est pas non plus dans un ouvrage dramatique, quoique Horace ait dit qu’il doit en avoir cinq ni plus ni moins. Nous avons de très-bonnes pièces de théâtre qui ont moins de cinq actes. Ainsi celte loi, qui pouvoit être de rigueur chez les Romains, ne l’est point parmi nous.

Il est indispensable que dans le premier acte, on nomme tous les personnages, ou du moins tous les principaux qui doivent concourir à l’action, et qu’on y fasse connoître en partie leur caractère. Il faut donc que ces personnages se montrent, ou, s’ils ne se montrent pas, qu’ils soient désignés indirectement du côté qui peut avoir rapport à l’action. Ainsi dans la tragédie de Polieucle, Sévère qui ne paroît point au premier acte, y est annoncé ; de même que dans Iphigénie en Aulide, Clitemnestre, Iphigénie et Eriphile, qu’on ne voit qu’au second acte. Dans la comédie du Misanthrope, Celimène, Eliante, Arsinoë, dont chacune y joue un principal rôle, ne paroissent point au premier acte : mais elles y sont désignées avec quelques traits qui les caractérisent. Dans l’Ecole des Femmes, Enrique et Oronte ne se montrent qu’au cinquième acte : mais ils ont été annoncés dans le premier ; ce qui ôte la surprise de voir, à la fin de la pièce, des personnages dont on n’auroit point entendu parler.

Préparation de l’action : exposition du sujet.

Les anciens appeloient le premier acte Protase, parce qu’il doit contenir la préparation de l’action, et l’exposition du sujet ; deux choses qu’il ne faut pas confondre, et qu’on distingue expressément l’une de l’autre. C’est ce qui a fait dire à Boileau :

Que dès les premiers vers, l’action préparée,
Sans peine du sujet aplanisse l’entrée(1).

Dans la première, on donne une idée générale de ce qui va se passer, par des discours relatifs à quelques événemens antérieurs à l’action, et qu’elle suppose nécessairement, ou par le récit même de ces événemens. Dans la seconde, on développe d’une manière un peu plus précise et plus circonstanciée, le véritable sujet de la pièce, soit par un récit, soit par les discours des personnages.

On nomme protatiques les personnages qui font ces récits, par lesquels l’action est préparée, et le sujet exposé. Il faut (du moins dans la tragédie ; car bien souvent cette règle n’est pas observée dans la comédie) il faut qu’ils aient un grand intérêt à l’action ; par conséquent que ce soient les principaux. C’est ce que n’a pas observé Corneille dans l’exposition du sujet de la tragédie de Re. Les événemens antérieurs à l’action y sont racontés par Laonice à Timagène, qui sont tous deux des personnages subalternes : ce récit est de plus interrompu par l’arrivée d’Antiochus, et repris à la quatrième scène ; ce qui est un autre défaut.

Il est aisé de juger que l’exposition du sujet ne doit pas être si claire, qu’elle instruise parfaitement le spectateur de tout ce qui se passera dans la pièce. Une telle exposition le priveroit du plaisir de la surprise. Il faut seulement qu’elle lui présente le germe de tous les événemens qui doivent composer l’action, de manière que quand le spectateur les verra se rapprocher par degrés et se développer successivement, il s’apperçoive qu’ils partent tous d’un principe, qui est toujours le même malgré la variété des incidens. L’exposition du sujet de la tragédie de Bajazet par Racine, est la plus belle qui ait été faite dans un ouvrage dramatique. Voltaire ne connoît que celle-là qui soit supérieure à celle de la tragédie d’Othon par Ce. Il dit aussi dans un endroit de ses Commentaires sur les tragédies de ce grand homme, en parlant de celle de Pompée : « Ces défauts dans le détail, n’empêchent pas que le fond de cette première scène ne soit une des plus belles expositions qu’on ait vues sur aucun théâtre. Les anciens n’ont rien qui en approche : elle est auguste, intéressante, importante ; elle entre tout d’un coup en action. Les autres expositions ne font qu’instruire du sujet de la pièce ; celle-ci en est le nœud. Placez-la dans tel acte que vous la veuilliez ; elle sera toujours attachante : c’est la seule qui soit dans ce goût ».

Nœud ou intrigue.

Le nœud ou intrigue fait tout l’intérêt d’un ouvrage dramatique. Il consiste, comme je l’ai déjà dit, dans les obstacles qui retardent l’accomplissement de l’action, dans les dangers qu’il faut courir, dans les efforts, les ruses, les moyens qu’il faut employer pour y parvenir ; obstacles, dangers, efforts, ruses, moyens qui supposent ou produisent des événemens particuliers qu’on appelle incidens. Le nœud vient on de l’ignorance de celui qui agit, comme lorsque Iphigénie doit sacrifier son frère Oreste qu’elle ne connoît pas ; ou de la foiblesse de celui qui agit, comme lorsque Joad veut avec ses seuls Lévites chasser du trône la puissante Athalie, pour y placer le jeune Joas.

Il faut que le nœud soit commencé dans le premier acte : c’est une suite nécessaire de l’exposition du sujet. Il se serre de plus en plus dans le deuxième, le troisième et le quatrième ; c’est-à-dire, que le péril augmente, les obstacles se multiplient, les efforts deviennent plus vifs. L’intérêt dans un ouvrage dramatique étant ce qui attache, ce qui émeut par les situations et les sentimens, on sent qu’il doit commencer et croître avec le nœud, parce que le péril, les obstacles, les efforts qui constituent ce nœud, jettent nécessairement le spectateur dans l’incertitude sur le sort des principaux personnages. De là ces passages de la crainte à l’espérance, de la joie à la douleur, ces surprises agréables, ce trouble inquiétant, ces désirs, ces allarmes : car l’âme ne pourroit pas être remplie d’un même sentiment depuis le commencement jusqu’à la fin. Si c’étoit un sentiment de tristesse, il seroit trop pénible : si c’étoit un sentiment de joie, il s’affoibliroit, quelque vif qu’il pût être. Il faut donner à l’âme quelque relâche ou quelque nouvelle secousse par d’autres sentimens. Un héros, par exemple, est en danger. Quoique ce danger doive toujours aller en croissant, il doit cependant y avoir des momens, où la crainte cesse, pour faire place à l’espérance.

Plus les incidens sont multipliés, plus le nœud est compliqué. Il n’y en a point qui le soit autant que celui de la tragédie d’Héraclius. Les incidens y naissent en foule à chaque pas. Mais le génie de Corneille, en créant tous ces incidens, les a tous rendus nécessaires ou vraisemblables, et a répandu sur toutes les parties de son poëme la plus vive lumière. Nul autre que lui n’auroit pu renfermer un sujet si vaste et si compliqué, en cinq ni même en six actes. Ce seroit une bien grande témérité de vouloir l’imiter dans la contexture d’une pareille action. La chute seroit infailliblement le fruit d’une tentative si hardie.

Dans la tragédie d’Athalie, on voit au contraire une action de la plus grande simplicité : il n’y a presque point d’incidens. Mais indépendamment de la beauté de l’élocution, cette action est si bien distribuée, qu’elle marche toujours, sans qu’il y ait aucune scène vide. Un autre homme que Racine auroit à peine conduit le sujet d’Athalie, jusqu’au troisième acte. Il n’est pas moins inimitable dans la conduite de cette action, que Corneille dans la conduite de celle d’Héraclius.

Le nœud du poëme dramatique ne doit donc être ni trop compliqué, ni trop simple par le trop grand nombre, ou par la trop grande disette d’incidens. Il faut surtout que ces incidens sortent du fond du sujet ; que l’action même les fournisse, et qu’elle fasse naître les obstacles qui en arrêtent l’accomplissement. Le sujet ne doit jamais être perdu de vue : point d’événemens qui lui soient en aucune manière étrangers : surprises ou coups de théâtre, situations, sentimens, discours des personnages, tout doit s’y rapporter. C’est ainsi que les parties de l’action seront bien liées, se presseront mutuellement, se succéderont avec rapidité, et qu’on observera ce précepte si sage qui veut

Que l’action marchant où la raison la guide,
Ne se perde jamais dans une scène vide(1).
Dénouement, ou catastrophe.

Le dénouement est un événement particulier qui met fin à l’action, et qui en est le complément. Il doit finir, autant qu’il est possible, avec la dernière scène, et instruire le spectateur du sort de tous les personnages. Il faut qu’il soit préparé, mais qu’il ne puisse pas être prévu. Le dénouement sera préparé, si le poëte dispose l’action, de manière que ce qui précède le dénouement, le produise naturellement et sans effort. Aristote dit qu’il y a une grande différence entre des incidens qui naissent les uns des autres, et des incidens qui viennent simplement les uns après les autres. (Nous voyons en effet dans la tragédie du Cid, que les Maures font une descente à Séville, après la mort du comte, mais non pas à cause de la mort du comte.) Ces paroles renferment tout l’art d’amener le dénouement. Ce n’est pas assez qu’il vienne après les incidens. Il faut qu’il naisse des incidens mêmes, et qu’il en résulte comme l’effet de sa cause.

Le dénouement ne doit pas être prévu par le spectateur, parce que l’intérêt ne se soutient qu’autant que l’âme est suspendue entre la crainte et l’espérance. Or, si le dénouement est prévu, il est clair qu’il n’y a plus de crainte ni d’espérance, et par conséquent plus d’intérêt. Le dénouement doit être le passage d’un état incertain à un état déterminé. Un vaisseau est battu par la tempête ; voilà l’image du nœud de l’action. Il périt, ou il arrive au port ; voilà l’image du dénouement.

Mais, dira-t-on, le spectateur peut-il ne pas prévoir le dénouement dans un sujet connu ? Je conviens que cela est impossible. Mais il n’est pas moins vrai que le poëte peut et doit conduire son action de manière que le dénouement en soit caché ; c’est-à-dire, que rien ne l’annonce ouvertement ; que l’impression de ce que voit le spectateur, écarte le souvenir de ce qu’il sait, et ne lui permette pas d’y réfléchir. Telle est la force de l’illusion qui fait que nous voyons vingt fois avec le même plaisir une bonne pièce de théâtre.

Pour que le dénouement ne soit pas prévu, il faut qu’il puisse arriver de plusieurs manières, et que toutes ces manières soient dans la vraisemblance. Auguste peut pardonner aux conjurés, ou ne pas leur pardonner : Joas peut monter sur le trône, ou devenir la victime des fureurs d’Athalie. L’un et l’autre événement sont possibles, et seroient vraisemblables : voilà ce qui soutient l’incertitude du spectateur : voilà ce qui soutient l’intérêt. Si au contraire le dénouement étoit nécessité, c’est-à-dire, que dès le commencement, ou vers le milieu de l’action, il y eût des incidens qui annonçassent que ce dénouement ne peut arriver autrement qu’il n’arrivera, il est évident que Je spectateur ne pourroit prévoir que celui-là : il verroit dès- lors le terme de l’action ; son incertitude cesseroit, et l’intérêt seroit anéanti. Il s’ensuit donc que les incidens doivent être, non la cause nécessaire, mais seulement la cause vraisemblable du dénouement. Il n’y a que le dernier, celui qui l’amène immédiatement, il n’y a que celui-là qui puisse le produire nécessairement.

Ces différentes manières ; mais toutes vraisemblables dont le dénouement peut arriver, en font la plus grande beauté. Voyez celui de la tragédie de Rodogune. Antiochus est prêt à boire la coupe empoisonnée. Il est vraisemblable qu’il va périr. Mais tandis que le spectateur frémit, il se fait une prompte révolution qui naît du fond de l’action même ; et Cléopâtre avale le poison qu’elle avoit préparé pour son fils. Cet empoisonnement de Cléopâtre est aussi vraisemblable que l’auroit été celui d’Antiochus ; et voilà ce qui fait admirer ce dénouement auquel on ne trouve rien de comparable, soit dans les tragiques anciens, soit dans les modernes. Le dénouement au contraire de Britannicus a nui au succès de cette belle tragédie. On prévoit le crime de Néron, et l’on n’y voit aucun obstacle : on prévoit le malheur de Britannicus, et l’on n’y voit aucune ressource.

Le dénouement se fait de deux manières, par reconnoissance, ou par péripétie, mot qui signifie révolution ou changement. Lorsque le nœud venant de l’ignorance de celui qui agit, se résout par la connoissance de ce qui étoit inconnu, le dénouement se fait par reconnoissance. C’est Iphigénie qui reconnoît son frère Oreste, et qui le sauve. Lorsque le nœud venant de la foiblesse de celui qui agit, se résout en détruisant la force contraire, le dénouement se fait par péripétie ou révolution. C’est le grand-prêtre Joad qui, avec ses lévites, trouve le moyen de faire périr Athalie, et de placer Joas sur le trône d’Israël. Il y a toujours révolution, soit que le personnage qui fait l’entreprise réussisse, soit qu’il échoue, parce qu’il éprouve dans son état un changement heureux ou malheureux : heureux, tel que celui d’Andromaque qui sauve son fils ; malheureux, tel que celui d’Hippolyte qui meurt victime de la calomnie. La révolution est double lorsqu’un personnage succombe et qu’un autre triomphe, comme dans Athalie et dans Héraclius. Dans la première, Athalie ; et dans la seconde, Phocas périssent : dans la première, Joas ; et dans la seconde, Héraclius montent sur le trône.

Eclaircissement des trois derniers points, par des exemples pris de Racine et de Ce.

Je crois en avoir dit assez pour ne laisser rien ignorer de ce qu’il est important de savoir sur la préparation de l’action, l’exposition du sujet, le nœud et le dénouement. Il ne me reste plus qu’à l’éclaircir et à l’appuyer par des exemples.

Dans la tragédie de Phèdre par Racine, la première scène contient des discours relatifs au sujet. Hippolyte, fils de Thésée, roi d’Athènes, y laisse entrevoir son amour pour Aricie, princesse du sang royal d’Athènes ; et Théramène y annonce Phèdre, épouse de Thésée, comme atteinte d’un mal qu’elle s’obstine à faire. Voilà l’action préparée. Phèdre elle-même découvre à sa confidente la passion qu’elle a pour Hippolyte. Voilà le sujet exposé.

Il se répand un bruit que Thésée, depuis long-temps absent, est mort. Œnone, confidente de Phèdre, persuade alors à cette princesse que ses sentimens pour Hyppolyte n’ont plus rien de criminel, et lui insinue qu’elle peut les lui déclarer sans se rendre coupable. Voilà le nœud commencé. Il s’agit de savoir quelles suites aura la passion de Phèdre pour Hippolyte.

Celui-ci croyant son père mort, rend à Aricie le sceptre d’Athènes auquel elle a des droits légitimes ; et les réponses de cette jeune princesse l’engagent insensiblement à lui faire l’aveu de ses sentimens pour elle. Phèdre se présente à Hippolyte pour lui demander son appui en faveur de son fils. Mais se laissant emporter par sa passion, elle la lui déclare dans les termes les plus énergiques, se jette après cet aveu honteux sur son épée pour se percer, est entraînée par sa confidente, laisse Hippolyte sans épée, interdit et dans un saisissement d’horreur, lorsque Théramène vient apprendre à celui-ci qu’un bruit sourd veut que Thésée respire. Voilà le nœud formé.

Phèdre toujours en proie à son criminel amour, se flatte encore de séduire Hippolyte par l’offre de l’empire d’Athènes qu’elle croit appartenir à son fils, et qu’elle veut lui céder, lorsqu’on annonce l’arrivée de Thésée. A cette nouvelle, Phèdre désespérée forme le dessein de mourir. Œnone lui conseille alors d’accuser auprès de Thésée, Hippolyte du crime dont elle-même est coupable. Son épée laissée entre les mains de la reine, sera un témoin qui déposera contre lui. Phèdre rejette d’abord ce détestable conseil : mais voyant paroître Thésée avec Hippolyte, et s’imaginant que ce jeune prince va tout déclarer, elle permet à Œnone de faire tout ce qu’elle voudra, et fuit la présence de son époux, après lui avoir dit qu’il étoit offensé, et qu’elle est indigne de lui plaire. Thésée surpris d’un accueil si étrange, et se croyant outragé, trahi, veut connoître le crime et le coupable. Voilà le nœud qui se serre.

Œnone accuse Hippolyte auprès de Thésée. Celui ci furieux voyant paroître son fils, l’accable de reproches : il invoque Neptune qui a promis d’exaucer le premier de ses vœux, et le conjure de le venger. En vain Hippolyte se justifie ; en vain fait-il l’aveu de son amour pour Aricie. Son père n’y ajoute aucune foi et l’exile. Phèdre touchée de repentir vient trouver Thésée pour le prier d’épargner son fils. Mais aussitôt qu’elle apprend qu’Aricie en est aimée, la jalousie entre dans son cœur et lui ferme la bouche sur l’aveu qu’elle alloit peut-être faire de son crime. Cependant elle est déchirée de remords : la malheureuse Œnone veut les étouffer en lui représentant que les Dieux ont quelquefois brûlé de feux illégitimes. Phèdre n’entend qu’avec horreur ces discours, la charge d’imprécations, et la bannit à jamais de sa présence. Voilà le nœud qui se serre encore davantage.

Aricie qui a été instruite par Hippolyte du crime de Phèdre, blâme ce jeune prince de garder le silence. Celui-ci lui demande encore un secret inviolable sur la confidence qu’il lui a faite, et part après en avoir reçu la promesse qu’elle ira le joindre et l’accepter pour époux dans un temple qui est près de Trezène. Thésée survient ; et les discours interrompus que lui tient Aricie portent le trouble dans son âme. Il est lui-même étonné de sentir une pitié secrète : il veut interroger une seconde fois Œnone, lorsqu’on vient lui apprendre qu’elle s’est jetée dans la mer, et qu’un mortel désespoir est peint sur le visage de la reine. Alors ce malheureux père ne doute plus de l’innocence de son fils, et ordonne qu’on le rappelle. Voilà le nœud aussi serré qu’il puisse l’être et qui va se dénouer.

Thésée apprend qu’un horrible monstre vomi par les flots de la mer, a effrayé les chevaux d’Hippolyte, qui étant tombé de son char, a été traîné parmi les ronces, à travers les rochers, et y a perdu la vie. Phèdre s’est empoisonnée et sur le point d’expirer, elle vient déclarer l’innocence d’Hippolyte à Thésée, qui va joindre ses larmes au sang de son fils, et qui veut qu’Aricie lui tienne désormais lieu de fille. Voilà Je dénouement.

Dans la tragédie de Cinna par Corneille, l’action n’est pas préparée, parce qu’elle n’avoit pas besoin de l’être ; ce qui arrive assez souvent.

Je l’ai juré, Fulvie, et je le jure encore :
Quoique j’aime Cinna, quoique mon cœur l’adore,
S’il veut me posséder, Auguste doit périr ;
Sa tête est le seul prix dont il peut m’acquérir.

Voilà le sujet exposé. C’est Emilie qui vient de parler : elle étoit fille de Toranius, tuteur d’Auguste, qui l’avoit lui-même proscrit durant le triumvirat.

Cinna, chef de la conjuration, dit à Emilie que tous les conjurés animés par le long récit qu’il leur a fait des proscriptions d’Auguste, ont renouvelé leur serment d’être fidèles, et qu’on doit le poignarder pendant le sacrifice. L’empereur mande Cinna et Maxime, autre chef de la conjuration. Un ordre si prompt fait craindre d’abord aux deux amans que tout ne soit découvert. Mais Cinna persuadé qu’ils s’alarment imprudemment, résolu d’ailleurs à braver, s’il le faut, les plus affreux supplices, se rend auprès d’Auguste. Voilà le nœud commencé. Il s’agit de savoir si Auguste périra, ou si Cinna échouera dans son entreprise.

Octave délibère avec Cinna et Maxime s’il quittera l’empire, se résout par les conseils de Cinna lui-même à le garder, et lui donne Emilie pour épouse. Malgré cette confiance et ce nouveau bienfait de la part d’Auguste, le chef des conjurés persiste à vouloir le faire périr. Voilà le nœud formé.

Cinna a confié à Maxime son amour pour Emilie, et le secret motif qui le fait agir. Maxime qui l’aime aussi, est désespéré de voir qu’il sert lui-même son rival. Euphorbe, affranchi de Maxime, lui conseille de découvrir la conjuration à l’Empereur dont il obtiendra par ce moyen la main d’Emilie. Cependant Cinna voyant approcher le moment de l’exécution de l’entreprise, éprouve des remords. Il ne peut se résoudre à assassiner Auguste qui lui a dit :

Cinna, par vos conseils je retiendrai l’empire ;
Mais je le retiendrai pour vous en faire part.

Emilie qui l’asservit, le ramène à la conjuration. Il y court en furieux, déterminé à s’immoler lui-même après avoir poignardé Octave. Voilà le nœud serré.

Euphorbe a tout découvert à Auguste de la part de Maxime, qui feint d’être touché d’un juste repentir. L’empereur est irrésolu sur ce qu’il doit faire. Punira-t-il les conjurés ? leur fera-t-il grâce ? Emilie apprend qu’Auguste a mandé Cinna, et qu’Evaudre son affranchi a été arrêté ainsi qu’Euphorbe. Maxime vient lui dire de plus que la conjuration est découverte, qu’on va l’arrêter elle-même par ordre d’Octave, et vent l’engager à prendre la fuite avec lui. Mais il n’en reçoit que des réponses pleines de fierté et de mépris. Maxime désespéré veut laver sa honte et son forfait dans le sang d’Euphorbe qui lui a donné ces lâches conseils. Voilà le nœud qui se serre encore davantage.

Auguste après avoir rappelé à Cinna tous les bienfaits dont il l’a comblé, lui dit qu’il est instruit qu’il veut l’assassiner. Cinna d’abord interdit, reprend bientôt son audace et brave l’empereur. Emilie qui vient elle-même s’accuser, en fait autant, lorsque Maxime qu’Auguste croyoit seul fidèle, vient déclarer aussi son crime et son lâche artifice pour posséder Emilie. Voilà le nœud aussi serré qu’il puisse l’être et qui va se denouer.

Auguste choqué de l’audace d’Emilie et de Cinna, paroit résolu à ordonner leur supplice. Mais s’élevant tout-à-coup au-dessus de lui-même, il pardonne à Cinna à qui il donne Emilie ; il pardonne à Maxime à qui il laisse sa place ; et tous les conjurés doivent entendre publier qu’il a tout appris et veut tout oublier. Voilà le dénouement.

III.
Ds.

Les personnages ou acteurs dans un ouvrage dramatique, sont le principal objet qui fixe l’attention du spectateur. Il n’a, pour ainsi dire, d’âme que pour sentir leur bonheur ou leurs peines : elle s’identifie en quelque sorte avec la leur. Il est donc de la plus grande importance que le poëte en les faisant agir, apporte tous ses soins à les représenter tels qu’ils doivent être. Il y en a un qui est toujours dominant, et pour lequel les autres paroissent sur la scène : c’est celui qui forme l’entreprise, ou qui en est l’objet. J’ai déjà dit que l’intérêt principal doit rouler sur lui. Il faut par conséquent qu’il soit peint avec de plus fortes couleurs que les autres. C’est ce qu’on voit dans toutes les bonnes pièces de théâtre, soit des anciens, soit des modernes.

Mœurs ou caractères des personnages dramatiques

Le poëte ne peut bien faire connoître et bien représenter ses personnages que par les mœurs ou caractères (car on peut confondre ici ces deux choses). Ces moeurs ou caractères sont les inclinations, les habitudes bonnes ou mauvaises des hommes. Elles sont générales ou particulières. Les mœurs générales sont les mœurs des différentes nations, des Grecs, des Romains, celles d’un peuple civilisé, celles d’un peuple barbare. Dans ces mœurs générales, sont aussi comprises les mœurs des différens âges et des différentes conditions. On peut relire le morceau d’Aristote que j’ai cité sur ce sujet dans le volume précédent. Je ne ferai qu’ajouter ici la description que Boileau a faite, après Horace, des trois âges de l’homme.

Un jeune homme toujours bouillant dans ses caprices,
Est prompt à recevoir l’impression des vices ;
Est vain dans ses discours, volage en ses désirs,
Rétif à la censure, et fou dans les plaisirs.
L’âge viril plus mûr, inspire un air plus sage,
Se pousse auprès des grands, s’intrigue, se ménage,
Centre les coups du sort songe à se maintenir,
Et loin dans le présent, regarde l’avenir.
La vieillesse chagrine, incessamment amasse ;
Garde, non pas pour soi, les trésors qu’elle entasse ;
Marche en tous ses desseins d’un pas lent et glacé,
Toujours plaint le présent, et vante le passé
Inhabile aux plaisirs dont la jeunesse abuse,
Blâme en eux les douceurs que l’âge lui refuse1.

Les moeurs particulières sont le caractère distinctif de chaque personnage, soit historique, soit inventé. Il faut que le même personnage ait les moeurs de sa nation, de sa patrie ; par conséquent qu’un héros de la Grèce ne soit point représenté sous les mêmes traits qu’un citoyen de Rome, un Athénien sous les mêmes qu’un Spartiate, un Espagnol sous les mêmes qu’un Français, un habitant de la province, sous les mêmes qu’un habitant de la capitale.

Des siècles, des pays étudiez les mœurs.
Les climats font souvent les diverses humeurs.
Gardez donc de donner, ainsi que dans Clélie 2.
L’air ni l’esprit français à l’antique Italie,
Et sous des noms romains, faisant notre portrait,
Peindre Caton(a) galant, et Brutus(b) dameret3.

Le même personnage doit de plus avoir ses propres mœurs, et montrer dans toutes ses actions, dans tous ses discours, dans tous ses sentimens, un caractère qui le distingue des autres personnages. Dans la tragédie de Sertorius, on voit deux, héros romains, Sertorius et Pompée, qui, ont le vrai caractère, les mœurs de leur, pays : mais chacun d’eux a son caractère propre et distinctif. Cette réunion des mœurs générales et des mœurs particulières dans le même personnage, est le triomphe de l’art.

Qualités des mœurs dramatiques.

Aristote, et tous ceux qui, après lui, ont traité de l’art dramatique, veulent que les mœurs, soit générales, soit particulières, aient quatre qualités ; qu’elles soient bonnes, convenables, ressemblantes, et égales. Ce mot bonnes qu’Aristote n’a pas expliqué, a donné lieu à une infinité de commentaires. Il paroît d’abord (et c’est le sentiment du plus grand nombre) qu’il ne faut pas entendre par ce mot, que les. mœurs aient une bonté morale, c’est-à-dire, soient vertueuses. Si les mœurs en effet devoient être telles, il ne seroit pas permis au, poëte-de peindre des caractères réellement vicieux. Or il manquerait alors son but, qui est l’instruction, parce qu’il ne peut y arriver, qu’en offrant également le tableau des vices et celui des vertus, en faisant contraster le crime et l’innocence.

Cette Bonté, dans les mœurs des personnages, doit donc être une bonté poétique ; bonte qui, suivant Corneille, consiste dans le caractèrè brillant et élevé d’une habitude vertueuse ou criminelle, selon qu’elle est propre et convenable à la personne qu’on introduit. Ainsi dans Rodogune mœurs de Cléopatre, toute méchante qu’elle est, ont la bonne poétique. Elle a poignardé un de ses fils ; elle veut empoisonner l’autre et la princesse son épouse : il n’y a pas de crime qui lui fasse horreur pourvu qu’elle se maintienne sur un trône qui est Tunique •objet de son ambition. Mais tous ses crimes sont accompagnés d’une grandeur d’ame qui a quelque chose de si haut, qu’en même temps qu’on déteste ses actions, on admire la source d’où elles partent. C’est ce qui a fait dire à Voltaire : il n’y a point de criminelle plus odieuse que Cléopatre ; et cependant on se plaît à la voir ; elle ennoblit l’horreur de son caractere par la fierté des traits dont Corneille l’a peint.

D’autres font consister cette bonté poétique (et c’est ici le sentiment le plus gén suivi) dans la conformité des actions et des discours d’un personnage, avec l’opinion qu’on à conçue de lui. Ainsi, lorsque nous voyons Mithridate, dans la tragédie de ce nom, résolu à se venger de ses deux fils, aussitôt qu’il apprend leur amour pour Monime, voulant même les immoler tous les trois, nous n’en sommes pas surpris : ce projet de vengeance est parfaitement conforme à son caractère jaloux, soupçonneux et cruel. Ainsi lorsque, dans Britannicus nous voyons Néron, sous les apparences d’une réconciliation avec son frère, cacher la haine, la plus envenimée et le dessein formé d’empoisonner ce jeune Britannicus, qui fait ombrage à sa puissance autant qu’à son amour, cette perfidie ne nous étonne pas : elle est très-conforme à son caractère dissimulé et méchant. Ainsi lorsque dans Iphigénie en Aulide nous entendons Achille éclater contre Agaemnon, braver ce chef de tant de rois, et lui parler sur le ton de la menace ; quand nous le voyons courir à l’autel, déterminé à l’inonder de sang, à renverser le bûcher, à massacrer le prêtre même, à combat I re avec ses Thessaliens contre toute l’armée, si l’on veut sacrifier Iphigénie, ce langage si fier, cette action si hardie n’ont rien qui nous étonne : ils sont parfaitement conformes à son caractère emporté, violent et inexorable.

Les trois autres qualités que doivent avoir les mœurs dramatiques, sont plus aisées à entendre, et n’ont pas besoin d’une longue explication. Les mœurs sont convenables, lorsqu’on fait agir et parler les personnages selon leur âge, leur sexe, leur pays, leur siècle, leur condition.

Ne faites point parler vos acteurs au hasard,
Un vieillard en jeune homme, un jeune homme en vieillard1.

Il faut en dire autant des actions qu’on leur fait faire, et des sentimens, des passions qu’on leur attribue.

Il est bon cependant de remarquer que ce qu’Aristote et Horace ont dit des moeurs de chaque âge, n’est pas une règle, dont on ne puisse s’écarter. Les jeunes gens, par exemple, sont en général prodigues, et les vieillards avares. Faut-il pour cela que vous soyez obligé de représenter toujours un jeune homme dissipant sa fortune, et un vieillard ne songeant qu’à grossir son trésor ? Non sans doute. Le contraire arrive tous les jours. Vous pouvez donc ne pas donner au jeune homme le vice de la prodigalité, au vieillard celui de l’avarice : mais vous pécheriez contre la vraisemblance, si vous faisiez du premier un avare, et du second un prodigue. Il en est de même pour le discours. Vous pouvez bien ne point faire débiter à un jeune homme des propos légers, frivoles et indiscrets qu’on tient ordinairement à son âge. Mais il ne seroit pas vraisemblable qu’on entendît sortir de sa bouche ces discours graves et mesurés, qui sont le fruit d’une prudence consommée, qu’on n’acquiert que dans un âge avancé.

Les mœurs seront ressemblantes, si les mœurs des personnages connus sont précisément celles que l’histoire ou la fable leur donne. Ainsi il seroit ridicule de représenter Ulysse comme un grand guerrier, Achille comme un homme éloquent. Un personnage invente peut avoir le caractère qu’il plaira au poëte de lui donner. Mais pour’ ceux que l’histoire on la fable nous fait connoître, ils doivent être peints tels que nous les y trouvons.

Enfin les moeurs sont égales, lorsque les personnages paroissent jusqu’à la fin de l’ouvrage, avec le même caractère qu’ils ont eu au commencement. Voyez dans Athalie la hauteur, l’impiété et la cruauté de cette princesse ; la grandeur d’âme de Joad, sa piété et sa confiance en Dieu ; la tendresse de Josabet, et ses alarmes sur les périls du jeune Joas ; la générosité d’Abner, et sa fidélité à ses rois et à sa religion ; la fourberie, l’ambition, et l’humeur, sanguinaire de Mathan. Aucun de ces caractères ne se dément jamais ; tous se soutiennent jusqu’au dénouement. Quand le poëte imagine, un personnage, il doit d’abord en marquer le caractère par des traits frappans, et le montrer dans la suite toujours tel qu’il l’a peint.

D’un nouveau personnage, inventez-vous l’idée ?
Qu’en tout, avec soi-même il se montre d’accord,
Et qu’il soit jusqu’au bout tel qu’on l’a vu d’abord1.

Observons ici que ce seroit un grand défaut dans un ouvrage dramatique, si plusieurs personnages avoient les mêmes mœurs particulières, parce qu’il est essentiel que les caractères soient opposés entr’eux ou du moins différens, afin qu’ils contrastent ensemble, et que l’un fasse ressortir l’autre. Il faut pour cela choisir ou imaginer des personnages, dont chacun ait un caractère qui ne soit propre et particulier qu’à lui. Si le même se trouve dans plusieurs, jetez-y alors une nuance forte et bien marquée, qui distingue chacun de ces personnages d’une manière sensible et frappante. Voyez dans l’Iliade, Achille, Ajax et Hector. Leur caractère dominant est la valeur. Cependant il s’en faut bien que ces trois héros se ressemblent. Achille est violent ; Ajax est dur ; Hector est humain. Il faut lire et relire Homère, pour apprendre l’art de varier et de faire contraster les caractères.

Style dramatique.

Chaque personnage doit parler suivant sa condition, son âge, son pays, et la situation où il se trouve. On sent qu’un roi a une façon de s’exprimer bien différente de celle d’un courtisan, et que le langage d’un homme de qualité, n’est pas le même que celui d’un simple citoyen. Un Dieu, suivant la pensée d’Horace, parle bien autrement qu’un héros ; un vieillard autrement qu’un jeune homme ; une dame d’un haut rang autrement qu’une suivante ; un marchand autrement qu’un laboureur ; un homme de la Colchide ou un Assyrien ; autrement qu’un habitant de Tbèbes ou un citoyen d’Argos. Si vous faites parler ces différens personnages sur le même ton, les grands et le peuple, bien loin de vous accorder leurs suffrages, ne pourront s’empêcher de rire.

On sait de plus que la joie, la douleur, l’amour, la colère, l’ambition, en un mot chaque sentiment, chaque passion a son langage particulier. Notre âme prend, pour ainsi dire, diverses formes, diverses manières d’être, suivant les divers événemens de la fortune ; et la nature lui fournit dans toutes les circonstances possibles des expressions propres à peindre les sentimens qu’elle éprouve, les passions qui la tourmentent. Il faut donc que le poëte se transforme, pour ainsi dire, en chaque personnage, pour le faire parler d’une manière convenable à son état actuel, et comme ce personnage parleroit lui- même. Le poëte ne doit jamais se montrer.

Ainsi tout ce qui est un effet visible de l’art et du travail, ces figures oratoires, ces riches comparaisons pompeusement étalées, ces élans lyriques fruit d’une imagination échauffée, sont totalement bannis dès pièces de théâtre, même de celles dont le sujet est grand et élevé. Le style y doit être de la plus noble, de la plus élégante simplicité ; et si les expressions figurées y sont quelquefois bien placées, ce n’est que lorsqu’elles sont vraiment inspirées par la passion ou par le sentiment. Les maximes, les sentences, les pensées morales trop généralisées n’y sont pas non plus souffertes, à moins qu’elles ne soient naturellement dictées par la situation du personnage ; comme les maximes qu’on trouve éparses dans les pièces de Corneille, de Racine, de Molière, de Regnard. Telles sont celles ci que Racine met dans la bouche d’Hippolyte, lorsque ce jeune prince se justifie auprès de Thésée du crime dont il est accusé.

Thésée.

Traître. tu prétendois qu’en un lâche silence,
Phèdre enseveliroit ta brutale insolence.
Il falloit, en fuyant, ne pas abandonner
Le fer, qui dans ses mains sert à te condamner ;
Ou plutôt il falloit, comblant ta perfidie,
Lui ravir tout d’un coup la parole et la vie.

Hippolyte.

D’un mensonge si noir justement irrité,
Je devrois Faire ici parler la vérifié,
Seigneur. Mais je supprime un secret qui vous touche.
Approuvez le respect qui me ferme la bouche ;
Et sans vouloir vous-même augmenter vos ennuis,
Examinez ma vie, et songez qui je suis.
Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes.
Quiconque a pu franchir les bornes légitimes,
Peut violer enfin les droits les plus sacrés.
Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés ;
Et jamais on n’a vu la timide innocence,
Passer subitement à l’extrême licence.
Un jour seul ne fait point d’un mortel vertueux,
Un perfide assassin, un lâche incestueux.
Elevez dans le sein d’une chaste héroïne(a),
Je n’ai point de son Sang démenti l’origine.
Pitthée(b) estimé sage entre tons les humains,
Daigna m’instruire encore au sortir de ses mains.
Je ne veux pas me peindre avec trop d’avantage.
Mais si quelque vertu m’est tombée en partage,
Seigneur, je crois sur-tout avoir fait éclater
La haine des for faits qu’on ose m’imputer.
C’est par-là qu’Hippolyte est connu dans la Grèce.
J’ai poussé la vertu jusques à la rudesse.
On sait de mes chagrins l’inflexible rigueur.
Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.

On voit clairement que la situation où se trouve Hippolyte, a fourni ces réflexions, qui ne font sentence, qu’au tant qu’on les sépare de ce qui suit ou de.ee qui précède, et qui ne sont pas des maximes dans la bouche de ce personnage. Ce sont, en quelque façon, des principes qu’il s’applique à lui-même, et dont il tire des preuves pour montrer, pour établir son innocence.

Du dialogue, et du monologue.

Quand plusieurs personnages dramatiques logue, et parlent, et qu’ils parlent l’un à l’autre, c’est un de. Quand un acteur parle seul, il fait ce qu’on appelle un me. Le dialogue doit toujours tendre à son but ; de manière que les interlocuteurs ne disent rien qui n’ait un rapport direct à l’action. Quelqu’un a très-bien dit qu’un personnage qui, dans une situation intéressante, s’arrête à dire de belles choses qui ne vont point au fait, ressemble à une mère qui, cherchant son fils dans les campagnes, s’amuseroit à cueillir des fleurs.

Le desir de briller est un écueil que le poëte doit soigneusement éviter : sans quoi la fougue de son imagination l’emportera hors du droit chemin, qui doit le conduire à son but. L’esprit doit être ici la victime du goût, qui veut que le poëte ait assez de jugement pour s’arrêter où il faut, et assez de courage pour sacrifier les meilleures choses, lorsqu’elles sont déplacées, afin de ne point perdre de vue le terme de l’événement, qui est son objet. Un personnage ne dira donc que ce qu’il faut : un autre personnage ne lui répondra que quand il devra le faire ; et le spectateur sentira toujours la raison pourquoi la parole passe d’une bouche à une autre.

Il est sur-tout essentiel qu’un interlocuteur réponde précisément à ce qu’a dit un autre interlocuteur, et qu’on voie dans le dialogue cette liaison d’idées, celte suite de raisonnemens, cette logique secrette, qui doit être l’âme de tous les entretiens. Cependant il est des circonstances où cette règle ne doit pas être observée ; c’est dans une grande passion dans l’excès, d’un grand malheur. L’âme n’est alors remplie que de ce qui, l’occupa, et non de ce qu’on lui dit. Le personnage plein de son objet, ou ne répond point, ou ne répond qu’à son idée. C’est alors, comme le dit Voltaire, qu’il est beau de ne pas bien répondre. Mais remarquons, que quoique ce personnage agité d’une grande passion, ne réponde pas directement à ce qu’on lui dit, néanmoins tout ce qui sort de sa bouche, se rapporte à l’action. Ainsi dans ces circonstances mêmes le dialogue tend à son but.

Pour bien connoître l’art du dialogue, qui est une des parties les plus essentielles d’une pièce de théâtre, il faut joindre à ces règles générales, la lecture des bonnes pièces de Corneille, celles de Racine et de Molière. On y verra par-tout que ces auteurs dramatiques ne s’attachant qu’à la vérité, font toujours répondre leurs personnages avec justesse, et jamais hors de propos. J’en citerai quelques exemples dans les articles suivans.

Un acteur parle seul dans un monologue : mais ce n’est point pour raconter un événement, et pour dire ce qui arrivera. Les Grecs et les Latins ont suivi cet usage, que nous avons banni de notre théâtre, parce qu’il n’est pas dans la nature. Le monologue doit être un combat du cœur. Le personnage y paroît irrésolu, et délibérant, pour ainsi dire, avec lui-même sur ce qu’il doit faire. Il faut qu’il soit court : si l’on peut lui donner une certaine étendue, ce n’est que quand l’acteur est accablé sous le poids de son malheur, ou qu’il est dans une agitation violente.

Article III.
Du Poème Comique.

Le poëme comique est en général celui où l’on introduit sur la scène des personnages qui font une action amusante et risible, mais commune, c’est-à-dire relative au caractère, aux moeurs, à la mauière de vivre des hommes dans la société ordinaire. Pour faire connoître tous les divers ouvrages que renferme ce genre, je parlerai dans cet article, 1°. de la comédie ; 2°. des pièces de théâtre qui y ont rapport ; 3° de l’opéra comique.

I.
De la Comédie.

Le but de la comédie est de corriger les moeurs en riant : ce n’est pas moins pour nous instruire que pour nous divertir, qu’elle a été inventée. Elle parvient à ces deux fins, en représentant une action prise dans la vie commune, digne de risée, et de laquelle nous pouvons retirer quelque avantage pour les moeurs.

Définition de la Comédie, et du ridicule.

La comédie est donc un poëme qui imite par l’action, le ridicule, à dessein de le corriger. Ce ridicule, suivant le sens de la définition qu’en a donnée Aristote, est un défaut, un vice même, qui, sans occasionner la destruction du vicieux, lui cause de la honte, en même temps qu’il fait rire le spectateur. Ce sera un magistrat qui, oubliant la décence et la gravité de son état, ne s’occupera que de puérilités ; un bourgeois de la campagne, qui voudra prendre le ton, les manières d’un courtisan ; un homme, en un mot, qui choquera les bienséances les usages reçus, ou même ce qu’on appelle la morale du monde poli.

Les vices appartiennent à la comédie ; mais ce n’est qu’autant qu’ils sont ridicules. Il faut que le poëte jette le voile sur tout ce qu’ils peuvent avoir de bas, de méprisable et de révoltant. Nous ne devons jamais voir le vicieux dans une situation qui puisse faire naître en nous, ou la compassion, ou la haine, ou l’effroi. Il doit toujours nous égayer à ses dépens ; et plus il nous amusera et nous divertira, plus nous sentirons, si nous faisons un secret retour sur nous - mêmes, qu’il nous avertit de nous tenir sur nos gardes, pour que, nous ne tombions pas dans ce même ridicule, qui le rend à nos yeux un objet de risée. L’hypocrisie est un vice bien détestable. D’où vient cependant que nous rions à la vue de Tartuffe ? C’est parce que nous le voyons mal caché sous son masque ; c’est parce que Molière a su présenter ce faux dévot par le côté ridicule. Il est vrai qu’il l’a rendu odieux dans le cinquième acte : mais c’étoit, comme le remarque J. B. Rousseau, par la nécessité de donner le dernier coup de pinceau à son personnage.

Il y a plusieurs moyens de bien peindre les ridicules et les vices. Le premier, c’est d’opposer un ridicule à un autre ridicule, un vice à un autre vice ; de représenter à côté d’une femme altière et absolue, tin mari pusillanime et soumis ; à côté d’un père avare, un fils prodigue. Le second, c’est d’opposer le ridicule ou le vice à l’honnête et au décent ; de représenter à côté d’un misanthrope, un homme doux et poli ; à côté d’un flatteur, un homme sincère et vrai. Le troisième moyen, c’est d’outrer un peu la peinture. Les objets ne sont vus au théâtre, que dans le lointain. Il faut les peindre à grands traits, pour qu’ils fassent une impression forte et durable.

Comédies d’intrigue. Comédies caractère.

Il y a des comédies d’intrigue et des comédies de caractère. Les comédies d’intrigue, dit un auteur comique1, consistent dans un enchaînement d’aventures qui tiennent le spectateur en haleine, et forment un ambarras qui croît toujours jusqu’au dénouement. Comme il ne s’agit dans ces sortes de pieces, que de les charger d’incidens, ils en font ordinairement tout le mérite, les mœurs et les caractères n’y étant touches que superficiellement. Ce genre de comédie, qui demande beaucoup d’imagination, égaie l’esprit ; mais il ne l’instruit pas : il amuse et ne va pas jusqu’au cœur.

Dans l’autre genre de comédie, on présente un caractère dominant, qui fait proprement le sujet de la pièce. Telles sont les comédies de l’Avare, du Glorieux, du Menteur, etc. Le poëte peut associer à ce caractère principal d’autres caractères, pour ainsi dire, subalternes, sans que l’action en devienne plus chargée et plus intriguée. C’est ce qu’a fait Molière dans le Misanthrope, où il a présenté les caractères de la coquette, de la médisante et. des petits-maîtres.

Nous avons beaucoup de comédies de caractère mixte, c’est-à-direformées de plusieurs caractères opposés entr’eux, mais qui sont tous de la même force ; de manière qu’il n’y en a aucun qui brille assez pour être distingué des autres, et pour être regardé comme le caractère principal. Tels sont dans l’Ecole des Maris, de Molière, les caractères d’Isa-r belle, de Sganarelle, d’Ariste et de Léonor ; dans l’Ecole des Femmes, ceux d’Agnès et d’Arnolphe. Aucun de ces caractères ne domine sur les autres : aucun de ces caractères n’est subalterne qu accessoire.

Action et caractères dans la comédie.

La comédie étant faite les hommes, il faut subordonnée aux caractères. Le principal doit seul servir à l’intrigue : c’est de cette source qu’elle doit partir. Le poëte a dû d’abord choisir ce caractère, ensuite imaginer, arranger, distribuer une action propre à le faire connoître et à le développer. Il faut donc que toutes les parties de cette action se rapportent à lui ; que tous les incidens, tous les coups de théâtre qui arrivent, même quand il a disparu des yeux du spectateur, ne viennent que de lui ne tendent qu’à lui, et qu’il soit la cause immédiate de toutes les scènes, de tous les traits qui font rire. C’est ce qu’on voit dans les pièces de Molière et de nos bons comiques. Tout s’y rapporte au principal personnage.

Pour bien traiter ce caractère, qui seul est le principe de l’action, il est bon d’en imaginer et d’en présenter un autre qui lui serve de contraste, et qui le fasse ressortir davantage. C’est un des moyens, comme je l’ai dit plus haut, de bien peindre un vice ou un ridicule. Mais il faut que ce caractère opposé au principal, ne soit ni assez fort ni assez brillant pour partager l’attention et l’intérêt du spectateur. C’est un défaut qu’on a remarqué dans la belle comédie du Gx. Le caractère de Lisimon, riche bourgeois ennobli, personnage brusque et familier, est presque aussi saillant que. celui du comte de Tuffières, ce personnage si vain, si fier de ses aïeux et de sa noblesse. Aussi les plaisanteries grossières du financier font presque disparoître les traits fins et délicats du Glorieux. Il est donc essentiel que le caractère principal soit le seul caractère dominant ; qu’il l’emporte sur tous les autres, et qu’il soit peint de plus fortes couleurs que le caractère même avec lequel on le fait contraster.

Dans les comédies formées de plusieurs caractères qui brillent à-peu-près également, un ou deux de ces caractères sont le principe de l’action. Le poëte les a choisis à cette fin, et leur en a opposé d’autres d’une force à-peu-près égale. Dans l’Ecole des Maris, les caractères d’Isabelle et de Sganarelle sont le fondement de l’intrigue ; dans l’Ecole des Femmes, ce sont les caractères d’Agnès et d’Arnolphe. C’est à eux que se rapporte tout ce qui arrive dans le cours de l’action ; et c’est par là même qu’ils sont plus en Jeu que tous les autres personnages, auxquels ils donnent le mouvement. Mais aucun de ces caractères ne pouvoit servir de caractère principal, parce qu’aucun d’eux n’a ni assez de force ni assez d’éclat pour dominer sur les autres, et les éclipser entièrement.

Les caractères dans la comédie doivent être toujours présentés dans toute leur intégrité. Je veux dire que le poëte ne doit omettre aucun trait qui puisse caractériser parfaitement ces personnages, sur-tout le principal. Qu’on se rappelle ici en quoi consiste la belle nature : c’est dans la perfection des objets que présente le poëte, de quelque-espèce, de quelque genre qu’ils soient. Il faut l’imiter partout cette belle nature, et principalement dans la comédie. C’est là qu’on doit peindre les caractères, non tels qu’ils sont ; réellement, mais tels qu’ils peuvent être vraisemblablement, et, pour cela, réunir en un seul tous les traits d’un caractère, distribués entre plusieurs membres de la société civile. Les caractères du Misanthrope, du Tartuffe, de l’Avare de Molière, sont composés de ceux de plusieurs misanthropes, de plusieurs hypocrites, de plusieurs avares. Aussi ce sont des tableaux achevés qui nous plaisent, qui nous frappent, qui nous instruisent bien mieux que ne le feroient des personnages parfaitement ressemblans à quelques-uns des misanthropes, des hypocrites, des avares que nous voyons dans la société. Si Molière avoit omis un seul trait vraiment caractéristique, le personnage étoit manqué ; le tableau n’étoit pas fini.

Le poëte doit avoir soin d’observer des gradations dans le développement du caractère du principal personnage. Si, celui- ci ne paroît point dans l’exposition du sujet, les personnages qui la font (il est assez indifférent que ce soient des soubrettes, des valets, ou d’autres acteurs) le feront connoître par leurs discours ou par des récits dont il soit l’objet. Mais quand le nœud est commencé, quand l’intrigue est formée, il doit être peint par des actions. Un trait frappant l’offre d’abord aux yeux du spectateur : un trait plus frappant encore vient tout-à-coup le développer ; et l’on en voit une suite de plus forts encore jusqu’au dénouement, où le dernier coup de pinceau montre le caractère dans tout son jour et sous tontes ses faces : c’est le dernier trait ajouté au ridicule. Nos bons comiques n’ont jamais manqué à cette règle : ils l’ont même bien souvent observée, après que le dénouement venoit de se faire. Le Misanthrope de Molière termine la pièce par ces vers :

Trahi de toutes parts, accablé d’injustices,
Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices,
Et chercher sur la terre un endroit écarté,
Où d’être homme d’honneur on ait la liberté.

Le Distrait de Regnard dit à son valet, au moment où son mariage qui fait le dénouement de la comédie, vient d’être arrêté :

Toi, Carlin, à l’instant prépare ce qu’il faut,
Pour aller voir mon oncle et partir au plutôt.

Carlin lui répond :

Laissez votre oncle en paix. Quel diantre de langage !……
Vous n’y songez donc plus ? Vous êtes marié.

Léandre.

Tu m’en fais souvenir ; je l’avois oublié.

L’Irrésolu de Destouches, après avoir balancé dans tout le cours de la pièce, entre Célimène et Julie, et s’être à la fin décidé pour celle-ci, dit en sortant pour aller signer le contrat de mariage :

J’aurois mieux fait, je crois, d’épouser Célimène.

Le Métromane de Piron, venant d’apprendre que sa pièce de théâtre est entièrement tombée par les efforts de la cabale, ferme la scène en disant :

Vous, à qui cependant j’ai consacré mes jours,
Muses, tenez-moi lieu de fortunes et d’amours.
Mœurs générales, et mœurs particulières dans la comédie.

Dans les comédies de caractère, il faut peindre les mœurs générales, et les mœurs particulières des pays. C’est sur ces deux pivots que roulent les intrigues des bonnes comédies des anciens et des modernes. Une pièce de théâtre fondée sur des mœurs générales, est universellement applaudie, et va à la postérité la plus reculée, parce que ces caractères généraux, qui sont comme l’appanage inaliénable de la nature, étant toujours et par-tout les mêmes, la peinture en doit plaire à tous les hommes, dans tous les pays, dans tous les siècles. La comédie de l’Avare que Plaute a faite, il y a près de deux mille ans, nous intéresse encore aujourd’hui, et intéressera ceux qui viendront après nous. Il en est de même de l’Avare de Molière, de son Tartuffe, de son Misanthrope, du Joueur, du Glorieux, du Grondeur et de plusieurs autres comédies en ce genre, qui ont été presque toutes transportées chez les autres nations de l’Europe. Il en sera de même de toutes les pièces de théâtre, où le poëte comique présentera un miroir des vices qui règnent dans tous les temps, où il dessinera ces caractères communs au Grec, au Romain, à l’Espagnol, au Français, à l’Italien, etc.

Les comédies, dont l’intrigue n’est fondée que sur les mœurs particulières, ont, dans leur origine, un succès plus éclatant : mais ce succès n’est que passager ou borné à un pays. Nous lisons avec plaisir l’Andrienne et les autres comédies de Térence, parce qu’elles sont bien écrites, bien dialoguées, bien conduites. Mais elles ne nous intéressent pas beaucoup par rapport aux caractères, parce que nous n’y voyons que la peinture des mœurs romaines de ce temps-là, dont les mœurs d’aujourd’hui sont bien différentes. Le succès de l’excellente comédie des Précieuses ridicules par Molière, a été également borné à son siècle et à notre nation, parce que le ridicule qui y est peint, n’a existé que chez nous, et n’existe plus aujourd’hui. Voilà pourquoi cette pièce n’a été traduite dans aucune langue étrangère : elle ne pouvoit intéresser que les Français.

Des coups de théâtre et des deux sortes de comique.

Les coups de théâtre ou surprises font un très bel effet dans la comédie. Ce sont des événemons qui arrivent subitement, dans le cours de l’action, sans que le spectateur s’y soit attendu. Le poëte doit ici lui faire goûter tout le plaisir d’une vive et agréable surprise, sans choquer néanmoins en aucune manière le bon sens et la raison. Il faut donc que les événemens ne puissent nullement être prévus, et qu’en même temps ils soient vraisemblables, naturels, tirés du fonds de l’intrigue même, et amenés par la situation des personnages ; ce qui demande beaucoup d’art et de délicatesse.

Le comique est ce qui fait rire le spectateur. Il y en a de deux sortes ; le comique d’action et le comique de pensée. Le premier est celui qui prend sa source dans l’action même, et qui se trouve dans la situation des personnages. Le second n’est autre chose que les bons mots, les saillies, les plaisanteries qui naissent dans la conversation. Le comique d’action ou de situation est sans contredit le meilleur, non-seulement pour instruire, mais encore pour amuser. On ne doit cependant pas exclure le comique de pensée ; mais il faut bien se garder de ne s’attacher qu’à celui-là.

Si ce comique de pensée faisoit seul le mérite d’une pièce de théâtre, le succès ne pourroit en être que momentané, et l’on ne tarderoit pas à reconnoître dans son auteur le défaut de génie et d’invention, qu’il auroit voulu cacher sous un vain étalage de traits ingénieux et brillans. En effet, tous ces jeux de mots plaisans et badins, toutes ces pensées subtiles, tous ces portraits plus éclatans que vrais, enfin tout ce qu’on appelle du joli, parce que c’est exprimé avec esprit et avec grâce, peut pour un instant flatter agréablement l’imagination du spectateur, qui admire, en souriant, la délicatesse, la légèreté, le coloris de l’auteur. Mais il s’en faut bien qu’il y trouve un grand fonds d’instruction, et un sujet réel d’amusement, qui sont les deux fins de la bonne comédie. Son esprit ne peut certainement pas y puiser de grandes lumières sur la nature d’un caractère, sur un défaut, sur un ridicule ; et son âme, loin d’éprouver un vrai sentiment de joie, loin de s’ouvrir aux transports toujours renaissans d’une gaîté vive et durable, retombe bientôt dans son premier état de dégoût, de langueur et d’affaissement. Ainsi l’on peut dire alors ce que le C. de B** dit (peut être avec raison) de la comédie de nos jours, dans son Epître sur le Goût, au duc de Nivernois :

On ne rit plus ; on sourit aujourd’hui,
Et nos plaisirs sont voisins de l’ennui.

Le comique d’action, au contraire, nous amuse autant qu’il nous instruit. C’est là que le poëte, en nous montrant son personnage sous le côté ridicule, dévoile au grand jour le caractère, le défaut, le vice qu’il a eu intention de peindre pour nous divertir et pour nous corriger. Loin donc de courir après l’esprit, il ne doit s’attacher qu’à dresser son plan et à conduire son action, de manière que ses personnages se trouvent dans des situations vraiment comiques. Alors il n’aura besoin ni de saillies, ni de bons mots pour exciter le rire du spectateur. Les expressions les plus naturelles, les pensées les plus simples produiront cet effet à cause de la situation du personnage.

Analyse d’une comédie de Molière.

Pour avoir un bel exemple de ce comique de situation, d’un coup de théâtre amené avec un art admirable, et généralement de la manière de conduire une pièce, nous n’avons qu’à ouvrir Molière. Je choisis préférablement l’Ecole des Maris, parce qu’il n’y a presque point de scène, qui ne présente une situation. Bret a bien raison de dire que cette pièce est le chef-d’œuvre du génie comique pour les vues, la disposition et la conduite de l’ouvrage.

Il n’y a point dans cette comédie de caractère principal. Il y en a quatre, comme je l’ai déjà dit, qui sont à-peu près de la même force, qui brillent presqu’également. Les principaux personnages sont Sganarelle, Ariste frères, Isabelle, Léonor sœurs, et Valère amant d’Isabelle. La scène est dans une place publique.

AI. Sganarelle et Ariste ouvrent la scène. Sganarelle est un homme d’un âge un peu avancé, bizarre et singulier dans ses manières, dans son habillement, d’une humeur farouche et sauvage, fuyant toute société, et de plus, est-il dit dans le cours de l’action, ayant un mauvais œil. Ariste est un homme d’un sens droit et d’une raison saine : il pense que l’homme sage doit s’accommoder au plus grand nombre, n’avoir rien d’affecté dans ses habits, et suivre l’usage. L’action est préparée dans cette scène par des discours relatifs à la façon de vivre de chacun de ces deux personnages. On va voir le sujet exposé dans celle qui suit.

Isabelle, Léonor et Lisette suivante de celle-ci, sortent de la maison, pour aller respirer la douceur du beau temps. Sganarelle les appercevant, défend à Isabelle de sortir. Ariste lui demande en vain de les laisser aller se promener. Sganarelle lui répond que les actions d’Isabelle doivent dépendre de lui, puisqu’il est son tuteur ; et en parlant des deux sœurs, il dit :

Elles sont sans parens, et notre ami leur père,
Nous commit leur conduite à son heure dernière ;
Et nous chargeant tous deux on de les épouser,
Ou sur notre refus, un jour d’en disposer,
Sur elles, par contrat, nous sut, dès leur enfance,
Et de père et d’époux donner pleine puissance.
D’élever celle-là vous prîtes le souci,
Et moi, je me chargeai du soin de celle-ci.
Selon vos volontés, vous gouvernez la vôtre ;
Laissez-moi, je vous prie, à mon gré régir l’autre.

Sganarelle voulant donc épouser Isabelle, prétend qu’enfermée au logis, elle ne s’occupe que des choses du ménage, à recoudre son linge, à tricoter quelques bas, et ne sorte jamais sans avoir qui la veille ; car il dit tout nettement à Léonor qu’elle gâte sa pupille. Ariste lui représente que les soins défians et la gêne ne font point la vertu des femmes ; mais que l’honneur doit les tenir dans le devoir. Je laisse, poursuit-il en parlant de Léonor, je laisse à son choix liberté tout entière.

Si quatre mille écus de rente bien venans,
Une grande tendresse, et des soins complaisans
Peuvent, à son avis, pour un tel mariage,
Réparer entre nous l’inégalité d’âge,
Elle peut m’épouser, sinon choisir ailleurs.
Je consens que sans moi ses destins soient meilleurs ;
Et j’aime mieux la voir sous un autre hyménée,
Que si, contre son gré, sa main m’étoit donnée.

Il ajoute en réponse aux questions que lui fait Sganarelle, que, s’il épouse Léonor, elle aura toujours la liberté d’aller au bal, de fréquenter les lieux d’assemblée, et de voir le monde. Sganarelle le traite de vieux fou, et fait rentrer Isabelle, afin qu’elle n’entende pas, dit-il, cette pratique infâme.

Ariste dit qu’il veut s’abandonner à la foi de celle qu’il aura épousée, et qu’il prétend vivre toujours comme il a vécu. Alors Sganarelle s’écrie qu’il aura bien du plaisir, lorsqu’il le verra trompé par sa femme. Léonor lui proteste qu’Ariste n’aura point à craindre cette disgrace, s’il faut qu’elle en soit l’épouse ; mais qu’elle ne répondroit de rien, si elle étoit la sienne. Lisette ajoute qu’il mériteroit bien d’éprouver le sort dont il parle.

Sganarelle, seul, grondant contre cette famille, composée, suivant lui, d’un vieillard insensé, d’une femme coquette, et de valets impudens, prend la résolution de se retirer à la campagne avec sa pupille, afin qu’elle ne perde point les sentimens d’honneur qu’il lui a inspirés. Valère, amant d’Isabelle, vient l’acoster, et lui témoigne qu’étant son voisiu, il seroit enchanté de lier connoissance avec lui. Sganarelle lui fait diverses reparties très-brusques, et le laisse. Le jeune homme est désespéré de voir celle qu’il aime au pouvoir d’un sauvage. Depuis quatre mois, dit-il à son valet, il la suit par-tout, sans avoir pu trouver un moment pour lui parler. Isabelle l’a vu ; mais a-t-elle compris le langage de ses yeux ? connoît-elle et approuve-t-elle l’excès de son amour ? que faire pour le savoir ? Il entre chez lui avec son valet, pour y mieux rêver.

AI. Isabelle venant montrer à son tuteur le logis de Valère, dit à part :

O ciel ! sois-moi propice ; et seconde en ce jour
Le stratagème adroit d’un innocent amour.

Et un peu après, en s’en allant :

Je fais pour une fille un projet bien hardi :
Mais l’injuste rigueur dont envers moi l’on use,
Dans tout esprit bien fait, me servira d’excuse.

Sganarelle, seul, frappe à la porte de Valère. Après un jeu de théâtre plaisant, qui consiste dans l’offre que Valère fait à Sganarelle d’entrer dans sa maison, ou de faire apporter des siéges, et dans bien des cérémonies qu’ils font l’un et l’autre pour se couvrir, le tuteur lui dit qu’il sait qu’il aime Isabelle, qui lui a fait elle-même la confidence, et qui de plus, dit-il, m’a chargé de vous donner avis

Que depuis que par vons tous ses pas sont suivis,
Son cœur qu’avec excès votre poursuite outrage,
N’a que trop de vos yeux entendu le langage ;
Que vos secrets desirs lui sont assez connus ;
Et que c’est vous donner des soucis superflus,
De vouloir davantage expliquer votre flamme,
Qui choque l’amitié que me garde son âme.

Valère.

C’est elle, dites-vous, qui de sa part vous fait…..

Sganarelle.

Oui, vous venir donner cet avis franc et net,
Et qu’ayant vu l’ardeur dont votre âme est blessée,
Elle vous eût plutôt fait savoir sa pensée,
Si son cœur avoit eu dans son émotion
A qui pouvoir donner cette commission.

Valère bas à son valet.

Ergaste, que dis-tu d’une telle aventure ?

Sganarelle bs.

Le voilà bien surpris.

Ergaste bas à Valère.

Selon ma conjecture,
Je tiens qu’elle n’a rien de déplaisant pour vous ;
Qu’un mystère assez fin est caché là-dessous,
Et qu’enfin cet avis n’est pas d’une personne
Qui venille voir cesser l’amour qu’elle vous donne.

Valère et Ergaste s’étant retirés, Sganarelle appelle Isabelle, qui en entrant, dit tout bas :

J’ai peur que mon amant, plein de sa passion,
N’ait pas de mon avis compris l’intention ;
Et j’en veux, dans les fers où je suis prisonnière,
Hasarder un qui parle avec plus de lumière.

Sganarelle lui rend compte de sa commission, et lui dit qu’il a lieu de croire que son amant abandonnera ses vues. J’ai bien peur du contraire, lui répond Isabelle ; et elle lui raconte qu’à peine étoit-il sorti du logis, que s’étant mise à la fenêtre pour prendre l’air, elle a vu un jeune homme, qui en lui donnant le bon jour de la part de Valère, a jeté dans sa chambre une boîte qui renferme une lettre cachetée, qu’elle veut lui faire reporter. Sganarelle se charge avec joie de cette commission, et veut décacheter la lettre. Ah ciel ! gardez-vous bien de l’ouvrir, dit Isabelle.

Lui voulez-vous donner à croire que c’est moi ?
Une fille d’honneur doit toujours se défendre
De lire les billets qu’un homme lui fait rendre.

Sganarelle jupe qu’elle a raison, et trouve que les leçons qu’il lui a données, ont germé dans son cœur, et qu’enfin elle se montre digne d’être sa femme. Il va frapper à la porte de Valère, remet à Ergaste cette boîte, et se retire. Valère entre, ouvre la boîte, et lit la lettre suivante.

Cette lettre vous surprendra sans doute ; et l’on peut trouver bien hardi pour moi et le dessein de vous l’écrire, et la manière de vous la faire tenir : mais je me vois dans un état à ne plus garder de mesure. La juste horreur d’un mariage dont je suis menacée dans six jours, me fait hasarder toutes choses ; et dans la résolution de m’en affranchir par quelque voie que ce soit, j’ai cru que je devois plutôt vous choisir que le désespoir. Ne croyez pas pourtant que vous soyez redevable de tout à ma mauvaise destinée. Ce n’est pas la contrainte où je me trouve, qui a fait naître les sentimens que j’ai pour vous : mais c’est elle qui en précipite le témoignage, et qui me fait passer sur des formalités où la bienséance du sexe oblige. Il ne tiendra qu’à vous que je sois à vous bientôt ; et j’attends seulement que vous m’ayez marqué les intentions de votre amour, pour vous faire savoir la résolution que j’ai prise. Mais sur-tout songez que le temps presse, et que deux cœurs qui s’aiment, doivent s’entendre à demi-mot.

Sganarelle étant revenu tient à Valère des propos railleurs sur ses prétendus desseins. Celui-ci rend justice au mérite du tuteur, et lui dit qu’il n’a plus garde de rien espérer. Mais la seule grâce qu’il lui demande, c’est de dire à Isabelle qu’en l’aimant, il n’a jamais pensé à rien qui pût blesser son honneur, et que tout son desir étoit de l’obtenir pour femme. Sganarelle rapporte ce discours à Isabelle, qui feignant d’être irritée contre Valère, réplique à son tuteur que ses intentions ne pouvoient pas être bonnes, puisqu’elle a appris qu’ayant vu sa lettre méprisée, il vouloit l’enlever. Elle le prie d’aller accabler de reproches ce téméraire amant, et de lui dire qu’il nieroit en vain ce qu’il a résolu de faire, parce qu’on le sait très-sûrement. Nouvelle commission que Sganarelle va exécuter avec la plus grande joie, s’applaudissant toujours d’avoir trouvé dans sa femme future une personne si sage et si vertueuse. Valère paroissant douter de la vérité de ce que lui dit Sganarelle, voulez-vous, lui réplique celui-ci,

Voulez-vous qu’elle-même elle explique son cœur ?
J’y consens volontiers pour vous tirer d’erreur.
Suivez-moi ; vous verrez s’il est rien que j’avance,
Et si son jeune cœur entre nous deux balance.

(Voilà ce coup de théâtre, cette surprise si bien ménagée. Qui se seroit attendu à voir ici une scène entre les deux amans ?) Sganarelle amène donc sa pupille à Valère. Elle dit particulièrement dans cette scène :

Oui, je veux bien qu’on sache, et j’en dois être crue,
Que le sort offre ici deux objets à ma vue,
Qui m’inspirant pour eux différens sentimens,
De mon cœur agité font tous les mouvemens.
L’un par un juste choix où l’honneur m’intéresse,
A toute mon estime et toute ma tendresse ;
Et l’autre pour le prix de son affection,
A toute ma colère et mon aversion.
La présence de l’un m’est agréable et chère ;
J’en reçois dans mon âme une allégresse entière ;
Et l’autre par sa vue inspire dans mon cœur
De secrets mouvemens et de haine et d’horreur.
Me voir femme de l’un est toute mon envie ;
Et plutôt qu’être à l’autre on m’ôteroit la vie.
Mais c’est assez montrer mes justes sentimens,
Et trop long-temps languir dans ces rudes tourmens.
Il faut que ce que j’aime, usant de diligence,
Fasse à ce que je hais perdre toute espérance,
Et qu’un heureux hymen affranchisse mon sort,
D’un supplice pour moi plus affreux que la mort.
.........................
……… Je sais qu’il est honteux
Aux filles d’expliquer si librement leurs vœux.
……Mais en l’état où sont mes destinées,
De telles libertés doivent m’être données ;
Et je puis sans rougir faire un aveu si doux
A celui que déjà je regarde en époux.

Le bon Sganarelle interprète ce discours en sa faveur. Valère l’entend comme il doit l’entendre, et dit à Isabelle :

Hé bien, madame, hé bien, c’est s’expliquer assez.
Je vois par ce discours de quoi vous me pressez ;
Et je saurai dans peu vous ôter la présence
De celui qui vous fait si grande violence.

Le tuteur ne peut s’empêcher de plaindre Valère. Pauvre garçon , dit-il, sa douleur est extrême. Il porte même sa pitié jusqu’à l’embrasser au moment où il se retire. Sganarelle est si sensible aux prétendus témoignages d’amitié que lui donne Isabelle, qu’il veut hâter son mariage, et le fixe au jour suivant.

AI. Isabelle pour qui ce mariage fatal est plus à craindre que le trépas même, sort de sa chambre aussitôt qu’il fait nuit. Son tuteur qui la rencontre, lui témoigne sa surprise de la voir si tard dans la rue. Isabelle qui n’est pas long-temps à trouver une excuse, lui dit que sa sœur l’a obligée de sortir de sa chambre où elle est actuellement, parce qu’elle aime éperduement Valère depuis plus d’un an : ils s’étoient même donné parole pour s’épouser. Léonor ayant appris que cet amant rebuté d’Isabelle, est sur le point de partir, et voulant rompre ce départ, l’a priée de souffrir qu’elle entretînt ce soir Valère sous le nom d’Isabelle, par la petite rue où la chambre de celle-ci répond, et lui donnât quelques espérances, pour l’engager à rester. Elle m’a tant priée, poursuit Isabelle,

A tant versé de pleurs, tant poussé de soupirs,
Tant dit qu’au désespoir je porterois son âme,
Si je lui refusois ce qu’exige sa flamme,
Qu’à céder malgré moi mon cœur s’est vu réduit ;
Et pour justifier cette intrigue de nuit,
Où me faisoit du sang relâcher la tendresse,
J’allois faire avec moi venir coucher Lucrèce,
Dont vous me vantez tant les vertus chaque jour.

Sganarelle loin d’approuver cela, veut aller chasser Léonor. Isabelle le prie de ne point lui faire un si cruel affront, et de permettre qu’elle aille elle-même la faire sortir. Son tuteur y consent. Isabelle le prie surtout de se bien cacher et de ne rien dire à Léonor quand elle sortira : elle rentre dans la maison, et parlant à haute voix, elle fait semblant de renvoyer sa sœur, et sort dans le même instant. Sganarelle la prenant pour Léonor, va fermer à clef la porte, de peur que cette Léonor ne revienne : il la suit d’un peu loin, et voit qu’elle va au logis de Valère ; lorsque celui-ci sort brusquement dans le dessein de tenter quelque entreprise. Isabelle lui dit aussitôt de ne point faire de bruit, et se nomme. Sganarelle entendant le nom d’Isabelle, dit :

Vous en avez menti, chienne, ce n’est pas elle.
De l’honneur que tu fais, elle suit trop les loix,
Et tu prends faussement et son nom et sa voix.

Isabelle dit à Valère qu’à moins de le voir par le mariage…… Valère l’interrompt, lui protestant que c’est là son unique desir, et que dès le lendemain, il ira recevoir sa main où elle voudra. Pauvre sot qui s’abuse, dit à part Sganarelle.

Les deux amans étant entrés dans la maison, le tuteur veut les faire surprendre, et va frapper à la porte d’un commissaire qui arrive avec un notaire. Il les fait entrer au logis de Valère, et va lui-même chercher Ariste. Il lui demande d’un ton railleur où est sa Léonor. Celui-ci répond qu’il croit qu’elle est au bal chez son amie. Sganarelle après quelques plaisanteries amères, lui dit que le bal de sa pupille est chez monsieur Valère, où il l’a vue lui-même entrer, et que l’honneur l’a aussitôt engagé à faire venir un commissaire et un notaire pour les marier. Ariste qui n’a jamais gêné en rien sa pupille, ne peut croire qu’elle se soit jetée dans cette intrigue à son insçu. Le commissaire revenant avec le notaire, dit que la force ne doit pas ici être employée, si les deux tuteurs consentent au mariage des deux amans, parce qu’ils sont eux-mêmes portés à s’épouser, et que Valère a déjà signé le contrat. Celui-ci se met à la fenêtre, pour confirmer la proposition du commissaire. Il ne s’est point encore détrompé d’Isabelle, dit Sganarelle bas à part ; profitons de l’erreur. Il presse Ariste de signer. Celui-ci ne comprenant rien à ce mystère, parce que Valère parle d’Isabelle, et Sganarelle de Léonor, signe cependant, ainsi que son frère. Aussitôt arrive Léonor avec sa suivante. Ariste lui fait de doux et tendres reproches sur son prétendu procédé. Léonor étonnée lui répond :

Je ne sais pas sur quoi vous tenez ce discours :
Mais croyez que je suis la même que toujours,
Que rien ne peut pour vous altérer mon estime,
Que toute autre amitié me paroîtroit un crime,
Et que, si vous voulez satisfaire mes vœux,
Un saint nœud dès demain nous unira tous deux.

Sganarelle n’est pas peu surpris d’entendre cette réponse. Il l’est encore bien davantage, lorsqu’il voit paroître Valère et Isabelle qui demande pardon à sa sœur d’avoir emprunté son nom, pour faire réussir son stratagème. Le tuteur confondu, ne sort de l’accablement dans lequel il étoit plongé, que pour lancer les plus fortes malédictions contre les femmes, et se retire comme un furieux.

L’analyse d’une pièce de théâtre ne peut pas donner une parfaite idée de la manière dont elle est conduite. Il faut lire la pièce même, pour bien voir et bien sentir l’art avec lequel le poëte a lié et filé les scènes, a ménagé et présenté les situations, a excité et gradué l’intérêt. Cependant on a pu voir, dans l’analyse de celle-ci, que le premier acte ne renferme en grande partie que des discours qui font connoître les personnages, et qu’il n’y a pas beaucoup d’action : c’est ce qu’il ne faut pas non plus. Il suffit que les caractères y soient bien annoncés, et les machines préparées. Mais on a vu dans le second et le troisième acte, que les caractères s’y développent successivement pour se montrer à la fin dans tout leur jour ; que l’action y est vive, pressée, qu’elle marche avec la plus grande rapidité, sans qu’elle soit jamais interrompue, sans qu’elle s’éloigne un seul instant de son terme ; que les situations s’y succèdent aussi très-rapidement, et que l’une y amène toujours l’autre, jusqu’à l’entier dénouement, de la manière la plus vraisemblable et la plus naturelle. C’est à de pareils modèles que doit s’attacher le poëte comique. Il faut qu’il les feuillette, qu’il les lise nuit et jour, comme le disoit Horace aux Romains, en parlant des excellens ouvrages de théâtre que les Grecs ont laissés.

Différens genres de Comique.

La comédie se divise selon les sujets qu’elle traite. Si le poëte peint les vices et les ridicules des grands, c’est le haut comique ou le ce. S’il peint ceux de la bourgeoisie, c’est le comique bourgeois. S’il peint ceux du peuple, c’est le be.

Les ridicules et les vices des grands sont à peine visibles, parce qu’ils sont colorés par le vernis de la politesse, qui en fait presque des hommes aimables. Ces ridicules ont même quelque chose de si imposant, qu’ils paroissent ne pouvoir être un objet de plaisanterie. C’est au poëte à les mettre en jeu, à les faire ressortir par les situations et les contrastes.

Les prétentions déplacées, les faux airs, et les autres ridicules de la bourgeoisie ne sont pas rares, et sont bien moins encore difficiles à saisir : ils prêtent merveilleusement au comique. Il suffit de les peindre suivant les règles de l’art.

Le bas comique qui n’est qu’une imitation des mœurs du bas peuple, a sa finesse et ses grâces. Il faut qu’il y ait de la délicatesse et de l’honnêteté ; et l’on ne doit pas le confondre avec le comique grossier. Qu’une soubrette dans le Dépit amoureux de Molière, dise à un valet avec lequel elle se brouille : voilà ton demi-cent d’épingles de Paris  ; c’est du bas comique. Mais que ce valet lui dise : je voudrois pouvoir rejeter le potage que tu me fis manger, pour n’avoir rien à toi  ; c’est du comique grossier.

Ces trois genres peuvent se trouver dans une même pièce, et ne servent qu’à se donner réciproquement une nouvelle force. Le Misanthrope est tout entier dans le haut comique. La comédie de l’Ecole des Femmes, et celle du Bourgeois Gentilhomme, offrent le comique bourgeois et le bas comique ; la première dans le contraste de l’imbécillité d’Alain et de Georgette, avec l’ingénuité d’Agnès ; la seconde dans le contraste de la grossièreté de Nicole, avec les prétentions impertinentes et l’éducation forcée de M. Jourdain. Les trois genres sont mêlés et contrastent entr’eux dans le Festin de Pierre, où l’on voit deux villageoises crédules se laisser séduire par un scélérat, dont la magnificence les éblouit.

Pour réussir dans ces trois genres, il faut bien étudier et bien connoître les mœurs de tous les états. Le haut comique sur-tout exige l’étude la plus sérieuse et la plus réfléchie des mœurs du grand monde. Mais quelque soit le genre qu’embrasse le poëte, il ne pourra jamais s’y distinguer, sans avoir une connoissance profonde de la nature et du cœur humain.

Que la nature donc soit votre étude unique,
Auteurs qui prétendez aux honneurs du comique.
Quiconque voit bien l’homme, et d’un esprit profond
De tant de cœurs cachés a pénétré le fond,
Qui sait bien ce que c’est qu’un prodigue, un avare,
Un honnête homme, un fat, un jaloux, ou bizarre,
Sur une scène heureuse, il peut les étaler,
Et les faire à nos yeux vivre, agis et parler.
Présentez-en par-tout les images naïves :
Que chacun y soit peint des couleurs les plus vives.
La nature féconde en bizarres portraits,
Dans chaque âme est marquée à de différens traits……
Etudiez la cour et connoissez la ville,
L’une et l’autre est toujours en modèles fertile1.
Comique larmoyant.

On a introduit depuis quelques années sur notre théâtre un autre genre de comique, auquel on donne le nom de lt. Le poëte y présente, dans tout le cours de l’action, ou dans quelques parties seulement, des situations propres à exciter les passions et à faire verser des larmes. Je dis dans quelques parties seulement, parce que bien souvent on y passe du comique au tragique, d’une reconnoissance attendrissante au badinage d’une soubrette, ou d’un petit-maître.

Les bons littérateurs, loin d’approuver ce genre, ont toujours desiré qu’il fût entièrement banni de notre scène. Ils pensent avec Boileau que

Le comique, ennemi des soupirs et des pleurs,
N’admet point dans ses vers de tragiques douleurs2.

Fondés sur ce principe, ils prétendent, avec juste raison, que le théâtre comique est de sa nature consacré à peindre le ridicule ; qu’il n’a jamais été connu sous une autre idée ; que jamais les spectateurs ne se sont proposé d’entendre une comédie pour être attendris ; qu’il est vrai que la tristesse et la compassion ont lieu dans les actions de la vie commune, mais que c’est par le côté ridicule, et non par ces endroits, que la comédie doit les imiter ; que le plaisir que donne le pathétique qui caractérise le comique larmoyant, n’est point celui qui convient à la véritable comédie ; qu’il n’est point dans la nature qu’on passe rapidement de ce qui fait rire à ce qui arrache les larmes, et que c’est, en quelque façon, défigurer l’âme que de la rendre en un même instant capable des contrariétés les plus frappantes, en lui faisant éprouver deux sentimens opposés, la douleur et la joie ; qu’enfin le nom de comédie ne convient nullement à des pièces de ce genre, parce que la comédie a toujours été regardée comme l’imitation d’une action prise dans la vie commune, et propre à instruire, non pas en remuant les grandes passions, non pas en excitant la terreur et la pitié, mais en peignant le ridicule d’une manière vive et propre à faire rire. Ils ajoutent que si ce prétendu comique dominoit sur notre scène, ce seroit une preuve de la décadence du goût, et que nous perdrions bientôt celui de la bonne comédie.

Voltaire a fait des comédies larmoyantes ; et cependant il paroît bien loin d’approuver ce genre de comique. Un académicien de la Rochelle, dit-il dans sa préface de Nanine, publia une dissertation ingénieuse et approfondie sur cette question qui semble partager depuis quelques années la littérature ; savoir s’il est permis de faire des comédies attendrissantes ? Il paroît se déclarer fortement contre ce genre, dont la petite comédie de Nanine tient beaucoup en quelques endroits. Il condamne avec raison tout ce qui auroit l’air d’une tragédie bourgeoise. En effet que seroit-ce qu’une intrigue tragique entre des hommes du commun ? Ce seroit seulement avilir le cothurne ; ce seroit manquer à-la-fois l’objet de la tragédie et de la comédie ; ce seroit une espèce bâtarde, un monstre né de l’impuissance de faire une comédie et une tragédie véritable. Peut-être, dit-il ailleurs, les comédies héroïques sont-elles préférables à ce qu’on appelle Tragédie bourgeoise ou la Comédie larmoyante. En effet, cette comédie larmoyante, absolument privée de comique, n’est au fond qu’un monstre, né de l’impuissance d’être ou plaisant ou tragique.

L’abbé des Fontaines, dans ses observations sur des écrits modernes, avoit dit avant Voltaire : c’est la foiblesse, l’impuissance, la stérilité de nos auteurs, qui ont fait inventer les comédies larmoyantes, parce qu’il ne faut pour cela ni esprit ni génie. On prend un roman, une historiette déjà toute disposée dans son nœud et dans son dénonement : avec peu de changement on l’ajuste à la scène ; et voilà une comédie à la mode. La Muse mercenaire croit avoir égalé ou surpassé celle de Molière ou de Regnard : elle mesure ses talens sur ses profits.

Ce sentiment des bons littérateurs peut être fortifié par celui d’un grand prince, qui a su mêler aux soins du gouvernement de ses peuples, l’étude et la culture des lettres « Ce genre, dit le R. de P., dans une lettre à Voltaire, au sujet de Nanine, ce genre ne m’a jamais plû. Je conçois bien qu’il y a beaucoup de spectateurs qui aiment beaucoup mieux entendre des douceurs à la comédie, que d’y voir jouer leurs défauts, et qui sont intéressés à préférer un dialogue insipide à cette plaisanterie fine qui attaque les mœurs : rien n’est plus désolant que de ne pouvoir être impunément ridicule. Ce principe posé, il faut renoncer à l’art charmant des Térence, des Plaute, des Molière, et ne se servir du théâtre que comme d’un bureau général de fadeurs….. Mais mon zèle pour la bonne, pour la véritable comédie va si loin, que j’aimerois mieux y être joué, que de donner mon suffrage à ce monstre bâtard, que le mauvais goût de notre siècle a remis au monde ».

On a donné le nom de Comédies héroïques, à celles où l’on a introduit des princes et des rois. Mais elles ne sont pas plus de vraies comédies, que celles dont je viens de parler, parce que la comédie, on ne sauroit trop le répéter, se borne à représenter les mœurs des hommes dans une situation privée.

Il y a des Comédies-ballets qu’on joue sur le Théâtre Français. Ce sont des pièces, dont les intermèdes sont remplis par des pantomimes, ou par des chants et des danses. Telle est le Malade Imaginaire de Molière.

Style de la Comédie.

Le style familier est celui auquel les Grecs et les Latins se sont toujours attachés dans la comédie : ils n’ont jamais franchi les bornes du discours naturel. Nos bons comiques, et sur-tout notre admirable Molière, se sont parfaitement conformés à cette règle dictée par le goût. Les imiter, et tâcher de les égaler, est une loi, à laquelle le poëte comique doit rigoureusement s’astreindre, s’il veut que ses ouvrages causent le même plaisir au lecteur et au spectateur. Il faut que son style soit simple, facile, et approchant de la conversation, sans que pourtant il soit jamais lâche, rampant et décousu. Les expressions doivent être vives et choisies, mais jamais pompeuses et magnifiques : point de grands mots, point de figures éclatantes et soutenues. Les pensées doivent être fines et délicates, mais toujours justes, toujours vraies, toujours rendues par des expressions naturelles, et avec assez de clarté, pour que les spectateurs d’une médiocre intelligence puissent les bien comprendre. Une métaphysique subtile ; un dialogue semé de traits pétillans qui décèlent dans l’écrivain la fureur du bel esprit ; une diction affectée et précieuse par un excès de délicatesse, sont insupportables dans la comédie, et sont toujours régardés par les vrais connoisseurs comme une marque sûre, comme l’effet du goût le plus dépravé. Le poète parle pour tous les spectateurs que renferment les diverses classes de la société. Par conséquent il doit parler la langue de tous les états, c’est-à-dire, se faire également entendre du bourgeois et de l’homme de cour, de l’ignorant et du savant. En un mot, soigneux de ne s’attacher qu’au vrai, il ne doit jamais s’écarter de la nature dans sa manière de penser et de s’exprimer.

Mais observons que par le style naturel, on doit entendre ici, comme dans toute autre production littéraire, un style convenable et proportionne à la nature du sujet, à la qualité du personnage, et à la situation où il se trouve. Voilà pourquoi la comédie élève quelquefois le ton ; c’est dans des sujets d’une certaine importance. Voilà pourquoi un vieillard parle quelquefois avec feu et avec emphase, suivant l’expression d’Horace ; c’est lorsqu’il est indigné contre son fils. Venons à un exemple sensible que m’offre la belle comédie de la Métromanie, par Piron.

Un jeune homme né avec une imagination vive, est possédé de la manie des vers. Toutes les faveurs de la fortune, tout l’éclat imposant des dignités, toutes les douceurs d’un amour pur et honnête ne sont rien à ses yeux, en comparaison de la gloire dont se couvre le grand poëte. N’est-il pas naturel qu’il parle avec chaleur et avec véhémence de cet art dont il fait ses délices, et si propre à échauffer l’imagination de celui qui le cultive ? On ne sera donc pas surpris qu’il prenne un ton si élevé, en disant :

Ce mélange de gloire et de gain m’importune.
On doit tout à l’honneur et rien à la fortune.
Le nourrisson du Pinde(a), ainsi que le guerrier,
A tout l’or du Pérou(b) préfère un beau laurier.
L’avocat se peut-il égaler au poëte ?
De ce dernier la gloire est durable et complète :
Il vit long-temps après que l’autre a disparu.
Scarron même aujourd’hui l’emporte sur Pu.
Vous parlez du barreau d’Athènes(c) et de Romed,
Lieux propres autrefois à former un grand homme.
L’encre de la chicane et sa barbare voix
N’y défiguroient point l’éloquence et les loix.
Que des traces du monstre on purge la tribune ;
J’y monte, et mes talens voués à la fortune,
Jusqu’à la prose encor voudra bien déroger.
Mais l’abus ne pouvant sitôt se corriger,
Qu’on me laisse à mon gré, n’aspirant qu’à la gloire,
Des titres du Parnasse ennoblir(a) ma mémoire,
Et primer dans un art plus au-dessus du droit,
Plus grave, plus sensé, plus noble qu’on ne croit.
Le vice impunément, dans le siècle où nous sommes,
Foule aux pieds la vertu si précieuse aux hommes.
Est-il pour un esprit solide et généreux,
Une cause plus belle à plaider devant eux ?
Que la fortune donc me soit mère ou marâtre ;
C’en est fait, pour barreau je choisis le théâtre,
Pour client, la vertu, pour loix, la vérité,
Et pour juge, mon siècle et la postérité.
………………
Ma vertu donc se borne au mépris des richesses ;
A chanter des héros de toutes les espèces,
A sauver, s’il se peut, par mes travaux constans,
Et leurs noms et le mien des injures du temps.
Infortuné ! je touche à mon cinquième lustre,
Sans avoir publié rien qui me rende illustre :
On m’ignore ; je rampe encore à l’âge heureux,
Corneille et Racine étoient déjà fameux.

L’oncle de ce jeune homme lui représente qu’aujourd’hui on ne fait que glaner où ces rares génies moissonnoient à leur aise. Il est encore naturel que le jeune poëte alors transporté d’un vif et noble enthousiasme, lui réponde :

Ils ont dit, il est vrai, presque tout ce qu’on pense.
Leurs écrits sont des vols qu’ils nous ont faits d’avance.
Mais le remède est simple : il faut faire comme eux.
Ils nous ont dérobés ; dérobons nos neveux,
Et tarissant la source où puise un beau délire,
A la postérité ne laissons rien à dire.
Un démon triomphant m’élève à cet emploi :
Malheur aux écrivains qui viendront après moi.

Mais la cabale et la satyre se déchaînent contre les meilleurs écrivains. Des dégoûts affreux vont être le partage du jeune métromane. Il n’en est pas ébranlé : il les bravera ; et il peut dire en un langage riche et pompeux :

Que peut contre le roc une vague animée ?
Hercule(a) a-t-il péri sous l’effort de Pygmée(b) ?
L’Olympe(c) voit en paix fumer le mont Etnad.
Zoïle (a) contre Homère en vain se déchaîna,
Et la palme du Cid, malgré la même audace,
Croît et s’élève encore au sommet du Parnasse.

Voilà un style, qui, dans tout son éclat et toute son élévation, ne s’écarte nullement de la nature. Un langage figuré devoit être celui d’un jeune poëte, même dans la simple conversation, lorsqu’on vouloit déprimer à ses yeux un art qu’il met au-dessus de tous les arts.

Le style de la comédie, quel que soit le ton qu’on prenne, sera donc vraiment simple et naturel, si l’on fait parler un personnage, comme on doit supposer qu’il parle (lorsqu’il parle bien) dans la société ordinaire. Ainsi les trois genres de comique que nous avons distingués, et qui sont marqués par la condition des personnages agissans, doivent servir de base à l’élocution dans la comédie. On sait quelle est la manière de s’exprimer des grands, des bourgeois, des hommes du peuple. On n’a qu’à y ajouter plus de choix, plus de précision, plus de vivacité, plus de sel, plus de gaîte. Les exemples en cette matière sont indispensables, et instruisent d’ailleurs mille fois mieux que tous les préceptes. Pour n’en citer que de bons, ouvrons Molière : nous ne pourrions choisir un meilleur modèle, un guide plus sûr. La comédie du Misanthrope

Misanthrope est un chef-d’œuvre dans le haut comique. En voici un morceau tiré d’une scène pleine de portraits finis.

Clitandre.

Parbleu, je viens du Louvre, où Cléante, au levé,
Madame, a bien paru ridicule achevé.
N’a-t-il point quelque ami qui pût, sur ses manière,
D’un charitable avis lui préter les lumières ?

Célimène.

Dans le monde, à vrai dire, il se barbouille fort :
Par-tout il porte un air qui saute aux yeux d’abord ;
Et lorsqu’on le revoit après un peu d’absence,
On le retrouve encor plus plein d’extravagance.

Acaste.

Parbleu, s’il faut parler de gens extravagans,
Je viens d’en essuyer un des plus fatigans,
Damon le raisonneur, qui m’a, ne vous déplaise,
Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise.

Célimène.

C’est un parleur étrange, et qui trouve toujours
L’art de ne vous rien dire avec de grands discours :
Dans les propos qu’il tient, on ne voit jamais goutte,
Et ce n’est que du bruit que tout ce qu’on écoute.

Eliante à Philinte.

Ce début n’est pas mal, et contre le prochain
La conversation prend un assez bon train.

Clitandre.

Timante encor, madame, est un bon caractère.

Célimène.

C’est de la tête aux pieds, un homme tout mystère,
Qui vous jette, en passant, un coup-d’œil égaré,
Et sans aucune affaire est toujours affairé.
Tout ce qu’il vous débite, en grimaces abonde ;
A force de façons il assomme le monde ;
Sans cesse il a tout bas, pour rompre l’entretien,
Un secret à vous dire, et ce secret n’est rien ;
De la moindre vétille il fait une merveille,
Et, jusques au bon jour, il dit tout à l’oreille.

Acaste.

Et Géralde, madame ?

Célimène

O l’ennuyeux conteur !
Jamais on ne le voit sortir du grand Seigneur.
Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,
Et ne cite jamais que Duc, Prince, ou Princesse.
La qualité l’entête ; et tous ses entretiens
Ne sont que de chevaux, d’équipage et de chiens :
Il tutoie, en parlant, ceux du plus haut étage,
Et le nom de monsieur est chez lui hors d’usage.

Clitandre.

On dit qu’avec Bélise il est du dernier bien.

Célimène.

Le pauvre esprit de femme et le sec entretien !
Lorsqu’elle vient me voir, je souffre le martyre.
Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire ;
Et la stérilité de son expression
Fait mourir à tous coups la conversation.
En vain pour attaquer son stupide silence,
De tous les lieux communs vous prenez l’assistance :
Le beau temps et la pluie, et le froid, et le chaud
Sont des fonds qu’avec elle on épuise bientôt.
Cependant sa visite assez insupportable ;
Traîne en une longueur encore épouvantable ;
Et l’on demande l’heure, et l’on bâille vingt fois,
Qu’elle s’émeut autant qu’une pièce de bois.

Acaste.

Que vous semble d’Adraste ?

Célimène.

Ah ! quel orgueil extrême !
C’est un homme gonflé de l’amour de soi-même :
Son mérite jamais n’est content de la cour ;
Contre elle il fait métier de pester chaque jour ;
Et l’on ne donne emploi, charge, ni bénéfice,
Qu’à tout ce qu’il se croit on ne fasse injustice.

Clitandre.

Mais le jeune Cléon, chez qui vont aujourd’hui
Nos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui ?

Célimène.

Que de son cuisinier il s’est fait un mérite,
Et que c’est à sa table à qui l’on rend visite.

Clitandre.

Il prend soin d’y servir des mets fort délicats.

Célimène.

Oui, mais je voudrois bien qu’il ne s’y servît pas.
C’est un fort méchant plat que sa sotte personne,
Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu’il donne.

Philinte.

On fait assez de cas de son oncle Damis ;
Qu’en dites-vous, madame ?

Célimène.

Il est de mes amis.

Philinte.

Je le trouve honnête homme et d’un air assez sage.

Célimène.

Oui ; mais il veut avoir trop d’esprit, dont j’enrage.
Il est guindé sans cesse ; et sans tous ses propos,
On voit qu’il se travaille à dire de bons mots.
Depuis que dans la tête, il s’est mis d’être habile,
Rien ne touche son goût, tant il est difficile.
Il veut voir des défauts à tout ce qu’on écrit,
Et pense que louer n’est pas d’un bel esprit,
Que c’est être savant que trouver à redire,
Qu’il n’appartient qu’aux sots d’admirer et de rire,
Et qu’en n’approuvant rien des ouvrages du temps,
Il se met au dessus de tous les autres gens.
Aux conversations même il trouve à reprendre ;
Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre ;
Et les deux bras croisés, du haut de son esprit,
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit.

Il me tombe sous la main une autre scène de la même pièce, que je ne passerai point sous silence, parce qu’elle est un excellent modèle de style dans le comique noble, et en même temps de dialogue. Elle se passe entre Alceste et cette Célimène qu’on vient d’entendre parler : c’est une coquette dont le misanthrope est amoureux.

Alceste à part.

O ciel ! de mon transport puis-je être ici le maître.

Célimène.

(à part.) (à Alceste.)
Ouais ! quel est donc le trouble où je vous vois parroître ?
Et que me veulent dire et ces soupirs poussés,
Et ces sombres regards que sur moi vous lancez ?

Alceste.

Que toutes les horreurs dont une ame est capable ;
A vos déloyautés n’ont rien de comparable ;
Que le sort, les démons, et le ciel en courroux
N’ont jamais rien produit d’aussi méchant que vous.

Célimène.

Voilà certainement des douceurs que j’admire.

Alceste.

Ah ! ne plaisantez point, il n’est pas temps de rire :
Rougissez bien plutôt, vous en avez raison ;
Et j’ai de sûrs témoins de votre trahison.
Voilà ce que marquoient les troubles de mon âme :
Ce n’étoit pas en vain que s’alarmoit ma flamme ;
Par ces fréquens soupçons qu’on trouvoit odieux,
Je cherchois le malheur qu’ont rencontré mes yeux ;
Et malgré tous vos soins et votre adresse à feindre,
Mon astre me disoit ce que j’avois à craindre.
Mais ne présumez pas que, sans être vengé,
Je souffre le dépit de me voir outragé.
Je sais que sur les vœux on n’a point de puissance,
Que l’amour veut par-tout naître sans dépendance,
Que jamais par la force on n’entra dans un cœur,
Et que toute ame est libre à nommer son vainqueur :
Aussi ne trouverois-je aucun sujet de plainte,
Si, pour moi, votre bouche avoit parlé sans feinte ;
Et rejetant mes vœux dès le premier abord,
Mon cœur n’auroit eu droit de s’en plaindre qu’au sort.
Mais d’un aveu trompeur voir ma flamme applaudie,
C’est une trahison, c’est une perfidie
Qui ne sauroit trouver de trop grands châtimens,
Et je puis tout permettre à mes ressentimens.
Oui, oui, redoutez tout après un tel outrage ;
Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage :
Percé du coup mortel dont vous m’assassinez,
Mes sens par la raison ne sont plus gouvernés ;
Je cède aux mouvemens d’une juste colère,
Et je ne réponds pas de ce que je puis faire.

Célimène.

D’où vient donc, je vous prie, un tel emportement ?
Avez-vous, dites-moi, perdu le jugement ?

Alceste.

Oui, oui, je l’ai perdu, lorsque dans votre vue,
J’ai pris, pour mon malheur, le poison qui me tue,
Et que j’ai cru trouver quelque sincérité
Dans les traitres appas dont je fus enchanté.

Célimène.

De quelle trahison pouvez-vous donc vous plaindre ?
Alceste.
Ah ! que ce cœur est double et sait bien l’art de feindre !
Mais, pour le mettre à bout, j’ai des moyens tout prêts.
Jetez ici les yeux, et connoissez vos traits ;
Ce billet découvert suffit pour vous confondre,
Et contre ce témoin on n’a rien à répondre.

Célimène.

Voilà donc le sujet qui vous trouble l’esprit !

Alceste.

Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit !

Célimène.

Et par quelle raison faut-il que j’en rougisse ?

Alceste.

Quoi ! vous joignez ici l’audace à l’artifice !
Le désavouerez-vous pour n’avoir pas de seing ?

Célimène.

Pourquoi désavouer un billet de ma main ?

Alceste.

Et vous pouvez le voir sans demeurer confuse
Du crime, dont vers moi, son style vous accuse !

Célimène.

Vous êtes, sans mentir, un grand extravagant.

Alceste.

Quoi ! vous bravez ainsi ce témoin convaincant !
Et ce qu’il m’a fait voir de douceur pour Oronte,
N’a donc rien qui m’outrage, et qui vous fasse honte ?

Célimène.

Oronte ! qui vous dit que la lettre est pour lui ?

Alceste.

Les gens qui, dans mes mains, l’ont remise aujourd’hui.
Mais je veux consentir qu’elle soit pour un autre ;
Mon cœur en a-t-il moins à se plaindre du vôtre ?
En serez-vous, vers moi, moins coupable en effet ?

Célimène.

Mais si c’est une femme à qui va ce billet,
En quoi vous blesse-t-il, et qu’a-t-il de coupable ?

Alceste.

Ah ! le détour est bon et l’excuse admirable !
Je ne m’attendois pas, je l’avoue, à ce trait,
Et me voilà, par-là, convaincu tout-à-fait.
Osez-vous recourir à ces ruses grossières ?
Et croyez-vous les gens si privés de lumières ?
Voyons, voyons un peu par quel biais, de quel air
Vous voulez soutenir un mensonge si clair ;
Et comment vous pourrez tourner pour une femme
Tous les mots d’un billet, qui montre tant de flamme.
Ajustez, pour couvrir un manquement de foi,
Ce que je m’en vais lire…..

Célimène.

Il ne me plaît pas, moi.
Je vous trouve plaisant d’user d’un tel empire,
Et de me dire au nez ce que vous m’osez dire.

Alceste.

Non, non, sans s’emporter, prenez un peu souci
De me justifier les termes que voici.

Célimène.

Non, je n’en veux rien faire ; et, dans cette occurrence,
Tout ce que vous croirez m’est de peu d’importance.

Alceste.

De grâce, montrez-moi, je serai satisfait,
Qu’on peut, pour une femme, expliquer ce billet.

Célimène.

Non, il est pour Oronte ; et je veux qu’on le croie.
Je reçois tous ses soins avec beaucoup de joie ;
J’admire ce qu’il dit, j’estime ce qu’il est,
Et je tombe d’accord de tout ce qu’il vous plaît :
Faites, prenez parti, que rien ne vous arrête,
Et ne me rompez pas davantage la tête.

Le même auteur nous fournit aussi les plus beaux exemples de style dans le comique bourgeois. En voici un, qui, de plus, est un parfait modèle de comique et de dialogue tout à-la-fois. C’est une scène de la comédie des Fs. Les acteurs de cette scène, sont, Philaminte, Chrisale son mari, Beliso sœur de celui-ci, et Martine leur servante.

Philaminte ae.

……..Quoi ! je vous vois, maraude ?
Vîte, sortez, friponne ; allons, quittez ces lieux,
Et ne vous présentez jamais devant mes yeux.

Chrisale.

Tout doux.

Philaminte.

Non, c’en est fait.

Chrisale.

Hé !

Philaminte.

Je veux qu’elle sorte.

Chrisale.

Mais qu’a-t-elle commis, pour vouloir de la sorte…

Philaminte.

Quoi ! vous la soutenez ?

Chrisale.

En aucune façon.

Philaminte.

Prenez-vous son parti contre moi ?

Chrisale.

Mon Dieu ! non.
Je ne fais seulement que demander son crime.

Philaminte.

Suis-je pour la chasser sans cause légitime ?

Chrisale.

Je ne dis pas cela ; mais il faut de nos gens…..
Philaminte.
Non, elle sortira, vous dis-je, de céans.

Chrisale.

Hé bien ! oui. Vous dit-on quelque chose là contre ?

Philaminte.

Je ne veux point d’obstacle aux désirs que je montre.

Chrisale.

D’accord.

Philaminte.

Et vous devez, en raisonnable époux,
Etre pour moi, contre elle, et prendre mon courroux.

Chrisale.

(se.)
Aussi fais-je. Oui, ma femme avec raison vous chasse,
Coquine ; et votre crime est indigne de grâce.

Martine.

Qu’est-ce donc que j’ai fait ?
Chrisale bs.
Ma foi, je ne sais pas.

Philaminte.

Elle est d’humeur encor à n’en faire aucun cas.

Chrisale.

A-t-elle, pour donner matière à votre haine,
Cassé quelque miroir ou quelque porcelaine ?
Philaminte.
Voudrois-je la chasser, et vous figurez-vous
Que pour si peu de chose on se mette en courroux ?

Chrisale.

(à Martine.) (à Philaminte.)
Qu’est-ce à dire ! L’affaire est donc considérable ?

Philaminte.

Sans doute. Me voit-on femme déraisonnable ?

Chrisale.

Est-ce qu’elle a laissé, d’un esprit négligent,
Dérober quelque aiguière, ou quelque plat d’argent ?

Philaminte.

Cela ne seroit rien.
Chrisale à Martine.
Oh, oh ! peste la belle !
(à Philaminte.)
Quoi, l’avez-vous surprise à n’être pas fidèle ?

Philaminte.

C’est pis que tout cela.

Chrisale.

Pis que tout cela ?

Philaminte.

Pis

Chrisale.

(à Martine.) (à Philaminte.)
Comment, diantre, friponne ! Hé ! a-t-elle commis…..
Philaminte.
Elle a, d’une insolence à nulle autre pareille,
Après trente leçons, insulté mon oreille
Par l’impropriété d’un mot sauvage et bas,
Qu’en termes décisifs condamne Vaugelas.

Chrisale.

Est-ce là…..

Philaminte.

Quoi ! toujours, malgré nos remontrances,
Heurter les fondemens de toutes les sciences,
La grammaire, qui sait régenter jusqu’aux rois,
Et les fait, la main haute, obéir à ses lois !

Chrisale.

Du plus grand des forfaits je la croyois coupable.

Philaminte.

Quoi ! vous ne trouvez pas ce crime impardonnable ?

Chrisale.

Si fait.

Philaminte.

Je voudrois bien que vous l’excussassiez.

Chrisale.

Je n’ai garde.

Belise.

Il est vrai que ce sont des pitiés :
Toute construction est par elle détruite ;
Et des loix du langage on l’a cent fois instruite.

Martine.

Tout ce que vous prêchez, est, je crois, bel et bon ;
Mais je ne saurois, moi, parler votre jargon.
Philaminte.
L’impudente ! appeler un jargon, le langage
Fondé sur la raison et sur le bel usage !

Martine.

Quand on se fait entendre, on parle toujours bien ?
Et tous vos biaux dictons ne servent pas de rien.

Philaminte.

Hé bien ! ne voilà pas encore de son style ?
Ne servent pas de rien !

Belise.

O cervelle indocile !
Faut-il qu’avec les soins qu’on prend incessamment,
On ne te puisse apprendre à parler congrument ?
De pas mis avec rien tu fais la récidive,
Et c’est, comme on t’a dit, trop d’une négative.

Martine.

Mon Dieu ! je n’avons pas étugué comme vous,
Et je parlons tout droit comme on parle cheux nous.

Philaminte.

Ah ! peut-on y tenir ?

Belise.

Quel solécisme horrible !

Philaminte.

En voilà pour tuer une oreille sensible.
Belise.
Ton esprit, je l’avoue, est bien matériel.
Je, n’est qu’un singulier, avons, est pluriel.
Veux-tu toute ta vie offenser la grammaire ?

Martine.

Qui parle d’offenser grand mère ni grand père ?

Philaminte.

O ciel !

Belise.

Grammaire est prise à contre-sens par toi ;
Et je t’ai déjà dit d’où vient ce mot.

Martine.

Ma foi,
Qu’il vienne de Chaillot, d’Auteuil, ou de Pontoise,
Cela ne me fait rien.

Belise.

Quelle âme villageoise !
La grammaire, du verbe et du nominatif,
Comme de l’adjectif avec le substantif,
Nous enseigne les lois.

Martine.

J’ai, madame, à vous dire
Que je ne connois point ces gens-là.

Philaminte.

Quel martyre !

Belise.

Ce sont les noms des mots, et l’on doit regarder
En quoi c’est qu’il les faut faire ensemble accorder.

Martine.

Qu’ils s’accordent entr’eux, ou se gourment, qu’importe ?
Philaminte à Belise.
Hé ! mon Dieu, finissez un discours de la sorte.
(à Crisale.)
Vous ne voulez pas, vous, me la faire sortir ?

Chrisale.

(à part.)
Si fait. A son caprice il me faut consentir.
Va, ne l’irrite point, retire-toi, Martine.

Philaminte.

Comment ! vous avez peur d’offenser la coquine ?
Vous lui parlez d’un ton tout-à-fait obligeant ?

Chrisale.

(d’un ton ferme.) (d’un ton plus doux.)
Moi ? Point. Allons, sortez. Va-t-en, ma pauvre enfant.

Je ne puis résister à l’envie de citer un morceau de la scène suivante : il est plein de jugement et de raison. C’est Chrisale qui parle : ce personnage, qui, comme on vient de le voir, est d’un caractère pusillanime, adresse à sa sœur ce qu’il n’ose dire en face à sa femme.

…….. C’est à vous que je parle, ma sœur.
Le moindre solécisme en parlant vous irrite ;
Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.
Vos livres éternels ne me contentent pas ;
Et, hors un grand Plutarque : à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce meuble inutile,
Et laisser la science aux docteurs de la ville ;
M’ôter, pour faire bien, du grenier de céans
Cette longue lunette à faire peur aux gens,
Et cent brimborions dont l’aspect importune ;
Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune,
Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,
Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.
Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,
Qu’une femme étudie et sache tant de choses.
Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfans,
Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,
Et régler la dépense avec économie,
Doit être son étude et sa philosophie.
Nos pères, sur ce point, étoient gens bien sensés,
Qui disoient qu’une femme en sait toujours assez,
Quand la capacité de son esprit se hausse
A connoître un pourpoint d’avec un haut-de-chausse.
Les leurs ne lisoient point, mais elles vivoient bien :
Leurs ménages étoient tout leur docte entretien,
Et leurs livres, un dé, du fil et des aiguilles,
Dont elles travailloient au trousseau de leurs filles.
Les femmes d’à - présent sont bien loin de ces mœurs ;
Elles veulent écrire et devenir auteurs :
Nulle science n’est pour elles trop profonde,
Et céans beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde :
Les secrets les plus hauts s’y laissent concevoir,
Et l’on sait tout chez moi, hors ce qu’il faut savoir.
On y sait comme vont lune, étoile polaire,
Vénus, Saturne et Mars(a), dont je n’ai point affaire ;
Et dans ce vain savoir qu’on va chercher si loin,
On ne sait comme va mon pot dont j’ai besoin.
Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,
Et tous ne font rien moins que ce qu’ils ont à faire.
Raisonner est l’emploi de toute ma maison ;
Et le raisonnement en bannit la raison.
L’un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire ;
L’autre rêve à des vers quand je demande à boire ;
Enfin je vois, par eux, votre exemple suivi,
Et j’ai des serviteurs, et ne suis point servi.
Une pauvre servante, au moins m’étoit restée,
Qui de ce mauvais air n’étoit point infectée ;
Et voilà qu’on la chasse avec un grand fracas,
A cause qu’elle manque à parler Vaugelas.
Je vous le dis, ma sœur, tout ce train-là me blesse ;
Car c’est, comme j’ai dit, à vous que je m’adresse.
Je n’aime point céans tous vos gens à latin,
Et principalement ce monsieur Trissotin :
C’est lui qui, dans des vers, vous a tympanisées ;
Tous les propos qu’il tient sont des billevesées ;
On cherche ce qu’il dit, après qu’il a parlé ;
Et je lui crois, pour moi, le timbre un peu félé.

Puisons encore dans la même source ; elle est trop pure et trop féconde. Mais choisissons des exemples qui réunissent, à la propriété du style, la beauté du dialogue et

le sel du comique. Le Dépit amoureux nous en offre un des meilleurs pour le bas comique, dans le scène de Marinette et de Gros-René. Molière y a exprimé sur le ton du village les mêmes mouvemens de dépit, et les mêmes retours de tendresse qui viennent de se passer dans la scène d’Eraste et de Lucile. On y verra le tableau le plus vrai de la nature dans toute sa simplicité, si l’on ne s’arrête pas aux détails du morceau de fromage et du potage, qui, comme je l’ai dit, sont du comique grossier.

Marinette.

O la lâche personne !

Gros-René.

Ah ! le foible courage !

Marinette.

J’en rougis de dépit.

Gros-René.

J’en suis gonflé de rage.
Ne t’imagine pas que je me rende ainsi.

Marinette.

Et ne pense pas, toi, trouver ta dupe aussi.

Gros-René.

Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère.

Marinette.

Tu nous prends pour un autre, et tu n’as pas affaire
A ma sotte maîtresse. Ardez le beau museau,
Pour nous donner envie encore de sa peau !
Moi, j’aurois de l’amour pour ta chienne de face ?
Moi, je te chercherois ? Ma foi, l’on t’en fricasse
Des filles comme nous.

Gros-René.

Oui, tu le prends par-là ?
Tiens, tiens, sans y chercher tant de façons, voilà
Ton beau galant de neige, avec ta nompareille ;
Il n’aura plus l’honneur d’être sur mon oreille.

Marinette.

Et toi, pour te montrer que tu m’es à mépris,
Voilà ton demi-cent d’épingles de Paris,
Que tu me donnas hier avec tant de fanfare.

Gros-René.

Tiens encor ton couteau, la pièce est riche et rare ;
Il te coûta six blancs lorsque tu m’en fis don.

Marinette.

Tiens tes ciseaux avec ta chaîne de laiton.

Gros-René.

J’oubliois d’avant-hier ton morceau de fromage,
Tiens. Je voudrois pouvoir rejeter le potage
Que tu me fis manger, pour n’avoir rien à toi.

Marinette.

Je n’ai point maintenant de tes lettres sur moi,
Mais j’en ferai du feu jusqu’à la dernière.

Gros-René.

Et des tiennes tu sais ce que j’en saurai faire.

Marinette.

Marinette.
Prends garde à ne venir jamais me reprier.

Gros-René.

Pour couper tout chemin à nous rapatrier,
Il faut rompre la paille. Une paille rompue
Rend, entre gens d’honneur, une affaire conclue.
Ne fais point les doux yeux ; je veux être fâché.

Marinette.

Ne me lorgne point, toi ; j’ai l’esprit trop touché.

Gros-René.

Romps ; voilà le moyen de ne plus s’en dédire ;
Romps. Tu ris, bonne bête.

Marinette.

Oui, car tu me fais rire.

Gros-René.

La peste soit ton ris ; voilà tout mon courroux
Déjà dulcifié. Qu’en dis-tu, romprons-nous,
On ne romprons-nous pas ?

Marinette.

Vois.

Gros-René.

Vois, toi.

Marinette.

Vois, toi-même.

Gros-René.

Est-ce que tu consens que jamais je ne t’aime ?
Marinette.
Moi ? ce que tu voudras.

Gros-René.

Ce que tu voudras, toi ;
Dis.

Marinette.

Je ne dirai rien.

Gros-René.

Ni moi non plus.

Marinette.

Ni moi.

Gros-René.

Ma foi, nous ferons mieux de quitter la grimace.
Touche, je te pardonne.

Marinette.

Et moi, je te fais grâce.

Voilà les divers tons de style que prend la comédie, suivant les sujets qu’elle imite. Je vais faire connoître les bons poëtes comiques, soit anciens, soit modernes.

Poëtes comiques.

Nous devons aux Grecs l’invention de l’art dramatique. La comédie et la tragédie furent, dans leurs commencemens, confondues ensemble. Elles n’étoient l’une et l’autre qu’un chant de plusieurs personnes qui formoient un chœur. Thespis, natif d’Icarie, île de l’Archipel, et qui vivoit l’an 536 avant Jésus-Christ, y jeta un personnage qui parloit seul. Ses acteurs barbouillés de lie, se promenant dans les campagnes sur un tombereau, chantoient les louanges de Bacchus et railloient les passans. Bientôt on sépara le sérieux du burlesque ; alors la comédie et la tragédie eurent chacune leur objet particulier. Les poëtes qui, du temps même de Thespis, introduisirent dans la première un certain nombre de personnages, et l’élevèrent sur un théâtre décent, en lui donnant un ordre régulier, furent Chionidés, Magnés et Ps. Il ne nous est rien resté de leurs ouvrages.

On distingue trois espèces ou trois âges dans la comédie grecque ; la vieille, la moyenne et la ne. Dans la vieille comédie, qui commença vers le temps de la mort de Thespis, les poëtes n’inventoient ni les sujets ni les noms. Ils mettoient sur la scène des aventures réelles, des caractères connus ; ils représentoient au naturel les vices, les ridicules vrais ou supposés d’un citoyen, d’un magistrat, d’un des hommes les plus considérables de la république ; et le principal acteur en portoit le nom. C’est de cette manière que le vertueux Socrate fut joué dans les Nuées d’Ae. On poussa même la licence jusqu’à attaquer la religion et les dieux.

Lamaque, général des Athéniens, rendit, vers l’an 404 avant Jésus-Christ, un décret par lequel il fut défendu aux poëtes comiques d’employer des noms connus. Alors à la vieille comédie succéda la me. Les noms y étoient supposés ; mais les sujets étoient véritables. Sous ces noms imaginaires, les poëtes peignoient si bien le caractère et les mœurs des personnes qui étoient l’objet de leur satire, qu’on ne pouvoit s’y méprendre. D’ailleurs les acteurs étoient revêtus d’habits de même forme, de même couleur que ceux de ces particuliers ridiculisés, et portoient des masques moulés sur leur visage.

Alexandre, s’étant rendu maître de la Grèce, proscrivit entièrement, vers l’an 335 avant Jésus-Christ, toutes ces licences scandaleuses. Les poëtes à qui il ne fut plus permis de présenter des aventures réelles, furent donc obligés de recourir à des sujets purement imaginés. La comédie devint alors la satire générale des vices et des ridicules, et parut à-peu-près dans l’état où nous la voyons aujourd’hui. C’est ce qu’on appelle la comédie ne.

Parmi le grand nombre des poëtes qui se distinguèrent dans la vieille comédie, Aristophane, né à Linde, dans l’île de Rhodes, vers l’an 455 avant Jésus-Christ, est le seul dont les ouvrages nous soient parvenus. On y trouve aussi quelques pièces de la comédie me. Ce poëte avoit un génie libre, gai, et vraiment comique ; il saisissoit très-bien le ridicule et le rendoit de même : ses comédies sont pleines de vivacité et de saillies. Mais il ne sut se prescrire aucune borne. On concevrait à peine l’audace avec laquelle il blesse la pudeur, outrage les dieux mêmes. Il n’est pas possible de le lire, sans voir à découvert le satirique par méchanceté, le libertin par corruption de mœurs, l’impie par principe. Aussi le P. Brumoi s’est contenté, dans son Théâtre des Grecs, de donner une analyse de ses pièces. Nulle plume, dit-il, fût-elle païenne et cynique, n’oseroit produire au grand jour les horreurs que j’ai dérobées aux yeux des lecteurs. Madame Dacier n’a traduit que son Plutus et ses Nuées, et Boivin ses Oiseaux. Poinsinet de Sivry a traduit toutes ses comédies, partie en vers, partie en prose ; mais il a été obligé de laisser des actes entiers, dont la licence est extrême.

Ménandre, né à Athènes, vers l’an 342 avant Jésus-Christ, et surnommé le prince de la comédie nouvelle, ne nous est connu que par des fragmens, qui nous font juger que Plutarque avoit bien raison de préférer ses comédies à celles d’Aristophane. On voit dans ces morceaux une peinture toujours vive, exacte et décente ; une satire toujours fine et délicate des vices et des ridicules. Ils ont été traduits à la suite du théâtre d’Aristophane, par Poinsinet de Sivry, qui y a joint ceux de Philémon, poëte comique, fils d’un autre Philémon, contemporain et rival de Ménandre. Les ouvrages de ce dernier Philémon ont été perdus, ainsi que ceux de Diphile, qui se rendit célèbre dans la même espèce de comédie.

Livius Andronicus, grec de naissance, fut à Rome le créateur du théâtre comique, vers l’an 240 avant J. C. Très-peu de temps après cette époque, plusieurs Romains, parmi lesquels on distingue Ennius, s’exercèrent dans la comédie latine, et lui ôtèrent de plus en plus sa première rudesse. Mais elle n’étoit encore qu’une farce indécente et grossière, lorsque parut Plaute, et après lui Térence, qui la portèrent au plus haut point de perfection où on l’ait vue chez les Romains.

Plaute, né à Sarsine dans le duché d’Urbin d’aujourd’hui, vers l’an 230 avant Jésus-Christ, avoit le même génie qu’Aristophane, le prit pour modèle, et tomba dans un de ses excès. Il n’y a aucune de ses pièces, qui ne soit semée de bouffonneries, de turlupinades, et de traits licencieux. Mais elles sont toutes pleines d’action, de mouvement et de feu. Avec quelle énergie, avec quelle vérité il peint l’avare ! Ce poëte, dont la diction est presque toujours aisée, naïve et coulante, avoit toute la force et toute la vivacité du comique. C’est vraiment dommage qu’il n’ait point assujetti son imagination aux règles du goût et à celles des moeurs. Madame Dacier n’a traduit que quelques-unes de ses comédies. Je ne parle point de Limiers ni de Gueudeville, qui n’ont pas rougi de les rendre toutes en notre langue, et qui d’ailleurs les ont travesties plutôt que traduites.

Térence, né à Carthage, vers l’an 193 avant Jésus-Christ, et affranchi du sénateur romain Terentius Lucanus, fut l’heureux imitateur de Me. On voit même, en comparant les fragmens du comique grec et les comédies du poëte latin, que celui-ci a souvent traduit mot à mot son modèle. Il montre un goût pur et exquis dans le choix de ses tableaux, un art infini dans la manière dont il en dispose les objets, qui sont toujours vrais et décens. Les mœurs de la vie bourgeoise y sont peintes avec toutes les grâces imaginables. Son élocution pleine de douceur, est d’une élégance achevée : Cicéron et Quintilien y admirent tout ce que la langue latine a de délicatesse. Mais César ne trouvoit pas dans ce poëte si agréable assez de force comique. On convient en effet qu’il manque d’une certaine vivacité de plaisanterie : il plaît beaucoup plus qu’il ne fait rire. Nous avons deux fort bonnes traductions de Térence ; l’une par madame Dacier, et l’autre par l’abbé Lr. La première n’a point nui au succès de la seconde, et celle-ci n’a point fait oublier le mérite de la première.

L’art dramatique a eu chez nous, comme chez les Grecs, des commencemens informes et grossiers. Jodelle, qui vivoit sous Henri II, distribua, le premier, la comédie et la tragédie en actes, les actes en scènes, et rappela la règle des trois unités. C’est ce qui rend son nom précieux dans l’histoire de notre théâtre. Il fut suivi d’autres poëtes aujourd’hui oubliés, et dans lesquels on n’apperçoit que par intervalles quelques foibles lueurs de vrai comique. Les Espagnols connurent avant nous la bonne comédie. Nous leur devons même la première comédie de caractère qui se soit soutenue, et qui se soutiendra toujours avec distinction sur notre théâtre. C’est le Menteur, que Corneille imita de Lopez de Vega, et qu’il fit représenter pour la première fois en 1642. Il avoit donné, quelques années auparavant, Mélite. Mais ce ne fut que par l’heureuse imitation de la pièce espagnole, qu’il eut la gloire de réformer la scène comique.

Molière ne fut donc pas le premier à tracer la carrière : il n’y entra pas même seul, puisque la même année, 1653, qu’il donna au théâtre de Lyon, l’Etourdi, sa première comédie, on joua sur le théâtre de Paris, les Rivales, de Qt. Notre scène avoit même déjà vu la Mère coquette de ce dernier, pièce de caractère et d’intrigue, lorsque Molière y fit paroître le Misanthrope, le Tartuffe et l’Avare. Mais cet inimitable Molière a été bien plus loin que ceux qui l’avoient précédé et ceux qui l’ont suivi. Que les Français le mettent au-dessus des comiques de tous les temps et de tous les pays ; aucune nation ne pourra les accuser d’injustice et de partialité. Il réunit au plus haut degré tous les talens des comiques grecs et des latins ; le sel et la gaîlé d’Aristophane, la finesse et la vérité de Menandre, la force et l’abondance de Plaute, la noblesse et les grâces de Térence. Quel homme a eu une connoissance plus profonde du cœur humain, a pénétré plus avant dans les replis d’un caractère, a saisi avec plus de justesse les vices et les ridicules, en a discerné avec une plus grande finesse de tact tout ce qu’ils ont de plus saillant, et les a présentés avec plus d’art sous un jour propre à les rendre sensibles et l’objet de la risée publique ? Voilà ce qui le fait regarder à si juste titre, (nous pouvons nous donner la vanité de le répéter) comme le premier poëte comique de tous les théâtres connus. On lui reproche avec raison de n’être pas souvent heureux dans ses dénouemens. Mais il est bon que je remarque ici, avec l’abbé Batteux, que la perfection du dénouement n’est pas aussi essentielle à l’action comique, qu’elle l’est à l’action tragique. Dans la comédie, en effet, l’action est subordonnée aux caractères : par conséquent, le premier objet et le plus grand mérite du poëte consistent, non pas précisément à bien nouer et à bien dénouer cette action, mais à bien dessiner ces caractères, à bien colorier ces tableaux ; et c’est ce qu’a fait Molière. On lui reproche encore d’être descendu, dans la plupart de ses pièces, jusqu’au bas comique. Mais sans cela, il n’auroit pas été l’homme universel ; il n’auroit pas plu au commun des spectateurs, comme il avoit plu aux connoisseurs les plus délicats. Quant au style, ses comédies en prose sont écrites avec netteté, avec force, avec concision. Dans quelques-unes de ses pièces en vers, il y a beaucoup de fautes : mais le style du Misanthrope, du Tartuffe et des Femmes savantes, est, à peu de chose près, aussi pur, aussi correct que celui des chef-d’œuvres des meilleurs écrivains du siècle dernier. Son dialogue est toujours vif, naturel et coupé à propos ; sa plaisanterie est toujours sans apprêt, sans aigreur ; et l’effet qu’elle a produit, ne sert qu’à rehausser la gloire de ce grand génie. La plupart des seigneurs de la cour de Louis XIV, dit Voltaire, vouloient imiter cet air de grandeur, d’éclat et de dignité qu’avoit leur maître. Ceux d’un ordre inférieur copioient la hauteur des premiers ; et il y en avoit enfin, et même en grand nombre, qui poussoient cet air avantageux jusqu’au plus grand ridicule. Ce défaut dura long-temps : Molière l’attaqua souvent ; et il contribua à défaire le public de ces importans subalternes, ainsi que de l’affectation des précieuses, du pédantisme des femmes savantes, de la robe et du latin des médecins. Molière fut, si on ose le dire, un législateur des bienséances du monde.

J’ai dit ailleurs que Molière avoit laissé le sceptre de la comédie entre les mains de Rd. Nul autre poëte comique n’étoit plus digne de le porter. Il montre dans ses pièces, soit de caractère, soit d’intrigue, un bon sens exquis, une connoissance des plus plus étendues du théâtre, le talent le plus propre à bien manier un sujet, à bien conduire, à bien dénouer une action, et un art admirable à saisir et à peindre les ridicules. Elles portent toutes l’empreinte d’un génie vif, gai et vraiment comique. Ce poëte répand partout le sel de l’enjouement : son dialogue est plein de feu. On a mis sa comédie du Joueur à côté des bonnes pièces de Molière. Voilà les deux poëtes qui, dans le siècle dernier, ont successivement régné sur la scène comique.

Destouches est venu immédiatement après Regnard, et l’a dignement remplacé, quoiqu’il ne l’ait pas tout-à-fait égalé. Les plans de ses comédies sont tracés avec intelligence. Elles sont en général conduites avec sagesse, très-intéressantes et toujours morales. Ce poëte saisit fort bien les traits essentiels d’un caractère, et le peint des couleurs qui lui sont propres. Il écrit purement ; mais il n’a pas assez de saillies : son comique est toujours noble, mais manquant un peu de gaîté. Sa comédie du Glorieux et celle du Philosophe marié, lui ont à jamais assuré un des premiers rangs parmi nos poëtes comiques.

Piron n’a enrichi notre scène que d’une comédie : c’est la Métromanie, qui sera toujours comptée au nombre des chef d’œuvres. Le choix des caractères et la manière de les faire ressortir, la conduite, le style, l’enjouement, le comique, tout rend cet ouvrage immortel, digne d’une si honorable distinction. Molière lui-même eût ambitionné la gloire d’avoir fait cette pièce.

Tels sont parmi nous les plus parfaits modèles que puissent se proposer les jeunes poëtes dans le genre de la comédie. Mais nous avons encore une foule d’excellens comiques, dont les pièces constamment applaudies au théâtre par l’homme de goût, ne plaisent pas moins à la lecture qu’à la représentation. Je vais faire connoître les principaux, en commençant par ceux qui furent contemporains de Molière et de Regnard.

Raimond Poisson, né avec une imagination gaie, paroît n’avoir songé qu’à divertir le spectateur, sans s’attacher trop scrupuleusement aux règles de la bonne comédie. Ses pièces sont en effet très-réjouissantes, et offrent des détails pleins de saillies. On peut les lire presque toutes avec plaisir, quoiqu’il n’y ait que le Bon Soldat, et le Baron de la Crasse qui soient connues au théâtre.

On y voit aussi reparoître assez souvent le Procureur arbitre, et l’Impromptu de campagne ; petites comédies, qui sont de Philippe Poisson, petit-fils du précédent.

Montfleury a, dans ses comédies, un style assez facile, et y présente des situations assez comiques. Mais on n’y voit que trop souvent des pensées et des expressions licencieuses. De toutes les pièces de ce poëte, la Fille Capitaine, et la Femme juge et partie sont les seules qu’on joue encore de temps en temps.

Le Mercure galant ou la Comédie sans titre, par Boursault, est une pièce bien conduite, pleine des détails les plus agréables, et que le public voit toujours avec un nouveau plaisir. Ses autres comédies de caractère ou d’intrigue n’ont pas eu un grand succès.

La plupart des comédies de Hauteroche, sont gaies et bien conduites. On remarque sur-tout ces deux qualités dans le Deuil, Crispin Médecin, et le Cocher supposé ; pièces qui reparoissent assez souvent sur notre théâtre.

L’Avocat patelin, dont François Corbueil fut le premier auteur, étoit joué sous Charles VIII, temps où l’art de la comédie étoit encore dans le chaos. Brueys le rajeunit vers la fin du siècle dernier, et en fit une pièce charmante. Il donna encore deux fort bonnes comédies, le Grondeur, et lt. Dans la première, le caractère principal est d’une vérité frappante et d’un vrai comique. On la place immédiatement après les meilleures pièces de Molière. Les uns disent que ces deux comédies furent l’ouvrage de Brueys et de Palaprat. Les autres assurent que Palaprat fut seulement le disciple et l’ami de Brueys, et n’eut aucune part à ses travaux littéraires.

Une peinture fine et délicate de caractères souvent neufs, et toujours soutenus, fait le principal mérite des comédies de Dy. Elles sont de plus dialoguées avec justesse et avec précision. Il y a beaucoup de jeu et de vivacité dans les scènes. Mais en général, elles laissent quelque chose à desirer du côté de l’intrigue et du dénouement. Le double Veuvage, et l’Esprit de contradiction sont celles qui reparoissent ou qui méritent de reparoître le plus souvent.

Dancourt avoit reçu de la nature un génie vraiment comique : le style et le dialogue de la plupart de ses pièces l’annoncent. Mais il écrivoit avec trop de facilité : aussi est-il bien souvent incorrect et négligé. Il a fait une cinquantaine de comédies : les plus estimées sont les Bourgeoises à la mode, les Bourgeoises de qualité, le Galant Jardinier, les Vendanges de Surenne, le Moulin de Javelle, les Curieux de Compiègne.

Le Grand a de la gaîté, de la vivacité, des saillies : il entend même l’art du dialogue. Mais en général ses pièces manquent de régularité, et la décence n’y est pas assez respectée. Celles qu’on joue le plus souvent, sont l’Aveugle clairvoyant, l’Ami de tout le monde, et la Nouveauté.

Le célèbre Baron, comédien, fut aussi poëte comique. Il donna l’Andrienne, pièce imitée de Térence, la Coquette, et l’Homme à bonne fortune. Elles sont restées au théâtre ; et on les y voit reparoître avec plaisir, sur-tout la dernière.

Le siècle dernier a produit une foule de poëtes comiques. Je me contenterai d’indiquer ici les plus remarquables de ceux que la mort a enlevés à la république des lettres, et dont les pièces ont encore les suffrages des connoisseurs.

La comédie de Turcaret a mérité à le Sage une place distinguée parmi nos bons poëtes comiques. On y reconnoît l’observateur judicieux, qui a très-bien saisi le ridicule, et le peintre habile qui le rend avec autant d’agrément que de précision. Le théâtre lui doit aussi Crispin rival de son maître, petite pièce qui n’est pas indigne de son auteur.

Fagan a fait un grand nombre de comédies ; mais il en a peu de bonnes. Celles de ses pièces qu’on voit et qu’on verra toujours avec plaisir, sont le Rendez-vous, et le. Le comique en est agréable et piquant, le dialogue aisé, le style simple et naturel. On trouvera encore quelques jolis détails dans l’Amitié rivale, et dans Joconde.

Les comédies de Boissi sont remarquables, non par la force comique, la chaleur de l’action, la vivacité du dialogue, mais par une satire fine de nos ridicules passagers, de nos modes nouvelles, par la sagesse et la variété des plans, l’aisance et la correction du style. Ses meilleures pièces sont l’Homme du Jour, le Français à Londres, et ld.

La Coquette corrigée, par Lanoue, est, malgré ses défauts, une des meilleures pièces de caractère qui aient été faites de nos jours. On la revoit très-souvent sur tous les théâtres de Province, et toujours avec le même plaisir. Elle a reparu plusieurs fois, depuis quelques années, sur le théâtre de Paris, à la grande satisfaction des bons connoisseurs. Les autres comédies de ce poëte sont médiocres.

Marivaux est un poëte comique du second ordre, qui a de l’agrément et de la finesse. Son principal mérite consiste à saisir avec art les mouvemens du cœur, et à les peindre avec intérêt. Mais on lui reproche de trop disserter sur le sentiment, et de courir après l’esprit. Celles de ses pièces qui sont restées au théâtre français, sont la Surprise de l’Amour, le Legs, et le Préjugé vaincu. On joue un grand nombre de ses autres comédies sur le théâtre Italien. Ce spectacle a été long-temps soutenu par ce seul poëte comique.

Poinsinet n’a fait que le Cercle, petite pièce, où le ridicule de certaines sociétés est bien peint, et qu’on voit toujours avec un nouveau plaisir.

Nous avons de Pont-de-Vesle une bonne comédie de caractère, le Complaisant, qui est restée au théâtre, ainsi que le Fat puni, et le Somnambule, petite pièce en un acte, qui est très-agréable.

Les petites pièces de théâtre de Saint-Foix sont d’un caractère qui a été inconnu jusqu’à lui. Ce sont de charmans tableaux, qui offrent dans le lointain une peinture naïve de nos mœurs. Un style pur et léger, un ton décent, des plaisanteries délicatos, un badinage non moins naturel qu’ingénieux, caractérisent toutes ces pièces, parmi lesquelles néanmoins on distingue les Graces, l’Oracle, les Hommes, et le.

Une place à côté de nos meilleurs poëtes comiques est bien due à Gresset, auteur de la comédie du Méchant. Les caractères y sont dessinés avec la plus grande finesse, et rendus avec la plus exacte vérité. On ne peut pas y désirer plus de coloris dans les tableaux, plus de délicatesse dans les nuances. Elle est sur-tout remarquable, non-seulement par l’aisance, la vivacité du dialogue, et par tous les charmes d’un style élégant et varié, mais encore par l’excellente morale dont elle est remplie.

De plusieurs comédies que Dorat nous a laissées, la Feinte par amour est la seule qu’on voit reparoître au théâtre.

Après avoir parlé du comique Larmoyant, je ne puis me dispenser de uommer les poëtes qui se sont le plus distingués en ce genre. La Chaussée en est le héros ; non qu’il en ait été l’inventeur : mais personne avant lui ne l’avoit présenté sur notre théâtre ; et les applaudissemens avec lesquels son premier essai fut reçu, l’excitèrent à suivre cette carrière. Celles de ses pièces qu’on joue le plus souvent, sont le Préjugé à la mode, Melanide, l’École des mères, et le.

Un assez grand nombre d’auteurs ont ambitionné la gloire attachée à ce genre de comique. Ceux qui en ont joui durant leur vie, et à qui elle est restée après leur mort, sont Madame de Graffigny, auteur de Cénie ; Gresset, qui a fait Sidney ; Voltaire, à qui nous devons Nanine ; Collé, qui a donné la Chasse d’Henri IV, et Dupuis et Desronais ; Diderot, auteur du Père de famille.

Les pièces qu’on appelle Héroïques, et qui sont les meilleures en ce genre, sont Don Sanche d’Aragon, par Corneille ; la Princesse d’Élide, par Molière ; l’Ambitieux par Destouches ; Esope à la Cour, par Bt.

Les autres nations ont produit des comiques, dont la lecture ne peut être que très-utile à ceux qui veulent travailler pour la scène. L’Espagne a été plus féconde qu’aucune autre nation : mais elle n’en a pas un bien grand nombre qui soient connus lors de leur pays. Lopez de Vega, né en 1562, et Calderon de la Barca, qui florissoit vers l’an 1640, sont les plus célèbres. Leurs meilleures pièces, ainsi que celles des autres bons auteurs, ont été recueillies dans le théâtre Espagnol, par Lt.

Les poëtes comiques d’Angleterre les plus estimés, sont Dryden, le plus ancien de tous, et qui naquit 25 ans après notre Corneille ; Wicherlei, le Chevalier Wanbrouck, Congrève, le Chevalier Steele, et Cibber. La Place a traduit leurs ouvrages, ou en a donné des extraits dans son théâtre Anglais. Mais il en a paru depuis peu une traduction entière et complète, qu’on attribue à deux Dames Anglaises, sœurs, Madame la Baronne de Vasse et miss Wouters.

Le goût de la bonne comédie n’a pénétré que tard en Allemagne. Le théâtre n’y a été réformé que dans le siècle qui vient de s’écouler. Cette révolution a été commencée et achevée par plusieurs excellens poëtes, soit comiques, soit tragiques que cette nation a produits. Il y a quelques années qu’on a publié un Théâtre allemand ou Recueil des meilleures pièces dramatiques, tant anciennes que modernes, etc. Mais peu de temps après, on nous en a donné un plus riche et plus complet, sous ce titre : Nouveau Théâtre Allemand par MM. Friedel et de.

II.
Des Pièces de Théâtre qui ont rapport à la Comédie.
De la Farce.

Les ouvrages dramatiques qui se rapportent à la comédie, sont la Farce, les pièces à scènes détachées, et la Parodie.

L’objet de la farce est de faire rire et de divertir en critiquant les vices par les traits les plus chargés et les plus ridicules. Les petites pièces de ce genre ont été introduites sur la scène pour être représentées à la suite d’une comédie ou d’une tragédie, dans la vue de distraire le spectateur. L’agrément et la gaîté doivent en faire le principal mérite. Quoiqu’elles soient assujéties aux mêmes règles que la comédie, on n’y exige pas autant d’exactitude dans la conduite de l’action, dans la liaison des scènes, autant d’art dans la manière de faire naître les incidens et d’amener le dénouement. Le comique y est moins noble et moins délicat : mais il ne doit jamais y être grossier, ni offrir des idées basses. Je ne parle point des pensées, des expressions équivoques ou licencieuses. Le bon goût et l’honnêteté les proscrivent de tous les ouvrages d’esprit. En un mot il ne faut pas oublier que ces sortes de pièces ne sont point faites pour la populace, mais pour l’homme éclairé et poli qui veut rire avec décence.

Molière a laissé des chef-d’œuvres en ce genre. Tels sont le Mariage forcé, le Médecin malgré lui, les Fourberies de Scapin, la Comtesse d’Escarbagnas, et le. Voilà les modèles qu’il faut s’attacher à imiter, à quelques expressions près qui ne seroient point souffertes aujourd’hui sur notre théâtre. Mais observons ici qu’on trouvera dans toutes ces farces beaucoup de scènes dignes de la haute comédie. La Comtesse d’Escarbagnas, par exemple, est une farce toute de caractère. c’est une peinture naïve des ridicules de la province.

Dancourt est encore un modèle qu’on peut se proposer : c’est le comique qui a le mieux réussi dans la farce après Molière.

La comédie des Plaideurs,par Racine, est encore une excellente pièce en ce genre.

Des pièces à scènes détachées.

On nomme Scènes à tiroir ou Pièces à scènes détachées, celles dont les scènes n’ont aucune liaison entr’elles. Le poëte y fait paroître plusieurs personnages qui ont chacun leur intérêt particulier. Ils viennent successivement, ou plusieurs ensemble, entretenir un homme ou une divinité, par des motifs différens ou opposés. Voilà en quoi consiste ordinairement toute l’action de ces pièces : elles n’ont par conséquent ni intrigue ni dénouement, et finissent avec l’audience de l’homme ou du Dieu consulté. Elles sont presque toujours suivies d’une dause formée par les personnages qui ont paru sur la scène. Un esprit vif et plaisant, fertile en bons mots et en saillies, est nécessaire pour réussir dans ces sortes d’ouvrages dramatiques.

On peut faire des pièces à Scènes détachées de différentes espèces, quoique de la même nature ; sans action, comme la Nouveauté, pièce en un acte de le Grand ; ou avec une action, comme les Fâcheux, comédie-ballet en trois actes, de Molière. Eraste attend Orphise dans une allée où elle doit se rendre. Il est accosté par une foule de fâcheux qui viennent l’un après l’autre lui raconter des aventures, ou lui faire des questions qui ne l’intéressent guère. Il voit passer Orphise qui détourne la tête parce qu’elle est elle-même avec un fâcheux dont elle cherche à se débarrasser. Elle revient ; et à peine ces deux amans commencent à s’entretenir, qu’un autre fâcheux vient les interrompre. Arrive enfin un incident par lequel Erasle sauve la vie à Damis, tuteur de sa maîtresse, qui lui est accordée en mariage.

De la Parodie.

La Parodie est en général un ouvrage en vers, composé sur quelque pièce de poésie connue, que l’on détourne à un autre sujet et à un autre sens, par le moyen de quelques changemens. La parodie dramatique est celle qui a été faite sur une pièce de théâtre. L’abbé Sallier dans son discours sur l’origine et le caractère de ce genre de poésie1, en distingue de trois espèces. La première est des originaux parodiés en entier ; la seconde, des originaux parodiés dans la plus grande partie, et la troisième, des originaux parodiés dans quelque partie seulement.

Dans les parodies de la première espèce, le titre de l’original, les noms et le rang des personnages, l’action, l’intrigue, la catastrophe sont entièrement conservés. Le poëte ne change rien au fond de ce même original, et tourne en ridicule l’action la plus noble et les incidens les plus tragiques. C’est ce qu’on voit dans Ulysse et Circé, dans Arlequin-Phaéton, parodies jouées par les Comédiens Italiens à la fin du 17 siècle. Ce qui rend les parodies de cette espèce très-difficiles à faire, c’est que le poëte doit y conserver dans toutes ses parties l’action et la conduite de l’original, et resserrer pourtant dans l’espace d’un seul acte une action qui est presque toujours en cinq. Il faut de plus que par l’agrément du style et le piquant de la diction, il fasse, pour ainsi dire, oublier le noble et le pathétique de l’ouvrage parodié.

La seconde espèce de parodie, qui est celle des originaux parodiés dans la plus grande partie, n’offre pas autant de difficultés. Le poëte y conserve l’action de l’original et quelques parties du dialogue. Mais il change avec le titre de la fable, les noms et le rang des personnages ; il dégrade cette action, la rend basse de noble qu’elle étoit, et achève de la travestir par les traits d’une diction convenable. Telles sont deux excellentes parodies, vrais modèles en ce genre ; le Mauvais Ménage, et Agnès de Chaillot. Le mauvais Ménage est une parodie de Mariane, tragédie de Ve. Dans Mariane, on voit un Herode jaloux et un Varus, préteur romain, amoureux de Mariane : dans la parodie, c’est un bailli, et un officier de dragons. Agnès de Chaillot est une parodie d’Inès de Castro, tragédie de le. Dans Inès, on voit le fils d’un roi, marié secrètement avec une fille d’honneur de la reine, tandis que ce roi veut le marier avec la propre fille de la reine même : dans la parodie, c’est Pierrot, fils d’un bailli, et qui est marié secrètement avec la servante de la maison, tandis que son père veut le marier avec la fille de la baillive.

Les actions héroïques travesties de la sorte, dit l’écrivain que je viens de citer, fournissent à la diction même des traits d’autant plus agréables, que les pensées brillantes et les vers frappans de l’original sont plus ingénieusement adoptés dans la parodie. Delà naît un contraste qui déride les plus sérieux ; car il n’est point de spectateur qui puisse entendre froidement un homme du peuple, qui placé dans la même situation qu’un prince malheureux, emploie les mêmes expressions que ce prince pour déplorer son malheur.

Dans la troisième espèce de parodie, qui est celle des originaux parodiés en quelques parties seulement, on fait usage d’un incident singulier, d’une situation tragique, de certaines pensées, de certaines expressions. Mais on sent qu’un seul endroit déterminé ne peut fournir le sujet que d’une ou de deux scènes de parodie. Il faut alors composer une pièce dans laquelle on jettera ces scènes en s’attachant à les bien traiter, à les amener surtout avec tant d’art, que le spectateur ne puisse point les prévoir.

L’objet de la parodie est de corriger le goût, eu relevant d’une manière comique les défauts de l’ouvrage parodié, soit par rapport à la conduite, soit par rapport aux situations, soit par rapport aux sentimens et à l’expression même. Elle devient entre les mains de la critique, dit encore l’abbé Sallier, le flambeau dont on éclaire les défauts d’un auteur qui avoit surpris l’admiration. Ainsi la parodie est un genre d’ouvrage qui nous fait distinguer dans une pièce de théâtre le bon or du clinquant, qui par conséquent ne peut être désavoué par la raison, et que le bon goût autorise : c’est un badinage innocent, permis par les loix, qui n’offense pas personnellement l’auteur parodié, et qui, en exigeant dans le parodiste un esprit non moins juste que délicat, ne sauroit donner aucune idée désavantageuse de son caractère. Parisau a donc eu raison de dire en terminant une de ses excellentes pièces en ce genre :

Melpomène(a) à son tour doit m’accorder ma grâce.
Eu les travestissant, j’admire ses héros.
Le Parodiste rit ; mais jamais il n’outrage.
Nul ne sait mieux priser les beautés d’un ouvrage,
Que celui qui s’occupe à chercher ses défauts1.
III.
De l’Opéra Comique.

La satyre des mœurs, la peinture du ridicule peuvent trouver place dans l’Opéra Comique, mais n’en sont pas l’objet principal et direct. Une comédie en ce genre est une piece d’intrigue faite pour nous égayer, où les caractères ne sont touchés que superficiellement, et où le ridicule est présenté en passant. Elle est assujétie aux mêmes règles que toutes les autres pièces de théâtre. Mais elle en a de particulières qu’il suffira d’indiquer.

Opéra comique en vaudevilles.

On distingue deux espèces d’opéra comique ; l’opéra comique en vaudevilles, et les pièces à ariettes. Le premier est tout entier, ou presque tout entier en chansons, sur des airs connus. Je dis presque tout entier, parce que souvent il y a des choses qui auroient mauvaise grâce à être chantées, et qui ne peuvent être qu’en dialogue. Le sujet de ces sortes de pièces doit être simple, exposé avec précision, et sagement conduit. Il faut sur-tout que les airs soient bien choisis, et qu’ils conviennent aux sentimens, à la situation des personnages. La connoissance des principes de la musique, et des règles de la prosodie, est absolument nécessaire au poëte pour ce dernier objet. Pourroit-il les ignorer, sans s’exposer à placer une syllabe sous une note brève, et des paroles gaies sur un air qui ne le seroit pas ?

Au reste, les plus habiles musiciens prétendent que la musique bien faite relativement à l’esprit de certaines paroles, ne peut point être adaptée à d’autres paroles. Ils disent que, pour qu’un air convienne à des paroles nouvelles, il faut qu’elles renferment les mêmes sentimens qu’expriment les paroles anciennes. Or, cela demanderoit un soin bien pénible ; et vraisemblablement même y travailleroit-on sans succès.

Pièces à ariettes.

Les pièces à ariettes sont celles qui sont mêlées de chants ; car une ariette ou air, n’est autre chose qu’un chant mis sur des paroles, qui expriment un sentiment ou une passion. De toutes les parties d’une comédie de cette espèce, c’est la plus difficile à faire. Il faut que la poésie y peigne toujours la situation du personnage ; qu’elle soit naturelle, précise, coulante, et que toutes les expressions prêtent à la musique. L’ariette ne peut donc être placée que dans les endroits où le personnage est agité de quelque passion. Elle doit de plus être la récapitulation et la péroraison de la scène : c’est une remarque que fait J. J. Rousseau. Voilà pourquoi l’acteur disparoît presque toujours, après avoir chanté.

Un chant ne peut plaire, s’il est monotone. C’est au poëte à fournir au musicien le moyen de diversifier le sien. Il doit pour cela varier, autant qu’il est possible, le caractère des ariettes, c’est-à-dire, placer après une ariette qui exprime une passion douce, une ariette qui exprime une passion contraire ou différente. Il faut encore qu’il proportionne le dialogue à la musique, de manière que l’un n’occupe pas la scène plus long-temps que l’autre.

Des Duo dans l’opéra comique.

Les Duo sont deux personnes qu’on fait chanter à-la-fois. On a remarqué qu’ils sont hors de la nature, parce qu’il n’est point naturel de voir deux personnes se parler à-la-fois durant un certain temps, soit pour dire la même chose, soit pour se contredire, sans jamais s’écouter ni se répondre. Mais cette remarque n’a point lieu dans l’opéra comique, à cause du peu de dignité des personnages qu’on y introduit, et auxquels on ne suppose pas une grande éducation. Il ne faut placer les duo, dit J. J. Rousseau 1, que dans des situations vives et touchantes, n’y mettre qu’un dialogue court, peu phrasé, formé d’interrogations, des réponses, d’exclamations vives et courtes. Une autre attention est de ne pas prendre indifféremment pour sujets toutes les passions violentes, mais seulement celles qui sont susceptibles de la mélodie douce et un peu contrastée. La fureur, l’emportement marchent trop vîte ; on ne distingue rien, on n’entend qu’un aboiement confus, et le duo ne fait point d’effet.

Appliquez ces sages conseils aux trio, aux quatuor, aux quinque, etc.

Le dénouement d’un opéra comique doit être, comme dans toutes les pièces de théâtre, amené naturellement, et produit par un incident tiré du fond de l’action. Il seroit ridicule de le faire arriver par un simple changement de volonté ; ce qu’on ne voit que trop dans plusieurs pièces de ce genre. Si le poëte place un vaudeville à la fin, il le composera de manière qu’il paroisse faire partie du sujet, et qu’il se rapporte aux personnages. C’est une règle qu’il est important de ne pas violer, parce que l’illusion doit durer aussi long-temps que les acteurs sont sur la scène. Quant à la diction, il ne faut se permettre aucune négligence dans le style : les pensées doivent toujours être claires et justes, les expressions propres et choisies suivant la nature du sujet.

Article IV.
Du Poëme Tragique.

Nous venons de voir un genre de poésie, destiné à donner, dans l’appareil du spectacle, des leçons aux hommes, en les divertissant, en les faisant rire. En voici un, également destiné, sous la pompe théâtrale, à nous instruire, en nous arrachant des larmes. Mais ce sont des larmes bien douces, des larmes délicieuses : le théâtre n’a pas moins d’attraits pour nous, lorsqu’il nous attendit, que lorsqu’il nous égaie. Ce genre de poésie dramatique comprend, 1. la tragédie proprement dite ; 2. la tragédie lyrique, ou opéra.

I.
De la Tragédie.
Définition de la Tragédie.

Inspirer l’horreur des grands crimes, et l’amour des grandes vertus, telle est la fin morale de la tragédie. Pour y parvenir, elle nous met sous les yeux des exemples pris dans les plus hautes conditions, dans les rangs les plus élevés. Ce sont des révolutions éclatantes, des malheurs terribles, des hommes puissans et heureux, précipités souvent, pour quelques foiblesses, du faîte des grandeurs et de la prospérité dans l’abîme de l’infortune. Ainsi la tragédie est un poëme qui imite par l’action, ou, ce qui est la même chose, qui représente une action héroïque et malheureuse. Cette action est héroïque dans son principe, dans son objet, et par l’état des acteurs.

Héroïque dans son pe. Elle part d’une âme forte, courageuse, élevée au-dessus des âmes vulgaires. Telles sont, parmi les actions vertueuses, l’action d’Auguste qui pardonne à Cinna ; celle d’Héraclius qui veut mourir pour sauver son ami. Telles sont, parmi les actions criminelles, l’action de Médée qui égorge ses enfans ; celle de Cléopâtre qui poignarde un de ses fils et veut empoisonner l’autre ; personnages atroces, mais qui, dans leurs forfaits mêmes, ont une âme grande et ferme qui nous étonne.

Héroïque dans son ot. Elle est fondée tantôt sur les intérêts de toute une nation, comme dans les Horaces, où le sort de Rome est entre les mains de trois combattans ; dans Iphigénie en Aulide, où la Grèce assemblée demande le sang de la fille d’Agamemnon ; tantôt sur les intérêts particuliers de quelques princes, comme dans les tragédies de Cinna, de Britannicus, de Mithridate, etc.

Héroïque par l’état des acteurs. Les personnages qui agissent, ou contre lesquels on agit, sont des rois, des princes, des hommes illustres par leur rang et leurs dignités, ou fameux dans l’histoire par le grand rôle qu’ils ont joué sur la scène du monde. Ainsi les actions qui se passent dans des conditions communes, entre des hommes ordinaires, ne peuvent pas être héroïques, et par conséquent sont indignes de la tragédie. Delà ces pièces de théâtre qu’on appelle tragédies bourgeoises, entièrement proscrites par l’homme de goût, qui ne transpose jamais les limites des arts, qui ne confond jamais les genres, sous prétexte de les enrichir.

L’action qu’imite la tragédie est me. Le cothurne rejette toutes celles qui n’ont rien de funeste, quand même les plus illustres personnages en seroient les auteurs. Mais il ne faut pas croire que cette action doive, pour qu’elle soit malheureuse, être sanglante. Ce n’est point une nécessité, dit Racine dans sa préface de Bérénice, qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie.

La scène tragique, sans exiger absolument une action terminée par une sanglante catastrophe, en veut donc toujours une, qui, par les diverses circonstances dont elle est accompagnée, par la situation où se trouvent les principaux personnages, remue fortement le cœur, et l’agite avec véhémence. Or, nulle action théâtrale ne peut produire cet effet, si elle n’est terrible et touchante, si elle ne nous offre un malheur assez grand, pour nous effrayer, et pour nous attendrir. La terreur et la pitié sont par conséquent les passions que doit exciter la tragédie : elles en sont tout à-la fois la base et l’objet, parce que ce sont les deux plus grands ressorts qu’on puisse mettre en jeu, pour émouvoir notre âme.

Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue.
Si d’un beau mouvement l’agréable fureur
Souvent ne nous remplit d’une douce terreur,
Ou n’excite en notre âme une pitié charmante,
En vain vous étalez une scène savante1.
De la terreur et de la pitié.

La terreur, suivant Aristote, est un trouble de l’âme, qui vient de ce que nous nous imaginons qu’il doit arriver quelque mal qui menace notre vie, ou du moins capable de nous causer une grande affliction. Le poëte tragique doit donc, pour exciter ce sentiment dans notre âme à l’égard d’un personnage qui nous intéresse, nous le faire voir dans des circonstances et des situations, où il soit menacé d’un grand malheur, où sa vie soit en danger. Telle est dans la tragédie de Rodogune, la situation d’Antiochus et de Seleucus son frère. Nous craignons pour ces deux princes, lorsque nous entendons Cléopâtre, dont l’horrible caractère nous est déjà connu, dire avec emportement :

Sors de mon cœur, nature, ou fais qu’ils m’obéissent ;
Fais-les servir ma haine, on consens qu’ils périssent.
Mais l’on a déjà vu que je les veux punir.
Souvent qui tarde trop, se laisse prévenir.
Allons chercher le temps d’immoler mes victimes,
Et de me rendre heureuse à force de grands crimes.

Nous tremblons pour Antiochus, lorsque cette mère dénaturée dit elle-même que le fer l’a délivrée de Seleucus. Notre crainte redouble, lorsqu’on apporte la coupe empoisonnée : elle est à son comble, lorsqu’Antiochus l’approche de ses lèvres.

La situation d’Hippolyte fait naître également la terreur dans notre âme, lorsque Thésée, sur le faux rapport de la malheureuse Œnone, ne doutant point que son fils ne soit coupable, lui dit avec colère :

Fuis, traître. Ne viens point ici braver ma haine,
Et tenter un courroux que je retiens à peine.
C’est bien assez pour moi de l’opprobre éternel
D’avoir pu mettre au jour un fils si criminel,
Sans que ta mort encor, honteuse à ma mémoire,
De mes nobles travaux vienne souiller la gloire.
Fais, et si tu ne veux qu’un châtiment soudain,
T’ajoute aux scélérats qu’a punis cette main,
Prens garde que jamais l’astre qui nous éclaire,
Ne te voie en ces lieux mettre un pied téméraire.
Fuis, dis-je ; et sans retour précipitant tes pas,
De ton horrible aspect purge tous mes états.
Et toi, Neptune(a), et toi, si jadis mon courage
D’infâmes assassins nettoya ton rivage,
Souviens-toi que, pour prix de mes efforts heureux,
Tu promis d’exaucer le premier de mes vœux.
Dans les longues rigueurs d’une prison cruelle,
Je n’ai point imploré ta puissance immortelle.
Avare du secours que j’attens de tes soins,
Mes vœux t’ont réservé pour de plus grands besoins,
Je t’implore aujourd’hui. Venge un malheureux pere :
J’abandonne ce traître à toute ta colère.
Et ouffe dans son sang ses désirs effroutes.
Thésée à tes fureurs connoîtra tes bontés.

Nous ne pouvons voir ici sans une grande inquiétude le danger qui menace Hippolyte. Notre crainte n’en devient que plus vive, lorsque Thésée rejetant la justification de ce jeune prince, lui dit d’un ton foudroyant :

Pour la dernière fois, ôte-toi de ma vue.
Sors, traître. N’attends pas qu’un père furieux
Te fasse avec opprobre arracher de ces lieux.

Elle redouble encore, lorsque nous l’entendons dire dans le monologue qui suit :

Misérable, tu cours à ta perte infaillible.
Neptune, par le fleuve(a) aux Dieux mêmes terrible,
M’a donné sa parole et va l’exécuter.
Un Dieu vengeur te suit ; tu ne peux l’éviter.

La pitié, suivant Aristote, est une douleur que nous avons des malheurs de celui que nous jugeons digne d’une meilleure fortune, soit que nous en ayons éprouvé, soit que nous craignions d’en éprouver de semblables. La nature a donné à l’homme un cœur sensible et compatissant : la seule image des misères d’autrui le touche et l’attendrit. Si donc le poëte tragique peint vivement par l’expression, ou représente par l’action même, le malheur du personnage pour lequel on s’intéresse, il ne manquera pas d’exciter la pitié dans l’âme du spectateur. C’est ainsi que Racine sait si bien nous attendrir sur le sort du jeune Joas, par la vive peinture du danger où il se trouva, lorsque la cruelle Athalie fit massacrer tous les princes de la race de Dd.

De princes égorgés la chambre étoit remplie.
Un poignard à la main, l’implacable Athalie(a)
Au carnage animoit ses barbares soldats,
Et poursuivoit le cours de ses assassinats.
Joas(b) laissé pour mort, frappa soudain ma vue.
Je me figure encor sa nourrice éperdue,
Qui devant les bourreaux s’étoit jetée en vain,
Et foible le tenoit renversé sur son sein.
Je le pris tout sanglant, et baignant son visage,
Mes pleurs du sentiment lui rendirent l’usage ;
Et soit frayeur encor, ou pour me caresser,
De ses bras innocens je me sentis presser.
Grand Dieu ! que mon amour ne lui soit point funeste.
Du fidelle David(c) c’est le précieux reste.
Nourri dans ta maison en l’amour de ta loi,
Il ne connoît encor d’autre père que toi.
Sur le point d’attaquer une reine homicide,
A l’aspect du péril, si ma foi s’intimide ;
Si la chair et le sang se troublant aujourd’hui,
Ont trop de part aux pleurs que je répands pour lui,
Conserve l’héritier de tes saintes promesses,
Et ne punis que moi de toutes mes foiblesses.

La situation d’Andromaque dans le même poëte n’est pas moins attendrissante. Cette veuve d’Hector étoit esclave avec son fils Astyanax à la cour de Pyrrhus, fils du meurtrier de son époux. Les Grecs demandoient à ce prince le jeune Astyanax pour le faire périr. Pyrrhus, qui vouloit épouser Audromaque, piqué des refus de cette princesse, dit dans un transport de colère :

…… Allons aux Grecs livrer le fils d’Hector(a).
Andromaque ss.
Ah, seigneur, arrêtez ! que prétendez-vous faire ?
Si vous livrez le fils, livrez-leur donc la mère.
Vos sermens m’ont tantôt juré tant d’amitié ;
Dieux ! ne pourrois-je au moins toucher votre pitié !
Sans espoir de pardon m’avez-vous condamnée ?

Pyrrhus paroît persister dans sa résolution. Andromaque tâche de le fléchir par ce discours si touchant.

Seigneur, voyez l’état où vous me réduisez.
J’ai vu mon père mort et nos murs embrasés ;
J’ai vu trancher les jours de ma famille entière,
Et mon époux sanglant trainé sur la poussière,
Son fils, seul avec moi réservé pour les fers.
Mais que ne peut un fils ! je respire, je sers ;
J’ai fait plus : je me suis quelquefois consolée
Qu’ici plutôt qu’ailleurs le sort m’eût exilée ;
Qu’heureux dans son malheur le fils de tant de rois,
Puisqu’il devoit servir, fût tombé sous vos loix.
J’ai cru que sa prison deviendroit son asile.
Jadis Priam(a) soumis fut respecté d’Achille(b) :
J’attendois de son fils encor plus de bonté.
Pardonne, cher Hector, à ma crédulité.
Je n’ai pu soupçonner ton ennemi d’un crime ;
Malgré lui-même, enfin, je l’ai cru magnanime.
Ah ! s’il l’étoit assez, pour nous laisser du moins
Au tombeau qu’à ta cendre ont élevé mes soins ;
Et que finissant là sa haine et nos misères,
Il ne séparât point des dépouilles si chères !

La colère de Pyrrhus s’adoucit, mais sans qu’il renonce à son premier dessein. Il laisse à Andromaque le triste choix de l’épouser, ou de voir périr son fils. Dans cette cruelle perplexité, elle dit à sa confidente :

Quoi, Céphise, j’irai voir expirer encor
Ce fils, ma seule joie, et l’image d’Hector,
Ce fils que de sa flamme il me laissa pour gage,
Hélas, il m’en souvient ! le jour que son courage
Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas,
Il demanda son fils, et le prit dans ses bras :
« Chère épouse, dit-il, en essuyant mes larmes,
J’ignore quel succès le sort garde à mes armes.
Je te laisse mon fils pour gage de ma foi ;
S’il me perd, je prétends qu’il me retrouve en toi.
Si d’un heureux hymen la mémoire t’est chère ;
Montre au fils à quel point tu chérissois le père. »
Et je puis voir répandre un sang si précieux ?
Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux ?
Roi barbare, faut-il que mon crime l’entraîne ?
Si je te hais, est-il coupable de ma haine ?
T’a-t-il de tous les siens reproché le trépas ?
S’est-il plaint à tes yeux des maux qu’il ne sent pas ?
Mais cependant, mon fils, tu meurs, si je n’arrête
Le fer que le cruel tient levé sur ta tête.
Je l’en puis détourner, et je t’y vais offrir !
Non, tu ne mourras point, je ne le puis souffrir.

Le succès d’une tragédie dépend en grande partie de l’art avec lequel la terreur et la pitié y sont excitées, et du degré auquel ces deux passions y sont portées. Ainsi le Poëte doit s’attacher à les graduer depuis le commencement de l’action jusqu’à l’entier dénouement. Il faut que le péril où se trouve son héros, et le malheur qu’il éprouve, soient présentés de manière que les incidens qui suivent, rendent ce péril et ce malheur plus terribles, et plus attendrissans qu’ils ne l’étoient dans les incidens qui ont précédé ; afin que la terreur et la pitié croissent toujours, jusqu’à ce qu’elles soient parvenues à leur comble. Cela n’empêche pas pourtant, comme je l’ai dit ailleurs, qu’on ne puisse, qu’on ne doive même entrelacer les situations, de quelques momens de joie et d’espérance, qui soulèvent l’âme, pour la faire retomber avec plus de force.

Malheurs propres à la tragédie.

Il s’ensuit de tout ce que j’ai dit, que la tragédie veut nécessairement une action malheureuse. Mais il ne faut pas conclure de là que toute action malheureuse puisse en être le sujet. Une mort violente, un assassinat peuvent bien souvent n’être pas tragiques. Ce sont les circonstances qui les rendent tels. Or, comme l’observe Aristote, ces circonstances sont, 1°. celles des personnes qui agissent ou contre lesquelles on agit 2°. celles des rapports plus ou moins intéressans que ces personnes ont entr’elles.

1°. Les circonstances qui accompagnent une action, sont celles des personnes qui agissent ou contre lesquelles on agit. Toute action théâtrale est une entreprise, dans laquelle il y a des obstacles à vaincre, et où par conséquent plusieurs personnages agissent l’un contre l’autre. Or, le principal, celui pour lequel on s’intéresse, soit qu’il fasse lui-même l’entreprise, soit qu’on la fasse contre lui, ne doit pas, lorsqu’il tombe dans l’infortune, être tout-à-fait méchant, et tout-à-fait criminel. S’il l’étoit, il ne pourroit exciter ni la terreur ni la pitié. Pourroit-on craindre pour un scélérat menacé de perdre une vie si funeste aux gens de bien ? Pourroit-on être touché de pitié, s’attendrir sur un malheur qui ne seroit que la juste punition de ses forfaits ? Ce principal personnage, loin d’être intéressant, seroit odieux. Il ne doit pas non plus être tout-à-fait bon et tout-à-fait innocent. Il exciteroit alors moins de pitié pour lui que d’indignation contre celui qui l’opprimeroit : le premier sentiment seroit étouffé par le second, parce que nous serions révoltés de voir la vertu la plus pure, l’innocence la plus éclatante dans l’opprobre et dans l’humiliation.

Il faut donc que ce personnage auquel se rapporte tout l’intérêt, et dont le malheur fait le dénouement de l’action, soit, ou criminel, mais un peu vertueux, ou vertueux, mais un peu coupable. Il sera criminel ; mais il aura commis un crime sans avoir l’habitude du crime : une fureur passagère, l’excès d’une passion bonne en elle-même l’aura conduit à ce crime ; et c’est pour cela que le malheur dans lequel il se sera précipité, excitera notre pitié, sans exciter notre haine. Il sera vertueux ; mais sa vertu sera mêlée de quelque foiblesse qui l’aura fait tomber dans une faute, soit réelle, soit apparente ; et c’est pour cela que le malheur qui en sera la suite funeste, déchirera notre âme, sans la révolter. Hippolyte et Britannicus sont vertueux ; mais ils sont un peu coupables ; le premier, parce qu’il aime Aricie, fille et sœur des Pallantides, ennemis de Thésée ; le second, parce qu’il se livre aveuglément aux perfides conseils de Narcisse. Ces deux personnages, plus malheureux que coupables, n’ont pas mérité leur malheur ; voilà pourquoi nous les plaignons. Ils auroient pu l’éviter ; voilà pourquoi, à la vue de leur triste sort, nous ne sommes pas indignés contre ceux qui les persécutent, au point que celle indignation étouffe la pitié que nous avons pour leurs victimes.

J’ai dit que le principal personnage ne doit être ni tout-à-fait trop bon ni tout-à-fait méchant, s’il fait par son malheur le dénouement de l’action. Car s’il ne tombe pas dans l’infortune, il peut être tout-à-fait vertueux comme Joas et Antiochus, et être persécuté par un personnage tout-à-fait méchant, pourvu que celui-ci succombe à la fin de la pièce, comme Athalie et Cléopatre.

Ce que je viens de dire (qu’il me soit permis de le remarquer en passant) peut, ce me semble, servir à prouver que la tragédie a réellement une fin morale. D’un côté en effet seroit-il possible que la pitié qu’elle excite dans notre âme ne nous donnât point, ou ne fortifiât point en nous l’habitude de sentir les maux d’autrui, et par conséquent le desir de le soulager ? Cette pitié vient, comme je l’ai dit après Aristote, de ce que nous avons éprouvé, ou de ce que nous craignons d’éprouver de semblables malheurs. Dans le premier cas, notre sensibilité n’en est que plus vive, et les effets n’en sont que plus étendus et plus durables. Dans le second, il est clair que cette crainte, qui est le principe de la pitié, ne peut que nous être salutaire, en nous portant à éviter tout ce qui pourroit nous jeter dans ces malheurs.

D’un autre côté, la terreur tragique nous fait craindre pour nous mêmes le danger et les suites funestes des passions. Nous voyons des grands, des héros, des monarques tomber, pour une faute excusable à bien des égards, du haut de la plus brillante prospérité, dans un état obscur et dans le sein de l’infortune. A la vue d’une chute si éclatante, l’orgueil de l’homme placé dans une condition bien moins élevée, ne sera-t-il pas humilié ? Que n’aura-t-il pas à craindre, lui qui étant sujet aux mêmes foiblesses que ces illustres personnages, a bien moins de ressources pour prévenir les malheurs et les revers qu’elles entraînent ? Nous verrons un amant poignarder dans sa jalouse fureur l’objet innocent de son amour. Quel est l’homme qui, rentrant dans son propre cœur, ne se jugera pas capable d’un pareil excès s’il se laisse emporter par la fougue bouillante de cette passion.

Mais, dira-t-on sans doute, il y a plusieurs tragédies où l’homme vertueux succombe, et où le méchant triomphe. Cela est vrai ; mais dans ces tragédies mêmes, l’homme vertueux qui succombe a quelque foiblesse ; et c’est cette foiblesse qui le fait tomber dans le malheur. Voilà donc la leçon toujours subsistante pour moi. Quant au méchant, il m’a été présenté dans tout le cours de l’action sous l’aspect le plus odieux. Ainsi je ne puis pas desirer de lui ressembler, quelque heureux que paroisse le sort dont il jouit. D’ailleurs mon âme est moins occupée de son triomphe que de l’infortune de l’homme vertueux, puisque la pitié que celui-ci a excitée en moi n’a pu être étouffée par l’indignation que m’a causée son oppresseur. En un mot, je crois que dans ces tragédies, le spectateur fait plus d’attention au coup qui a frappé l’homme bon, mais un peu coupable, qu’au méchant même qui a porté ce coup. Il y voit donc toujours l’homme malheureux, parce qu’il a eu quelque foiblesse ; et voilà l’exemple si terrible et si instructif pour nous.

2°. Les circonstances qui accompagnent une action, sont celles des rapports que les personnages agissans ont entr’eux. Toute action, suivant Aristote, se passe ou entre des amis, ou entre des ennemis, ou entre des gens indifférens l’un pour l’autre. Qu’un ennemi tue ou veuille tuer son ennemi, cela ne produit aucune commisération, sinon en ce qu’on est attendri d’apprendre ou de voir la mort d’un homme quel qu’il soit. Qu’un indifférent tue un indifférent, cette action ne touche guère davantage, parce que d’ailleurs elle n’excite aucun combat dans l’âme de celui qui la fait. Les actions de cette espèce, suivant ce rhéteur, ne sont donc pas vraiment tragiques. On en trouve cependant des exemples dans quelques tragédies, soit des anciens, soit des modernes. Mais ces pièces ne sont pas d’un genre bien sublime et bien touchant.

Quand les choses, dit le même Aristote, arrivent entre des gens que la naissance ou l’affection attache aux intérêts l’un de l’autre ; comme lorsqu’un mari tue, ou est près de tuer sa femme, une mère ses enfans, un frère sa sœur ; c’est ce qui convient merveilleusement à la tragédie. Une action de cette espèce nous offre en effet un combat des plus vifs, entre la nature et la passion, ou le devoir. Les sentimens de l’une y sont toujours opposés aux emportemens ou à la sévérité de l’autre. Ce combat, ces oppositions agitent l’âme avec violence, la déchirent, et la remplissent de terreur et de pitié pour un malheureux qu’opprime une personne qui devroit s’intéresser à sa conservation. C’est ainsi qu’Horace et Curiace, prêts à combattre l’un contre l’autre, nous intéressent et nous attendrissent, parce qu’ils sont amis et beau-frères. C’est ainsi que nous plaignons vivement Rodrigue, qui a vengé son père par la mort de celui de sa maîtresse, parce que sa maîtresse même est obligée de poursuivre à son tour la mort de son amant. La proximité du sang et les liaisons d’amour ou d’amitié sont donc les plus grands moyens qu’on puisse employer, pour exciter les deux passions essentielles à la tragédie

Dans ces actions tragiques qui se passent entre des amis ou des proches, le personnage qui agit contre un autre, on le connoît avant d’achever l’entreprise, et l’achève ; comme Horace qui tue Curiace, Médée qui tue ses enfans, Clytemnestre qui tue son mari : ou il ne connoît pas avant d’achever, et connoît après avoir achevé, soit avant la tragédie, comme Œdipe qui a tué son père sans le connoître, soit dans la tragédie, comme Orosmane qui tue Zaïre, et qui reconnoît son erreur après l’avoir tuée : ou il ne connoît point avant d’achever, et connoissant sur le point d’achever, n’achève pas ; comme Iphigénie (en Tauride), qui, au moment où elle va immoler son frère Oreste, le reconnoît et le sauve : ou enfin il connoît en entreprenant, et n’achève pas ; comme Ghimène qui, après avoir entrepris de perdre Rodrigue, ne peut pas achever, parce que la victoire de son amant dans le combat qu’elle a obtenu de la justice du roi, lui impose silence ; comme Cinna et Emilie, qui ne peuvent point achever leur entreprise contre Auguste, parce que la conspiration est découverte, et que d’ailleurs la clémence de cet empereur étouffe en eux tout sentiment de haine. Telles sont les principales espèces, les principaux degrés de malheurs que la tragédie doit choisir de préférence à tous les autres. Voici les différentes manières dont elle peut les présenter.

Fable de la tragédie.

Le mot Fable, qui signifie fiction poétique, se prend dans un poëme pour la disposition du sujet, pour le sujet même. Aristote en compte de quatre espèces dans la tragédie. Si dans un ouvrage de ce genre, il n’y a point de révolution subite, de changement manifeste, de reconnoissance, comme dans Polieucte, la fable de la tragédie ou la tragédie est simple. S’il y a une reconnoissance de choses ou de personnes, comme dans Iphigénie en Tauride, qui reconnoît son frère et qui en est reconnue, dans Œdipe, qui se reconnoît lui-même pour être le meurtrier de Laïus, qui reconnoît sa mère, et qui en est reconnu ; dans Zaïre, dont l’innocence est reconnue par Orosmane au moment où il vient de la tuer ; alors la fable est composée. S’il y a du sang répandu comme dans Phèdre, dans Andromaque, elle est pathétique. S’il n’y en a point, comme dans Cinna, dans Bérénice, elle est me. On voit aisément qu’une même fable peut être simple et pathétique, comme dans Polieucte ; simple et morale, comme dans Cinna ; ou composée et pathétique, comme dans Œdipe ; composée et morale, comme dans l’Iphigénie en Tauride d’Euripide. Tout se réduit donc à présenter dans la tragédie les malheurs qui lui sont propres, avec reconnoissance ou sans reconnoissance, avec effusion de sang ou sans effusion de sang.

Le poëte dramatique peut, comme je l’ai dit ailleurs, inventer une action entière, ou l’emprunter de l’histoire. Mais il faut se rappeler ici que dans toute action, soit feinte, soit historique, la fable de la tragédie doit être disposée, de manière que ce qui pourroit blesser notre délicatesse et nos yeux, se passe derrière la scène, et soit mis en récit. Les actions de cette nature, sont principalement les morts violentes, les meurtres, les assassinats.

Cette règle est fondée dans nos mœurs, qui en cela, plus conformes à l’humanité que celles des Grecs et des Romains, ne veulent point que la scène soit ensanglantée ; avec ces restrictions néanmoins, 1°. qu’il est permis à nos héros et à nos héroïnes de se tuer ou de venir expirer sur le théâtre ; comme Atalide, Mithridate, Phèdre, etc. ; 2°. qu’un personnage peut y tuer un autre personnage, lorsque celui qui tue, est dans une passion violente, dans une fureur passagère, qui le fait plaindre sans le faire détester, comme Orosmane, qui tue Zaïre, et qui presqu’aussi-tôt se poignarde lui-même : ou lorsque le personnage tué est méchant et tout-à-fait criminel, comme Thoas dans l’Iphigénie en Tauride, de Guimont de la Touche, et Antenor dans Zelmire, par du Belloy ; pièces qui sont restées au théâtre.

Mais nous ne pourrions voir qu’avec la plus grande horreur, le personnage qui réunit tout l’intérêt, et par conséquent vertueux quoiqu’un peu coupable, tué sous nos yeux par un autre personnage. Tels seroient Britannicus, Bajazet, et même Pyrrhus dans Andromaque, malgré le peu d’intérêt qu’il y excite. C’est ici le lieu d’observer qu’un personnage méchant, tué, soit sur la scène, soit derrière la scène, doit l’être, autant qu’il est possible, non par le personnage aimé, mais par un autre. C’est ainsi que Corneille a fait périr le tyran Phocas par la main d’Exupère, et non par celle d’Héraclius. Le héros pour lequel on s’intéresse, ne doit presque jamais se souiller d’aucun meurtre.

Si une action historique est accompagnée de particularités, qui choquent nos maximes de conduite, nos usages, nos bienséances, ou qui soient atroces, horribles et révoltantes, le poëte doit les supprimer totalement, à moins qu’il ne puisse présenter ces circonstances, en faisant disparoître avec art tout ce qu’elles ont d’odieux en elles-mêmes, on d’extraordinaire pour nous. C’est assez qu’il conserve l’action principale que lui fournit l’histoire, et qu’il ne falsifie pas les caractères connus. Quant à l’usage, au retranchement des circonstances, au choix des moyens, à l’invention des incidens, il peut, il doit même suivre l’impulsion de son génie, pour accomoder son sujet à notre théâtre, et lui donner toute la vraisemblance, tous les agrémens, et tout l’intérêt qui peuvent satisfaire à la fois le cœur, l’imagination et la raison.

L’histoire dit que Cléopâtre, reine de Syrie, après avoir tué son fils Seleucus, présenta un breuvage empoisonné à son autre fils Antiochus, au retour de la chasse. Ce prince soupçonnant le mauvais dessein de sa mère, la contraignit de le prendre, et de mourir ainsi du même poison qu’elle lui avoit fait préparer. Antiochus, parricide volontaire, n’auroit pu être supporté sur notre théâtre. Aussi Corneille l’a peint vertueux dans tout le cours de l’action, dont il a si bien conduit le dénouement, que Cléopâtre ne doutant point, sur la défiance de Rodogune, que sa perfidie alloit être découverte, prend de dépit la coupe, et avale le poison.

Prusias, roi de Bithynie, avoit voulu, à l’instigation de sa seconde femme, faire assassiner son fils Nicomède, pour laisser sa couronne à son autre fils. Nicomède qui commandoit alors l’armée, en ayant été instruit par ceux-là mêmes qui avoient été chargés de cet assassinat, entra dans le royaume de son père, s’en empara, et força le roi à se cacher dans une caverne où il le fit assassiner. Corneille, loin de présenter une action si dénaturée dans sa tragédie, donne à Nicomède un caractère généreux, et se contente de le rendre maître de la vie de ses persécuteurs, sans que ce prince pousse plus loin la vengeance.

Le même poëte nous fait voir encore dans sa tragédie de Polieucte, jusqu’à quel point ont peut aggrandir et embellir sur la scène un sujet tiré de l’histoire. Suivant le rapport de Surius, Polieucte, païen, avoit formé depuis long-temps le dessein d’embrasser le christianisme, lorsque l’empereur Decius fit publier un édit très-rigoureux contre les chrétiens. Lié de la plus étroite amitié avec un chrétien, nommé Néarque, il lui témoigna le désir qu’il auroit de mourir pour la gloire du vrai Dieu, s’il avoit reçu la grâce du baptême. Son ami lui ayant répondu que le martyre pouvoit suppléer à ce sacrement, aussi-tôt Polieucte, plein d’une sainte ferveur, crache sur l’édit de l’empereur et le déchire. Il voit dans le même instant le peuple porter des idoles sur des autels pour les adorer : il les arrache à ceux qui les portoient, les brise et les foule aux pieds. Félix, son beau-père, qui avoit ordre de la part de l’empereur de persécuter les chrétiens, tenta d’abord par des prières, des menaces, et ensuite par quelques tourmens, d’ébranler la constance de Polieucte. Mais n’ayant pu en venir à bout, il fit agir auprès de lui sa fille Pauline, qui n’eut pas un meilleur succès. Félix irrité contre son gendre, le condamna à perdre la tête ; et cet arrêt fut aussi-tôt exécuté que rendu. Corneille, pour répandre sur ce sujet un intérêt vraiment théâtral, a ajouté à ce martyre le songe de Pauline, l’amour de Sévère, le baptême effectif de Polieucte, le sacrifice pour la victoire de l’empereur, la dignité de Félix qu’il fait gouverneur d’Arménie, la mort de Néarque, et la conversion de Félix et de Pauline.

Nous avons vu ailleurs que la comédie étant le contraste des ridicules, parce qu’elle peint les hommes, l’action y doit être subordonnée aux caractères. La tragédie peignant les actions, est le choc des grandes passions entr’elles ou avec les grandes vertus : on les y voit toujours lutter les unes contre les autres, et combattre avec violence la nature et le devoir. C’est le choc des grands intérêts qui se croisent, et qui divisant les personnages, produisent en eux cette diversité, cette opposition de grands sentimens qui nous attachent autant qu’ils nous étonnent. Ainsi les caractères doivent dans la tragédie être subordonnés à l’action. Le premier soin du poëte est de la choisir, ensuite de l’arranger. En la développant, il peindra les caractères, et d’autant plus aisément, que ses personnages ne pourront agir les uns contre les autres, sans se montrer tels qu’ils sont. Le poëte comique distribuant son action, dit : mes personnages doivent agir de telle manière, parce qu’ils ont tel caractère. Le poëte tragique distribuant la sienne, dit : mes personnages doivent avoir tel caractère, parce qu’ils agissent de telle manière.

Ce que j’ai dit dans l’article du poëme dramatique, des qualités et de la conduite de l’action, indique assez la manière dont une tragédie doit être construite, et me dispense de m’étendre ici sur ce sujet. Je me contenterai de feire observer qu’il y deux choses auxquelles il ne faut jamais manquer dans l’exposition : la première, qu’elle soit assez claire, pour que le spectateur saisisse d’un coup-d’œil ce qui fait le véritable sujet de la pièce : la seconde, qu’elle excite beaucoup de curiosité ; il faut que la première scène donne la plus grande envie de voir les autres. Dans le nœud, tout doit être action. Ce n’est pas que chaque scène doive présenter un événement ; mais chaque scène doit être ou un nouvel effort qui fasse marcher l’action vers son terme, ou un nouvel obstacle qui l’arrête, et qu’il faille surmonter. De cette manière, il n’y aura aucun vide ni aucune interruption ; l’intérêt sera soutenu et toujours plus vif. Le dénouement doit être préparé de loin, sans que pourtant il puisse être prévu. Il faut qu’il soit tiré du fond de l’action, et produit naturellement par les incidens qui le précèdent. Pour tout dire en peu de mots, le premier acte d’une tragédie expose le sujet et pique la curiosité. Dans le second, l’inquiétude commence. Dans le troisième, elle augmente. Le quatrième, excite vivement la terreur et la pitié. Le cinquième les porte à leur comble ; il déchire l’âme, il est tout rempli de larmes.

Analyse d’une tragédie de Re.

Une de nos meilleures tragédies pour la grandeur de l’action, la vivacité de l’intérêt, le choc des passions, et généralement pour la conduite de l’ouvrage, est l’Iphigénie en Aulide de Racine. C’est un vrai modèle qu’il est à propos que je mette ici sous les yeux, autant qu’il est possible de le faire par la voie de l’analyse. Les principaux personnages de cette tragédie sont Agamemnon, Ulysse, Achille, Clitemnestre, femme d’Agamemnon, Iphigénie, fille d’Agamemnon, et Eriphile, fille d’Hélène et de Thésée. La scène est en Aulide, petite contrée de Béotie, près de l’ancienne ville et port de Chalcis, capitale de l’île Eubée, aujourd’hui Négrepont.

AI. La flotte des Grecs qui alloient faire le siége de Troie, ayant été arrêtée par le calme des vents, Agamemnon, suivi de Nestor, de Ménélas et d’Ulysse, fut consulter l’oracle, qui, par la bouche du fameux devin Calchas, rendit cette réponse :

Vous armez contre Troie une puissance vaine,
Si dans un sacrifice auguste et solennel,
Une fille du sang d’Hélène
De Diaue en ces lieux n’ensanglante l’autel.
Pour obtenir les vents que le ciel vous dénie,
Sacrifiez Iphigénie.

Agamemnon pressé par Ulysse d’obéir à l’oracle, effrayé d’ailleurs par les Dieux qu’il voyoit menaçans pendant son sommeil, écrivit à Argos, pour faire venir sa fille, sous prétexte qu’Achille à qui elle avoit été promise, vouloit la revoir et partir son époux. Tel est en substance le récit que, dans la première scène, Agamemnon fait à Arcas des événemens antérieurs à l’action qui va se passer : c’est-là la préparation de l’action.

Ce chef des rois de la Grèce ne pouvant étouffer la voix de la nature, qui crie encore plus fortement dans son cœur, à l’approche du jour où Iphigénie doit arriver, charge Arcas d’aller au-devant d’elle et de Clitemnestre, à laquelle il écrit de retourner à Argos, parce qu’Achille a changé de dessein. Voilà l’exposition du sujet : voilà le germe de tous les incidens de la pièce.

Cependant le bruit se répand que Clitemnestre et Iphigénie doivent arriver au camp. Achille, qui n’ayant rejoint l’armée que la nuit précédente, ne savoit pas qu’on eût consulté l’oracle, apprend la nouvelle de cette arrivée, et vient en témoigner sa joie à Agamemnon, qui ne lui fait que des réponses vagues. Ulysse même le blâme de songer à son amour, dans un temps, où les Dieux irrités demandent du sang peut-être, et du plus précieux. Le fier Achille s’exprime ici avec toute son ardeur pour la gloire ; et sans aucun délai, sans achever même son hymen, il veut voler à Troie, dût-il l’assiéger seul avec son ami Patrocle. Agamemnon gémit dans le sein d’Ulysse sur le sort d’Iphigénie, lorsqu’il apprend qu’elle vient d’arriver avec Clitemnestre sa mère, et Eriphile, jeune princesse de Lesbos, captive d’Achille, et qui vient interroger l’oracle sur son destin, dont elle n’a aucune connoissance. Ulysse presse alors Agamemnon d’immoler aux Dieux leur victime, puisqu’eux-mêmes ont pris soin de l’amener à Calchas. Agamemnon est déterminé à le faire après avoir écarté Clitemnestre de l’autel. Voilà le nœud commencé ; il s’agit de voir si Iphigénie sera sacrifiée. Tout est préparé pour le complément de cette action, sans que cependant on puisse rien prévoir. La curiosité s’empare de l’âme du spectateur ; mais c’est une curiosité qui n’est pas exempte d’inquiétude.

AI. Eriphile dit à sa confidente, qu’un oracle effrayant lui annonce qu’elle ne peut, sans périr, connoître le sang dont elle sort ; mais que le plus funeste de tous ses maux est l’hymen d’Achille et d’Iphigénie. Prisonnière de ce héros, elle l’aime ; et sa jalousie la porte à traverser le bonheur de cette même Iphigénie, qui lui a offert son appui auprès d’Achille. Agamemnon paroît, suivi d’Iphigénie, qu’il ne regarde qu’en soupirant, et dont il reçoit à peine les embrassemens.

Ma fille, je vous vois toujours des mêmes yeux ;
Mais les temps sont changés aussi bien que les lieux.
D’un soin cruel ma joie est ici combattue.
Iphigénie.
Hé ! mon père, oubliez votre rang à ma vue.
Je prévois la rigueur d’un long éloignement.
N’osez-vous, sans rougir, être père un moment ?
Vous n’avez devant vous qu’une jeune princesse,
A qui j’avois pour moi vanté votre tendresse :
Cent fois lui promettant mes soins, votre bonté,
J’ai fait gloire à ses yeux de ma félicité.
Que va t-elle penser de votre indifférence ?
Ai je flatté ses vœux d’une fausse espérance ?
N’éclaircirez-vous point ce front chargé d’ennuis ?
Agamemnon.
Ah, ma fille !
Iphigénie.
Seigneur, poursuivez.
Agamemnon.
Je ne puis.
Iphigénie.
Périsse le Troyen, auteur de nos alarmes !
Agamemnon.
Sa perte à ses vainqueurs coûtera bien des larmes.
Iphigénie.
Les Dieux daignent sur-tout prendre soin de vos jours !
Agamemnon.
Les Dieux, depuis un temps, me sont cruels et sourds.
Iphigénie.
Calchas, dit-on, prépare un pompeux sacrifice.
Agamemnon.
Puissé-je auparavant fléchir leur injustice !
Iphigénie.
L’offrira-t-on bientôt ?
Agamemnon.
Plutôt que je ne veux.
Iphigénie.
Me sera-t-il permis de me joindre à vos vœux ?
Verra-t-on à l’autel votre heureuse famille ?
Agamemnon.
Hélas !
Iphigénie.
Vous vous taisez ?
Agamemnon.
Vous y serez, ma fille.
Adieu.

Que doit soupçonner Iphigénie de cet accueil ? Mais que doit-elle penser d’Achille, qui ne s’est pas encore offert à sa vue ? Elle confie ces tristes pensées à Eriphile, lorsque Clitemnestre, à qui Arcas a remis la lettre d’Agamemnon, vient annoncer à Iphigénie qu’il faut se préparer à un prompt départ. Sauvons, lui dit-elle, notre gloire offensée.

Pour votre hymen Achille a changé de pensée,
Et refusant l’honneur qu’on lui veut accorder,
Jusques à son retour il veut le retarder.

Elle dit à Eriphile :

Je ne vous presse point, madame de nous suivre.
En de plus chères mains ma retraite vous livre.
De vos secrets desseins on est trop éclairci ;
Et ce n’est pas Calchas que vous cherchez ici.

Iphigénie soupçonnant Eriphile d’être la cause de ce changement, accable de reproches cette princesse, et ne fait qu’une très-courte réponse à Achille, qui se présente en ce moment devant elle. Celui-ci ne sait que penser de cette fuite. Il adore plus que jamais Iphigénie. Mais il ne voit par-tout, dit-il, que des yeux ennemis. Calchas, Nestor, Ulysse combattent son amour, et paroissent lui dire qu’il faut qu’il y renonce. Est-il la fable de l’armée ? C’est un secret qu’il veut leur arracher. Eriphile est furieuse, voyant qu’Iphigénie est aimée. Mais on se cache d’Achille, dit-elle, Agamemnon gémit : elle aime à se persuader que quelque orage est près d’éclater sur ces deux amans, et prend la résolution de ne pas mourir sans vengeance. Voilà le nœud formé : l’action commence à marcher. Le spectateur est déjà dans le trouble et dans l’inquiétude sur le sort d’Iphigénie. Il n’a pu entendre ces paroles d’Agamemnon en parlant du sacrifice, vous y serez ma fille, sans trembler pour cette jeune princesse.

AI. Clitemnestre ouvre la scène avec Agamemnon. Elle lui dit :

Oui, Seigneur, nous partions, et mon juste courroux
Laissoit bientôt Achille et le camp loin de nous ;
Ma fille dans Argos couroit pleurer sa honte.
Mais lui-même étonné d’une fuite si prompte,
Par combien de sermens, dont je n’ai pu douter,
Vient-il de me convaincre et de nous arrêter !
Il presse cet hymen qu’il prétend qu’on diffère,
Et vous cherche brûlant d’amour et de colère.
Près d’imposer silence à ce bruit imposteur,
Achille en veut connoître et confondre l’auteur.
Bannissez ces soupçons qui troubloient notre joie.

Agamemnon feint de consentir à l’hymen de sa fille. Mais il ordonne à la reine de la laisser aller à l’autel, suivie de ses femmes seulement. Clitemnestre s’imaginant qu’Agamemnon rougiroit de montrer à l’armée la sœur d’Hélène, se résout à obéir ; et le bonheur de sa fille la console de tout. Elle voit paroître Achille qui, au comble de la joie, lui dit :

Tout succède, madame, à mon empressement.
Le roi n’a point voulu d’autre éclaircissement ;
Il en croit mes transports, et sans presque m’entendre,
Il vient, en m’embrassant, de m’accepter pour gendre.
Une m’a dit qu’un mot. Mais vous a-t-il conté
Quel bonheur dans le camp vous avez apporté ?
Les Dieux vont s’appaiser. Du moins Calchas publie
Qu’avec eux dans une heure il nous réconcilie ;
Que Neptune et les vents prêts à nous exaucer,
N’attendent que le sang que sa main va verser.

Il invite Iphigénie, qui paroît dans ce même moment, à venir recevoir à l’autel un cœur qui l’adore. Cette princesse prête à l’y suivre, lui présente Eriphile sa captive, dont elle le prie de briser les fers. Mais Arcas, qui n’a pu voir, sans frémir, l’appareil du sacrifice qu’on a préparé, vient dire a Clitemnestre et à Achille, qu’Agamemnon attend Iphigénie à l’autel, pour la sacrifier. A cette nouvelle Clitemnestre éperdue, implore le secours d’Achille, et court aussitôt se présenter à Agamemnon. Achille veut aller defendre et venger son amante, et demander en même temps raison à Agamemnon de l’outrage qu’il lui fait à lui-même. Mais il est retenu par Iphigénie. Clitemnestre, à qui Agamemnon a fait refuser le passage de l’autel, revient implorer le secours d’Achille, qui lui jure que, tant qu’il respirera, sa fille ne sera point immolée, et qui va tout disposer à la servir. Voilà le nœud qui se serre. D’un côté, Agamemnon est entièrement déterminé à sacrifier Iphigénie ; et le danger de cette jeune princesse devient, par là même, plus grand, et l’inquiétude du spectateur plus vive. De l’autre côté, elle a Achille pour défenseur. Mais ce héros pourra-t-il la soustraire à la mort, contre l’ordre des Dieux et la volonté du roi ?

AV. Eriphile, toujours jalouse de ce que fait Achille pour sa rivale, et craignant que ce héros ne vienne à bout de la sauver, est tentée d’aller divulguer la menace des dieux, pour allumer le feu de la discorde dans tout le camp. Cependant Agamemnon ne voyant pas paroître sa fille à l’autel, vient la demander à Clitemnestre, qui éclate avec la plus vive fureur contre lui, et qui disparoît de sa présence, en amenant avec elle Iphigénie. Agamemnon troublé, sent plus que jamais la tendresse paternelle se réveiller dans son âme. Achille qui vient le trouver, lui parle avec la plus grande hauteur, et même sur le ton de la menace. Agamemnon lui répond avec toute la noblesse et toute la grandeur d’un chef des rois de la Grèce, et finit par lui dire qu’il rompt tous les nœuds qui l’attachent à lui. Achille encore plus irrité, mais se contenant lui réplique :

Rendez grâce au seul nœud qui retient ma colère.
D’Iphigénie encor je respecte le père,
Peut-être sans ce nom, le chef de tant de rois
M’auroit osé braver pour la dernière fois.
Je ne dis plus qu’un mot, c’est à vous de m’entendre.
J’ai votre fille ensemble et ma gloire à défendre.
Pour aller jusqu’au cœur que vous voulez percer,
Voilà par quels chemins vos coups doivent passer.
Agamemnon sl.
Et voilà ce qui rend sa perte inévitable !
Ma fille toute seule étoit plus redoutable.
Ton insolent amour qui croit m’épouvanter,
Vient de hâter le coup que tu veux arrêter.
Ne délibérons plus. Bravons sa violence.
Ma gloire intéressée emporte la balance.
Achille menaçant détermine mon cœur :
Ma pitié sembleroit un effet de ma peur.
Il appelle ses gardes.
…………. Que vais-je faire ?
Puis-je leur prononcer cet ordre sanguinaire ?
Cruel, à quel combat faut-il te préparer ?
Quel est cet ennemi que tu leur vas livrer ?
Une mère m’attend, une mère intrépide
Qui défendra son sang contre un père homicide,
Je verrai mes soldats moins barbares que moi,
Respecter dans ses bras la fille de leur roi.
Achille nous menace, Achille nous méprise.
Mais ma fille en est-elle à mes loix moins soumise ?
Ma fille, de l’autel cherchant à s’échapper ;
Gémit-elle du coup dont je la veux frapper ?
Que dis-je ? que prétend mon sacrilège zèle ?
Quels vœux en l’immolant, formerai-je sur elle ?
Quelques prix glorieux qui me soient proposés,
Quels lauriers me plairont de son sang arrosés ?
Je veux fléchir des Dieux la puissance suprême.
Ah, quels Dieux me seroient plus cruels que moi-même !
Non, je ne puis. Cédons au sang, à l’amitié,
Et ne rougissons plus d’une juste pitié.
Qu’elle vive. Mais quoi ! peu jaloux de ma gloire,
Dois-je, au superbe Achille, accorder la victoire ?
Son téméraire orgueil que je vais redoubler,
Croira que je lui cède, et qu’il m’a fait trembler.
De quel frivole soin mon esprit s’embarrasse ?
Ne puis-je pas d’Achille humilier l’audace ?
Que ma fille à ses yeux soit un sujet d’ennui ;
Il l’aime. Elle vivra pour un autre que lui.

Agamemnon fait appeler Clitemnestre et Iphigénie. Il leur ordonne de partir promptement, en se dérobant à la vigilance de Calchas, tandis qu’il va lui-même l’abuser par de feintes raisons, et lui demander au moins le reste de la journée pour ce sacrifice. Eriphile présente à cet entretien, reconnoît les effets de l’amour d’Achille : sa jalouse fureur s’irrite ; elle veut perdre Iphigénie ou périr, et va tout découvrir à Calchas. Voilà le nœud qui se serre encore davantage, et le trouble du spectateur qui va toujours en croissant. Un moment d’espérance a soulevé l’âme, mais pour la faire retomber avec plus de force. Clitemnestre et Iphigénie seront-elles sorties du camp, avant qu’Eriphile ait instruit Calchas de leur départ ? Cette incertitude est terrible.

AV. Toute l’armée, qui a su que les Dieux ont ordonné le sacrifice d’Iphigénie, s’est opposée à sa fuite, et demande à grands cris la victime. Achille veut amener Iphigénie dans sa tente, où il la défendra contre toute l’armée Elle refuse de le suivre, et ne songe qu’à obéir à son père. Ce héros furieux, résolu de renverser le bucher, d’immoler le prêtre, de frapper Agamemnon lui-même, va se ranger près de l’autel avec ses thessaliens. On y conduit Iphigénie, malgré les efforts de Clitemnestre, que retiennent les gardes, contenus eux-mêmes par tout le camp, qu’un zèle fatal aveugle, et qui ne reconnoît en ce moment d’autre maître que Calchas. Voilà le nœud aussi serré qu’il puisse l’être. Le trouble et l’inquiétude ne peuvent être plus vifs : l’âme est déchirée. Y a-t-il encore quelque ressource pour l’intéressante Iphigénie ? Achille, le seul Achille pourra-t-il avec ses soldats résister à une armée si nombreuse, et composée de si braves guerriers ? Il faut qu’Iphigénie périsse, ou qu’elle soit délivrée, nous touchons au moment où le nœud va se dénouer.

Ulysse vient raconter à Clitemnestre qu’Achille, à la tête de ses thessaliens, combattoit pour arracher Iphigénie au fer du sacrificateur ; qu’un nuage de traits s’élevoit dans les airs, et que le sang, prémiers du carnage, commençoit à couler, lorsque Calchas plein du Dieu qui l’agitoit, s’est avancé entre les deux partis, et expliquant l’oracle, a déclaré que la victime demandée par les Dieux, étoit une autre Iphigénie, née d’un mariage secret de Thésée avec Hélène : elle me voit, a-t-il dit aux Grecs ; elle m’entend ; elle est devant vos yeux. Aussitôt toute l’armee a jeté les yeux sur Eriphile, qui, se voyant condamnée à mourir, a saisi avec fureur le couteau sacré, qu’elle a plongé dans son sein. Voilà le dénouement.

La conduite de cette tragédie est admirable. Le sujet y est exposé avec toute la netteté qu’on peut desirer. L’action aussi bien nouée qu’elle puisse l’être, y marche rapidement, sans jamais être embarrassée. Les incidens y naissent tous les uns des autres, et sans qu’ils choquent en aucune manière la plus exacte vraisemblance. L’intérêt y est toujours vif et toujours gradué. La terreur et la pitié, qui commencent dès l’exposition même du sujet, vont toujours en croissant, et y sont portées à leur comble. Le dénouement y est préparé avec un art infini. Quant aux caractères, ils sont tous dans la nature, parfaitement soutenus, et contrastent merveilleusement entr’eux. Cette tragédie est un vrai chef-d’œuvre, que le poëte qui travaille pour le théâtre, doit avoir continuellement sous les yeux. Boileau avoit bien raison de dire dans son épître à Racine :

Jamais Iphigénie en Aulide immolée,
N’a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,
Que dans l’heureux spectacle à nos yeux étalé.
N’en a fait, sous ton nom verser la Chanmeslé(a).
De l’amour dans la tragédie.

La scène tragique est généralement ouverte à toutes les grandes passions. C’est-là le lieu où elles doivent se montrer avec tous les malheurs, toutes les misères qui en sont les suites funestes. Cependant il y a des auteurs qui voudroient que l’amour fût entièrement banni de nos tragédies. Voici en raccourci les principales raisons qu’ils font valoir contre ceux qui sont d’un sentiment contraire.

1°. Mettre de l’amour dans la tragédie, c’est en dégrader la majesté, parce que cette passion est d’un caractère badin, qui ne s’accomode point avec la gravité tragique.

2°. L’amour, loin de répandre plus d’intérêt dans les tragédies modernes, ne les rend souvent que plus fades et plus languissantes. Aussi ne font-elles point sur les esprits ces fortes impressions que faisoient autrefois les tragédies grecques, qui déchiroient les entrailles par les seuls objets de terreur et de pitié qui y étoient présentés.

3°. En faisant soupirer les personnages tragiques, on les défigure ; on leur donne presque toujours un caractère opposé à celui que l’histoire nous en a tracé. Nous ne reconnoissons point sur notre théâtre les héros de l’antiquité, parce qu’on en fait des princes efféminés et des courtisans voluptueux.

4°. Le penchant naturel de la nation et du sexe à la galanterie, n’impose point la nécessité de mêler de l’amour dans nos pièces tragiques, puisque cette même nation, ce même sexe a admiré et admire encore Athalie, Mérope, la mort de César, et d’autres tragédies sans amour.

5°. Enfin une image trop vive de l’amour ne peut que corrompre l’esprit et amollir le cœur. Elle est au moins l’occasion du danger, si elle n’en est pas la cause : et l’intérêt des bonnes mœurs exige qu’on rejette bien loin tout ce qui pourroit être une occasion dangereuse.

Les raisons qu’apportent ceux qui prétendent que l’amour est absolument nécessaire dans la tragédie, sont celles ci.

1°. La tragédie doit exciter la terreur et la pitié par l’image des dangers et des malheurs que les passions entraînent après elles. Or, l’amour fougueux, violent, jaloux, aveugle et cruel, n’est que trop souvent le principe de ces dangers et de ces malheurs qui nous effraient et qui nous attendrissent. Cette passion est donc nécessaire dans la tragédie.

2°. Si les Grecs et les Romains n’en ont point fait usage, c’est parce que ces républicains aimoient leur liberté jusqu’à l’excès. Ennemis nés des rois et de la monarchie, ils étoient assez satisfaits de voir dans leurs tragédies des princes opprimés et humiliés, des souverains détrônés et malheureux. D’ailleurs ils n’avoient point de comédiennes : les rôles de femmes étoient joués par des hommes masqués ; et l’amour eût été ridicule dans leur bouche.

3°. Ce n’est pas défigurer les héros de l’antiquité, que de leur donner de l’amour, pourvu qu’on conserve le fond de leur caractère. Cette passion ne peut pas alors les rendre méconnoissables sur notre théâtre.

4°. Il n’y a que des passions fondées sur des sentimens conformes à ceux des spectateurs, qui font une grande impression sur eux. Ainsi nos cœurs étant tournés à la galanterie, le plus sûr moyen de les émouvoir, est de leur retracer la peinture de ces mouvemens qui leur sont les plus familiers. D’ailleurs il faut plaire aux femmes, qui jugent des ouvrages de théâtre par sentiment ; et ce ne seroit pas flatter leur goût, que de leur donner des tragédies sans amour.

5°. Enfin la peinture de l’amour n’est pas dangereuse par elle même : elle ne l’est que par l’excès de licence qu’on s’y donne. Or, ce n’est pas là un motif suffisant pour eu interdire l’usage ; on bien il faut entièrement proscrire les choses indifférentes et même les meilleures, par la raison de l’abus qu’on peut en faire.

Il seroit inutile ici d’approfondir et de développer ces différentes raisons, sur lesquelles on étaie les deux sentimens opposés touchant l’amour dans la tragédie. On voit assez que ni les unes ni les autres ne manquent point de solidité. Quelle est donc la conséquence qu’on doit en tirer ? Faut-il que l’amour règne dans toutes nos tragédies. Faut-il qu’il en soit entièrement banni ? Voltaire me paroît tenir un juste milieu entre ces deux sentimens ; et je n’aurois pas de peine à croire que le sien fût approuvé même des esprits les plus rigides. Voici ce qu’il dit dans son Discours sur la Tragédie qu’il a mis à la tête de Brutus. Vouloir de l’amour dans toutes les tragédies, me paroît un goût efféminé ; l’en proscrire toujours est une mauvaise humeur bien déraisonnable….. L’amour dans une tragédie n’est pas plus un défaut essentiel que dans l’Enéide : il n’est à reprendre, que quand il est amené mal à propos ou sans art…. Le mal est que l’amour n’est souvent chez nos héros que de la galanterie….. Pour qu’il soit digne du théâtre tragique, il faut qu’il soit le nœud nécessaire de la pièce et non qu’il soit amené par force, pour remplir le vide des tragédies. Il faut que ce soit une passion véritablement tragique, regardée comme une foiblesse et combattue par des remords. Il faut (qu’on remarque ceci) ou que l’amour conduise aux malheurs et aux crimes, pour faire voir combien il est dangereux, ou que la vertu en triomphe, pour montrer qu’il n’est point invincible.

Ces dernières paroles expriment parfaitement la manière dont l’amour doit être présenté sur la scène tragique. Tant qu’il y sera peint sous l’un de ces deux côtés seulement, je ne crois pas qu’il puisse séduire l’innocence, ou amollir encore davantage les cœurs foibles et trop sensibles. C’est au poëte à ne jamais s’écarter de ce principe, et à faire toujours céder l’intérêt de sa propre gloire à celui des bonnes mœurs et de la vertu.

Peignez donc, j’y consens, les héros amoureux ;
Mais ne m’en formez pas des bergers doucereux.
Qu’Achille aime autrement que Thircis et Philène.
N’allez pas d’un Cyrus nous faire un Artamène1 :
Et que l’amour souvent de remords combattu,
Paroisse une foiblesse et non une vertu2.
Style de la Tragédie.

Le style de la tragédie est le style qui convient aux personnes du premier rang. Supposez des monarques, des héros, des ministres, des hommes illustres, qui sont à la tête d’un gouvernement quelconque, parler aussi parfaitement qu’ils peuvent parler ; soit lorsqu’ils discutent les intérêts de leur nation ou leurs intérêts particuliers ; soit, pour tout dire en un mot, lorsqu’ils sont agités d’une violente passion, excitée par un grand objet, et faites-les parler de même ; vous aurez saisi le véritable style de la tragédie. Mais observez que ces personnages n’étant pas supposés être poëtes, vous ne devez pas les faire parler en poëtes : quoique vous donniez à leur langage le rhythme de la poésie, vous ne pouvez pas lui en donner l’enthousiasme et les fougueux transports. Ainsi vous rejeterez les hyperboles, les comparaisons directes, les apostrophes aux êtres insensibles, et toutes ces expressions figurées qui n’appartiennent qu’au nourrisson des Muses, lorsqu’il se montre sans prendre aucun soin de se cacher.

Il faut cependant remarquer qu’il y a des occasions, où ces expressions figurées, ces apostrophes à des êtres insensibles, loin d’être déplacées dans la tragédie, y font un effet admirable : c’est lorsque la passion ou le sentiment les fait naître. Que Pyrhus, amoureux d’Andromaque, lui offre de relever les murs de Troie, et d’y couronner son fils ; cette princesse, fidèle à la cendre de son époux, peut fort bien lui répondre :

Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guère :
Je les lui promettois tant qu’à vécu son père.

Et puis s’écrier tout-à-coup :

Non, vous n’espérez plus de nous revoir encor,
Sacrés murs, que n’a pu conserver mon Hector !

Que le vieil Horace plaide la cause de son fils vainqueur, qui, par le meurtre de sa sœur, se trouve dans un danger de mort ; il lui sera sans doute permis de dire avec une espèce d’enthousiasme :

Lauriers, sacrés rameaux qu’on veut réduire en poudre,
Vous qui mettez sa tête à couvert de la foudre,
L’abandonnerez-vous à l’infâme couteau,
Qui fait cheoir les méchans sous la main d’un bourreau ?
Romains souffrirez-vous qu’on vous immole un homme,
Sans qui Rome aujourd’hui cesseroit d’être Rome,
Et qu’un Romain s’efforce à tacher le renom
D’un guerrier, à qui tous doivent un si beau nom.

Il est aisé de sentir que ce n’est point ici le poëte qui parle, mais que c’est le personnage même, livré à une passion ; à un sentiment qui remplit toute son âme.

Quant aux métaphores, on sait que bien souvent les plus fortes et les plus vives ne choquent point dans la plus simple conversation. Ainsi l’on ne sera pas surpris qu’Agamemnon dise d’Achille :

Mais qui peut dans sa course arrêter ce torrent ?
Achille va combattre et triomphe en courant.

Une règle invariable pour le style tragique, est que les personnages doivent toujours parler avec dignité, mais sans enflure, avec une noblesse qui n’ait rien d’ampoulé, avec une simplicité qui n’ait rien de bas. L’affectation et l’obscurité sont encore deux défauts qui seroient insupportables dans la tragédie. Ne seroit-il pas en effet ridicule d’entendre des héros parler par énigmes et d’une manière inintelligible ? Il le seroit peut-être encore davantage de les voir courir après les éclairs de l’esprit, tandis que leurs discours doivent toujours porter l’empreinte de la passion et du sentiment. C’est un principe que le poëte ne doit jamais perdre de vue, même quand il fait raisonner ses personnages. La passion et le sentiment qui les animent, doivent toujours percer à travers le raisonnement ; ou, pour mieux dire, le raisonnement doit toujours être tiré du fond de la passion et de la nature du sentiment.

Le style tragique a divers tons, diverses nuances, selon le caractère, les passions, la situation des personnages. Il n’est personne qui n’admire dans Phèdre le beau récit de la mort d’Hippolite : c’est un chef-d’œuvre de poësie et de peinture. Mais il n’est personne qui n’approuve la remarque faite depuis long-tems, que ce morceau si brillant et si fleuri, n’est pas bien placé dans la bouche d’un personnage accablé de douleur, et qui fond en larmes en faisant ce récit. On sent qu’Horace doit parler d’une manière plus forte et plus élevée que Curiace, parce qu’il y a dans son caractère une grandeur, et même si l’on veut, un peu de férocité, qui n’est pas dans celui de son beau-frère. On sent que Camille, qui a perdu un amant qui alloit être son époux, peut, dans les premiers transports de sa douleur, s’expprimer avec une véhémence et un emportement qui ne conviendroit point à Sabine qui n’a perdu qu’un frère. Mais je répéterai encore ici, que quand il s’agit de style, les exemples instruisent mille fois mieux que les préceptes les plus étendus. On ne sauroit en mettre trop sous les yeux des jeunes gens, pourvu qu’ils soient bons.

Veut-on connoître le vrai langage des héros tragiques qu’enflamment l’amour de la patrie et une ardeur insatiable pour la gloire ? Qu’on écoute parler Horace dans Corneille, lorsque Curiace, en le félicitant de ce que Rome l’a nommé avec ses deux frères pour le combat, ne peut s’empêcher de lui témoigner ses craintes pour Albe sa patrie.

Loin de trembler pour Albe(a), il vous faut plaindre Rome(b).
Voyant ceux qu’elle oublie et les trois qu’elle nomme :
C’est un aveuglement pour elle bien fatal,
D’avoir tant à choisir et de choisir si mal.
Mille de ses enfans beaucoup plus dignes d’elle,
Pouvaient bien mieux que nous soutenir sa querelle.
Mais quoique ce combat me promette un cercueil,
La gloire de ce choix m’enfle d’un juste orgueil.
Mon esprit en conçoit une male assurance :
J’ose espérer beaucoup de mon peu de vaillance ;
Et du sort envieux quels que soient les projets,
Je ne me compte point pour un de vos sujets.
Rome a trop cru de moi : mais mon âme ravie
Remplira son attente, ou quittera la vie.
Qui veut mourir ou vaincre, est vaincu rarement ;
Ce noble désespoir périt mal aisément.
Rome, quoi qu’il en soit ne sera point sujette,
Que mes derniers soupirs n’assurent ma défaite.

Ecoutons encore dans Racine, Achille brûlant d’aller se signaler sous les remparts de Troie, quoi qu’il sache que les Dieux y ont marqué son tombeau. C’est à Agamemnon qu’il parle.

Moi, je m’arrêterois à de vaines menaces !
Et je fuirois l’honneur qui m’attend sur vos traces !
Les Parques(a) à ma mère(b), il est vrai, l’ont prédit.
Lorsqu’un époux mortel fut reçu dans son lit.
Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup dans sans gloire,
On peu de jours suivis d’une longue mémoire.
Mais puisqu’il faut enfin que j’arrive au tombeau,
Voudrois-je de la terre inutile fardeau,
Trop avare d’un sang reçu d’une Déesse,
Attendre chez mon père une obscure vieillesse,
Et toujours de la gloire évitant le sentier,
Ne laisser aucun nom et mourir tout entier ?
Ah ! ne nous formons point ces indignes obstacles ;
L’honneur parle, il suffit ; ce sont là nos oracles.
Les Dieux sont de nos jours les maîtres souverains :
Mais, Seigneur, notre gloire est dans nos propres mains.
Pourquoi nous tourmenter de leurs ordres suprêmes ?
Ne songeons qu’à nous rendre immortels comme eux-mêmes,
Et laissant faire au sort, courons où la valeur
Nous promet un destin aussi grand que le leur.
C’est à Troie(c), et j’y cours ; et quoi qu’on me prédise,
Je ne demande aux Dieux qu’un vent qui m’y conduise ;
Et quand moi seul enfin il faudroit l’assiéger,
Patrecle(a) et moi, seigneur, nous irons vous venger.

Voyez sur quel ton Corneille fait parler Auguste, instruit de la conspiration que Cinna, son favori, formoit contre lui.

Tu vois le jour, Cinna ; mais ceux dont tu le tiens,
Furent les ennemis de mon père et les miens.
Au milieu de leur camp tu reçus la naissance ;
Et lorsqu’après leur mort tu vins en ma puissance,
Leur haine enracinée au milieu de ton sein
T’avoit mis contre moi les armes à la main :
Tu fus mon ennemi même avant que de naître ;
Et tu le fus encor quand tu pus me connoître ;
Et l’inclination jamais n’a démenti
Ce sang qui t’avoit fait du contraire parti.
Autant que tu l’as pu, les effets l’ont suivie.
Je ne m’en suis vengé qu’en te donnant la vie.
Je te fis prisonnier, pour te combler de biens ;
Ma cour fut ta prison, mes faveurs tes liens.
Je te restituai d’abord ton patrimoine :
Je t’enrichis après des dépouilles d’Antoine(b)
Et tu sais que depuis à chaque occasion,
Je suis tombé pour toi dans la profusion.
Toutes le dignités que tu m’as demandées,
Je te les ai sur l’heure et sans peine accordées ;
Je t’ai préféré même à ceux dont les parens
Ont jadis dans mon camp tenu les premiers rangs,
A ceux qui de leur sang m’ont acheté l’empire,
Et qui m’ont conservé le jour que je respire.
De la façon enfin qu’avec toi j’ai vécu,
Les vainqueurs sont jaloux du bonheur du vaincu.
Quand le ciel me voulut, en rappelant Mécène(a),
Après tant de faveur montrer un peu de haine,
Je te donnai sa place en ce triste accident,
Et te fis après lui mon plus cher confident.
Aujourd’hui même encor, mon âme irrésolue,
Me pressant de quitter la puissance absolue.
De Maxime et de toi j’ai pris les seuls avis ;
Et ce sont malgré lui les tiens que j’ai suivis.
Bien plus ce même jour je te donne Emilie,
Le digne objet des vœux de toute l’Italie,
Et qu’on mise si haut mon amour et mes soins,
Qu’en te couronnant roi, je t’aurais donné moins.
Tu t’en souviens, Cinna, tant d’heur et tant de gloire
Ne peuvent pas sitôt sortir de ta mémoire.
Mais ce qu’on ne pourroit jamais imaginer,
Cinna, tu t’en souviens, et veux m’assassiner.

Ici, après avoir imposé silence à Cinna qui l’avoit interrompu, il lui dit le jour, le lieu, l’heure à laquelle il devoit exécuter son dessein et le nom de tous les conjurés. Ensuite il continue :

Tu te tais maintenant et gardes le silence,
Plus par confusion que par obéissance.
Quel étoit ton dessein, et que prétendois-tu,
Après m’avoir au temple à tes pieds abattu ?
Affranchir ton pays d’un pouvoir monarchique ?
Si j’ai bien entendu tantôt ta politique,
Son salut désormais dépend d’un souverain.
Qui pour tout conserver, tienne tout en sa main ;
Et si sa liberté te faisoit entreprendre,
Tu ne m’eusses jamais empêché de la rendre ;
Tu l’aurois accepté au nom de tout l’Etat,
Sans vouloir l’acquérir par un assassinat.
Quel étoit donc ton but ? d’y régner en ma place ?
D’un étrange malheur son destin le menace,
Si, pour monter au trône, et lui donner la loi,
Tu retrouves dans Rome autre obstacle que moi ;
Si jusques à ce point son sort est déplorable,
Que tu sois après moi le plus considérable,
Et que ce grand fardeau de l’Empire romain
Ne puisse après ma mort tomber mieux qu’en ta main.
Apprends à te connoître et descends en toi-même.
On t’honore dans Rome, on te courtise, on t’aime ;
Chacun tremble sous toi, chacun te fait des vœux ;
Ta fortune est bien haut, tu peux ce que tu veux,
Mais tu ferois pitié même à ceux qu’elle irrite,
Si je t’abandonnois à ton peu de mérite.
Ose me démentir, dis moi ce que tu vaux,
Conte moi tes vertus, tes glorieux travaux,
Les rares qualités par où tu m’as dû plaire,
Et tout ce qui t’élève au-dessus du vulgaire.
Ma faveur fait ta gloire, et ton pouvoir en vient ;
Elle seule t’élève et seule te soutient ;
C’est elle qu’on adore, et non pas ta personne,
Tu n’as crédit ni rang qu’autant qu’elle t’en donne ;
Et pour te faire cheoir, je n’aurois aujourd’hui
Qu’à retirer la main qui seule est ton appui.
J’aime mieux toutefois céder à ton envie ;
Règne, si tu le peux, aux dépens de ma vie.
Mais oses-tu penser que les Serviliens,
Les Cosses, les Metels, les Pauls, les Fabiens,
Et tant d’autres enfin de qui les grands courages
Des héros de leur sang sont les vives images,
Quittent le noble orgueil d’un sang si généreux
Jusqu’à pouvoir souffrir que tu règnes sur eux ?
Parle, parle, il est temps.

Quelle noblesse ! quelle dignité dans ce ton de l’empereur romain ! Tout est grand dans ce morceau ; tout y est d’une simplicité sublime : il n’y a pas un seul mot à retrancher. Voilà la vraie éloquence qui convient à la tragédie.

Le discours que Racine met dans la bouche de Mithridate, faisant part à ses enfans du dessein qu’il a formé d’aller attaquer les Romains dans Rome même, est également admirable par la grandeur des sentimens, et la richesse de l’élocution. Le voici :

Je fuis : ainsi le veut la fortune ennemie.
Mais vous savez trop bien l’histoire de ma vie,
Pour croire que long-temps soigneux de me cacher,
J’attende en ces déserts qu’on vienne me chercher.
La guerre a ses faveurs ainsi que ses disgraces.
Déjà plus d’une fois retournant sur mes traces,
Tandis que l’ennemi par ma fuite trompé,
Tenoit après son char un vain peuple occupé,
Et gravant en airain ses frêles avantages,
De mes états conquis enchaînoit les images,
Le Bosphore(a) m’a vu, par de nouveaux apprêts,
Ramener la terreur du fond de ses marais,
Et, chassant les Romains de l’Asie étonnée,
Renverser en un jour l’ouvrage d’une année.
D’autres temps, d’autres soins. L’Orient accablé
Ne peut plus soutenir leur effort redoublé.
Il voit plus que jamais ses campagnes couvertes
De Romains que la guerre enrichit de ses pertes.
Des biens des nations ravisseurs altérés,
Le bruit de nos trésors les a tous attirés :
Ils y courent en foule, et jaloux l’un de l’autre,
Désertent leur pays pour inonder le nôtre.
Moi seul je leur résiste. Ou lassés ou soumis,
Ma funeste amitié pèse à tous mes amis :
Chacun à ce fardeau veut dérober sa tête.
Le grand nom de Pompée(b) assure sa conquête :
C’est l’effroi de l’Asie. Et, loin de l’y chercher,
C’est à Rome(c), mes fils, que je prétends marcher.
Ce dessein vous surprend, et vous croyez peut-être
Que le seul désespoir aujourd’hui le fait naître.
J’excuse votre erreur. Et, pour être approuvés,
De semblables projets veulent être achevés,
Ne vous figurez point que de cette contrée,
Par d’éternels remparts Rome soit séparée.
Je sais tous les chemins par où je dois passer ;
Et si la mort bientôt ne me vient traverser,
Sans reculer plus loin l’effet de ma parole,
Je vous rends dans trois mois au pied du capitole(a).
Doutez-vous que l’Euxin(b) ne me porte en deux jours
Aux lieux où le Danube(c) a vu finir son cours ?
Que du Scythed avec moi l’alliance jurée
De l’Europe en ces lieux ne me livre l’entrée ?
Recueilli dans leurs ports, accru de leurs soldats,
Nous verrons notre camp grossir à chaque pas.
Daces(e), Pannoniens(f), la fière Germanie(g),
Tous n’attendent qu’un chef contre la tyrannie.
Vous avez vu l’Espagne, et sur-tout les Gaulois,
Contre ces mêmes murs qu’ils ont pris autrefois,
Exciter ma vengeance, et, jusques dans la Grèce,
Par des ambassadeurs accuser ma paresse.
Ils savent que, sur eux prêt à se déborder,
Ce torrent, s’il m’entraîne, ira tout inonder ;
Et vous les verrez tous, prévenant son ravage,
Guider dans l’Italie et suivre mon passage.
C’est là qu’en arrivant, plus qu’en tout le chemin,
Vous trouverez par-tout l’horreur du nom romain,
Et la triste Italie encore toute fumante
Des feux qu’a rallumés sa liberté mourante.
Non, Princes, ce n’est point au bout de l’univers
Que Rome fait sentir tout le poids de ses fers :
Et de près inspirant les haines les plus fortes,
Tes plus grands ennemis, Rome, sont à tes portes.
Ah ! s’ils ont pu choisir pour leur libérateur
Spartacus(a), un esclave, un vil gladiateur :
S’ils suivent aux combats des brigands qui les vengent,
De quelle noble ardeur pensez-vous qu’ils se rangent
Sous les drapeaux d’un roi long-temps victorieux,
Qui voit jusqu’à Cyrus(b) remonter ces aïeux ?
Que dis-je ? En quel état croyez-vous la surprendre ?
Vide de légions qui la puissent défendre,
Tandis que tout s’occupe à me persécuter,
Leurs femmes, leurs enfans pourront-ils m’arrêter ?
Marchons, et dans son sein rejetons cette guerre
Que sa fureur envoie aux deux bouts de la terre.
Attaquons dans leurs murs ces conquérans si fiers ;
Qu’ils tremblent à leur tour pour leurs propres foyers.
Annibal(a) l’a prédit, croyons en ce grand homme,
Jamais on se vaincra les Romains que dans Rome.
Noyons-la dans son sang justement répandu :
Brûlons ce Capitole où j’étois attendu :
Détruisons ses honneurs, et faisons disparoître
La honte de cent rois, et la mienne peut-être ;
Et, la flamme à la main, effaçons tous ces noms
Que Rome y consacroit à d’éternels affronts.

On peut certainement mettre à côté des morceaux que je viens de citer, une belle scène de la tragédie de Rhadamisthe par Crébillon. Je n’en rapporterai que quelques vers. Pharasmane, roi d’Ibérie, méditoit la conquête de l’Arménie, dont son fils Rhadamisthe, qu’on croyoit mort après une longue absence, étoit souverain. Les Romains qui vouloient donner un roi à cette province, y avoient envoyé un ambassadeur pour le lui déclarer. Cet ambassadeur étoit Rhadamisthe lui-même, que son père ne reconnoissoit pas, parce qu’il ne l’avoit point vu depuis sa plus tendre enfance. Voici une des réponses que lui fait Pharsamane.

De quel front ôsez-vous, soldat de Corbulon(a),
M’apporter dans ma cour les ordres de Néron(b) ?
Et depuis quand croit-il, qu’au mépris de ma gloire,
A ne plus craindre Rome(c) instruit par la victoire,
Oubliant désormais la suprême grandeur,
J’aurai plus de respect pour son ambassadeur ;
Moi, qui formant au joug des peuples invincibles,
Ai tant de fois bravé ces Romains si terribles ;
Qui fais trembler encor ces fameux souverains,
Ces Parthesd aujourd’hui la terreur des Romains ?
Ce peuple triomphant n’a point vu mes images
A la suite d’un char en bute à ses outrages.
La honte que sur lui répandent mes exploits,
D’un airain orgueilleux a bien vengé les rois.
Mais quel soin vous conduit en ce pays barbare ?
Est-ce la guerre enfin que Néron me déclare ?
Qu’il ne s’y trompe pas, la pompe de ces lieux,
Vous le voyez assez, n’éblouit point les yeux.
Jusques aux courtisans qui me rendent hommage,
Mon palais, tout ici n’a qu’un vaste sauvage :
La nature, marâtre en ces affreux climats,
Ne produit, au lieu d’or, que du fer, des soldats ;
Son sein tout hérissé, n’offre au désir de l’homme
Rien qui puisse tenter l’avarice de Rome.
Mais pour trancher ici d’inutiles discours,
Rome de mes projets veut traverser le cours ?
Et pourquoi, s’il est vrai qu’elle en soit informée,
N’a-t-elle pas encore assemblé son armée ?
Que font vos légions ? Ces superbes vainqueurs
Ne combattent-ils plus que par ambassadeurs ?
C’est la flamme à la main qu’il faut dans l’Ibérie(a),
Me distraire du soin d’entrer dans l’Arménie(b),
Non par de vains discours indignes des Romains,
Quand je vais par le fer m’en ouvrir les chemins ;
Et peut-être bien plus, dédaignant Artaxate(c),
Défier Corbulon jusqu’aux bords de l’Euphrated.

Les descriptions font un très-bel effet dans la tragédie. Mais il faut qu’elles soient liées au sujet, qu’elles y soient même nécessaires, et toujours occasionnées par le sentiment ou la passion. Un personnage qui décrit un objet, doit toujours avoir un grand intérêt à le faire. C’est ce qu’on va voir dans cette description tirée de la Bérénice de Re. C’est elle-même qui parle.

Le temps n’est plus, Phénice, où je pouvois trembler.
Titus(e) m’aime ; il peut tout, il n’a plus qu’à parler ;
Il verra le Sénat m’apporter ses hommages,
Et le peuple, de fleurs couronner nos images.
De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?
Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur ?
Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,
Qui tous de mon amant empruntoient leur éclat,
Cette pourpre, cet or, que rehaussoit sa gloire ;
Et ces lauriers encor témoins de sa victoire ;
Tous ces yeux qu’on voyoit venir de toutes parts
Confondre sur lui seul leurs avides regards ;
Ce port majestueux, cette douce présence…..
Ciel ! avec quel respect et quelle complaisance
Tous les cœurs en secret l’assuroient de leur foi !
Parle ; peut on le voir sans penser, comme moi,
Qu’en quelque obscurité que le sort l’eût fait naître,
Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître.

Voyez encore avec quel art le même poëte a su mettre dans la bouche d’Andromaque cette courte, mais vive description de la prise de Troie.

Dois je oublier Hector(a) privé de funérailles,
Et traîné sans honneur autour de nos murailles ?
Dois-je oublier son père à mes pieds renversé,
Ensanglantant l’autel qu’il tenoit embrassé ?
Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle,
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle :
Figure-toi Pyrrhus(a), les yeux étincelans,
Entrant à la lueur de nos palais brûlans ;
Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
Et de sang tout couvert échauffant le carnage :
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourans,
Dans la flamme étouffés, sous le fer expirans :
Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue :
Voilà comme Pyrrhus vînt s’offrir à ma vue ;
Voilà par quels exploits il sut se couronner ;
Enfin voilà l’époux que tu veux me donner.

Les narrations que fait le poëte, pour instruire le spectateur de ce qui s’est passé avant l’action, peuvent servir d’ornement dans la tragédie. C’est pourquoi le style doit en être riche, brillant, animé et sur-tout pathétique. En voici une qui peut être proposée pour modèle : elle excite vraiment la terreur et la pitié. C’est Idoménée, roi de Crète, qui parle dans la tragédie de ce nom par Crébillon.

La Crète(b) paroissoit ; tout flattoit mon envie ;
Je distinguois déjà le port de Cydonie(c) :
Mais le ciel ne m’offroit ces objets ravissans,
Que pour rendre toujours mes desirs plus pressans.
Une effroyable nuit sur les eaux répandue,
Déroba tout-à-coup ces objets à ma vue ;
La mort seule y parut…. Le vaste sein des mers
Nous entr’ouvrit cent fois la route des enfers.
Par des vents opposés, les vagues ramassées,
De l’abîme profond jusques au ciel poussées,
Dans les airs embrasés, agitoient mes vaisseaux,
Aussi prêts d’y périr, qu’à fondre sons les eaux.
D’un déluge de feux, l’onde comme allumée,
Sembloit rouler sur nous une mer enflammée ;
Et Neptune(a) en courroux, à tant de malheureux
N’offroit, pour tout salut, que des rochers affreux.
Que te dirai-je enfin ?…. Dans ce péril extrême,
Je tremblai, Sophronyme, et tremblai pour moi-même….
Pour appaiser les Dieux, je priai.… Je promis….
Non, je ne promis rien, Dieux cruels ! j’en frémis…..
Neptune, l’instrument d’une indigne foiblesse,
S’empara de mon cœur, et dicta la promesse.
S’il n’en eût inspiré le barbare dessein,
Non, je n’aurois jamais promis de sang humain.
« Sauve des malheureux si voisins du naufrage,
Dieu puissant, m’écriai-je, et rends-nous au rivage ;
Le premier des sujets rencontré par son roi,
A Neptune immolé fatisfera pour moi…. »
Mon sacrilège vœu rendit le calme à l’onde ;
Mais rien ne put le rendre à ma douleur profonde ;
Et l’effroi succédant à mes premiers transports,
Je me sentis glacer en revoyant ces bords.
Je les trouvai déserts ; tout avoit fui l’orage.
Un seul homme alarmé parcouroit le rivage ;
Il sembloit de ses pleurs mouiller quelques débris ;
J’en approche en tremblant…. Hélas ! c’étoit mon fils…..

Le dialogue est une partie du poème dramatique, sans la perfection de laquelle, une tragédie ne peut être vraiment intéressante. Les personnages n’attachent le spectateur qu’autant qu’ils se répondent à propos, directement, et avec justesse. Le poëte ne doit donc se permettre aucune négligence dans cette partie. Il faut, comme je l’ai déjà dit, qu’il lise sans cesse les meilleures pièces de Corneille, celles de Racine et de nos autres bons tragiques. Voici une scène entre Horace et Curiace, qui n’est pas moins un chef-d’œuvre par la beauté du dialogue, que par le sublime des sentimens. Curiace vient d’apprendre qu’il a été nommé avec ses deux frères pour le combat, et maudit ce fatal honneur, qui l’oblige de s’armer contre son beau-frère et son ami. Horace lui répond :

Le sort, qui de l’honneur nous ouvre la barrière,
Offre à notre constance une illustre matière :
Il épuise sa force à former un malheur,
Pour mieux se mesurer avec notre valeur ;
Et comme il voit en nous des ames peu communes,
Hors de l’ordre commun il nous fait des fortunes.
Combattre un ennemi pour le salut de tous,
Et contre un inconnu s’exposer seul aux coups,
D’une simple vertu c’est l’effet ordinaire ;
Mille déjà l’ont fait, mille pourroient le faire.
Mourir pour son pays est un si digne sert,
Qu’on brigueroit en foule une si belle mort.
Mais vouloir au public immoler ce qu’on aime,
S’attacher au combat contre un autre soi-même,
Attaquer un parti, qui prend pour défenseur
Le frère d’une femme, et l’amant d’une sœur ;
Et rompant tous ces nœuds, s’armer pour la patrie
Contre un sang qu’on voudroit racheter de sa vie ;
Une telle vertu n’appartenoit qu’à nous :
L’éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux ;
Et peu d’hommes au cœur l’ont assez imprimée,
Pour oser aspirer à tant de renommée,
Curiace.
Il est vrai que nos noms ne sauroient plus périr.
L’occasion est belle, il nous la faut chérir.
Nous serons les miroirs d’une vertu bien rare :
Mais votre fermeté tient un peu du barbare.
Peu, même des grands cœurs, tireroient vanité
D’aller par ce chemin à l’immortalité :
A quelque prix qu’on mette une telle fumée,
L’obscurité vaut mieux que tant de renommée.
Pour moi, je l’ose dire, et vous l’avez pu voir,
Je n’ai point consulté pour suivre mon devoir :
Notre longue amitié, l’amour, ni l’alliance
N’ont pu mettre un moment mon esprit en balance ;
Et puisque par ce choix, Albe(a) montre en effet
Qu’elle m’estime autant que Rome(a) vous a fait,
Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome ;
J’ai le cœur aussi bon ; mais enfin je suis homme.
Je vois que votre honneur demande tout mon sang,
Que tout le mien consiste à vous percer le flanc ;
Prêt d’épouser la sœur, qu’il faut tuer le frère,
Et que pour mon pays j’ai le sort si contraire.
Encor qu’à mon devoir je coure sans terreur,
Mon cœur s’en effarouche, et j’en frémis d’horreur ;
J’ai pitié de moi-même, et jette un œil d’envie
Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie ;
Sans souhait toutefois de pouvoir reculer.
Ce triste et fier honneur m’émeut sans m’ébranler :
J’aime ce qu’il me donne, et je plains ce qu’il m’ôte ;
Et si Rome demande une vertu plus haute,
Je rends grâces aux Dieux de n’être pas Romain
Pour conserver encor quelque chose d’humain.
Horace.
Si vous n’êtes-Romain, soyez digne de l’être ;
Et si vous m’égalez, faites le mieux paroître.
La solide vertu, dont je fais vanité,
N’admet point de foiblesse avec sa fermeté ;
Et c’est mal de l’honneur entrer dans la carrière,
Que, dès le premier pas, regarder en arrière.
Notre malheur est grand, il est au plus haut point ;
Je l’envisage entier, mais je n’en frémis point.
Contre qui que ce soit que mon pays m’emploie,
J’accepte aveuglément cette gloire avec joie.
Celle de recevoir de tels commandemens,
Doit étouffer en nous tous autres sentimens.
Qui près de le servir considère autre chose,
A faire ce qu’il doit lâchement se dispose.
Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien
Rome a choisi mon bras, je n’examine rien.
Avec une allégresse aussi pleine et sincère
Que j’épousai la sœur, je combattrai le frère ;
Et pour trancher enfin ces discours superflus,
Albe vous a nommé je ne vous connais plus.
Curiace.
Je vous connois encore, et c’est ce qui me tue :

A ces mots, dit Voltaire, on se récria d’admiration : on n’avoit jamais rien vu de si sublime : il n’y a pas dans Longin un seul exemple d’une pareille grandeur. Ce sont ces traits qui ont mérité à Corneille le nom de Grand, non-seulement pour le distinguer de son frère, mais du reste des hommes.

Veut-on un dialogue vif, pressant et qui entraîne ? On en trouvera les plus parfaits modèles dans le même poëte. Tel est celui-ci, tiré de la tragédie de Polyeucte.

Néarque.
Où pensez-vous aller ?
Polyeucte.
Au temple où l’on m’appelle.
Néarque.
Quoi ! vous méler aux vœux d’une troupe infidelle !
Oubliez-vous déjà que vous êtes chrétien ?
Polyeucte.
Vous par qui je le suis, vous en souvient-il bien ?
Néarque.
J’abhorre les faux Dieux.
Polyeucte.
Et moi je les déteste.
Néarque.
Je tiens leur culte impie.
Polyeucte.
Et je le tiens funeste.
Néarque.
Fuyez donc leurs autels.
Polyeucte.
Je les veux renverser,
Et mourir dans leur temple ou les y terrasser.
Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux de hommes
Braver l’idolâtrie et montrer qui nous sommes.
C’est l’attente du ciel ; il nous la faut remplir ;
Je viens de le promettre, et je vais l’accomplir.
Je rends graces au Dieu que tu m’as fait connoître,
De cette occasion qu’il a sitot fait naître,
Où déjà sa bonté prête à me couronner,
Daigne éprouver la foi qu’il vient de me donner.
Néarque.
Ce zèle est trop ardent, souffrez qu’il se modère.
Polyeucte.
On n’en peut trop avoir pour le Dieu qu’on révère.
Néarque.
Vous trouverez la mort.
Polyeucte.
Je la cherche pour lui.
Néarque.
Et si ce cœur s’ébranle ?
Polyeucte.
Il sera mon appui.
Néarque.
Il ne commande point que l’on s’y précipite.
Polyeucte.
Plus elle est volontaire, et plus elle mérite.
Néarque.
Il suffit, sans chercher d’attendre et de souffrir.
Polyeucte.
On souffre avec regret, quand on n’ose s’ouffrir.
Néarque.
Mais dans ce temple enfin la mort est assurée.
Polyeucte.
Mais dans le ciel déjà la palme est préparée.
Néarque.
Néarque.
Par une sainte vie il faut la mériter.
Polyeucte.
Mes crimes en vivant me la pourroient ôter.
Pourquoi mettre au hasard ce que la mort assure ?
Quand elle ouvre le ciel, peut-elle sembler dure ?
Je suis chrétien, Néarque, et le suis tout-à-fait.
La foi que j’ai reçue, aspire à son effet.
Qui fuit, croit lâchement, et n’a qu’une foi morte.
Néarque.
Ménagez votre vie, à Dieu même elle importe.
Vivez pour protéger les chrétiens en ces lieux.
Polyeucte.
L’exemple de ma mort les fortifiera mieux.
Néarque.
Vous voulez donc mourir ?
Polyeucte.
Vous aimez donc à vivre ?

Racine est en général trop tendre, trop élégant, trop riche en expressions, pour avoir aussi fréquemment que Corneille ces traits de repartie et de réplique en un seul vers, en deux ou trois mots. L’endroit où il me paroît avoir le mieux imité cette vivacité si prompte, cette chaleur rapide, qui anime les morceaux bien dialogués de Corneille, est cette scène, où Néron vient de surprendre Britannicus aux pieds de Junie.

Néron.

Prince, continuez des transports si charmans.

Je conçois vos bontés par ses remercimens,

Madame ; à vos genoux je viens de le surprendre.

Mais il auroit aussi quelque grâce à me rendre :

Ce lieu le favorise, et je vous y retiens,

Pour lui faciliter de si doux entretiens.

Britannicus.

Je puis mettre à ses pieds ma douleur ou ma joie,

Par-tout où sa honté consent que je la voie ;

Et l’aspect de ces lieux où vous la retenez,

N’a rien dont mes regards doivent être étonnés.

Néron.
Et que vous montrent-ils qui ne vous avertisse
Qu’il faut qu’on me respecte, et que l’on m’obéisse ?
Britannicus.
Ils ne nous ont pas vus l’un et l’autre élever
Moi, pour vous obéir, et vous, pour me braver :
Ils ne s’attendoient point, lorsqu’ils nous virent naître,
Qu’un jour Domitius me dût parler en maître.
Néron.
Ainsi par le destin nos vœux sont traversés :
J’obéissois, alors, et vous obéissez.
Si vous n’avez appris à vous laisser conduire,
Vous êtes jeune encor, et l’on peut vous instruire.
Britannicus.
Et qui m’en instruira ?
Néron.
Tout l’Empire à-la-fois,
Rome….(a)
Britannicus.
Rome met-elle au nombre de vos droits
Tout ce qu’a de cruel l’injustice et la force,
Les emprisonnemens, le rapt et le divorce ?
Néron.
Rome ne porte point ses regards curieux
Jusques dans des secrets que je cache à ses yeux.
Imitez son respect.
Britannicus.
On sait ce qu’elle en pense.
Néron.
Elle se tait du moins ; imitez son silence.
Britannicus.
Ainsi Néron commence à ne se plus forcer.
Néron.
Néron de vos discours commence à se lasser.
Britannicus.
Chacun devoit bénir le bonheur de son règne.
Néron.
Heureux ou malheureux, il suffit qu’on me craigne.
Britannicus.
Je connois mal Junte, on de tels sentimens
Ne mériteront pas ses applaudissemens.
Néron.
Du moins si je ne sais le secret de lui plaire,
Je sais l’art de punir un rival téméraire.
Britannicus.
Pour moi, quelque péril qui me puisse accabler,
Sa seule inimitié peut me faire trembler.
Néron.
Souhaitez-là ; c’est tout ce que je puis vous dire.
Britannicus.
Le bonheur de lui plaire est le seul où j’aspire.

Quant au monologue, il faut se rappeler qu’il doit toujours être dans la tragédie un combat de cœur. On veut absolument que le spectateur s’intéresse à celui qui parle, et que les passions de ce personnage, ses vertus, ses malheurs, ses foiblesses fassent dans son âme un combat noble, attachant et animé : sans ces conditions, on ne lui pardonnera pas de parler à lui-même, et le monologue ne fera jamais un bon effet. Je n’en connois pas de plus beau ni de plus propre à confirmer ce précepte, que celui d’Agamemnon, que j’ai rapporté dans l’analyse de la tragédie d’Iphigénie en Aulide.

Récapitulation des règles générales de la Tragédie.

Tout ce que j’ai dit, soit dans cet article, soit dans celui du poëme dramatique, peut, je crois, donner une notion suffisante de l’art et du mérite de la tragédie. Voici en peu de mots à quoi ils se réduisent et en quoi ils consistent. Ce sont les propres paroles de Voltaire, dont je vais me servir.

Créer un sujet, dit-il ; inventer un nœud et un dénouement ; donner à chaque personnage son caractère, et le soutenir ; faire ensorte qu’aucun d’eux ne paroisse et ne sorte sans une raison sentie de tous les spectateurs ; ne laisser jamais le théâtre vide ; faire dire à chacun ce qu’il doit dire, avec noblesse sans enflure, avec simplicité sans bassesse, faire de beaux vers qui ne sentent point le poëte, et tels que le personnage auroit dû en faire s’il parloit en vers ; c’est-là une partie des devoirs que tout auteur d’une tragédie doit remplir…… Il faut tenir le cœur des hommes dans sa main ; il faut arracher des larmes aux spectateurs les plus insensibles, il faut déchirer les âmes les plus dures. Sans la terreur et sans la pitié, point de tragédie ; et quand vous auriez excité cette pitié et cette terreur, si avec ces avantages vous avez manqué aux autres loix, si vos vers ne sont pas excellens, vous n’êtes qu’un médiocre écrivain, qui avez traité un sujet heureux….. Resserrer un événement illustre et intéressant dans l’espace de trois heures ; ne faire paroître les personnages que quand ils doivent venir ; former une intrigue aussi vraisemblable qu’attachante ; ne rien dire d’inutile ; instruire l’esprit et remuer le cœur ; être toujours éloquent en vers, et de l’éloquence propre à chaque caractère que l’on représente ; parler sa langue avec autant de pureté que dans la prose la plus châtiée, sans que la contrainte de la rime paroisse gener les pensées ; ne se pas permettre un seul vers ou dur, ou obscur, ou déclamateur ; ce sont là les conditions qu’on exige aujourd’hui d’une tragédie, pour qu’elle puisse passer à la postérité avec l’approbation des connoisseurs, sans laquelle il n’y a jamais de réputation véritable.

A cette espèce de récapitulation des préceptes généraux de la tragédie, j’ajoute cette réflexion de la Bruyère. Le poëme tragique vous serre le cœur dès son commencement, vous laisse à peine dans tout son progrès la liberté de respirer, et le temps de vous remettre ; ou s’il vous donne quelque relâche, c’est pour vous replonger dans de nouveaux abîmes et dans de nouvelles alarmes. Il vous conduit à la terreur par la pitié, ou réciproquement à la pitié par le terrible ; vous mène par les larmes, par les sanglots, par l’incertitude par l’espérance, par la crainte, par les surprises et par l’horreur, jusqu’à la catastrophe.

Poëtes tragiques.

On a vu dans l’article précédent, que le chariot de Thespis fut, vers l’an 536 avant Jésus-Christ, le berceau de la tragédie ; comme celui de la comédie. Quelques années après, Eschyle, né à Athènes, fit monter la tragédie sur un théâtre, où l’on voyoit une certaine pompe et une certaine majesté ; rendit ses personnages héroïques, et leur donna des habits convenables à l’action qu’ils représentoient. Il composa, selon quelques-uns, quatre-vingt-dix tragédies, et, selon d’autres, plus de cent : il ne nous en est parvenu que sept. Le sombre et le terrible en font le principal caractère : elles émeuvent, effraient, déchirent l’âme. Ce poëte avoit un génie hardi, véhément et sublime, mais trop impétueux et souvent outré. On reconnoît dans ses pièces, comme le remarque le P. Brumoi, la rudesse antique de la tragédie naissante, avec beaucoup d’élévation et de grandeur.

Sophocle, né l’an 495 avant Jésus-Christ, parut sur le théâtre d’Athènes, peu de temps avant la mort d’Eschyle, et y fit jouer cent soixante-dix tragédies, sans compter les sept qui nous restent. On n’y trouve pas toute la force et toute la véhémence de son prédécesseur : mais on y admire une vigueur qui n’a rien de dur, une élévation qui n’a rien d’outré. La marche de ce poëte est toujours noble et assurée ; son génie sublime est toujours soutenu par un goût délicat. C’est lui qui fit paroître, le premier, la tragédie dans sa véritable grandeur et sa véritable dignité.

Euripide, né à Salamine, île de la mer Egée, l’an 480 avant Jésus-Christ, et rival de Sophocle, est moins élevé, moins vigoureux que lui, mais plus tendre et plus touchant. Ce tragique est tout sentiment, va toujours droit au cœur, et sait merveilleusement l’attendrir. Ses tragédies, d’ailleurs, sont remplies d’excellentes maximes pour la conduite des mœurs. De cent vingt-deux pièces qu’il composa, il nous en est parvenu dix-neuf.

Le P. Brumoi nous fait parfaitement connoître le caractère et le génie de ces trois tragiques dans son Théâtre des Grecs, qui contient des traductions ou des analyses de toutes les tragédies grecques, avec des discours concernant le théâtre d’Athènes : ouvrage unique dans son espèce, (est-il dit dans l’avant-propos d’une nouvelle édition faite après la mort de l’auteur), et si favorablement accueilli des personnes de goût. Elles y ont unanimement reconnu un style élégant et poli, assez de connoissance de la bonne antiquité, une profonde intelligence du théâtre et de ses règles, des parallèles justes, des dissertations judicieuses. Les beaux endroits sur-tout de Sophocle et d’Euripide, leur ont paru rendus avec une force, avec une grâce qui ne restent guère au-dessous de l’original. Ce savant traducteur n’a donné que des extraits des tragédies d’Ee. Le marquis de Pompignan les a entièrement traduites ; et cette traduction est généralement regardée comme un chef-d’œuvre. Le P. Brumoi n’a traduit que trois pièces de Sophocle, et s’est contenté de donner le précis des autres avec la traduction de quelques morceaux. Celles-ci ont été entièrement mises en français par Ds. L’Œdipe du même poëte a encore eu pour traducteurs Dacier et Bn. Le premier nous a donné aussi l’Ee. Quant à Euripide, on trouve dans l’ouvrage du P. Brumoi l’entière traduction de quatre de ses tragédies et de son Cyclope, avec une analyse des autres. Des savans de l’Académie royale des Inscriptions et belles-lettres, nous ont donné, il y a quelques années, une nouvelle édition de ce théâtre, augmentée de la traduction entière des pièces grecques dont il n’existe que des extraits dans toutes les éditions précédentes, et de comparaisons, d’observations et de remarques nouvelles.

Les tragédies de ces poëtes Grecs sont admirables par leur simplicité, et conduites avec un art qui cache l’art même. L’action exposée avec netteté, y marche toujours uniment et sans être embarrassée ; le nœud y est peu compliqué et se dénoue sans efforts. L’intérêt y est toujours vif, toujours soutenu, et va toujours en croissant. Que notre scène seroit riche en chef-d’œuvres tragiques, si nos poëtes se nourrissoient de la lecture de ces excellens modèles, et les avoient sans cesse sous les yeux ! La plupart, osons le dire, ne mériteroient pas ce trait de critique de Boileau :

Je me ris d’un auteur, qui tent à s’exprimer,
De ce qu’il veut d’abord ne sait pas m’informer,
Et qui débrouillant mal une pénible intrigue,
D’un divertissement me fait une fatigue1.

Nous n’avons d’autres tragédies latines que celles qu’on attribue à Sénèque, ancien précepteur du cruel Néron, par l’ordre duquel il se fit mourir, l’an 65 de J. C. Il y a en quelques endroits de fort beaux sentimens, mais qui sont presque toujours hors de la nature. Elles sentent toutes le déclamateur et l’écrivain possédé de la fureur du bel esprit. Les réflexions que le P. Brumoi a eu occasion de faire dans son Théâtre des Grecs sur la plupart de ces tragédies, en font connoître le goût, le génie et le caractère. Nous n’en avons pas de bonne traduction en français.

Après une longue suite de siècles d’ignorance et de barbarie, l’Europe vit renaître l’art de la tragédie, ou du moins en apperçut les premières lueurs. Ce fut dans le siècle de la restauration des lettres : d’abord en Italie, où le Trissin donna Sophonishe, que le pape Léon X fit représenter à Rome : ensuite en France, où en présence de la cour de Henri II, Jodelle fit paroître sur notre scène encore grossière sa Cléopâtre et sa Dn. Vers la fin de ce même siècle, Shakespeare créa la tragédie en Angleterre ; génie vigoureux, fécond, plein de naturel et de sublime, mais aussi, plein d’idées bizarres et gigantesques, sans la moindre étincelle de goût, sans la moindre connoissance des règles. En ce même temps Lopez de Vega florissoit en Espagne : c’est le tragique le plus célèbre de cette nation. La France eut bientôt une foule de poëtes tragiques, parmi lesquels on ne se ressouvient que de Mairet, auteur de Sophonisbe, et de Rotrou, auteur de Vs. L’art étoit encore dans l’enfance et dans le chaos.

Un génie tel que celui du grand Corneille, pouvoit seul débrouiller ce chaos, et amener le grand jour. C’est ce qu’il fit d’abord, en 1636, par la représentation du Cid, pièce imitée, il est vrai, de l’espagnol de Lopez de Vega, mais imitée de la manière dont une génie créateur imite. Il donna ensuite Horace, Cinna, Polieucte, Rodogune, Heraclius, chef-d’œuvres immortels, qui lui ont si justement mérité le titre de père de la tragédie françoise. C’est dans ces pièces qu’on voit déployées toute la profondeur, toute l’étendue d’un génie vigoureux et sublime, toutes les ressources, tout le feu d’une imagination riche et lumineuse : c’est là qu’on admire des plans hardis, des intrigues fortement nouées et habilement conduites, une marche ferme, rapide et imposante, un dialogue serré, vif et pressant, la majesté et la variété des caractères, la grandeur et la véhémence des sentimens, le choc violent des grandes passions, la noblesse des idées, l’énergie du style, la vivacité des images, la force du raisonnement. Voici sous quels traits, Racine, l’homme du monde le plus capable d’aprécier Corneille, le peint et le caractérise dans un de ses discours prononcés à l’académie française. « Après avoir quelque temps cherché le bon chemin, et lutté, si je l’ose ainsi dire, contre le mauvais goût de son siècle, enfin, inspiré d’un génie extraordinaire, et aidé de la lecture des anciens, il fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornemens dont notre langue est capable…. La scène retentit encore des acclamations qu’excitèrent à leur naissance le Cid, Horace, Cinna, Pompée, tous ces chef-d’œuvres représentés depuis sur tant de théâtres, traduits en tant de langues, et qui vivront à jamais dans la bouche des hommes. A dire le vrai, où trouvera-t-on un poëte qui ait possédé à-la-fois tant de grands talens, tant d’excellentes parties, l’art, la force, le jugement, l’esprit ? Quelle noblesse ! quelle économie dans les sujets ! quelle véhémence dans les passions ! quelle gravité dans les sentimens ! quelle dignité, et en même temps, quelle prodigieuse variété dans les caractères ! Combien des rois, de princes, de héros de toutes nations nous a-t-il représentés, toujours tels qu’ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne se ressemblant les uns aux autres ?….. Enfin ce qui lui est sur-tout particulier, une certaine force, une certaine élévation, qui surprend, qui enlève, et qui rend jusqu’à ses défauts, si on peut lui en reprocher quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres. » Ces défauts, qu’on a remarqués même dans ses meilleures pièces, sont de vieux mots, des discours quelquefois embarrassés, quelques endroits qui sentent le déclamateur, des inégalités, même des chutes après les morceaux les plus sublimes.

Racine qui entra dans la carrière du théâtre, lorsque Corneille commençoit à vieillir, sut éviter tous ces défauts. Moins fécond, moins vigoureux, moins sublime que lui, il est plus sage, plus soutenu, et toujours guidé par le goût. Ses plans sont toujours exacts ; ses intrigues sagement conduites, sa marche unie et assurée, son dialogue juste et direct, son style pur, élégant et harmonieux. Par-tout il joint le plus grand art au génie, par-tout il plaît, il attache, il intéresse. Jamais poëte n’a peint le sentiment avec un coloris plus vif, plus naturel et plus vrai. Le talent particulier de Racine est de parler intimement au cœur et de l’attendrir. Il s’en faut bien qu’il ait d’aussi grandes beautés que Corneille : mais il n’a pas non plus d’aussi grands défauts. Ceux que lui reprochent des censeurs éclairés, sont de n’avoir pas excité la terreur avec la même véhémence qu’il a excité la pitié, de n’avoir pas toujours mis assez d’action dans ses tragédies, et d’avoir donné à tous ses héros un certain air de ressemblance.

On a fait beaucoup de comparaisons entre ces deux souverains de notre scène. Mais pouvoit-on réellement comparer deux poëtes qui ont excellé dans un genre différent ; et ces comparaisons pourront-elles jamais nous servir à apprécier le mérite de l’un, relativement au mérite de l’autre ? Ne doit-il pas nous suffire de savoir et de reconnoître que personne n’a égalé Corneille dans le genre sublime, ni Racine dans le sien ? Quoi qu’il en soit ; ces comparaisons ne sont pas tout-à-fait inutiles, puisqu’elles nous peignent, pour ainsi dire, d’un seul trait le vrai caractère de ces deux grands tragiques. C’est pour cette raison que je rapporterai ici le parallèle, où ce caractère m’a paru le mieux saisi et le mieux marqué : c’est celui qu’a fait la Bruyère.

Corneille, dit-il, ne peut être égalé dans les endroits où il excelle ; il a pour lors un caractère original et inimitable : mais il est inégal…. Dans quelques-unes de ses meilleures pièces, il y a des fautes inexcusables contre les mœurs, un style de déclamateur qui arrête l’action et la fait languir, des négligences dans les vers et dans l’expression, qu’on ne peut comprendre en un si grand homme. Ce qu’il y a eu en lui de plus éminent, c’est l’esprit qu’il avoit sublime, auquel il a été redevable de certains vers, les plus heureux qu’on ait jamais lus ailleurs ; de la conduite de son théâtre, qu’il a quelquefois hasardée contre les règles des anciens ; et enfin de ses dénouemens : car il ne s’est pas toujours assujéti au goût des Grecs et à leur grande simplicité. Il a aimé au contraire à charger la scène d’événemens dont il est presque toujours sorti avec succès ; admirable sur-tout par l’extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein, entre un si grand nombre de poèmes qu’il a composés. Il semble qu’il y ait plus de ressemblance dans ceux de Racine, et qu’ils tendent un peu plus à une même chose. Mais il est égal, soutenu, toujours le même par-tout, soit pour le dessein et la conduite de ses pièces, qui sont justes, régulières, prises dans le bon sens et dans la nature ; soit pour la versification qui est correcte, riche dans ses rimes, élégante, nombreuse, harmonieuse ; exact imitateur des anciens dont il a suivi scrupuleusement la netteté et la simplicité de l’action…. Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées ; Racine se conforme aux nôtres : celui-là peint les hommes comme ils devroient être ; celui-ci les peint tels qu’ils sont. Il y a plus dans le premier de ce que l’on admire, et de ce que l’on doit même imiter : Il y a plus dans le second de ce que l’on reconnoît dans les autres, ou de ce que l’on éprouve dans soi-même. L’un élève, étonne, maîtrise, instruit : l’autre plaît, remue, touche, pénètre. Ce qu’il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison, est manié par le premier ; et par l’autre, ce qu’il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce sont dans celui-là des maximes, des règles et des préceptes ; et dans celui ci du goût et des sentimens. On est plus occupé aux pièces de Corneille : on est plus ébranlé et plus attendri à celles de Racine. Corneille est plus moral ; Racine plus naturel. Il semble que l’un imite Sophocle, et que l’autre doit plus à Euripide.

Ceux qui voudront faire une comparaison entre ces deux grands hommes, pourront donc conclure de celle-ci, ainsi que de toutes les autres qui ont été faites par plusieurs écrivains, que le duc de Bourgogne, père de Louis XV, jugeoit très-sensément et très-délicatement, lorsqu’il disoit que Corneille étoit plus homme de génie, et Racine plus homme d’esprit.

Il y avoit plusieurs années que la scène tragique avoit perdu Racine, lorsque Crébillon y parut. Les premiers essais de ce poëte annoncèrent qu’il concevoit fortement la tragédie, et qu’il avoit un genre à lui. Les bonnes pièces qu’il donna ensuite, lui méritèrent la gloire de partager avec Corneille et Racine le sceptre de la scène. Si le premier, nous retraçant Sophocle, élève l’âme par le sublime ; si le second, nous retraçant Euripide, l’attendrit par le touchant ; celui-ci, nous retraçant Eschyle, la déchire par le terrible. Il manie le ressort de la terreur avec autant de force que le tragique grec, mais avec plus d’art, de goût et de régularité. Le sombre pathétique et majestueux qui règne dans toutes ses tragédies, pénètre jusqu’au fond de l’âme, et lui fait éprouver les plus violentes secousses. Les reconnoissances qu’il a mises dans quelques-unes, sont toujours bien amenées et bien traitées, ses caractères toujours bien marqués et bien soutenus. Sa versification n’a pas un certain éclat, une certaine harmonie, une certaine pureté : mais elle est forte, mâle, vigoureuse et pittoresque. Crébillon avoit le défant qu’ont ordinairement les hommes de génie, celui de trop négliger le style.

Les éloges que l’on a donnés aux tragédies de Voltaire, ont paru à l’homme de goût aussi outrés que les critiques qu’on en a faites. Les vrais connoisseurs, qui jugent sans prévention et sans partialité, ont reconnu que Voltaire, sans avoir aucun genre qui lui soit véritablement particulier, réunit, à un degré inférieur, ceux des trois tragiques dont je viens de parler. Il est tour-à-tour vigoureux et sublime, mais bien moins que Corneille ; tendre et touchant, mais bien moins que Racine ; sombre et terrible, mais bien moins que Crébillon. En admirant dans ses meilleures pièces, des détails d’une beauté frappante, des morceaux pleins de noblesse, de grandeur et d’intérêt, des scènes vraiment terribles ou attendrissantes, une peinture vive des grandes passions, l’élévation des sentimens, la dignité des personnages, un spectacle majestueux et imposant ; on trouve qu’en général ses plans ne sont pas neufs, ou qu’ils manquent d’une certaine justesse et d’une certaine régularité ; que ses intrigues sont quelquefois bâties sur des fondemens peu solides ; que son dialogue n’est pas toujours juste et direct ; que les maximes, les sentences sont trop prodiguées dans ses pièces ; que les situations vraiment tragiques y sont quelquefois amenées par des invraisemblances ; que l’action y est aussi quelquefois entassée, et la pompe théâtrale étalée au préjudice du sentiment et de la passion. Mais son style est toujours pur, coulant et enchanteur, sans avoir cependant l’élégance, la douceur et l’harmonie de celui de Re. En un mot, on peut dire que Voltaire, quoiqu’il n’ait point égalé ses trois prédécesseurs dans le genre qui est propre à chacun d’eux, est, dans ses bonnes tragédies, assez sublime, assez touchant, assez terrible pour faire un très-grand honneur à notre scène, tant que le goût du beau subsistera parmi nous.

Thomas Corneille, frère du grand Corneille, suivit la même carrière que lui, et mérita de le remplacer à l’Académie française. Parmi le grand nombre de tragédies qu’il a laissées, Ariane, et le Comte d’Essex l’ont fait placer à côté de nos bons tragiques. Ces pièces ne sont pas écrites avec une certaine force ; mais elles sont très-bien conduites. La première est presqu’un chef-d’œuvre dans le genre touchant : le rôle d’Ariane, quoiqu’un peu long, est de la plus grande beauté. Aussi eut-elle un succès prodigieux aux premières représentations. L’autre pièce est remarquable par la grandeur du sujet, la simplicité de l’intrigue et la vérité soutenue des caractères.

Campistron, contemporain et ami de Racine, est un tragique du second ordre, qui mérite bien d’être distingué. Les plans de ses tragédies sont en général réguliers, l’intérêt touchant, et les caractères soutenus, ainsi que le dialogue : il y a même du pathétique dans certaines scènes. Le style en est doux et pur, mais foible et sans coloris. Les comédiens, depuis assez longtemps ne jouent aucune de ses pièces. On peut cependant assurer que les amateurs de la bonne tragédie verroient avec le plus grand plaisir Arminius, Andronic , Alcibiade, Tiridate. Ces tragédies furent reçues dans leur nouveauté avec les plus vifs applaudissemens ; et c’étoit dans les beaux jours de la littérature, sous le règne du goût le plus épuré.

Les tragédies de du Belloy annoncent une assez grande connoissance de l’effet local du théâtre : elles ne manquent pas même d’une certaine force, d’une certaine élévation. Mais les grandes passions n’y sont pas bien peintes ; le spectateur n’y est pas assez intéressé par des développemens, assez ému par des situations pathétiques. Il y a quelques vers et quelques morceaux bien faits : mais, en général, le style de ce tragique est négligé, incorrect, obscur et ampoulé. Celles de ses pièces qui reparoissent le plus souvent, sont Zelmire, Gaston et Bayard, et Gabrielle de Vergy, quoique le dénouement de celle ci paroisse à bien des censeurs éclairés, horrible et dégoûtant.

Tels sont les écrivains de notre nation qui ont le plus constamment cultivé l’art de la tragédie. Il y en a plusieurs autres à qui nous devons quelques pièces qui se soutiennent encore avec distinction sur notre théâtre. Voici les principaux : je ne parlarai que de ceux qui ne sont pas vivans.

La Fosse a fait une pièce dans le genre de Corneille : c’est Ms. Il y a des morceaux dignes de ce père de la tragédie française. Le principal rôle est admirable.

Nous avons de Longepierre deux tragédies, Médée, et Ee. La première est la seule qui reparoisse quelquefois sur notre scène : quoique remplie de déclamations, elle offre de grandes beautés, sur-tout dans le 4.me acte.

Inès de Castro, par la Motte, est une pièce foible de poésie. Mais il y a de l’intérêt, et des situations vraiment attendrissantes.

Chateaubrun s’est fait avantageusement connoître par son Philoctète et ses Troyennes ; pièces très-bien imitées des tragiques grecs. Dans la première, sur-tout, il y a de belles scènes, et le dénouement en est fort beau.

L’Iphigénie en Tauride de Guimont de la Touche, n’est pas bien versifiée ; mais elle est très-bien conduite, pleine d’action et d’intérêt. Ce qui relève encore le mérite de cette tragédie, c’est que l’amour en est exclu.

La versification de Gustave, de Piron, est peu harmonieuse : mais les situations y sont bien ménagée et très-intéressantes. Le rôle de Gustave, sur-tout, est bien fait.

Le Spartacus de Saurin offre des traits d’une grande force, et de l’élévation dans les caractères.

La Didon du marquis de Pompignan est une des meilleures tragédies qui aient été faites de nos jours, pour la conduite de l’action, la vivacité de l’intérêt, la douceur et la pureté du style. C’est le tragique qui a atteint le plus près Re.

On connoîtra les poëtes tragiques des autres nations dans les différens théâtres que j’ai indiqués à l’article des poëtes comiques. Mais quant aux Anglais, je ne dois pas passer ici sous silence le Caton d’Adisson : c’est la tragédie la plus régulière et la meilleure qui ait été faite en Angleterre. Le Tourneur nous a donné une traduction de tous les ouvrages de Se. Voici ce que l’auteur des Affiches, etc., ou Journal général de France, dit ce dramatique anglais à l’occasion de cette traduction1. « Depuis quelques années, on fait en France les éloges les plus outrés de Shakespeare ; et s’il faut en croire certains écrivains, c’est le premier génie qui ait paru dans l’art dramatique. A peine Corneille, le grand Corneille lui-même, et Racine sont-ils dignes de lui être comparés. Pour faire revenir ces écrivains de leur enthousiasme, il suffira de leur opposer le sentiment de quelques beaux esprits d’Angleterre. Leur témoignage ne paroîtra pas certainement suspect. Voici d’abord ce que dit le comte de Chesterfield dans une de ses lettres : « Si le génie de Shakespeare eût été bien cultivé, ces beautés que nous admirons si justement en lui, n’auroient pas été défigurées par ces absurdités et ces extravagances qui les accompagnent si fréquemment ». Le même dit dans une autre lettre à son fils : « Je vous recommande les représentations théâtrales de Paris. Elles sont excellentes. Les tragédies de Corneille et de Racine, et les comédies de Molière écoutées attentivement, sont d’admirables leçons pour le cœur et pour l’esprit. Il n’y a point, et il n’y eut jamais de théâtre comparable au théâtre Français. » Le docteur Burnet avoit dit avant lui : « C’est une honte pour notre nation et pour la religion de voir le théâtre si bien réformé en France, et toujours si corrompu en Angleterre. Molière et Racine sont de grands modèles pour la comédie et la tragédie. » Ces aveux, auxquels on pourroit ajouter ceux d’Addisson, de Swift, et des gens de lettres les plus distingués de l’Angleterre, sont si glorieux pour notre théâtre, que toute dispute sur la préférence paroît devoir être terminée, et que nos enthousiastes doivent rougir, ce semble, des éloges qu’ils prodiguent à Shakespeare……. Soyons justes, néanmoins, et convenons que Shakespeare a quelquefois des beautés du premier ordre, qu’il offre des traits de génie, de force, et d’un naturel exquis : mais ces traits sont rares, et noyés dans une multitude d’autres les plus disparates, et même les plus extravagans. En un mot, ce poëte ne peut ni ne doit jamais être un modele ».

Les tragédies de Métastase sont les meilleures qui aient été faites en Italie : le fond en est intéressant, noble et théâtral. Elles ont été traduites par Richelet, et ont paru sous le titre de Tragédies et Opéra de l’abbé Metastafio.

La Mérope de Maffei est une tragédie, qui honore infiniment le théâtre de l’Italie moderne. Elle est remarquable par cette majestueuse simplicité qu’on admire dans les anciens. Nous en avons une bonne traduction par Freret.

II.
De la Tragédie-Lyrique, ou Opéra.

Nous ne sommes pas choqués d’entendre dans la tragédie proprement dite, et le plus souvent dans la comédie, des rois, des héros, des grands, des bourgeois, même des hommes du peuple, parler en vers. Pourquoi serions-nous révoltés d’entendre chanter ces mêmes personnages, soit dans la tragédie-lyrique, soit dans l’opéra-comique. Nous adoptons volontiers au théâtre le systême imaginaire d’une nation rimante. Ne pouvons-nous pas admettre de même celui d’une nation chantante ? Le discours mesuré n’est pas plus naturel à l’homme que le chant. Il est même vraisemblable que celui-ci a précédé l’autre. Sans doute le premier homme qui a essayé d’imiter le ramage des oiseaux, ou qui, si l’on veut, s’est livré aux transports de la joie ou à l’enthousiasme de l’admiration, a poussé des accens plus ou moins mélodieux, selon la nature de ses organes, et conformes au sentiment qu’il éprouvoit : voilà le chant sans paroles. On a ensuite cherché à y adapter des paroles ; et l’on a senti que ces paroles, pour pouvoir se bien allier aux accents de la voix, devoient avoir un son, une cadence, une mesure que n’a pas le langage ordinaire : voilà le discours mesuré ; et voilà les premières ébauches de la musique et de la poésie.

Mais, sans nous arrêter ici à des conjectures vagues, qui d’ailleurs ne pourroient être que superflues dans cet ouvrage, qu’il nous suffise de sentir qu’on peut imaginer, comme le dit Grimm dans son traité du Poëme lyrique, un peuple d’inspirés et d’enthousiastes, dont la tête seroit toujours exaltée, dont l’âme seroit toujours dans l’ivresse et dans l’extase ; qui avec nos passions et nos principes, nous seroient cependant supérieurs par la suptilité, la pureté et la délicatesse des organes : un tel peuple chanteroit au lieu de parler ; sa langue naturelle seroit la musique. Or, ce sont des êtres d’une telle organisation, que nous devons nous imaginer voir et entendre sur la scène lyrique ; et d’après cette idée, nous ne serons pas surpris de les voir mt.

Merveilleux de l’action dans l’opéra.

La tragédie lyrique est donc une tragédie faite pour être chantée. L’action qu’elle représente est héroïque et malheureuse : ajoutons qu’elle est quelquefois merveilleuse ; et c’est ce qui la distingue alors essentiellement de la tragédie proprement dite. Le Merveilleux de cette action consiste dans l’intervention de quelque divinité, ou de quelque être surnaturel qui se mêle parmi les personnages ; dans des événemens extraordinaires, dans les décorations les plus superbes, dans la pompe la plus éblouissante. On y voit au nombre des acteurs les dieux du ciel, de la terre, des enfers ; des ombres, des démons, les furies, les habitans du Ténare, ainsi que tous ces êtres fantastiques, dont une imagination ingénieusement bizarre et extravagante a peuplé la terre et les airs.

La mythologie et la féerie sont donc les sources où la muse lyrique va puiser ce merveilleux qu’elle étale, pour plonger nos sens dans une espèce d’enchantement. Voyez, pour le genre mythologique, l’opéra de Thétis et Pélée par Fontenelle. Neptune suivi de toutes les divinités de la mer, Jupiter environné de tout son éclat et de toute sa grandeur, y viennent rendre leurs hommages à la belle Tétis. Mais le destin, dont les arrêts sont immuables, se déclare en faveur d’un mortel ; et les dieux rivaux, forcés d’obéir, consentent que l’heureux Pélée obtienne la main de cette charmante Nereïde. Voyez, pour le genre de la féerie, l’Amadis de Grèce de le. Un éperon enflammé défend la gloire de Niquée : Amadis s’y précipite. Alors un nuage s’avance, s’ouvre au bruit du tonnerre, et laisse voir Mélice sur un dragon. Aussitôt paroît la fontaine de vérité d’amour, ornée de statues et de colonnes. Mais bientôt la fureur de la magicienne les fait briser par des démons volans. Les arbres sont déracinés, les rochers renversés ; l’amour effrayé s’envole ; et ce désordre sera encore suivi de nouveaux prodiges.

Conduite de l’action dans l’opéra.

On juge bien qu’en traitant de pareils sujets, il ne seroit pas possible d’observer la règle des trois unités. Aussi le poëte lyrique en est dispensé. Dans la tragédie proprement dite, chaque acte ne contient qu’une partie de l’action : ici chaque acte contient souvent une action entière qui amène une fête et un divertissement ; car la danse est une partie essentielle de ce poëme. La scène y change aussi à chaque acte, parce qu’il faut plaire aux yeux par la variété des tableaux. Ainsi à l’éclat d’un palais enchanté, succédera la sombre horreur d’un affreux désert. Le mont Etna vomira des tourbillons de fumée, des torrens de flamme, des roches calcinées, et bientôt après s’offriront les campagnes riantes et les bosquets fleuris de l’Elysée. Il faut convenir que cette multiplicité d’actions ou d’incidens, ces changemens subits qui tiennent du prodige, ne choquent point notre raison, parce qu’ils sont opérés par la puissance de la divinité ou de la fée qui en est le premier agent. Veut-on voir la manière dont est construite la fable d’une tragédie lyrique où il y a du merveilleux, et comment les fêtes et les danses y sont amenées ? Voici une courte analyse d’Alceste, ou le triomphe d’Alcide par Quinaut. La scène est à Iolchos, ville de Thessalie, près du golfe appelé aujourd’hui Se.

Analyse d’un opéra de Quinaut

AI. La scène s’ouvre par les noces d’Alceste et d’Admète, roi de Thessalie Alcide ami d’Amète, et amoureux d’Alceste, fait un effort sur lui-même pour voir la fête qui est préparée dans le port. C’est Lycoméde, roi de l’île de Scyros, qui, désespéré de ce qu’Admète son rival lui a été préféré, feint de donner cette fête aux nouveaux époux. Tandis que les nymphes de la mer et les tritons viennent contribuer à ce divertissement, Lycomède attire Alceste sur son vaisseau et l’enlève. Admète et Alcide s’embarquent avec les Tessaliens, et poursuivent le ravisseur. La déesse Thétis, sœur de celui-ci, excite une tempête : mais Eole, dieu des vents, vient calmer les flots.

AI. Lycomède est assiégé dans Scyros, capitale de son île. On monte à l’assaut, on abbat les remparts de la ville, on en brise les portes ; et Alceste délivrée par Alcide, ramène la joie dans les cœurs. Mais cette joie disparoît presqu’aussitôt, pour faire place à l’inquiétude. Admète mortellement blessé est expirant dans les bras d’Alceste, lorsqu’Apollon environné des arts, descend des cieux, et lui annonce qu’il vivra, si quelqu’un veut se dévouer pour lui, ajoutant que les arts vont élever un pompeux monument qui éternise la gloire de celui qui s’offrira à la mort. Ainsi l’espérance vient de nouveau suspendre la douleur.

AI. Cependant Admète va rendre le dernier soupir, parce qu’il ne se présente personne pour mourir à sa place. Mais il paroît tout-à-coup au milieu de son peuple qui célèbre son retour à la vie. En même tems l’autel que les arts ont élevé, s’ouvre, et offre au roi l’image de son épouse qui se perse le sein : alors tout le palais retentit de ce cri de douleur ; Ae. Admète ne peut souffrir la vie, que le destin lui rend à ce prix. Alcide, qui lui déclare alors l’amour qu’il avoit pour Alceste, lui propose, s’il veut la lui céder, d’aller forcer l’enfer à la rendre. Admète y consent, pourvu qu’elle vive. Diane paroissant sur un brillant nuage, vient offrir son secours à Alcide. Mercure vint frapper la terre de son caducée : l’enfer s’ouvre, et le héros y descend.

AV. Alcide passe la barque de Caron, et enchaîne Cerbère. Pluton touché du courage et de l’amour du fils de Jupiter, lui rend Alceste, et les fait placer tous les deux sur son char, qui les enlève sous la conduite d’une troupe volante de suivans du dieu des enfers.

Acte V Le triomphe d’Alcide répand la joie dans tous les cœurs. Mais Admète est obligé de céder son épouse. Après les adieux les plus touchans, Alceste tend la main à son libérateur, et Admète s’éloigne, lorsqu’Alcide l’arrêtant, refuse le prix qu’il avoit demandé, et leur dit :

Non, non, vous ne devez pas croire
Qu’un vainqueur des tyrans soit tyran à son tour.
Sur l’enfer, sur la mort j’emporte la victoire :
Il ne manquoit plus à ma gloire
Que de triompher de l’amour.

Aussitôt Apollon environné des muses et des jeux, vient prendre part à la joie d’Admète et d’Alceste, et célébrer le triomphe d’Alcide. Des bergers et des bergères se mêlent à cette fête ; et le spectacle est fermé par des danses et des chants.

J’ai dit que l’action de la tragédie-lyrique est quelquefois merveilleuse parce qu’il n’est pas essentiel qu’elle le soit. Il suffit qu’elle soit héroïque et malheureuse, comme dans la tragédie proprement dite. Aujourd’hui même le goût de ce merveilleux n’est plus si général. On n’est plus si avide de voir ces dieux, du premier ou du second ordre, ces fées, ces génies, ces ombres, ces démons, et cette suite de prodiges qui éblouissent les yeux, et qui le plus souvent laissent l’esprit vide, et ne parlent point au cœur. On voit avec plus de plaisir une tragédie-lyrique, qui attache par son ensemble, qui intéresse par une action et des incidens vraisemblables, par des situations vraiment touchantes ou terribles, par des caractères vigoureux et des passions violentes, qui fournissent au musicien les moyens de déployer toute la douceur, toute la force, toute la véhémence de son art, pour enchanter tout à-la-fois notre oreille et remuer notre âme.

Si le poëte renonce aux sujets merveilleux, il doit observer scrupuleusement les trois unités du théâtre. Toutes les règles qui regardent la construction du poëme dramatique, conviennent à cette espèce de tragédie-lyrique, avec cette différence pourtant que dans la tragédie, le danger et le malheur du personnage pour lequel on s’intéresse, croissent et redoublent de scène en scène ; au lieu que dans l’opéra, l’action doit n’être affligeante ou terrible que par intervalles. L’espérance et la joie doivent y succéder souvent à la crainte et à la douleur, afin que les danses puissent y être amenées avec vraisemblance. L’opéra ne veut point de ces intrigues compliquées, qui exigent de la part du poëte de très-grands efforts d’imagination, et de la part du spectateur une grande contention d’esprit, pour être débrouillées. Il veut seulement une intrigue nette, qui soit facile à nouer et à dénouer ; des incidens qui ne soient pas trop multipliés, et qui naissent d’eux-mêmes ; un intérêt vif et touchant, mais qui donne à l’âme quelques momens de relâche.

Style de l’opéra

Qu’on se souvienne ici que la poésie lyrique est, de sa nature, consacrée à peindre la situation de l’âme, pénétrée de quelque sentiment, agitée de quelque passion. Ainsi les raisonnemens, les discussions, les développemens, les longs récits ne peuvent trouver place dans l’opéra. Rien de plus vrai que ce qu’on a dit, que tout ce qui n’est qu’esprit et raison, est inaccessible pour la musique. Elle veut de la poésie pure, des images et des sentimens. Mais comme la passion a des momens de calme, ses repos et ses intervalles ; le poëte distingue dans le discours de ses personnages le moment tranquille, et le moment passionné. Le musicien rend le discours tranquille, c’est-à-dire, l’entretien uni, le simple dialogue des personnages, par un genre de déclamation appelé récitatif. Le discours passionné ; c’est-à-dire, le moment où les passions se montrent dans leur force, dans leur variété, dans leur désordre, est rendu par un chant qui porte le nom d’Air ou Ae. Ce chant ne peut donc être placé, comme je l’ai dit ailleurs, que dans les endroits où le personnage se livre aux transports d’une passion douce ou violente. Les situations touchantes ou terribles sont les seules qui fournissent les véritables occasions de chanter.

La diffusion et la trop grande concision du style sont deux excès également nuisibles dans la tragédie-lyrique. Le premier rend le chant trainant et monotone. Il ne faut donc pas que le poëte étende trop un tableau, développe trop un sentiment ; il suffit qu’il le présente, qu’il l’exprime : c’est au musicien à faire le reste. Le second excès rend le chant trop changeant, et, si l’on peut parler ainsi, brisé ; chant qui ne peut avoir lieu que dans le choc et le tumulte des passions, où la chaîne des idées est rompue. Il ne faut donc pas que le poëte, sous prétexte d’être concis, accumule les tableaux et les sentimens : le musicien voulant tout peindre, tout exprimer, ne peindroit, n’exprimeroit rien. Mais chaque tableau, chaque sentiment doit être séparé par des intervalles et des silences. On cite pour modèle de tableaux détachés, ces beaux vers du début des Elémens.

Les temps sont arrivés. Cessez, triste chaos.
Paroissez, Elémens. Dieux, allez leur prescrire
Le mouvement et le repos.
Tenez-les renfermés chacun dans son empire.
Coulez, ondes, coulez. Volez, rapides feux.
Voile azuré des airs, embrassez la nature.
Terre enfante des fruits, couvre toi de verdure.
Naissez, mortels, pour obéir aux Dieux.

L’opéra demande des vers libres et coupés, parce que la versification ne sauroit y être trop douce, trop coulante, trop gracieuse, le dialogue trop vif, trop aisé, trop naturel. La moindre dureté dans le son, le moindre défaut d’harmonie n’y seroit pas supportable. Voyez comme ces vers de Quinaut sont mélodieux et chantans.

Fontaine, qui d’une eau si pure,
Arrosez ces brillantes fleurs,
En vain votre charmant murmure
Flatte le tourment que j’endure ;
Rien ne peut enchanter mes mortelles douleurs.
Ce que j’aime me fuit, et je fuis tout le monde.
Pourquoi traîner plus loin ma vie et mes malheurs ?
Ruisseau, je vais mêler mon sang avec ton onde ;
C’est trop peu d’y mêler mes pleurs.

Le même poëte sait, quand il le faut, réunir l’élégance et l’agrément avec l’énergie et l’élévation. Ce morceau que chante Médée, dans l’opéra de Thésée, en est un exemple.

Sortez, ombres, sortez de la nuit éternelle,
Voyez le jour pour le troubler :
Que l’affreux désespoir, que la rage cruelle
Prennent soin de vous rassembler…..
Avancez, malheureux coupables,
Soyez aujourd’hui déchaînés ;
Goûtez l’unique bien des cœurs infortunés
Ne soyez pas seuls misérables…..
Ma rivale m’expose à des maux effroyables ;
Qu’elle ait part aux tourmens qui vous sont destinés.
Tous les enfers impitoyables
Auront à peine à former des horreurs comparables
Aux troubles qu’elle m’a donnés.
Goûtons l’unique bien des cœurs infortunés,
Ne soyons pas seuls misérables.

Voici encore un morceau, où l’on admirera tout à-la-fois l’aisance, l’harmonie, la force, et même le sublime des images. C’est le début de Pluton dans l’opéra de Proserpine.

Les efforts d’un géant qu’on croyoit accablé,
Ont fait encor gémir le ciel, la terre et l’onde.
Mon empire s’en est troublé ;
Jusqu’au centre du monde,
Mon trône en a tremblé.
L’affreux Tiphée(a) avec sa vaine rage,
Trébuche enfin dans des gouffres sans fonds.
L’éclat du jour ne s’ouvre aucun passage,
Pour pénétrer les royaumes profonds
Qui me sont échus en partage.
Le ciel ne craindra plus que ses fiers ennemis
Se relèvent jamais de leur chute mortelle ;
Et du monde ébranlé par leur fureur rebelle
Les fondemens sont affermis.
De l’amour dans l’opéra.

On ne sauroit étudier un plus parfait modèle que Quinaut pour le style de la tragédie-lyrique. Mais il faut bien se garder de l’imiter dans ces lieux communs de morale lubrique que Boileau lui a justement reprochés. Il est certain que toutes ses tragédies ne sont que trop pleines de maximes séduisantes et d’images voluptueuses, quoiqu’il y ait des endroits où l’amour soit représenté comme une dangereuse foiblesse. Tels sont ces vers qu’il met dans la bouche d’As.

Ah ! que l’amour paroît charmant !
Mais, hélas ! il n’est point de plus cruel tourment.
J’ai choisi la gloire pour guide ;
J’ai prétendu marcher sur les traces d’Alcide(a).
Heureux si j’avois évité
Le charme trop fatal dont il fut enchanté !
Son cœur n’eut que trop de tendresse,
Je suis tombé dans son malheur.
J’ai mal imité sa valeur,
J’imite trop bien sa foiblesse.
Et ces vers énergiques que chante Ae.
Veuez, venez, haine implacable,
Sortez du gouffre épouvantable
Où vous faites régner une éternelle horreur.
Sauvez-moi de l’amour ; rien n’est si redoutable ;
Rendez-moi mon courroux, rendez-moi ma fureur
Contre un ennemi trop aimable.

C’est sous ces traits que Quinaut et ceux qui sont venus après lui, auroient dû constamment peindre l’amour dans leurs tragédies-lyriques. Mais attachés à ne puiser leurs sujets que dans la mythologie ou le roman, ils ont asservi leurs personnages à une passion efféminée qui fait la base de leurs poëmes, et leur ont fait débiter une morale pernicieuse, qui, enveloppée sous le voile de la délicatesse et du sentiment, n’en devient que plus sûrement l’écueil de l’innocence. On ne sauroit trop exhorter nos poëtes, non-seulement à traiter des sujets réels, et à présenter des caractères historiques, en suivant les règles propres à ce théâtre ; mais encore à substituer à la peinture d’un amour tendre et purement voluptueux, celle d’un amour tragique et funeste, ou à embrasser des passions nobles et vraiment dramatiques. Quelle abondante moisson ne peuvent-ils pas faire dans l’histoire de toutes les nations ? L’amour de la gloire et de la patrie, la haine d’une tyrannie injuste, les suites malheureuses des passions désordonnées, les actions proprement héroïques ; les sentimens élevés ne peuvent-ils pas faire briller le génie du poëte et du musicien, et leur fournir les plus grands moyens de nous attacher, de nous intéresser, et même de nous instruire ? Il faut convenir que cette nouvelle route est frayée depuis quelques années. Jeunes poëtes, c’est à vous d’y entrer avec courage, et de la suivre sans vous lasser. Un changement utile pour les mœurs commence à s’opérer sur notre scène lyrique : ambitionnez la gloire d’achever entièrement la révolution. Les applaudissemens des censeurs éclairés et des honnêtes gens couronneront vos efforts heureux, et ne tarderont pas à vous concilier les suffrages de la multitude.

Le poëte présente quelquefois sur le théâtre de l’opéra des sujets qui ne sont pas tragiques et merveilleux, mais qui sont tirés de la bergerie. Son poëme prend alors le titre de Pe. Il est aisé de sentir que ce genre veut des passions douces, des sentimens naïfs, des tableaux gracieux, et un style qui soit toujours conforme, par sa simplicité, à l’état des personnages.

L’opéra avoit déjà pris naissance en Italie, lorsqu’on représentoit en France des pièces en machines. Corneille, dont le génie se plioit à tous les genres, effaça dans celui-ci tous ses rivaux, par son Andromède, où il y a de grandes beautés. Quinaut créa parmi nous l’opéra, l’orna de toute la pompe dont il étoit susceptible, et fit tomber toutes les pièces de ce genre. Après les tragédies-lyriques de ce poëte, les plus estimées sont le Thétis et Félée de Fontenelle, et le Castor et Pollux de Bd. Les opéras d’Italie, qui sont les plus connus et les plus admirés en France, sont ceux de Me. Ils ont été traduits, comme je l’ai déjà dit, par Rt.

La Motte inventa au commencement du siècle dernier, un genre d’opéra plus facile, et qui plaît par sa variété. Ce sont des actes détachés, et réunis sous le titre commun de Ballet ; petit poëme dramatique qui diffère de la tragédie-lyrique, en ce que dans celle-ci, c’est le fond de l’action qui amène des divertissemens de chant et de danse ; au lieu que dans le ballet, ce sont ces divertissemens qui amènent une action, à laquelle ils servent de fondement. Cet auteur donna pour essai l’Europe galante ; vrai chef-d’œuvre en ce genre. On propose encore pour modèle l’acte de Coronis, celui de Pygmalion, celui de Zelindor, l’acte de la Vue dans le ballet des Sens, et celui de la Vestale dans le ballet des Elémens.

Article V.
Du Poëme épique.

Voici le plus noble, le plus beau, et si l’on peut parler ainsi, les rois des poëmes. Tous les trésors de la poésie y brillent à nos yeux, et y sont étalés avec la plus grande magnificence. Aussi exige-t-il toute la vigueur, toute la hardiesse, tout le feu, toute l’étendue du génie. Fondé sur un événement connu, soit par l’histoire, soit par la tradition, soit même seulement par l’opinion publique, le poëme épique, où, ce qui est la même chose, l’épopée n’a d’autre but que d’exciter notre joie et notre admiration, en nous montrant la vertu heureuse, après les affreux revers qu’elle a essuyés. Des héros qui viennent à bout d’une glorieuse entreprise, en surmontant les plus terribles obstacles, en triomphant de leurs propres foiblesses et de leurs passions, tels sont en général les grands exemples que nous offrent ce genre de poésie.

Définition du Poëme épique.

Le nom d’épopée est composé de deux mots grecs ἕπος, qui signifie récit, et πωεῖω, qui signifie faire, feindre, créer. Ainsi l’épopée est le récit poétique d’une action héroïque et merveilleuse. Le récit est ce qui la distingue de la tragédie, et ce qu’elle a de commun avec l’histoire : le récit poétique, c’est-à-dire, ornés de fictions, est ce qui la distingue de celle-ci : l’action héroïque est ce qui la distingue des petits poëmes et du roman, dont le fond est toujours une historiette ou une intrigue amoureuse. L’action merveilleuse est ce qui la caractérise essentiellement.

On a vu qu’une action est une entreprise faite avec dessein ; qu’elle est héroïque, soit dans son principe, lorsqu’elle part d’une âme courageuse, et élevée au-dessus des âmes vulgaires ; soit dans son objet, lorsqu’elle est fondée sur les intérêts de toute une nation, ou seulement de quelque prince ; soit par l’état et la qualité des personnages, lorsque ce sont des rois, des héros. Ajoutons ici (et c’est ce qu’il est nécessaire de remarquer) que l’action épique est fondée, ou sur l’intérêt d’une religion ; telle est celle de la Jérusalem délivrée, qui intéresse principalement les chrétiens, puisque c’est la délivrance du tombeau de Jésus-Christ : ou sur l’intérêt d’une nation ; telle étoit celle de l’Enéide, qui intéressoit principalement les anciens Romains, puisque c’est la fondation de leur empire : ou sur l’intérêt de l’humanité entière ; telles sont celles de l’Iliade et de l’Odyssée, qui intéressent généralement tous les hommes ; la première, parce que nous y voyons les funestes effets d’une passion à laquelle nous sommes tous sujets ; la seconde, parce qu’elle nous offre l’exemple d’une vertu constante dans ses desseins, ferme dans les revers.

Observons cependant que ces différens poëmes renferment des actions particulières, des événemens, des situations, des tableaux dans lesquels ces trois intérêts se trouvent réunis, ou successivement présentés. Dans la Jérusalem délivrée, Godefroi de Bouillon, chef de l’entreprise, et Rénaud, sans lequel elle ne peut être achevée, intéressent paraiculièrement, l’un la nation française, l’autre les Italiens. Les héros que nous y voyons malheureux par leurs foiblesses, intéressent l’humanité entière. Dans l’Enéide, le héros troyen, qui transporte ses dieux en Italie, fait naître l’intérêt de religion par rapport aux anciens Romains ; et Didon, victime de l’amour intéresse tous les cœurs. L’Iliade et l’Odyssée offrent également en bien des endroits l’intérêt de religion par rapport aux peuples de ces temps-là, et l’intérêt de nation par rapport aux anciens. Grecs. Mais revenons à dire que l’intérêt de religion se trouve au plus haut degré dans l’entreprise de Godefroi, qui veut délivrer les lieux saints ; l’intérêt de nation dans l’entreprise d’Enée, qui veut fonder l’empire romain ; l’intérêt de l’humanité entière dans les effets de la colère d’Achille, et dans la sagesse et le courage d’Ulysse, qui surmonte tous ses périls.

Du merveilleux dans le poëme épique

Le merveilleux est essentiel à l’épopée. On entend par ce mot, comme je l’ai dit ailleurs, 1°. l’intervention des dieux, 2°. celle des êtres moraux ou métaphysiques personifiés, et cestaines fictions hardies qui sont hors du cercle des idées communes.

1°. L’intervention des dieux : première branche du merveilleux de l’épopée. Dans toutes les espèces de culte, le dieu qui en étoit l’objet, a toujours été regardé comme l’arbitre souverain, le moteur et le maître des hommes, réglant leur destinée, et conduisant tous les événemens. Il n’est donc pas surprenant que les poëtes païens aient supposé qu’un héros faisant une action vraiment intéressante pour les peuples, étoit aidé ou traversé par quelques-uns de leurs dieux, subordonnés néanmoins à un être suprême, qui avoit décidé du succès de l’entreprise, et de la destinée du héros. Ainsi nous voyons dans l’Iliade tous les dieux partagés entre les Troyens et les Grecs, mais obligés enfin de se soumettre à l’arrêt du destin, prononcé contre la ville de Priam. Ainsi nous voyons dans l’Enéide, Junon attachée sans relâche à éloigner Enée de l’Italie, et Vénus favorisant ce héros, qui aborde enfin dans cette contrée, et y jette les premiers fondemens d’un empire, parce que le destin l’a ainsi ordonné.

On peut aisément juger que ce mélange des dieux et des hommes dans une action, sert à rendre le récit de cette action plus noble et plus intéressant ; à donner plus d’éclat au héros qui la fait, et à exciter une plus grande admiration pour ses vertus. Il sert aussi à faire voir, non-seulement que les héros les plus sages et les plus vaillans ne peuvent rien sans le secours de la Divinité, mais encore qu’il y a des dieux vengeurs et rémunérateurs, qui punissent ou favorisent les hommes, dans certaines circonstances de leur vie, selon qu’ils le méritent.

Les dieux doivent donc être et sont réellement les grands acteurs de l’épopée : les hommes en sont les acteurs subalternes. Les dieux font les fonctions des causes premières : les hommes celles des causes secondes. L’action a été résolue dans le conseil des dieux : ce sont les hommes qui l’exécutent. C’est pour cette raison que ceux ci sont presque toujours sur la scène. Les dieux ne doivent y paroître que de loin à loin, pour y paroître toujours avec vraisemblance, et pour ne pas éclipser les acteurs subalternes. Ils ne doivent s’y montrer que dans les parties les plus importantes de l’entreprise, et lorsque le héros a besoin de leur aide ou de leurs conseils : par ce moyen la dignité de ces êtres surnaturels est conservée. On a reproché à Homère d’avoir fait descendre les dieux dans de trop petits détails ; lorsque Minerve rapporte à Achille le trait qu’il a lancé contre Hector, qui n’en a pas été atteint, et lorsque, dans le combat de la course des chars, Apollon ayant fait tomber à Diomède le fouet de la main, Minerve se hâte de le ramasser, et le rend à ce guerrier.

Ajoutons que quand les dieux paroissent dans l’épopée, ils ne doivent pas s’y montrer dans l’appareil de leur grandeur. Les mortels en seroient éblouis et atterrés. D’ailleurs ces dieux ne pourroient alors opérer que des miracles ; sinon ils compromettroient leur gloire. Or, les miracles, qui sont un dérangement de l’ordre naturel, fait par la Divinité même, ou par un agent qu’elle emploie, ne peuvent trouver place dans l’épopée. Ainsi il faut bien prendre garde de ne pas les confondre avec le merveilleux.

Le poëte doit donc se contenter de représenter la conduite de ces dieux, (il ne s’agit encore ici que des divinités du paganisme), telle que la religion existante la faisoit connoître aux peuples, par rapport aux choses humaines ; et de leur faire faire des actions dignes de leur puissance et de leur grandeur, sans que pourtant ils renversent les lois de la nature établies. Que dans l’Iliade, Mars blessé, jette un cri pareil à celui d’une armée ; que Jupiter ébranle tout l’Olympe par le seul mouvement de ses sourcils ; voilà un merveilleux admirable, mais qui est dans l’ordre des choses : il plaît, il étonne, il transporte.

Qu’Enée(a) et ses vaisseaux par le vent écartés,
Soient aux bords africains d’un orage emportés,
Ce n’est qu’une aventure ordinaire et commune,
Qu’un coup peu surprenant des traits de la fortune.
Mais que Junon(b) constante en son aversion,
Poursuive sur les flots les restes d’Ilion(c) ;
Qu’Eoled en sa faveur les chassant d’Italie,
Ouvre aux vents mutinés les prisons d’Eolie ;
Que Neptune(e) en courroux s’élevant sur la mer,
D’un mot calme les flots, mette la paix dans l’air,
Délivre les vaisseaux, des Syrtes(f) les arrache ;
C’est-là ce qui surprend, frappe, saisit, attache(i).

Cette intervention des dieux produit un bien bel effet dans les poëmes d’Homère et de Ve. Mais elle nous paroîtroit absurde dans les poëmes modernes, c’est-à-dire, dans ceux dont l’histoire des peuples chrétiens a fourni ou peut fournir le sujet. La raison veut que cette première branche du merveilleux soit tirée du fond de la créance commune des peuples pour lesquels on écrit, et que le poëte ne fasse agir que les divinités connues et honorées dans les pays et dans les temps où s’est passée l’action qu’il raconte.

S’ensuit-il de-là qu’on puisse introduire dans un sujet chrétien les anges, les saints et les démons ? Il y a des critiques qui pensent que non : Boileau même est de ce nombre. Mais le sentiment le plus général est qu’on le peut. En effet, puisque dans les principes de toute religion, il est incontestable que la Divinité règle et dirige tous les événemens, seroit-ce dégrader la majesté de notre Dieu, que de supposer, non-seulement qu’il a préparé une action vraiment grande, vraiment importante que fait un héros vertueux ; mais encore qu’il suit l’exécution de cette action par les ministres de ses ordres et de ses volontés ? Répugneroit-il que le poëte se dit inspiré par un génie céleste, à qui l’Etre suprême auroit découvert tous les secrets ressorts de sa sagesse dans l’entreprise de son héros ? Il est certain que ce merveilleux peut être dans un poëme la source des plus sublimes beautés. Que de peintures fortes et touchantes, que de tableaux brillans et magnifiques, que de grands traits de morale, que d’importantes vérités, en un mot, quelle abondance de richesses poétiques peut fournir au poëte notre auguste religion ! Les admirables ouvrages des prophètes et des écrivains sacrés en sont la preuve. D’ailleurs les épiques modernes ont employé ce merveilleux avec succès ; et l’on ne peut disconvenir que les endroits où ils en ont fait usage, en se renfermant dans les bornes des idées que nous donne la foi, ne sont pas les morceaux les moins frappans de leurs poëmes.

Pour que ce merveilleux du christianisme puisse plaire aux lecteurs éclairés, qui veulent que la poésie épique présente les objets dans l’état le plus parfait, mais sans contrarier l’ordre naturel, et l’ordre surnaturel des choses ; il faut observer à la rigueur ce que j’ai dit ci-dessus de l’intervention des dieux. Les anges, les saints et les démons ne doivent paroître dans un sujet chrétien que de loin à loin, et sans que le merveilleux qu’ils opèrent, aille jusqu’au miracle. On ne sauroit trop répéter que l’épopée n’en veut point. Lorsque Milton décrit les ruses du tentateur ; fait entretenir les génies qui président aux astres, aux fleuves, aux montagnes ; nous représente le fils de Dieu s’offrant à son père pour racheter le genre humain ; nous fait entendre les récits prophétiques de Raphaël, qui trace à Adam l’histoire à venir de sa postérité : lorsque le Tasse nous fait voir l’ange Gabriël apparoissant à Godefroi pour l’animer à la conquête de Jérusalem ; les démons excitant un violent orage contre les chrétiens, pour leur arracher la victoire qu’ils remportoient sur les infidèles ; dans un autre combat l’archange Michel, armé de sa lance redoutable, faisant rentrer jusqu’au fond des abîmes ces esprits infernaux ; un céleste guerrier s’offrant aux regards de Godefroi, au moment où il escalade les murs de Solime, lui montrant l’immortelle Milice qui seconde ses efforts et partage sa victoire, des escadrons innombrables d’esprits lumineux, dont les uns sappent les tours ennemies, et les autres foudroient les remparts ; ce merveilleux nous paroît beau sans doute : il nous ravit, il nous enchante, parce que dans sa sublimité même, il n’offre rien qui soit contre l’ordre des choses que le souverain Créateur a établi. Qui n’admirera point un pareil trait de cette espèce de merveilleux dans ces beaux vers de la Henriade ?

Cependant sur Paris(a) s’élevoit un nuage,
Qui sembloit apporter le tonnerre et l’orage :
Ses flancs noirs et brûlans tout-à-coup entr’ouverts
Vomissent dans ces lieux les monstres des enfers ;
Le fanatisme affreux, la discorde farouche,
La sombre politique, au cœur faux, à l’œil louche,
Le démon des combats respirant les fureurs,
Dieux enivrés de sang, Dieux dignes des ligueurs.
Aux remparts de Paris ils fondent, ils s’arrêtent ;
En faveur de d’Aumale(a) au combat ils s’apprêtent,
Voilà qu’au même instant du haut des cieux ouverts,
Un ange est descendu sur le trône des airs,
Couronné de rayons, nageant dans la lumière,
Sur des ailes de feu parcourant sa carrière,
Et laissant loin de lui l’occident éclairé
De sillons lumineux dont il est entouré.
Il tenoit d’une main cette olive sacrée,
Présage consolant d’une paix desirée :
Dans l’autre étinceloit ce fer d’un Dieu vengeur,
Ce glaive dont s’arma l’ange exterminateur,
Quand jadis l’Eternel, à la mort dévorante,
Livra les premiers nés(b) d’une race insolente.
A l’aspect de ce glaive, interdits, désarmés,
Les monstres infernaux semblent inanimés :
La terreur les enchaine ; un pouvoir invincible
Fait tomber tous les traits de leur troupe inflexible.
Ainsi de son autel, teint du sang des humains,
Tomba ce fier Dragon(c), ce dieu des Philistinsd,
Lorsque du Dieu des Dieux, en son temple apportée,
A ses yeux éblouis l’arche(a) fut présentée.

Mais dans le Paradis perdu, ce palais, qui porté sur des colonnes et des pilastres d’ordre dorique, s’élève hors de terre comme une fumée, et ou Satan doit haranguer les démons auxquels il vient de parler en plein air ; ces grands diables qui se changent en Pygmées, pour que tous puissent trouver place dans cette salle du conseil ; cette bataille entre les bons et les mauvais anges, qui se jettent des montagnes à la tête ; cette nombreuse artillerie, ces épées entre les mains de ces esprits qui ne pouvoient se blesser ; ce démon qui a été coupé en deux, et dont les deux parties se réunissent dans le moment : mais dans la Jérusalem délivrée, cette magicienne, qui métamorphose en poissons dix chevaliers ; ces démons, qui dans une forêt prennent toutes sortes de formes, pour épouvanter les chrétiens qui vouloient en couper les arbres ; cette Clorinde enfermée dans un cyprès, et blessée par le fer de Tancrède qui en a frappé le tronc ; cette Armide, qui sort du sein d’un myrthe entr’ouvert, et qui paroît aux yeux de Renaud ; ce vieillard chrétien, qui marche sur les eaux, les divise, et conduit deux chevaliers sous le lit du fleuve et jusqu’au centre de la terre ; tous ces traits sont d’un merveilleux invraisemblable, qui choque notre raison, parce que les lois de la nature y sont renversées.

On a dit en faveur du Tasse, que de son temps les enchantemens étoient reçus dans toute l’Europe, et regardés presque comme un point de foi par le peuple superstitieux d’Italie. Cette raison le justifie sans doute aux yeux de l’homme de génie, et de tout lecteur judicieux, qui doit se transporter, et dans le siècle où le poëte a écrit, et dans celui où l’action s’est passée. Mais je devois indiquer ici ces défauts relevés par la critique, pour faire sentir aux jeunes gens que ce merveilleux magique ne seroit point aujourd’hui reçu dans un poëme tiré de l’histoire des nations modernes.

Le mélange de la théologie payenne avec notre religion paroîtroit encore plus absurde et plus révoltant. Le Tasse a eu l’inadvertance de donner à ses démons les noms des dieux infernaux et des furies du paganisme. Milton a fait entrer aussi dans quelques endroits de son poëme Cerbère, Tantale, Méduse, etc. Mais à cet égard personne n’a poussé plus loin le déréglement de l’imagination, que le Camoëns dans sa Le. Il y fait rencontrer en même temps Jésus-Christ et Bacchus, Vénus et la Vierge Marie. Son héros essuyant une tempête, adresse ses prières à Jésus-Christ ; et Vénus vient à son secours. Le but des Portugais est la propagation de la foi ; et Vénus se charge du succès de l’entreprise. Que son traducteur dise tant qu’il voudra que ce sont des allégories. Quel lecteur s’en seroit jamais douté ?

2°. Les êtres moraux ou métaphysiques personnifiés, et autres fictions de cette espèce : seconde branche du merveilleux de l’épopée. Ces êtres moraux sont, par exemple, la discorde, la paix, la mollesse, le sommeil, la politique, les grâces, les jeux, etc., ainsi que les passions, les vertus et les vices, présentés sous une forme visible ; tous, personnages qu’on appelle allégoriques.

Là, pour nous enchanter tout est mis en usage ;
Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage1.

Voyez comme Homère dans son Iliade a personnifié les prières.

« Elles sont filles du maître des dieux ; elles marchent tristement, le front couvert de confusion, les yeux trempés de larmes, et ne pouvant se soutenir sur leurs pieds chancelans. Elles suivent de loin l’Injure, l’Injure altière qui court sur la terre d’un pied léger, levant sa tête audacieuse ».

Voyez encore comme Virgile personnifie la Renommée dans le quatrième livre de son Enéide.

« La renommée est le plus prompt de tous les maux. Elle subsiste par son agilité ; et sa course augmente sa vigueur. D’abord petite et timide, bientôt elle devient d’une grandeur énorme ; ses pieds touchent la terre, et sa tête est dans les nues. C’est la sœur des géans, Cée et Encelade(a), et le dernier monstre qu’enfanta la terre irritée contre les dieux. Le pied de cet étrange oiseau est aussi léger que son vol est rapide : sous chacune de ses ailes, ô prodige ! il a des yeux ouverts, des oreilles attentives, une bouche et une langue qui ne se tait jamais. Il déploie ses ailes bruyantes au milieu des ombres : il traverse les airs durant la nuit ; et le doux sommeil ne lui ferme jamais les paupières. Le jour, il est en sentinelle sur le toit des hautes maisons, ou sur les tours élevées : de-là il jette l’épouvante dans les grandes villes, sème la calomnie avec la même assurance qu’il annonce la vérité ».

On peut hardiment faire usage de ce merveilleux dans un poëme chrétien, pourvu qu’en l’employant, on garde une certaine discrétion, et que l’on observe certaines convenances. Il n’y a proprement que les grandes passions, celles dont les mouvemens sont vifs, les effets bien marqués, qui puissent jouer un rôle un peu considérable. On a trouvé dans Milton que le Péché, qui n’est pas un être moral, se préparant au combat contre Satan, qui est un être physique et réel, fait un personnage un peu forcé.

L’épopée est le pays des fictions. C’est dans cette partie que le poëte peut et doit déployer toutes les ressources de son génie. Mais il faut qu’il ne passe jamais les bornes d’une sage vraisemblance : les fictions ne doivent jamais être ni petites ni outrées. Homère a fait parler des chevaux, mouvoir des statues, marcher des trépieds. Virgile a introduit des monstres voraces, qui salissent et dévorent les mets des Troyens. Milton, en personnifiant le péché, a fait une peinture dégoûtante dans les détails. Le Tasse a fait chanter à un oiseau des chansons de sa composition. Ces fictions ne sont point du goût des Français : ce sont à nos yeux des monstres brillans qui dégradent la majesté de l’épopée, ou qui lui donnent, pour ainsi dire, une forme colossale. Mais en voici une qui réunit toute la vraisemblance et toute la grandeur qui conviennent à ce genre de poésie. Dans la Lusiade, la flotte des Portugais est prête à doubler le cap de Bonne-Espérance, lorsqu’un nuage noir et effrayant se forme au-dessus de leurs têtes. Un bruit affreux frappe les oreilles de Gama, chef de l’entreprise, et de ses compagnons. Aussi Aussitôt s’élève dans les airs un fantôme formidable, dont la taille énorme surpasse en hauteur le fameux Colosse de Rhodes. Ses membres sont hideux ; son visage est sombre et farouche ; ses yeux étincelans sont cachés comme dans une fosse obscure, d’où jaillissent des flammes noires, livides et plus sanglantes que lumineuses. Ce monstre, ou ce dieu, est le gardien de ces mers, dont aucun vaisseau n’avoit encore fendu les flots. Il pousse un horrible mugissement, qui semble sortir des plus profonds abîmes de la mer. Il reproche aux Portugais leur orgueilleuse audace ; il menace leur flotte, et leur annonce tous les désastres et toutes les calamités qu’ils doivent essuyer dans leur entreprise. Cette fiction est vraiment belle ; et au jugement de tous les critiques, elle doit plaire dans tous les temps et dans tous les pays. Je dois dire ici qu’elle a été imitée d’une Ode sur l’invasion des Maures, par Louis de Léon, poëte espagnol.

Qualités de l’action épique.

Si le vraisemblable doit toujours être joint au merveilleux de l’épopée, à plus forte raison doit-il se trouver dans l’action même, et dans toutes les circonstances importantes de l’action. C’est la première qualité qu’elle doit avoir. Elle doit être encore entière, et ue. Je crois m’être assez étendu sur ce sujet dans l’article du poëme dramatique. Je me contenterai de rappeler ici qu’une action est possible, lorsqu’il ne répugne point qu’elle ait été faite ; qu’elle est vraisemblable, lorsqu’il y a quelque raison de croire qu’elle a été faite. Ainsi les personnages de l’épopée ne doivent jamais agir sans un motif, sans un dessein raisonnable, et qui paroisse sensible au lecteur.

J’ai dit encore que l’intégrité d’une action consiste dans son commencement, son milieu et sa fin ; ce qui veut dire exposition du sujet, nœud et dénouement. J’ai expliqué ce que sont ces trois choses, et je ne ferai qu’ajouter ici qu’il n’en est pas du dénouement de la tragédie. Dans celle-ci, le dénouement malheureux est le meilleur, parce que l’objet de la tragédie étant d’exciter la terreur et la pitié, ces deux passions sont portées au plus haut degré possible, lorsque nous voyons un héros plus malheureux que coupable, succomber dans une entreprise qu’il a tentée lui-même, ou qu’on a tentée contre lui. Mais quoique dans l’épopée il y ait et il doive y avoir beaucoup de ces situations terribles et attendrissantes, qui nous font frémir pour le héros, et nous arrachent des larmes ; néanmoins son principal objet, son objet essentiel, est de nous donner une grande vertu à admirer. Or, si cette grande vertu échouoit, elle ne seroit point, à proprement parler, digne de notre admiration, je veux dire, d’une admiration entière, pure et sans mélange, parce que ce sentiment ne peut être vraiment excité et porté à son comble, que par le succès et la joie. Il faut donc que le héros, franchissant tous les obstacles, vienne heureusement à bout de son entreprise. Ainsi Achille, après avoir dompté sa colère, fait tomber sous ses coups Hector, le plus brave défenseur d’Illion. Ainsi Ulisse surmonte ses revers, et arrive à Ithaque. Ainsi Enée aborde en Italie, et triomphe de Turnus. Ainsi Godefroi dissipe les forces de l’Afrique et de l’Asie réunies contre lui, et s’empare de Jérusalem. Mais, dira-t-on, sans doute le dénouement du Paradis perdu n’est-il pas malheureux ? Non, parce que Adam n’est pas le héros du poëme : c’est Satan ; et l’on voit aisément qu’il fait succomber le premier homme. C’est donc le Diable, dit l’abbé Batteux, qu’on nous donne à admirer. L’objet est singulier ; mais il en faut juger comme d’une idée de peintre, c’est-à-dire, par l’exécution, plutôt que par le fond même du sujet.

Il est quelquefois nécessaire de faire suivre le dénouement, par le récit de quelques événemens qui tiennent essentiellement à l’action : c’est ce qu’on appelle achèvement. La réconciliation d’Achille avec Agamemnon fait le dénouement de l’Illiade, puisque le poëte ne s’étoit proposé, comme il le dit lui-même, que de chanter la colère d’Achille, et ses funestes effets. Mais cette réconciliation ne devrait pas en être la fin, parce qu’on auroit pu demander si elle avait changé la face des affaires. Il y avoit donc quelque chose à desirer après la cessation de la colère d’Achille. Il falloit qu’il combattît les Troyens, les mît en, déroute et triomphât d’Hector. Cet achèvement de l’action doit être court, autant qu’il sera possible : autrement il seroit froid.

J’ai dit enfin que l’unité d’action se prend du rapport de ses parties, de l’unité d’intérêt, et de l’unité de péril ou de plusieurs périls, pourvu que l’un soit une suite nécessaire de l’autre. Mais il ne faut pas croire que l’unité du personnage puisse faire ici l’unité de l’action. Le poëme épique n’est ni une histoire, comme la Pharsale de Lucain, la Guerre punique de Silius Italicus, où sont décrits plusieurs événemens décousus ; ni la vie entière d’un héros, comme l’Achilléide de Se. Il se borne au récit d’une seule action héroïque, pour la faire admirer et la proposer pour exemple.

Quant à l’unité de tems et de lieu, l’épopée n’y est point asservie comme la tragédie. On a calculé que la durée de l’action de l’Iliade est de quarante-sept jours : celle de l’Odyssée, qui ne commence qu’au départ d’Ulysse de l’île d’Ogygie, est d’environ deux mois : celle de l’Enéide, qui ne commence qu’à la tempête qui jette Enée sur les côtes d’Afrique, est de deux saisons, l’été et l’automne. Ainsi le temps que doit durer l’action, n’est pas fixe et marqué, mais la plupart des critiques s’accordent à dire que depuis l’endroit où le poëte commence sa narration, ce temps ne doit pas s’étendre au delà d’une année.

Des épisodes dans le poëme épique.

L’unité de l’action dans l’épopée n’exclut point les épisodes. On a vu que ce sont des actions particulières subordonnées à l’action principale. Ils doivent toujours être tirés du fond même du sujet, ou, s’ils en sont éloignés, y être amenés par les circonstances. Pope compare le poëme épique à un jardin : la principale allée est grande et longue ; et il y a de petites allées où l’on va quelquefois se délasser, qui tendent toutes à la grande. Cette comparaison me paroît juste, pourvu toutefois que ces allées ne soient pas en trop grand nombre : elles formeroient un labyrinthe dans lequel on pourroit s’égarer. Il en seroit de même des épisodes : ils noyeroient l’action principale, s’ils étoient trop multipliés. On a comparé aussi le poëme épique à un grand fleuve, qui se partage en rameaux, forme des îles qu’il embrasse, reçoit des torrens, des ruisseaux, des rivières dans son sein. Mais il faut que ce soit toujours le même fleuve qui, suivant la même impulsion, aille se jeter dans l’Océan par une seule embouchure. Enfin le poëme épique a été comparé à un tableau où l’on voit une figure principale qui frappe par sa grandeur et sa beauté : mais il y en a aussi plusieurs autres dans une belle ordonnance et dans une juste proportion.

Toutes ces comparaisons peuvent donner suffisamment à entendre ce que sont les épisodes dans l’épopée. Mais pour faire connoître en même temps et l’effet qu’ils doivent y produire, et la place qu’ils méritent d’y occuper, il est à propos de distinguer ici les épisodes qui n’y sont que par occasion, et ceux qui y sont pour le besoin de l’action. Ceux de la première espèce sont des épisodes de pur agrément : le poëte ne les emploie que pour répandre dans son poëme un ornement de plus, ou pour délasser et pour égayer le lecteur. En voici un exemple.

Enée va demander du secours au roi Evandre, contre les peuples d’Italie qui veulent l’empêcher de s’établir dans ce pays. Il le trouve faisant un sacrifice ; et ce prince lui en raconte l’origine. Ce récit amené comme on le voit, bien naturellement, n’étoit pas absolument nécessaire. Si la circonstance exigeoit qu’Evandre instruisît Enée de l’événement qui avoit donné lieu à l’institution de ce sacrifice, il pouvoit lui dire, en quatre vers, que c’étoit la victoire remportée par Hercule sur Cacus, brigand qui ravageoit cette contrée. La description brillante et pittoresque de ce combat ne tient donc au poëme que par occasion. Ce n’est ici qu’un ornement qu’on pourroit supprimer, sans que l’action fût moins bien nouée, moins bien conduite, et sans qu’elle perdît le moindre degré d’intérêt.

Les épisodes qui sont dans l’épopée pour le besoin de l’action, y sont plus ou moins nécessaires, suivant la manière dont le poëte les emploie. Ainsi distinguons 1°. celui qu’on nomme grand épisode, parce qu’il entre nécessairement dans la construction du poëme ; 2°. ceux qui servent à former ou à détruire un obstacle à l’accomplissement de l’action ; 3°. ceux qui contribuent à l’intérêt d’une partie importante de l’action ; 4°. ceux qui étant employés pour nouer plus fortement l’action, influent encore d’une manière prochaine sur le dénouement. Les exemples vont répendre une vive lumière sur cette distinction.

1°. Enée jeté par une tempête sur les côtes de Carthage, reçoit un accueil favorable de la part de Didon, reine de ce pays, à laquelle il fait le récit de la prise de Troie, et des revers qu’il a essuyés depuis son départ de cette ville saccagée. Voilà le grand épisode de l’Enéide. Il y est nécessaire, pour que nous soyons instruits des événemens importans qui se sont passés avant l’action du poëme.

2°. Le chef des Troyens, après avoir raconté à Didon la malheureuse histoire de la ruine de sa patrie, est retenu auprès de cette jeune reine par un violent amour qui lui fait oublier l’Italie, où il est appelé par les destins pour fonder une nouvelle Troie. Voilà un épisode qui sert à former un obstacle à l’accomplissement de l’action ; obstacle que surmonte le héros, qui, imformé par Mercure de la volonté de Jupiter, rompt courageusement ses liens, et abandonne Carthage.

3°. Dans le même poëme, les Troyens, pendant l’absence d’Enée, se tiennent renfermées dans leur camp, suivant l’ordre qu’il leur en avoit douné. Mais l’armée de Turnus ne cesse de les insulter : l’ennemi même se dispose à mettre le feu à leurs retranchemens. Réduits à cette extrémité, ils délibérèrent sur les moyens de faire savoir à leur chef la situatiou où ils se trouvent. Deux jeunes guerriers, Nisus et Euryale, unis de la plus étroite amitié, se chargent de cette commission d’autant plus périlleuse, qu’il falloit s’ouvrir un passage à travers le camp des ennemis, et y périssent après avoir fait plusieurs grands exploits. Le mauvais succès de cette expédition est un nouveau revers pour les Troyens, puisqu’il ne fait qu’accroître leur embarras et leur inquiétude, en leur ôtant l’espérance de recevoir un prompt secours, ou de nouveaux ordres de leur chef. Il est clair que si vous supprimiez cet épisode, si vous supposiez que Nisus et Euryale ont passé tranquillement au travers des ennemis, et sont arrivés au lieu où étoit Enée, la situation des Troyens seroit moins fâcheuse, et nous intéresseroit moins vivement. Voilà donc un épisode qui contribue à l’intérêt d’une partie importante de l’action.

4°. Dans la Jérusalem délivrée, Herminie, cédant à la vivacité des sentimens qu’elle a pour Tancrède, se couvre des armes de Clorinde son amie, et sort de Jérusalem pendant la nuit pour aller offrir au héros chrétien de le guérir de ses blessures. Elle envoie à la tente de Tancrède un Ecuyer, qui, cachant le nom de la princesse, lui dit qu’une dame vient lui rendre la vie. Dans cet intervalle, la fausse Clorinde est apperçue par celui qui commande une garde avancée, et qui lui lance un javelot. Herminie effrayé prend la fuite et est emportée par son cheval dans une forêt. Au même instant, le bruit se répand dans le camp qu’on a vu Clorinde ; il parvient aux oreilles de Tancrède qui adore cette guerrière : ah ! dit-il c’est elle-même qui venoit adoucir mes peines. Transporté d’amour et de joie ; il prend une partie de ses armes, monte à cheval, vole, et suit les traces qu’il croit voir. Mais il s’égare pendant la nuit, arrive à un château habité par Armide, tombe entre les mains de cette anchanteresse ; et les Chrétiens, privés alors du plus vaillant de leurs guerriers, essuyent de plus grandes pertes et de plus grands désastres, qui retardent encore davantage l’exécution de leur entreprise. Cette même Herminie se trouvant ensuite dans le camp des Egyptiens, ennemis des chrétiens, reconnoît Vafrin, écuyer de Tancrède, et l’espion des Croisés. Elle se confie à lui pour retourner à Jérusalem, et lui révèle un secret complot tramé contre Godefroi. Huit guerriers déguisés en Français, vêtus et armés comme les gardes du général chrétien, doivent se jeter dans la mêlée, et enfoncer dans son sein un fer empoisonné. Sur cet avis, Godefroi fait changer à ses gardes d’habillement et d’armure ; et, dans ce dernier combat, qui, décidant de l’empire d’Asie, termine entièrement ce poëme, il échappe au danger qui le menaçoit. Voilà un épisode qui sert d’abord à nouer plus fortement l’action, et qui ensuite influe d’une manière prochaine sur le dénouement.

Telles sont à peu près toutes les différentes espèces d’épisodes qui conviennent à l’épopée. Cette notion suffit sans doute pour faire juger de la manière dont on doit les placer et les lier à l’action, soit pour répandre des ornemens dans le poëme, soit pour y ajouter un nouveau degré d’intérêt. Il faut observer que les épisodes de pur agrément ne tenant pas essentiellement à l’action, doivent être plus ou moins courts, selon que la matière est plus ou moins éloignée du sujet.

Des personnages et de la morale, dans le poëme épique.

On n’est pas obligé, dans le poëme épique, comme dans le dramatique, d’annoncer dès le commencement tous les personnages qui doivent y paroître. Mais ces deux poëmes ont cela de commun, qu’ils n’en souffrent point d’inutiles. Dans l’épopée, tous doivent faciliter ou traverser plus ou moins l’exécution de l’entreprise. Ainsi c’est le besoin de l’action qui en détermine le nombre. Il faut d’abord leur donner les mœurs de leur temps et de leur pays : ce seroit choquer le bon sens que de leur en donner d’autres. Certains critiques ont donc eu tort de trouver les héros d’Homère défectueux, parce qu’ils ne ressemblent pas aux nôtres. Pouvoient-ils raisonnablement les juger par le goût de notre siècle et de notre nation ? Le poëte grec les a peints tels qu’ils étoient de son temps : il le devoit ; et il mériteroit aujourd’hui même les reproches de la critique, s’il ne l’avoit point fait.

Les mœurs des personnages, dans l’épopée, doivent être, comme dans le poëme dramatique, bonnes, convenables, ressemblantes et égales : on a vu en quoi consistent toutes ces qualités. Il est sur-tout essentiel de les varier et de les faire contraster ensemble. Cette différence, cette opposition de mœurs ou caractères est une des choses qui attachent le plus le lecteur ; qui jettent le plus d’éclat et le plus d’intérêt dans le poëme épique, parce que d’un côté ces contrastes frappent agréablement l’esprit : de l’autre, ils affectent vivement le cœur, qui se livre alors sans réserve aux mouvemens d’amour ou de haine qui l’entraînent. Je répéterai ici qu’Homère est un des plus parfaits modèles en ce genre. Le Tasse l’a suivi de très-près.

Les descriptions oratoire, les portraits brillans, ne sont pas ce qui fait le mieux connoître ces divers caractères. Ce sont les propres discours des personnages mêmes, leurs actions, leur conduite. Attachez-vous donc principalement à les faire agir ou parler. C’est par les différentes passions que leurs caractères doivent se manifester L’épopée les admet toutes sans exception, les bonnes et les mauvaises. Il ne s’agit que de les peindre sous les traits qui leur sont propres ; celles-ci, avec tout ce qu’elles peuvent avoir de funeste et d’odieux ; celles-là, avec tout ce qu’elles peuvent avoir d’utile et d’attrayant. Ce sont ces tableaux divers ou opposés entr’eux, et que le poëte expose à nos yeux comme dans une vaste galerie, qui, nous montrant la vertu dans tout son éclat, nous en faisant sentir tout le prix et toute l’excellence, excitent en nous cette grande admiration, qui est la dernière fin de l’épopée.

Si le poëme épique est l’action de plusieurs hommes, même de tout un peuple, comme il peut fort bien l’être, il faut toujours qu’il y ait un acteur qui domine sur tous les autres, qui soit le chef de l’entreprise. On juge d’avance que ce principal personnage doit être vertueux, puisque l’action qu’il entreprend doit être bonne, louable et digne d’être admirée. Ainsi il est inutile de dire qu’un homme souillé de forfaits, venant à bout d’une entreprise criminelle, quelque glorieuse qu’on la supposât, (si toutefois la véritable gloire pouvoit s’allier avec le crime) ne pourroit pas être le héros d’un poëme épique. Ce n’est pas que ce premier personnage doive nécessairement être tout-à-fait vertueux comme Godefroi. Il peut avoir des foiblesses, des défauts, même une passion vive et funeste, comme Enée, Ulysse et Achille. Mais il faut que ses foiblesses soient éclipsées par de grandes vertus ; qu’il triomphe de sa passion ; qu’une âme élevée et peu commune soit le principe de ses défauts.

Voulez-vous long-temps plaire et jamais ne lasser ?
Faites choix d’un héros propre à m’intéresser,
En valeur éclatant, en vertu magnifique :
Qu’en lui jusqu’aux défauts, tout se montre héroïque 1.

Ce héros doit toujours avoir une vertu dominante qui le caractérise particulièrement : telle est la piété dans Enée, la prudence dans Ulysse, la valeur dans Achille. C’est cette grande vertu dont il est constamment animé, qui nous le fait admirer dans les obstacles qu’il rencontre, dans les revers qu’il essuie, dans ses malheurs, ses périls, ses combats ; et notre admiration est portée à son comble, à l’aspect de cette vertu couronnée par le succès de l’entreprise.

La morale n’est pas une des parties les moins importantes de l’épopée. C’est dans ce genre de poésie, peut-être plus que dans aucun autre, que le poëte est obligé de faire son art le noble et digne usage qui lui est propre ; de cet art consacré, dès son berceau, autant à l’instruction des hommes qu’à leur plaisir. D’ailleurs qui peut nier que nous n’aimions naturellement le vrai, que nous n’aimions naturellement la vertu ? Notre esprit cherche sans cesse le vrai, parce que nous trouvons notre satisfaction et notre intérêt à être éclairés et à étendre nos lumières. Notre cœur se porte vers la vertu, parce que nous sentons qu’elle seule peut procurer le vrai bonheur ; et lors même que cédant malheureusement à nos foiblesses, nous ne faisons aucun grand effort sur nous mêmes pour nous rendre meilleurs, nous desirons du moins de le devenir. La morale ne peut donc que plaire aux hommes, débitée avec un certain art, revêtue d’ornemens qui l’embellisent ; et c’est ici que le poëte doit la présenter sous cette parure attrayante.

Les Dieux interviennent dans l’épopée : des héros y agissent avec d’autres héros, en n’y perdant jamais le soin de leur propre gloire. Que d’occasions, que de motifs de rappeler à l’homme ses devoirs à l’égard de la Divinité, ses devoirs à l’égard de ses semblables, ses devoirs à l’égard de lui-même ! Dieu, la religion, le bien public, l’homme, ses passions, sa fin dernière, son vrai bonheur, les biens et les maux de cette vie, enfin tout ce qui a rapport à ces différens objets, quel fonds inépuisable de vérités pour le poëte ! Le moyen de les présenter et de les développer, sont les exemples ; c’est-à-dire, lorsqu’on montre, par les actions des héros, la vertu toujours heureuse et triomphante, et le vice toujours misérable et confondu : les discours, c’est-à-dire, lorsqu’on ne trace que des maximes sages et préceptes utiles, qui seront, pour ainsi parler, incorporés au récit.

Mais observons que le poëte ne doit point en général faire lui-même la fonction de moraliste. Le lecteur, qui a cru n’entendre qu’un narrateur inspiré, seroit choqué de voir à sa place un grave philosophe, qui se montreroit à découvert pour lui débiter ses leçons. Tout ce qu’on lui permet, c’est de jeter en passant des réflexions courtes et vives, qui paroissent s’être présentées d’elles-mêmes ; de lancer avec force des traits lumineux et perçans, qui viennent subitement éclairer et pénétrer l’âme tout à-la-fois. Une morale un peu étendue ne peut donc être bien placée, que dans la bouche des héros, ou des êtres surnaturels. C’est alors que le Iecteur l’écoute avidement, la saisit avec plaisir ; non-seulement parce qu’il prend un intérêt réel et direct à ce que font et disent ces personnages, mais encore parce qu’ils l’instruisent sans avoir l’air de vouloir l’instruire.

Le sixième Livre de l’Eneïde, chef-d’œuvre d’imagination, est admirable par l’excellente morale dont il est rempli. Quelle peinture forte et terrible des méchans dans le Tartare ! Quelle peinture agréable et touchante du bonheur des justes dans les Champs Elysées ! Le septième chant de la Henriade, le plus beau sans doute de ce poëme, en est une imitation, faite avec un art qui honore infiniment le poëte français. On ne pourra voir ici qu’avec plaisir ces réflexions si belles et si judicieuses qu’il met dans la bouche de S. Louis, montrant à Henri IV les mauvais rois punis dans les enfers.

Regardez ces tyrans adorés dans leur vie :
Plus ils étoient puissans, plus Dieu les humilie.
Il punit les forfaits que leurs mains ont commis,
Ceux qu’ils n’ont point vengés, et ceux qu’ils ont permis.
La mort leur a ravi leurs grandeurs passagères,
Ce faste, ces plaisirs, ces flatteurs mercénaires,
De qui la complaisance, avec dextérité,
A leurs yeux éblouis cachoit la vérité,
La vérité terrible ici fait leurs supplices ;
Elle est devant leurs yeux, elle éclaire leurs vices.
Voyez comme à sa voix tremblent ces conquérans,
Héros aux yeux du peuple, aux yeux de Dieu tyrans ;
Fléaux du monde entier que leur fureur embrasse :
La foudre qu’ils portoient, à leur tour les écrase.
Du style et de la forme de l’épopée.

J’ai dit ailleurs que le poëte est supposé inspiré dans l’ode et dans l’épopée ; mais que dans l’ode son inspiration est prophétique : c’est le cœur qui est dans l’ivresse du transport : le poëte possédé du dieu qui l’inspire, y peint avec des traits de feu le vif sentiment qui l’anime, pour en remplir notre âme. Dans l’épopée, son inspiration est tranquille : c’est l’esprit qui est dans l’extase de l’admiration : le poëte, instruit par le dieu qu’il a invoqué, y raconte, avec autant de chaleur que de dignité, l’action mémorable qu’il admire, pour nous porter à l’admirer de même. Si donc vous faites abstraction de ces écarts, de ce délire, de ces élans, impétueux, fruits d’une imagination échauffée par un cœur vivement ému, et qui conviennent essentiellement au genre lyrique ; le style de l’épopée sera en général le même que celui de l’ode. Ce sera la même noblesse dans les pensées, la même élévation dans les sentimens, la même vivacité dans les images, le même choix ; la même pompe d’expressions, la même hardiesse dans les tours et dans les figures. La force et la précision, l’élégance et l’harmonie, le coloris sur tout, mais un coloris propre à chaque objet, doivent le distinguer. C’est ici principalement que la poésie doit être comme la peinture : c’est ici qu’elle doit déployer tous ses trésors, sans craindre d’être accusée d’un faste et d’une magnificence déplacée. On en jugera par les divers morceaux que je vais avoir occasion de citer.

Du style du début dans le poëme épique.

Il est naturel qu’avant de commencer son récit, le poëte expose son sujet. C’est ce qu’on appelle proposition, qui n’est autre chose que le titre du poëme, développé.

Que le début soit simple, et n’ait rien d’affecté1.

Cette noble simplicité comprend la précision et la clarté. Mais il est essentiel d’annoncer dans le début le merveilleux du poëme, et d’y laisser entrevoir que le héros qu’on va chanter est propre à intéresser. Virgile exposant son sujet, dit :

« Je chante les combats et ce héros troyen, qui, forcé par les destins de s’exiler de sa patrie, aborda le premier aux rivages de Lavinium. Objet de la vengeance des Dieux, que le ressentiment de Junon (a) avoit armés contre lui, il éprouva sur la terre et sur la mer toutes les traverses que le courroux de la Déesse put lui susciter. Il eut beaucoup à souffrir des fureurs de la guerre, tandis qu’il transportoit ses Dieux dans le Latium(b), et qu’il y élevoit les murs d’une ville (c) qui a été le berceau d’un nouvel empire des Latins, et d’où sont sortis les rois d’Albe d et les fondateurs de la superbe Rome(e). »

Voilà d’un côte un homme, et de l’autre une Déesse ; un homme que nous jugeons devoir nous intéresser par les revers qu’il éprouva dans sa grande entreprise, et une Déesse qui joue un personnage contre ce héros. On remarquera de même ces deux choses dans ce début de la Jérusalem délivrée.

« Je chante la guerre sainte, et ce capitaine qui délivra le vénérable tombeau de Jésus-Christ. Il signala sa sagesse autant que sa valeur dans les divers travaux, dans les nombreux périls que lui fit essuyer cette glorieuse conquête. En vain, l’enfer déchaîné voulut s’opposer à son entreprise : en vain se liguèrent contre lui les peuples armés de l’Asie et de l’Afrique. Le ciel daigna favoriser ses efforts ; et le héros ramena sous les saints étendarts ses compagnons égarés ».

Quoique le début doive être simple, il n’exclut cependant pas une certaine élévation, pourvu qu’il n’y ait rien d’affecté ; pourvu que le ton qu’y prend le poëte, soit soutenu jusqu’à la fin, et remplisse l’attente du lecteur. Tel est celui-ci de la Luisiade.

« Je chante ces hommes extraordinaires, qui, des rives occidentales de la Lusitanie (a) portés sus des mers qui n’avoient point encore vu de vaisseaux, allèrent étonner la Taprobane (b) de leur audace ; eux dont le courage patient à souffrir des travaux au-delà des forces humaines, établit un nouvel empire sous un ciel inconnu et sous d’autres étoiles. Qu’on ne me vante plus les voyages du fameux Troyen, qui porta ses Dieux en Italie ; ni veux du sage Grace, qui revit Ithaque après vingt ans d’absence : ni veux d’Alexandre (a), cet impétueux conquérant : disparoissez, drapeaux, que Trajan (b) déployoit sur les frontières de l’Inde. Voici un homme à qui Neptune (c) a abandonné son trident ; voici des travaux qui surpassent tous les vôtres ».

Après avoir exposé le sujet, le poëte qui ne peut pas savoir humainement les causes surnaturelles de l’action qu’il va raconter, adresse une prière à une divinité, pour qu’elle les lui révèle : c’est l’invocation, elle doit être courte. Telle est celle-ci de l’Enéide.

« Muse, dis-moi quelle Divinité le prince troyen avoit offensée : dis-moi la cause de cette haine implacable de Junon d, qui fit essuyer tant de périls et de malheurs à ce pieux héros ».

Elle peut être d’un style élevé, avoir de la chaleur et de la dignité. On en voit un exemple dans celle-ci de la Jérusalem délivrée.

« O muse, toi qui ne ceins point la tête, au sommet de l’Hélicon(a), d’un laurier périssable, mais qui, assise au milieu des célestes chœurs, pares ton front d’une rayonnante couronne d’étoiles immortelles, souffle dans mon âme une ardeur divine ; échauffe, élève mes chants ; et pardonne, si, prêtant des ornemens à la vérité, j’embellis quelquefois mes vers d’autres charmes que les tiens. Tu sais que l’homme court admirer ce que le riant Parnasse(b) offre de plus enchanteur, et que la vérité animée du coloris d’une élégante poésie, attire par le plaisir, persuade et maîtrise les cœurs les plus rebelles. Ainsi nous présentons à un enfant malade, un vase, dont les bords sont humectés d’une douce liqueur. Trompé par cet artifice, il boit des sucs amers, et retrouve la vie dans le sein même de son erreur ».

De la forme et du style du récit dans le Poëme épique.

Le poëte se supposant exaucé, commence son récit : il peut le faire de deux manières. La première consiste à suivre l’ordre naturel des événemens ; comme le Tasse, qui fait assembler les Croisés au retour du printemps, les fait marcher vers Jérusalem, et suit directement la chaîne des divers événemens qui se succèdent durant ce siége. Alors la fable se nomme simple. La seconde manière consiste à se jeter brusquement au milieu des événemens, pour dire ensuite ou faire dire à son héros ce qui a précédé l’événement par lequel le récit a été commencé ; comme Virgile, qui représente tout-à-coup la flotte des Troyens voguant sur la mer de Toscane, jetée par une tempête sur les côtes de Carthage, et qui met ensuite dans la bouche d’Enée le récit de la destruction de Troie, et celui de tous les revers qu’a essuyés ce héros depuis son départ de la Troade. Alors la fable se nomme composée. Celle-ci a un avantage sur la première, parce que le personnage qui raconte, paroît toujours, aux yeux du lecteur, plus intéressé et plus intéressant que le poëte même.

On doit juger de là que la poésie a deux formes différentes dans le récit épique ; celle où le poëte se montre et parle en son nom, et celle où il fait parler ses personnages, en rapportant leurs discours ; ce qui fait alors une espèce de dramatique. Lorsque le poëte raconte, il doit raconter comme un témoin qui a tout vu ; mais qui, en voyant tout, a éprouvé la plus vive émotion. Il faut donc que toute la chaleur et toute la sensibilité de son âme passent dans son récit, et le rendent agréable, enjoué, terrible, ou touchant, selon la nature du sujet. Voyez le sentiment et l’expression dont Virgile anime le récit de la mort de Nisus et d’Euryale, tendres amis, que le poëte a immortalisés. Ces deux jeunes guerriers, après avoir fait un carnage affreux des Rutules plongés dans l’ivresse et le sommeil, alloient poursuivre leur route, lorsqu’au milieu des ténèbres qui commençoient à se dissiper, ils furent apperçus par un gros de cavalerie qu’Amate, reine des Latins, envoyoit à Turnus, roi des Rutules.

« Je ne me trompe point, s’écria Volscens du milieu de son escadron, alte-là, jeunes gens : quel motif vous conduit ? qui êtes-vous ? où allez-vous ? Nisus et Euryale, sans répondre, prennent la fuite, et se jettent dans le bois, espérant se sauver à la faveur des ténèbres. Volscens partage alors sa troupe, qui connoissoit le pays, et la poste à toutes les issues du bois. C’étoit un taillis épais, ombragé de chênes touffus, et hérissé de ronces, où l’on appercevoit à peine quelques sentiers étroits et peu frayés. L’obscurité, et le poids des dépouilles dont Euryale est chargé, l’arrêtent dans sa course ; et sa crainte l’égare dans ce chemin difficile. Cependant Nisus avance, sans savoir si Euryale le suit. Déjà il a traversé le bois, et n’a plus rien à craindre de l’ennemi. Déjà il est au-delà de ces lacs qu’on a depuis appelés les lacs Albains, du nom de la ville d’Albe(a) Il s’arrête, et ses yeux cherchent en vain son ami. Euryale, s’écrie-t-il, en quel lieu t’ai-je laissé ? Malheureux que je suis, de quel côté te chercherai-je ? Il retourne sur ses pas ; il s’engage de nouveau dans des routes obscures et trompeuses qu’il a déjà parcourues ; il erre çà et là dans le silence des bois. Tout-à-coup il entend derrière lui un bruit de chevaux ; et des voix confusent frappent ses oreilles : il tourne la tête, et apperçoit Euryale, qui, n’ayant au qu’elle route tenir, et s’étant perdu dans l’obscurité, étoit entraîné par des mains ennemies, et faisoit de vains efforts pour se dégager. Que fera Nisus pour dégager son ami ? Le peut-il de vive force ? Ira-t-il, en attaquant cette troupe nombreuse, chercher une mort héroïque ? Il bande son arc, et levant les yeux vers l’astre de la nuit, Déesse, dit-il, qui brillez au ciel et qui présidez aux forêts, si mon père Hyrtacus vous a fait pour moi des offrandes, si moi-même j’ai suspendu aux voûtes de vos temples les dépouilles des forêts, faites que je dissipe cet escadron, et conduisez les traits que je vais lancer. Il dit, et à l’instant il décoche une flèche de toutes ses forces. Le trait vole à travers les ombres, perce le dos de Sulmon, et se brise en lui traversant la poitrine. Sulmon tombe, vomit des flots de sang, et expire. La troupe étonnée jette en vain les yeux de toutes parts. Encouragé par ce premier succès, Nisus lève le bras, lance un second trait, qui vient en sifflant frapper Tagus, et lui perce les deux tempes. Volscens, transporté de fureur, cherche vainement d’où sont partis les deux coups, et ne pouvant en reconnoître l’auteur : Ta mort, dit-il à Euryale, va venger celle de ces deux guerriers. A l’instant il s’avance vers lui, l’épée nue pour le percer. A cette vue Nisus se trouble : sa raison l’abandonne : il ne peut plus se tenir caché, ni soutenir un spectacle si douloureux. C’est moi, s’écrie-t-il, c’est moi qui ai lancé les traits. Rutules, punissez-moi ; je suis le seul coupable. Celui-ci n’a osé ni pu vous nuire. J’en jure par le ciel et par ces astres : son crime est d’avoir trop aimé son malheureux ami. Tandis qu’il parle, l’épée du furieux Volscens perce impitoyablement le flanc et le sein délicat du jeune Euryale, qui tombe mourant : des ruisseaux de sang coulent sur son beau corps, et sa tête languissante se penche sur une de ses épaules. Ainsi meurt une fleur nouvelle, coupée par le tranchant de la charrue : ainsi baissent leur tête fanée des pavots courbés par une pluie orageuse. Nisus se jette à l’instant au milieu de l’escadron ennemi : il cherche Volscens ; il n’en veut qu’à lui. On l’environne, on l’ècarte, on s’oppose à sa fureur. Rien ne l’arrête ; tout cède à sa foudroyante épée : il atteint Volscens ; lui plonge le fer dans la bouche, au moment qu’elle s’ouvre pour le menacer ; et lui-même ne perd la vie qu’en l’ôtant à ce barbare. Percé aussitôt de mille coups, il tombe sur le corps sanglant de son cher Euryale : content de l’avoir vengé, il expire sans regret ».

Voyez aussi quel feu, quelle énergie, quels traits pittoresques animent ce récit d’un combat du ceste, dans le même poëte.

« A ces mots, Entelle quitte ses vêtemens. Il découvre à nu ses membres nerveux, ses grands os, ses bras terribles, et se rend au milieu de l’arène. Enée fait apporter deux cestes égaux, et les met lui-même aux bras des deux combattans. Aussitôt l’un et l’autre s’apprêtent au combat, se dressent sur leurs pieds, et d’un air intrépide, lèvent le bras pour se frapper. Chacun d’eux tâche d’abord de garantir sa tête du coup qui le menace. Bientôt ils s’approchent et entrelacent leurs bras. L’un plus léger, plus agile, a l’avantage de la jeunesse : l’autre est plus massif, plus robuste ; mais il a moins d’haleine, et ses genoux chancèlent. Après avoir long-temps paré les coups de part et d’autre, ils s’en portent enfin de terribles à la tête et à la poitrine. On voit leurs mains redoutables chercher les tempes et les oreilles. Les joues retentissent sous la pesanteur de leurs bras Entelle cependant se tient ferme sur ses pieds : il suit de l’œil et de tout le corps les mouvemens de son ennemi, et tâche d’esquiver ses coups. Darés ressemble à un guerrier qui assiége une ville fortifiée, ou un château situé sur un roc : il parcourt toute la place, et en cherche les endroits foibles. Mais il ne livre que de vains assauts. Entelle se dresse, et lève un bras qui eût étendu son adversaire à ses pieds, si celui-ci, prévoyant l’attaque, n’eût fait un saut en arrière, et ne se fût dérobé au coup fatal. Le bras d’Entelle ayant porté à faux, il tombe lui-même lourdement, tel qu’un vieux pin déraciné dans les forêts d’Ida(a) ou d’Erymanthe(b). Les Troyens et la jeunesse sicilienne prennent part à cet accident, et poussent de grands cris. Aceste, touché du malheur du vieux athlète son ami, accourt le premier, et l’aide à se relever. Entelle, sans être déconcerté ni affoibli par sa chûte, retourne au combat avec plus d’ardeur. La colère, la honte, le courage dont il se sent animé, redoublent ses forces. Il se jette avec fureur sur son rival étonné, le poursuit sans relâche, le frappe sans mesure : ses coups précipités tombent sur lui comme la grêle sur un toit : il le presse, il l’accable….. Les amis de Darés le retirent de l’arène, se soutenant à peine, penchant sa tête languissante sur ses épaules meurtries, et vomissant ses dents brisées, avec des flots de sang épais ».

Après ce récit, je puis hardiment en citer un autre qui est à-peu-près dans le même genre, et qu’on ne lira pas avec moins de plaisir. C’est le récit du combat de Tancrède et d’Argant, dans la Jérusalem délivrée.

« Leurs lances sont en arrêt ; ils se précipitent l’un sur l’autre. L’aigle qui fond sur sa proie, le trait qui fend les airs, sont moins rapides. Rien n’égala jamais leur furie : leurs lances se brisent sur leurs casques : mille éclats, mille étincelles volent à-la-fois. Le bruit seul du coup fait trembler la terre ; les montagnes en mugissent : mais ni le choc ni le coup ne font plier le front superbe de ces deux rivaux. Leurs chevaux se heurtent, tombent, et font pour se relever, de lents et pénibles efforts : les guerriers les abandonnent, prennent leurs épées, et combattent à pied. Chacun de la main suit la main de son ennemi, de ses regards cherche ses regards, mesure ses pas sur ses pas, varie l’attaque et la défense ; trompe l’art par l’art, la feinte par la feinte, tourne, s’avance, recule, menace un côté, frappe l’autre, se découvre afin de forcer son adversaire à se découvrir à son tour. Tancrède offre son flanc nu et désarmé : Argant va le frapper, et laisse lui-même son côté gauche sans défense. Tancrède d’un seul coup repousse son épée, le blesse, puis se retire, se remet sous les armes et s’en couvre tout entier. Le Circassien voit couler son propre sang : plein d’horreur et de trouble, transporté de douleur, il frémit, il soupire ; il élève et l’épée et la voix ; il veut frapper, et lui même est frappé à l’endroit où finit l’épaule et commence le bras. Tel que dans les forêts qui couronnent le sommet des Alpes(a), l’ours blessé par des chasseurs s’élance furieux au milieu des armes, affronte avec audace les périls et la mort, tel le Circassien percé d’une double blessure, couvert d’une double honte, tout à la colère et à la vengeance, ne connoît plus le danger, et oublie le soin de sa propre défense. Il réunit toutes ses forces, et donne à son épée un mouvement si impétueux, que la terre en tremble, et l’air en étincelle. Tancrède ne peut plus attaquer ; il se défend, il respire à peine : rien ne peut le garantir de l’impétuosité d’Argant ni de ses efforts. Ramassé sous ses armes, il attend en vain que l’orage cesse ; il recule : mais le fier Sarrasin le presse avec la même furie. Enfin lui-même forcé de s’abandonner à ses transports, il fond, il se précipite sur son ennemi. La raison et l’adresse cèdent à la colère ; la fureur entretient leurs forces et les ranime. Leurs bras ne portent pas un coup qui ne perce, qui ne déchire : leurs armes sont teintes de sang, et le sang coule avec la sueur : leurs épées brillent comme l’éclair, éclatent comme le tonnerre, et frappent comme la foudre. L’un et l’autre peuple interdit, incertain, contemple un spectacle si atroce et si nouveau : partagé entre la crainte et l’espérance, il en attend la fin : leurs regards suivent les mouvemens des guerriers : parmi tant de spectateurs, on ne voit aucun geste, on n’entend aucun mot ; tous restent muets, immobiles, et l’agitation n’est que dans leur cœur. Déjà les deux combattans étoient épuisés, et peut-être la lassitude elloit décider la victoire : mais la nuit étend ses voiles obscurs ».

Des descriptions dans le Poëme épique.

Homère excelle dans la description des batailles. La vigueur et la variété du coloris en font le grand mérite. Je regrette de ne pouvoir rapporter ici aucune de ces descriptions, qui, par leur longueur, occuperoient un trop grand espace. Virgile peint peut-être ces sortes d’objets avec moins de force et de feu : mais il les peint avec plus de sagesse et de goût. Nous allons entendre Enée racontant à Didon le siège du palais de Priam. Le héros qui parle, étoit au milieu des Grecs, affamés de carnage. Le poëte qui le fait parler, s’y est transporté avec lui : il va nous y transporter nous-mêmes.

« Un grand bruit nous attira vers le palais de Priam (a). Nous vimes en cet endroit un combat si furieux, qu’il sembloit que toute l’armée des Grecs y fut rassemblée ; qu’on ne combattît point ailleurs, et que ce fût-là seulement que régnassent le meurtre et le carnage. Les uns formant une espèce de tortue, assiégeoient la porte du palais : les autres, montant à l’escalade, présentoient d’une main leur bouclier, qui les couvroit, et de l’autre faisoient leurs efforts pour grimper jusqu’au faîte, et s’y tenir suspendus. Les Troyens, de leur côté, tâchoient d’écraser les assaillans sous la chûte des tours et sous la ruine des toits. Dans le péril extrême où ils se trouvoient, et réduits au désespoir, il ne leur restoit que cette ressource : les poutres et les lambris dorés, superbes ornemens de la demeure de nos anciens rois, étoient arrachés et jetés sur l’ennemi. D’autres, l’épée à la main, gardoient les premières portes, et se tenant étroitement serrés, en défendoient l’entrée. Ce spectacle ralluma mon courage : j’y volai aussitôt, pour sauver le palais du roi, et en fortifier les défenseurs, prêts à succomber…. Je montai jusqu’au faîte, d’où les malheureux Troyens lançoient en vain des traits. Il y avoit une tour extrêmement haute, d’où l’on voyoit toute la ville, et d’où, pendant le siège, nous découvrions ce qui se passoit dans le camp et sur les vaisseaux des Grecs. Nous entreprenons d’arracher la charpente de cette tour, et de la renverser sur les ennemis. Elle tombe avec un fracas horrible, et en écrase un grand nombre : mais d’autres prennent leur place. On fait aussitôt pleuvoir sur les nouveaux assaillans une grêle de pierres et de toutes sortes de matières. Devant la grande porte du palais, Pyrrhus(a), qui commandoit l’attaque, faisoit briller sa lance, et se distinguoit par l’éclat de son armure d’airain : semblable à un serpent qui, au retour du printemps, sort d’un lieu obscur, où, enflé de sucs venimeux, il s’est tenu caché durant les rigueurs de l’hiver ; aujourd’hui revêtu d’une peau nouvelle et rajeuni, il brille aux rayons du soleil ; il se meut légèrement, se replie avec agilité, leve sa tête altière, et darde sa langue à trois pointes. Pyrrhus suivi du grand Periphas, d’Automédon, ancien écuyer d’Achille, et de toute la jeunesse de Seyros(a), presse l’attaque du vestibule, et lance des feux jusques sur les toits. Il prend lui-même une hache à deux tranchans ; il brise la porte qui étoit d’un bois dur, garni d’airain ; il en ébranle les gonds, et y fait une large ouverture, qui découvre aux yeux des ennemis l’intérieur du palais, ses longues salles, et tout l’appartement de Priam et de nos anciens rois. Cependant une troupe de Troyens étoient postés derrière la porte du vestibule, pour défendre l’entrée d’un lieu où tout étoit dans le trouble et la confusion, et où l’on entendoit des gémissemens de toutes parts. Les femmes éplorées poussoient des cris lamentables : elles erroient çà et là dans ce vaste palais ; elles en embrassoient les portes, et y colloient tendrement leur bouche. Pyrrhus, dans les combats aussi ardent que son père, donne le dernier assaut. Ni les barricades, ni ceux qui les défendent ne peuvent plus résister. Les coups redoublés du belier renversent la porte ; tous les retranchemens sont un vain obstacle : la force s’ouvre un passage ; on entre impétueusement, on pénètre, on massacre tout ce qui se présente, et bientôt tout le palais est inondé de soldats. C’est avec moins de fureur que se déborde un fleuve rapide, qui rompt ses digues, et dont les flots répandus dans les campagnes, entraînent les étables et les troupeaux. Je vis le furieux Pyrrhus et les deux Atrides(a) entrer dans le palais, et s’y baigner dans le sang des malheureux vaincus. Je vis Hécube (b) plongée dans le désespoir, au milieu de toutes ses filles désolées, et le sang de Priam éteindre le feu qu’il avoit consacré. Ce palais magnifique où logeoient les cinquante fils du roi, ce palais enrichi de l’or et des dépouilles des Barbares, fut dans cette nuit funeste entièrement détruit. Tout ce que la flamme épargnoit, étoit la proie du soldat avide ».

Quelle belle horreur dans ce tableau ! Et cependant cette traduction de l’abbé des Fontaines, quoique très-estimable, n’en a pas rendu toutes les beautés. A ce chef-d’œuvre de narration dans le genre terrible, le poëte latin en a fait succéder un autre dans le genre touchant. Le voici.

« Lorsque Priam eut vu la ville de Troie livrée aux Grecs, et l’ennemi vainqueur au milieu de son palais, il s’arme d’un fer inutile, se couvre en vain d’une cuirasse, dont ses foibles et tremblantes épaules n’étoient plus accoutumées à soutenir le poids ; et résolu de mourir les armes à la main, il s’avance en cet état vers l’ennemi. Dans une cour du palais, il y avoit un grand autel consacré aux Dieux Pénates(a), et ombragé par un vieux laurier. C’étoit au pied de cet autel, qu’Hécube et ses filles s’étoient réfugiées, telles que de timides colombes, effrayées d’un violent orage. Elles étoient immobiles autour de l’autel qu’elles embrassoient. Hécube voyant le vieux roi couvert des armes d’un jeune homme : malheureux époux, lui dit-elle, par quel aveuglement fatal vous êtes-vous armé de la sorte ? Que prétendez-vous ? Ce n’est pas d’un tel secours ni d’un pareil défenseur que nous avons besoin aujourd’hui. Hector(b) lui-même, Hector mon fils, ne pourroit nous garantir du sort qui nous menace. Venez, venez plutôt vous réfugier avec nous dans cet asile. Cet autel nous sauvera la vie ; ou nous la perdrons ensemble. En même temps elle arrêta le vieillard et le retint auprès d’elle. Cependant Polite, l’un des enfans de Priam, fuyoit dans les salles du palais, poursuivi par Pyrrhus qui l’avoit blessé : sur le point d’être percé une seconde fois, il tombe près de l’autel, et expire aux pieds du roi et de la reine. Priam, près d’expirer lui-même, ne put retenir sa colère. Barbare, dit-il à Pyrrhus, s’il y a quelque justice dans le ciel, qui punisse les crimes, que les Dieux vengent l’action inhumaine que tu viens de commettre ! Tu as osé tuer un fils sous les yeux de son père ! Autrefois Achille(a), dont tu te vantes d’être le fils, n’en usa pas ainsi avec moi. Je l’allai trouver dans sa tente : touché de me voir à ses pieds, il me rendit généreusement le corps défiguré de mon fils Hector : fidèle à sa parole et au droit des gens, il me laissa partir librement. En disant ces mots, Priam d’une main impuissante lança contre Pyrrhus un trait, qui à peine toucha son bouclier, et qui tomba à ses pieds. Va te plaindre à mon père, répondit Pyrrhus ; raconte-lui mes honteuses actions, et dis-lui qu’il a un fils qui déshonore son sang. A ces mots, sans respecter l’autel, il se jette sans pitié sur l’infortuné vieillard, dont les pas chanceloient sur le marbre inondé du sang de son fils : il saisit d’une main ses cheveux blancs, et de l’autre tirant son épée, il la lui plonge dans le sein. Telle fut la fin de Priam, de ce puissant roi de l’Asie, à qui tant de peuples étoient soumis. En une seule nuit, son trône est renversé, son empire détruit, et sa capitale réduite en cendres. Les Grecs lui coupèrent la tête ; et son corps étendu sur le rivage, est resté confondu dans la foule des morts ».

Le poëme de la Henriade abonde en riches tableaux. La description de l’assaut livré à la ville de Paris, est en ce genre un des beaux morceaux de notre poésie.

Voyez l’éclat et la vivacité de ces couleurs, l’harmonie et la rapidité de ce style.

Du côté du levant bientôt Bourbon s’avance :
Le voilà qui s’approche, et la mort le dévance.
Le fer avec le feu vole de toutes parts
Des mains des assiégeans, et du haut des remparts.
Ces remparts menaçans, leurs tours et leurs ouvrages
S’écroulent sous les traits de ces brûlans orages.
On voit les bataillons rompus et renversés,
Et loin d’eux dans les champs leurs membres dispersés,
Ce que le fer atteint, tombe réduit en poudre,
Et chacun des partis combat avec la foudre.
Jadis avec moins d’art, au milieu des combats,
Les malheureux mortels avançoient leur trépas ;
Avec moins d’appareil ils voloient au carnage,
Et le fer dans leur mains suffisoit à leur rage.
De leurs cruels enfans l’effort industrieux
A dérobé le feu qui brûle dans les cieux.
On entendoit gronder ces bombes(a) effroyables,
Des troubles de la Flandre enfans abominables.
Dans ces globes d’airain, le salpétre enflammé,
Vole avec la prison qui le tient renfermé ;
Il la brise, et la mort en sort avec furie.
Avec plus d’art encor et plus de barbarie,
Dans des autres profonds on a su renfermer
Des foudres souterrains tous prêts à s’allumer
Sous un chemin trompeur, où volant au carnage,
Le soldat valeureux se fie à son courage,
On voit en un instant des abîmes ouverts,
De noirs torrens de souffre répandus dans les airs,
Des bataillons entiers, par ce nouveau tonnerre
Emportés, déchirés, engloutis sous la terre.
Ce sont là les dangers où Bourbon va s’offrir ;
C’est par là qu’à son trône il brûle de courir.
Ses guerriers avec lui dédaignent ces tempêtes.
L’enfer est sous leurs pas, la foudre est sur leurs têtes ;
Mais la gloire à leurs yeux vole à côté du roi ;
Ils ne regardent qu’elle et marchent sans effroi……
Ils descendent enfin dans ce chemin terrible,
Qu’un glacis teint de sang rendoit inaccessible.
C’est là que le danger ranime leurs efforts :
Ils comblent les fossés de fascines, de morts ;
Sur ces morts entassés, ils marchent, ils s’avancent ;
D’un cours précipité sur la bréche ils s’élancent.
Armé d’un fer sanglant, couvert d’un bouclier,
Henri vole à leur tête et monte le premier.
Il monte ; il a déjà, de ses mains triomphantes,
Arboré de ses lys les enseignes flottantes.
Les Ligueurs devant lui demeurent pleins d’effroi ;
Ils sembloient respecter leur vainqueur et leur roi.
Ils cédoient ; mais Mayenne(a) à l’instant les ranime ;
Il leur montre l’exemple, il les rappelle au crime.
Leurs bataillons serrés pressent de toutes parts
Le roi dont ils n’osoient soutenir les regards.
Sur le mur avec eux la discorde(b) cruelle
Se baigne dans le sang que l’on verse pour elle.
Le soldat à son gré sur ce funeste mur,
Combattant de plus près, porte un trépas plus sûr.
Alors on n’entend plus ces foudres de la guerre,
Dont les bouches de bronze épouvantent la terre.
Un farouche silence, enfant de la fureur,
A ces brusques éclats succède avec horreur.
D’un bras déterminé, d’un œil brûlant de rage,
Parmi ses ennemis chacun s’ouvre un passage.
On saisit, on reprend, par un contraire effort,
Ce rempart teint de sang, théâtre de la mort.
Dans ses fatales mains la victoire incertaine
Tient encor près des lys l’étendard de Lorraine.
Les assiégeans surpris sont par-tout renversés,
Cent fois victorieux et cent fois terrassés…..
Le parti le plus juste eut enfin l’avantage :
Enfin Bourbon l’emporte, il se fait un passage :
Les Ligueurs fatigués ne lui résistent plus ;
Ils quittent les remparts, ils tombent éperdus.
Comme on voit un torrent du haut des Pyrénées(a),
Menacer des vallons les Nymphes (b) consternées ;
Les digues qu’on oppose à ses flots orageux,
Soutiennent quelque temps son choc impétueux :
Mais bientôt renversant sa barrière impuissante,
Il porte au loin le bruit, la mort et l’épouvante ;
Déracine en passant ces chênes orgueilleux,
Qui bravoient les hivers, et qui touchoient les cieux ;
Détache les rochers du penchant des montagnes,
Et poursuit les troupeaux fuyant dans les campagnes.
Tel Bourbon descendoit à pas précipités
Du haut des murs fumans qu’il avoit emportés ;
Tel d’un bras foudroyant fondant sur les rebelles,
Il moissonne en courant leurs troupes criminelles.

Les tableaux ne saursient être trop variés dans l’épopée. Tous les objets de la nature peuvent y être décrits. C’est cette variété, heureux fruit d’un génie riche et fécond, qui fait le charme du lecteur. Voici dans le genre agréable une description, à laquelle on ne peut rien ajouter de plus vif ni de plus piquant. Elle est tirée de l’Enéïde : c’est le poëte qui parle.

« Bientôt on voit paroître un nombreux escadron d’enfans, traversant l’arène sur des chevaux richement équipés. L’ordre de leur marche brillante charme leurs parens, et fixe l’admiration de tous les spectateurs. Couronnés de feuillages et portant à la main deux javelots garnis de fer, quelques uns, un carquois sur l’épaule, et tous, une chaîne d’or en forme de collier, qui leur tombe sur la poitrine ; ils forment trois brigades de douze cavaliers, commandées par trois officiers. La première est sous les ordres du jeune Priam, fils de Polite, et petit-fils du dernier roi de Troie, dont la race devoit fonder une ville en Italie. Priam monte un cheval de Thrace, tigré, d’une belle encolure, ayant des marques blanches aux pieds de devant, et une étoile au front. Atys, tendrement aimé d’Ascagne(a), marche à la tête de la seconde. Les Atius(b), du pays des Latins, tirent de lui leur origine. Ascagne, qui par sa beauté effaçoit tous les autres, monté sur un cheval de Tyr, dont la belle reine de Carthage lui avoit fait présent, conduit la troisième. Aceste(a) avoit fourni des chevaux siciliens pour tous les autres. Ces enfans timides sont reçus au milieu des applaudissemens des Troyens, qui les regardent avec joie, et sont charmés de reconnoître sur leurs visages les traits de leurs aïeux. Lorsqu’ils eurent parcouru l’arène, et joui du plaisir d’être regardés de leurs parens, Periphas déploie son fouet, et sa voix donne le signal. A l’instant ils partent en bon ordre, et les brigades se séparent. A un second signal, ils font une conversion, présentent leurs armes, et avancent les uns contre les autres. On les voit s’étendre, puis se replier. On croit, à leurs mouvemens, à leurs marches, à leurs différentes évolutions, que c’est un combat réel. Tantôt ils fuient, tantôt ils font volte-face ; ensuite ils se rassemblent sous le même drapeau, et un traité de paix semble les avoir réunis. Tel autrefois le fameux labyrinthe de Crête(b), par ses sentiers obscurs et par mille routes ambiguës, égaroit, sans espérance de retour, tous ceux qui s’y engageoient. C’est ainsi que les enfans des Troyens se mêlent et s’entrelacent dans leurs circuits et dans leurs détours, dans leur fuite et dans leurs combats ; semblables aux dauphins attroupés, qui fendent le plaine liquide, et se jouent à fleur d’eau, près de l’île de Carpathe(a), ou vers les côtes de la Lybie(b) ».

La plus grande justesse et la plus grande vérité font le mérite de la description suivante, tirée de la Jérusalem délivrée. On va y voir presque toute la nature dans l’abattement et dans la langeur.

« Cependant le soleil est dans le signe du cancer(c) ; et du feu de ses rayons il embrase la terre. La chaleur épuise les forces des guerriers, et nuit aux desseins du héros. Les astres ne répandent plus une bénigne influence ; leur aspect malfaisant porte dans l’air les impressions les plus funestes : tout est en proie à une ardeur qui consume et dévore. A un jour brûlant succède une nuit plus cruelle, que remplace un jour plus affreux. Jamais le soleil ne se lève que couvert de vapeurs sanglantes : sinistre présage d’un jour malheureux : jamais il ne se couche, que des taches rougeâtres ne menacent d’un aussi triste lendemain. Toujours le mal présent est aigri par l’affreuse certitude du mal qui doit le suivre. Sous ces rayons brûlans, la fleur tombe desséchée ; la feuille pâlit, l’herbe languit altérée ; la terre s’ouvre, et les sources tarissent. Tout éprouve la colère céleste ; et les nues stériles répandues dans les airs, n’y sont plus que des vapeurs enflammées. Le ciel semble une noire fournaise : les yeux ne trouvent plus où se reposer : le zéphir(a) se tait enchaîné dans ses grottes obscures ; l’air est immobile : quelquefois seulement la brûlante haleine d’un vent qui soufle du côté du rivage maure(b), l’agite et l’enflamme encore davantage. Les ombres de la nuit sont embrasées de la chaleur du jour : son voile est allumé du feu des comètes et chargé d’exhalaisons funestes. O terre malheureuse ! le ciel te refuse sa rosée ! Les herbes et les fleurs mourantes attendent en vain les pleurs de l’aurore. Le doux sommeil ne vient plus, sur les ailes de la nuit, verser ses pavots aux mortels languissans. D’une voix éteinte, ils implorent ses faveurs, et ne peuvent les obtenir. La soif, le plus cruel de tous ces fléaux, consume les Chrétiens : le tyran de la Judée(a) a infecté toutes les fontaines de mortels poisons ; et leurs eaux funestes ne portent plus que les maladies et la mort. Le Siloë(b), qui toujours pur, leur avoit offert le trésor de ses ondes, appauvri maintenant, roule lentement sur des sables qu’il mouille à peine. Quelle ressource, hélas ! L’Eridan(c) débordé, le Ganged, le Nil(e) même, lorsqu’il franchit ses rives et couvre l’Egypte(f) de ces eaux fécondes, suffiroient à peine à leurs désirs. Dans l’ardeur qui les dévore, leur imagination leur rappelle ces ruisseaux argentés qu’ils ont vus couler au travers des gazons ; ces sources qu’ils ont vues jaillir du sein d’un rocher et serpenter dans des prairies : ces tableaux jadis si rians, ne servent plus qu’à nourrir leurs regrets et à redoubler leur désespoir. Ces robustes guerriers, qui ont vaincu la nature et ses obstacles, qui jamais n’ont ployé sous leur pesante armure, que n’ont pu dompter le fer ni l’appareil de la mort, foibles maintenant, sans courage et sans vigueur, pressent la terre de leur poids inutile : un feu secret circule dans leurs veines, les mine et les consume. Le coursier, jadis si fier, languit auprès d’une herbe aride et sans saveur ; ses pieds chancellent, sa tête superbe tombe négligemment penchée : il ne sent plus l’aiguillon de la gloire ; il ne se souvient plus des palmes qu’il a ceuillies : ces riches dépouilles dont il étoit autrefois si orgueilleux, ne sont plus pour lui qu’un odieux et vil fardeau. Le chien fidèle oublie son maître et son asile ; il languit étendu sur la poussière et toujours haletant ; il cherche en vain à calmer le feu dont il est embrasé : l’air lourd et brûlant pèse sur les poumons qu’il devoit rafraîchir ».

Nous allons porter nos regards vers des objets qui sont au-dessus de nos têtes, en lisant cette admirable description tirée de le. Elle est vraiment sublime ; elle étonne, elle transporte.

Dans le centre éclatant de ces orbes immenses,
Qui n’ont pu nous cacher leur marche et leurs distances,
Luit cet astre du jour, par Dieu même allumé,
Qui tourne autour de soi sur son axe enflammé.
De lui partent sans fin des torrens de lumière :
Il donne, eu se montrant, la vie à la matière,
Et dispense les jours, les saisons et les ans,
A des mondes divers, autour de lui flottans.
Ces astres, asservis à la loi qui les presse,
S’attirent dans leur course, et s’évitent sans cesse ;
Et servant l’un et l’autre et de règle et d’appui,
Se prêtent des clartés qu’ils reçoivent de lui.
Au-delà de leur cours, et loin dans cet espace,
Où la matière nage, et que Dieu seul embrasse,
Sont des soleils sans nombre et des mondes sans fio :
Dans cet abîme immense, il leur ouvre un chemin.
Par delà tous ces cieux, le Dieu des cieux réside.

Les comparaisons servent infiniment à embellir le poëme épique, parce qu’elles fournissent des images variées. Mais pour qu’elles fassent un bel effet, il faut qu’elles soient toujours justes et nobles. Homère est le père des belles comparaisons. Elles ont été presque toutes imitées par les poëtes épiques qui sont venus après lui. Je n’en rapporterai aucune, parce qu’on en a assez vu dans les différens morceaux que j’ai cités.

Du ton, et du langage des interlocuteurs dans l’épopée.

Lorsque le poëte nous montre ses personnages s’entretenant ensemble, on délibérant sur une matière importante, il doit les faire toujours parler d’une manière parfaitement conforme à leur caractère, à leurs mœurs, à leurs passions, ou à leur situation actuelle. En voici un bien bel exemple que nous fournit lu. C’est le discours de Satan aux Anges rebelles. Je vais me servir de la traduction en vers de Beaulaton.

Célestes légions, puissances éternelles ;
De l’Être qui peut tout rivales immortelles,
Si le sort incertain a trahi vos projets ;
Si de vos fiers égaux, il vous fit les sujets,
Il a de vos grands noms illustré la mémoire ;
Et l’honneur du combat suffit à votre gloire.
N’est-il donc plus d’espoir, même après ce revers ;
Et ces Dieux par le sort bannis des cieux déserts,
Croirois-je que d’une aile en silence aguerrie,
Ils ne voleront pas au sein de leur patrie ?
J’ai fait ce que j’ai dû ; j’en atteste vos rangs.
Mais ce Dieu, sur un trône, ivre d’un long encens,
Ne montroit que sa gloire, et cachoit sa puissance.
Ce vain piége égara notre inexpérience.
Instruits par le malheur ; tenons-nous désormais
Réservés sur l’attaque, à la défense prêts.
Aux assauts du destin opposons l’artifice.
Et sous ce voile heureux, trompant son injustice,
Retournons au vainqueur ; qu’il tremble : un ennemi
Que la force a vaincu, n’est vaincu qu’à demi.
S’il faut qu’à d’anciens bruits l’événement réponde,
Des vastes flancs du vide, il doit éclore un monde,
Dont l’habitant nouveau comblé des dons du ciel,
Sera le favori du Fils de l’Eternel.
C’est là que nous devons diriger notre course ;
C’est là que de nos maux va s’éteindre la source.
Non, je ne croirois pas qu’en ces antres cachés
A des fers éternels nous soyons attachés.
Mais de ces hauts projets l’importante matière
Exige la lenteur d’un examen sévère.
La guerre est un devoir, et l’honneur la prescrit ;
Le choix des armes seul doit fixer notre esprit.
Il dit ; et son discours, des cohortes armées
Fait briller à l’instant les lances enflammées :
Un feu vif en jaillit, et la prompte splendeur
Eclaira des enfers l’obscure profondeur.
Long-temps contre le ciel ses ennemis hurlèrent :
Long-temps les boucliers du choc étincelèrent :
Ce tumulte confus effraya les déserts,
Et porta leur défi jusqu’aux voutes des airs.

Ces sortes de discours doivent être fondés sur un raisonnement juste, solide et pressant. Mais il faut que ce raisonnement soit embelli, autant qu’il peut l’être, des charmes de la poésie. Virgile a prouvé, en plusieurs endroits de l’Enéïde, qu’il auroit été aussi bon orateur qu’il étoit grand poëte. On en jugera par le discours que prononce Turnus, roi des Rutules, pour combattre l’avis de Latinus, roi des Laurentins, qui veut faire la paix avec les Troyens.

« Si vous n’avez plus, grand roi, de confiance en nos armes ; si nous sommes sans ressource ; si une seule défaite nous a entièrement abattus, et si nous ne pouvons plus espérer aucune faveur de la fortune, demandons la paix, et tendons au Troyen des mains désarmées et suppliantes. Ah ! que dis-je ? S’il nous restoit quelque vestige de notre ancien courage, pourrions-nous prendre ce honteux parti ? Heureux ceux qui auroient péri dans le combat, pour n’être pas les témoins d’une ss indigne lâcheté ! Mais si nous avons encore des moyens de continuer la guerre ; si nous pouvons lever de nouvelles troupes dans le Latium(a) ; si des villes et des peuples d’Italie nous promettent leur secours ; si la victoire des Troyens les a affoiblis ; si le champ de bataille a été couvert de leurs morts, et si leur perte a égalé la nôtre, pourquoi nous décourager dès le commencement de cette guerre ? pourquoi trembler avant le son de la trompette ? Le temps et les diverses conjonctures changent heureusement la face des affaires : la fortune se fait un jeu de voler d’un parti à un autre, et elle a souvent relevé ceux qu’elle avoit abaissés. Le roi des Etoliens vous refuse son appui. Eh ! n’avons-nous pas dans nos intérêts Messape, l’heureux Tolumnius, et tant d’autres grands capitaines d’Italie, Ce sera une gloire pour nous de nous être soutenus avec nos seules forces. Mais la reine des Volsques, la célèbre Camille(b), ne vient-elle point à notre secours, ne nous amène-t-elle pas une brillante cavalerie ? Cependant, si je suis le seul obstacle à la paix ; si les Troyens demandent un combat singulier entre leur roi et moi, et si ce parti vous plaît, je ne suis pas encore assez haï de la victoire, pour abandonner de si grandes espérances par le refus d’un combat. Je marcherai contre ce rival, fût-il un autre Achille(a), et dût-il combattre avec des armes forgées par Vulcain(b). Turnus prétend ne le céder à aucun des plus célèbres guerriers. Il se dévoue aujourd’hui pour vous et pour le roi son beau-père. Enée m’appelle seul au combat ; c’est ce que j’ambitionne ».

Des portraits des personnages de l’épopée.

Le poëte présente quelquefois avec art les portraits de certains personnages connus dans l’histoire, d’où il a tiré le sujet de son poëme ; et ces ornemens épisodiques n’en sont pas le morceau le moins intéressant. C’est ainsi que dans Virgile, Enée descend aux enfers, et voit dans les Champs-Elysées, son père Anchise, qui lui fait connoître les héros les plus célèbres de la République romaine. Voltaire a fait, dans sa Henriade, l’imitation la plus heureuse de cet endroit, relativement à quelques-uns de nos rois et des grands hommes de notre nation, lorsque S. Louis transporte Henri IV en esprit au ciel et aux enfers. Ce brillant morceau nous intéresse trop, pour que je ne doive pas le transcrire ici.

La règnent les bons rois qu’ont produit tous les âges ;
Là sont les vrais héros ; là vivent les vrais sages ;
Là, sur un trône d’or, Charlemagne(a) et Clovis(b)
Veillent du haut des cieux sur l’empire des lis.
Les plus grands ennemis, les plus fiers adversaires
Réunis dans ces lieux, n’y sont plus que des frères.
Le sage Louis douze(c), au milieu de ces rois,
S’élève comme un cédre, et leur donne des lois.
Ce roi, qu’à nos ayeux donna le ciel propice,
Sur son trône avec lui fit asseoir la justice ;
Il pardonna souvent ; il régna sur les cœurs,
Et des yeux de son peuple il essuya les pleurs.
D’Amboised est à ses pieds, ce ministre fidèle,
Qui seul aima la France, et fut seul aimé d’elle ;
Tendre ami de son maître, et qui, dans ce haut rang,
Ne souilla point ses mains de rapine et de sang,
Ô jours ! ô mœurs ! ô temps d’éternelle mémoire !
Le peuple étoit heureux, le roi couvert de gloire :
De ses aimables lois chacun goûtoit les fruits.
Revenez, heureux temps, sous un autre Louis.
Plus loin, sont ces guerriers, prodigues de leur vie,
Qu’enflamma leur devoir, et non pas leur furie ;
La Trimouille(a), Clisson(b), Montmorency(c), de Foixd,
Guesclin(e), le destructeur et le vengeur des rois ;
Le vertueux Bayard(f), et vous brave Amazone(g),
La honte des Anglais et le soutien du trône…..
Vous voyez, dit Louis, dans ce sacré séjour
Les portraits des humains qui doivent naître un jour…..
Approchons-nous ; le ciel te permet de connoître
Les rois et les héros qui de toi doivent naître.
Le premier qui paroit, c’est ton auguste fils(h).
Il soutiendra long-temps la gloire de nos lis,
Triomphateur heureux du Belge(i) et de l’Ibèrek :
Mais il n’égalera ni son fils ni son père ?
Henri dans ce moment voit sur des fleurs de lis
Deux mortels orgueilleux auprès du trône assis.
Ils tiennent sous leurs pieds tout un peuple à la chaîne ;
Tous deux sont revêtus de la pourpre romaine,
Tous deux sont entourés de gardes, de soldats.
Il les prend pour des rois. Vous ne vous trompez pas ;
Ils le sont, dit Louis, sans en avoir le titre ;
Du prince et de l’état l’un et l’autre est l’arbitre.
Richelieu(a), Mazarin(b), ministres immortels,
Jusqu’au trône élevés de l’ombre des autels,
Enfans de la fortune et de la politique,
Marcheront à grands pas au pouvoir despotique.
Richelieu, grand, sublime, implacable ennemi ;
Mazarin, souple, adroit, et dangereux ami ;
L’un fuyant avec art, et cédant à l’orage,
L’autre aux flots irrités opposant son courage ;
Des princes de mon sang ennemis déclarés,
Tous deux haïs du peuple et tous deux admirés ;
Enfin par leurs efforts ou par leur industrie,
Utiles à leurs rois, cruels à la patrie.
O toi, moins puissant qu’eux, moins vaste en tes desseins,
Toi, dans le second rang le premier des humains,
Colbert(c) ; c’est sous tes pas que l’heureuse abondance,
Fille de tes travaux, vient enrichir la France.
Bienfaiteur de ce peuple ardent à t’outrager,
En le rendant heureux, tu sauras t’en venger ;
Semblable à ce hérosd, confident de Dieu même,
Qui nourrit les Hébreux pour prix de leur blasphême.
Ciel quel pompeux amas d’esclaves à genoux
Est au pied de ce roi(a) qui les fait trembler tous ?
Quels honneurs ! quels respects ! jamais roi dans la France,
N’accoutuma son peuple à tant d’obéissance.
Je le vois comme vous, par la gloire animé,
Mieux obéi, plus craint, peut-être moins aimé ;
Je le vois éprouvant des fortunes diverses,
Trop fier dans ses succès, mais ferme en ses traverses ;
De vingt peuples ligués bravant seul tout l’effort,
Admirable en sa vie, et plus grand dans sa mort.
Siècle heureux de Louis, siècle que la nature,
De ses plus beaux présens doit combler sans mesure,
C’est-toi, qui dans la France amènes les beauxarts :
Sur toi, tout l’avenir va porter ses regards ;
Les Muses(b) à jamais y fixent leur empire ;
La toile est animée et le marbre respire.
Quels sages(c) assemblés dans ces augustes lieux,
Mesurent l’Univers, et lisent dans les cieux,
Et dans la nuit obscure apportant la lumière,
Sondent les profondeurs de la nature entière ?
L’erreur présomptueuse à leur aspect s’enfuit,
Et vers la vérité le doute les conduit.
Et toi, Fille du ciel, toi, puissante harmonie,
Art charmant, qui polis la Grèce et l’Italie,
J’entends de tous côtés ton langage enchanteur,
Et tes sons souverains de l’oreille et du cœur.
Français vous savez vaincre et chanter vos conquêtes ;
Il n’est point de lauriers qui ne couvrent vos têtes.
Un peuple de Héros va naître en ces climats.
Je vois tous les Bourbons voler dans les combats :
A travers mille feux je vois, Condé(a) paroître,
Tour-à-tour la terreur et l’appui de son maître ;
Turenne(b) de Condé le généreux rival,
Moins brillant, mais plus sage, et du moins son égal.
Catinat(c) réunit, par un rare assemblage,
Les talens du guerrier et les vertus du sage.
Vauband, sur un rempart, un compas à la main,
Rit du bruit impuissant de cent foudres d’airain.
Malheureux à la cour, invincible à la guerre,
Luxembourg(e) fait trembler l’Empire et l’Angleterre.
Regardez dans Denain(f) l’au Jacieux Villars(g),
Disputant le tonnerre à l’Aigle des Césars,
Arbitre de la paix que la victoire amène,
Digne appui de son roi, digne rival d’Eugène(a).

Après avoir fait connoître par les exemples le style de l’épopée, il est à propos que je montre de même, c’est-à-dire, par la voie de l’analyse, la marche que suit le poëte dans le récit de son action. C’est ce que je vais faire en présentant le plan de l’Enéïde. Je tâcherai de ne donner à cette analyse que l’étendue qu’il faut, pour qu’on saisisse toutes les parties essentielles de ce poëme, et qu’on puisse en même temps les embrasser toutes d’un seul coup-d’œil.

Analyse de l’Enéïde.

I. Livre. Enée étant parti de Sicile, vogue sur la mer de Toscane. Eole, à la sollicitation de Junon, excite une violente tempête. Neptune calme les flots ; et les vaisseaux troyens abordent en Afrique. Vénus va se plaindre à Jupiter de l’acharnement de Junon contre son fils Enée. Le père des Dieux la console, en lui dévoilant ce que les destins réservent à ce fils, et envoie Mercure à Carthage, pour qu’il dispose Didon à le bien recevoir. Vénus, déguisée en chasseuse, se présente à Enée, à qui elle raconte l’histoire de cette princesse, et l’enveloppe d’un nuage avec son fidèle Acate. Les deux héros vont à Carthage sans être vus, et entrent dans le temple. Leurs compagnons étant arrivés, Enée se montre, et se présente à Didon, qui lui fait un accueil favorable. Il envoie chercher son fils Ascagne. Mais Vénus, pour prévenir l’inconstance de Didon et la perfidie des Carthaginois, substitue au jeune prince troyen son fils Cupidon. La reine caresse cet enfant ; et peu à peu l’amour se glisse dans son cœur. Dans un grand repas qu’elle donne à Enée, elle le prie de lui faire le récit de la prise de Troie, et celui de ses propres malheurs depuis son départ de cette ville.

II. Livre. Le héros raconte à Didon le stratagême dont les Grecs se servirent pour se rendre les maîtres de Troie, le siège du palais de Priam, la fin malheureuse de ce monarque, la destruction totale de sa patrie embrasée ; sa retraite sur le mont Ida avec son père Anchise et un grand nombre de Troyens ; enfin la perte qu’il fit de Créüse son épouse.

III. Livre. Suivant le récit que continue Enée, il équipa une flotte, et s’étant mis en mer, il aborda dans une presqu’île de la Thrace, d’où plusieurs prodiges l’obligèrent de partir. Il se rendit dans l’île de Délos, et y consulta l’oracle d’Apollon, qui lui dit d’aller s’établir dans le pays d’où les Troyens tiroient leur origine. Il crut que c’étoit la Crête : mais à peine y fut-il arrivé, que la peste se mit dans son camp. Alors ses dieux pénates lui déclarèrent, durant la nuit, que l’Italie devoit être le terme de son voyage. Il se remit en mer, mouilla aux îles Strophades, passa près d’Actium, se rendit delà en Epire, où il fit un assez long séjour, cotoya ensuite plusieurs pays, aborda à Drépane, où il perdit son père, et essuya enfin la tempête qui le jeta sur les côtes de Carthage.

IV. Livre. Didon devient éperduement amoureuse d’Enée, qui de son côté, épris pour Didon, perd le souvenir de l’Empire que les destins lui assurent. Mais Mercure vient lui annoncer les ordres de Jupiter, pour qu’il aille en Italie. Enée triomphe alors de sa passion : il part ; et Didon se tue de désespoir.

V. Livre. Une tempête fait prendre à Enée le parti de relâcher à Drépane, où il célèbre l’anniversaire de la mort de son père, et donne à cette occasion des jeux funèbres. Iris, envoyée par Junon, sous la figure d’une vieille femme troyenne, fait envisager à ses compagnes de nouveaux périls sur la mer, et leur persuade de mettre le feu aux vaisseaux, pour obliger Enée à se fixer dans ce pays. Jupiter fait tomber, durant l’incendie, une grosse pluie qui sauve la flotte. Anchise apparoissant en songe à Enée, lui ordonne de la part des Dieux, de laisser en Sicile les vieillards et les femmes, et de ne conduire en Italie que l’élite des Troyens. Il lui conseille en même temps d’aller à Cumes, et d’y consulter la Sybille. Enée, docile à ces ordres, fonde en Sicile une ville, où il laisse une partie de sa suite, et s’embarque.

VI. Livre. Enée aborde à Cumes. La Sybille lui annonce tout ce qu’il doit souffrir avant de s’établir en Italie, et le conduit aux enfers. Après avoir traversé le Tartare, et vu le supplice des méchans, il entre dans les Champs-Elysées, où son père Anchise, l’entretenant au sujet de sa glorieuse postérité, lui peint les plus fameux héros de la République romaine.

VII. Livre. Enée arrive à l’embouchure du Tibre, dans un pays où régnoit Latinus, père de Lavinie, que l’oracle du dieu Faune destinoit à un prince étranger. Ce monarque reçoit favorablement les Troyens, et offre à leur chef sa fille en mariage. Mais la furie Alecto, évoquée des enfers par Junon, souffle sa rage dans le cœur de la reine Amate, qui a promis sa fille à Turnus son neveu, roi d’Ardée. Elle inspire de même à ce prince l’ardeur de la guerre. Le jeune Ascagne blesse imprudemment un cerf apprivoisé ; et l’on saisit aussi-tôt cette occasion de s’armer avec fureur contre les Troyens, malgré le roi Latinus. Le bouillant Turnus assemble les troupes latines et celle de ses alliés.

VIII. Livre. Le héros troyen, suivant le conseil du dieu du Tibre, va demander du secours au roi Evandre, qui avoit établi une colonie d’Arcadiens dans le lieu même où Rome fut depuis bâtie. Ce prince donne à Enée quatre cents chevaux, commandés par Pallas, son fils unique, et lui conseille en même temps d’aller se joindre à l’armée des Tyrrhéniens, qui se sont soulevés contre le tyran Mézence. C’est ce que fait Enée, qui reçoit alors de Vénus, sa mère, les armes divines que Vulcain avoit forgées pour lui.

IX. Livre. Turnus, averti par Junon, profite de l’absence d’Enée pour attaquer le camp des Troyens : il veut même mettre le feu à leurs vaisseaux, qui se changent en nymphes. Les Troyens délibèrent sur les moyens d’instruire Enée de leur situation. Nisus et Euryale offrent de traverser le camp des Rutules et d’aller le trouver. Mais ils périssent dans cette entreprise. Turnus attaque le camp. Les portes en sont tout-à-coup ouvertes par deux Troyens, et refermées aussi tôt que Turnus y est entré. Accablé par le nombre, il se bat en retraite, se précipite du haut du rempart dans le Tibre, et va rejoindre l’armée.

X. Livre. Tous les Dieux de l’Olympe s’assemblent par l’ordre de Jupiter, qui, ne pouvant réconcilier Junon et Vénus, déclare que désormais il ne favorisera ni les Troyens ni les Rutules, et qu’il abandonne tout au destin. Cependant Enée, à la tête des troupes auxiliaires, s’embarque : mais étant arrivé à sa nouvelle ville, les ennemis s’opposent à sa descente. Il se livre un sanglant combat, dans lequel Pallas, fils du roi Evandre, est tué par Turnus. Enée, qui veut le venger, poursuit son meurtrier. Turnus auroit péri dans cette journée, si Junon, pour le sauver, n’eût offert à ses yeux un fantôme armé semblable à Enée, et fuyant devant lui. Turnus court après ce faux Enée, qui se réfugie dans un navire. Il y entre avec ce fantôme, qui disparoît aussi-tôt de ses yeux. Alors Junon coupe le câble, et fait aborder Turnus près d’Ardée, capitale de son royaume. Mézence, qui prend la place de ce prince dans le combat, est tué, avec son fils Lausus, par le héros troyen.

XI. Livre. Les deux partis conviennent d’une suspension d’armes, pour enterrer leurs morts. Le roi Latinus ayant assemblé son conseil, veut demander la paix. Turnus est de l’avis contraire, et offre de combattre seul à seul contre Enée, comme celui-ci l’a demandé. Cependant le chef des Troyens vient attaquer les Latins par deux endroits. Turnus, à la tête de son infanterie, se met en embuscade dans les montagnes où est Enée. D’un autre côté, il se livre un combat de cavalerie, dans lequel les Latins défaits, sont poursuivis jusques sous les murs de Laurente. Turnus marche aussi-tôt pour aller secourir la ville. Enée le suit et l’atteint. Mais la nuit les sépare.

XII. Livre. Un combat singulier entre Enée et Turnus doit terminer cette guerre. On élève des autels au milieu des deux armées : on fait un traité, par lequel Lavinie doit être le prix du vainqueur. Mais les Latins le violent, en tirant sur les Troyens, et les deux armées en viennent aux mains. Enée blessé d’une flèche lancée par une main inconnue, se retire du combat. Vénus le guérit aussi-tôt ; et il reparoît sur le champ de bataille, appelant à haute voix Turnus qui l’évite. Le héros troyen marche alors à la ville, et met le feu aux palissades. La reine Amate croyant que tout est perdu, se donne la mort. Turnus informé de ce funeste accident, se résout à chercher Enée pour le combattre. Ces deux guerriers se joignent ; et Turnus meurt de la main de son rival.

Un simple coup-d’œil jeté sur cette analyse, peut faire juger du talent qui est essentiel au poëte épique. C’est le peintre de l’univers : il faut qu’il peigne dans son ouvrage les hommes et les Dieux ; par conséquent, qu’il y fasse entrer ce qu’il y a de choses et de rapports dans la religion et la société ; qu’il y présente, selon la nature du sujet, des objets qui appartiennent à la politique, à la morale, à l’histoire, à la géographie, à la physique, à la théologie même, qui, en général, est la science d’une religion quelconque ; en un mot, à chaque science et à chaque art en particulier. Indépendamment d’un génie hardi, mais sage, qui est nécessaire pour créer un plan vaste et régulier ; indépendamment d’une imagination de feu, qui est nécessaire pour bien peindre ; indépendamment d’un goût exquis, qui est nécessaire pour distribuer à propos les ornemens, le poëme épique exige la fleur de toutes les connoissances : c’est le chef-d’œuvre de l’esprit humain.

Du Poëme héroïque et du Poëme héroïcomique.

Il y a quelques espèces de poëmes, qui, sans être proprement épiques, tiennent à ce genre, en ce qu’ils consistent essentiellement dans le récit. Les uns ont des acteurs semblables à ceux de l’épopée, et une action d’une aussi grande importance ; mais ils n’en ont ni les fictions ni les merveilleux. On les nomme héroïques, ou simplement hs. Le poëte ne s’asservissant point à l’unité d’action, y raconte un ou plusieurs événemens tels qu’ils sont arrivés, sans en exposer les causes surnaturelles, par conséquent, sans faire intervenir les Dieux. Mais il faut qu’en racontant, ou en faisant parler ses personnages, il se livre lui-même à toute la chaleur de son âme, pour exciter les passions : il faut que son récit soit une vraie peinture qui frappe et qui attache, un feu vif qui embrase, un mouvement impétueux qui remue et qui entraîne : autrement ce seroit le récit d’un simple historien. En un mot, le style de ces sortes de poëmes doit être le même que celui de l’épopée ; le ton du poëte, celui d’un homme inspiré. Voyez dans ce court exemple comme Lucain fait parler Caton. Je me sers de la traduction en vers de Brebœuf.

Nous trouvons Dieu par-tout ; par-tout il parle à nous.
Nous savons ce qui fait on détruit son courroux ;
Et chacun porte en soi ce conseil-salutaire,
Si le charme des sens ne le force à se taire.
Pensez-vous qu’à ce temple un Dieu soit limité ;
Qu’il ait dans ces déserts caché la vérité ?
Faut il d’autre séjour à ce monarque auguste,
Que les cieux, que la terre et que le cœur du juste ?
C’est lui qui nous soutient, c’est lui qui nous conduit.
C’est sa main qui nous guide, et son feu qui nous luit.

Les autres poëmes ont le merveilleux de l’épopée, mais à un degré bien inférieur ; et il s’en faut bien qu’ils en aient l’importance de l’action. On les nomme héroïcomiques. Le poëte y raconte, du style le plus élevé ; sur le ton même de l’épopée, une action très-simple, très-commune, et presque toujours risible. Le merveilleux qu’il y emploie, consiste dans le ministère comique de quelque divinité payenne ou de quelque génie allégorique. Le Lutrin de Boileau est un poëme parfait en ce genre. Un pupître d’une grosseur énorme, placé dans le chœur de la Sainte-Chapelle de Paris, déroboit le Chantre à la vue des assistans. Celui-ci le fit abattre. Le Trésorier voulut le faire remettre, et en vint à bout. Voilà le sujet du poëme ; voilà la grande entreprise que le poëte a chantée. La Discorde, qui, après avoir fait relever ce lutrin par les partisans du Trésorier, et l’avoir fait ensuite renverser par ceux du Chantre, inspire à ces deux rivaux le dessein d’aller consulter la chicane, les fait rencontrer à l’entrée du repaire de ce monstre, et excite alors un violent combat entre les Chanoines et les Chantres. La Nuit, la Piété, la Justice personnifiées, qui interviennent dans l’action ; la Mollesse, personnage épisodique, font le merveilleux de ce poëme. La pompe du style, la hardiesse des figures, la vivacité des images, la noblesse des comparaisons, une foule de traits sublimes dans ce récit d’une action si commune, donnent à ce charmant ouvrage tout le sel, tout l’enjouement, toutes les grâces piquantes du comique. Citons les premiers exemples qui se présenteront : il n’y a pas de choix à faire. Voici trois héros qui se mettent en marche pour aller placer le pupître dans le chœur.

Les ombres cependant sur la ville pandues,
Du faite des maisons descendent dans les rues.
Le souper hors du chœur chasse les Chapelains,
Et de Chantres buvans les cabarets sont pleins.
Le redouté Brontin, que son devoir éveille,
Sort à l’instant chargé d’une triple bouteille
D’un vin dont Gilotin, qui savoit tout prévoir,
Au sortir du conseil, eut soin de le pourvoir.
L’odeur d’un jus si deux lui rend le faix moins rude.
Il est bientôt suivi du Sacristain Boirude.
Et tous deux de ce pas s’en vont avec chaleur
Du trop lent Perruquier réveiller la valeur.
Partons, lui dit Brontin. Déjà le jour plus sombre.
Dans les eaux s’éteignant, va faire place à l’ombre.
D’où vient le noir chagrin, que je lis dans tes yeux ?
Quoi ! le pardon sonnant te retrouve en ces lieux ?
Où donc est ce grand cœur, dont tantôt l’allégresse
Sembloit du jour trop long accuser la paresse ?
Marche, et suis-nous du moins où l’honneur nous attend.
Le Perruquier honteux rougit en l’écoutant.
Aussitôt de longs clous il prend une poignée :
Sur son épaule il charge une lourde cognée ;
Et derrière son dos, qui tremble sous le poids,
Il attache une scie en forme de carquois.
Il sort au même instant ; il se met à leur tête.
A suivre ce grand chef l’un et l’autre s’apprête.
Leur cœur semble allumé d’un zèle tout nouveau.
Brontin tient un maillet, et Boirude un marteau.
La lune, qui du ciel voit leur démarche altière,
Retire en leur faveur sa paisible lumière.
La discorde en sourit, et les suivant des yeux,
De joie, en les voyant, pousse un cri dans les cieux.

Vous allez entendre sonner le tocsin pour éveiller les Chanoines, que le Chantre veut assembler en chapitre.

Il dit. Du fond poudreux d’une armoire sacrée
Par les mains de Girot la cresselle est tirée.
Ils sortent à l’instant, et par d’heureux efforts,
Du lugubre instrument font crier les ressorts.
Pour augmenter l’effroi, la Discorde infernale
Monte dans le Palais, entre dans la grand’salle,
Et du fond de cet antre, au travers de la nuit,
Fait sortir le Démon du tumulte et du bruit.
Le quartier alarmé n’a plus d’yeux qui sommeillent :
Déjà de toutes parts les Chanoines s’éveillent.
L’un croit que le tonnerre est tombé sur les toits,
Et que l’église brûle une seconde fois.
L’autre encor agité de vapeurs plus funèbres,
Pense être au Jeudi Saint, croit qu’on dit les ténèbres ;
Et déjà tout confus, tenant midi sonné,
En soi-même frémit de n’avoir point dîné.
Ainsi, lorsque tout prêt à briser cent murailles,
Louis, la foudre en main, abandonnant Versailles(a),
Au retour du soleil et des zéphirs nouveaux,
Fait dans les champs de Mars(b) déployer ses drapeaux ;
Au seul bruit répandu de sa marche étonnante,
Le Danube(c) s’émeut, le Taged s’épouvante,
Bruxelles(e) attend le coup qui la doit foudroyer,
Et le Batave(f) encor est prêt à se noyer.
Cette comparaison m’en rappelle une autre, qui produit un effet vraiment comique. C’est du Trésorier que le poëte parle.
Il veut partir à jeun, il se peigne, il s’apprête.
L’ivoire trop hâté rompt deux fois sur sa tête,
Et deux fois de sa main le buis tombe en morceaux :
Tel Hercule(a) filant rompoit tous ses fuseaux.
Poëtes épiques

Homère, qui florissoit en Grèce, vers l’an 980 avant J.C., est le plus ancien des poëtes connus, et le père de la poésie épique. La critique a relevé dans son Iliade et dans son Odyssée des longueurs, des détails inutiles, des écarts multipliés. Mais malgré ces défauts, il y a près de trois mille ans que toutes les nations éclairées admirent ces deux poëmes, dont le premier offre plus d’élévation dans le génie, plus de vigueur et de feu dans le coloris, plus de variété dans les caractères, et le second plus d’invention, plus de régularité dans le plan, plus de variété dans les événemens. Ce poëte sublime est généralement regardé comme le plus grand peintre qui ait paru. On lui impute, dit Voltaire, l’extravagance de ses Dieux et la grossièreté de ses héros. C’est reprocher à un peintre d’avoir donné à ses figures les habillemens de son temps. Homère a peint les Dieux tels qu’on les croyoit, et les hommes tels qu’ils étoient…. On peut rire tant qu’on voudra de voir Patrocle, au neuvième livre de l’Iliade, mettre trois gigots de mouton dans une marmite, allumer et souffler le feu, et préparer le dîné avec Achille. Achille et Patrocle n’en sont pas moins éclatans. Charles XII, roi de Suède, a fait six mois sa cuisine à Demir-Tocca, sans perdre rien de son héroïsme ; et la plupart de nos généraux qui portent dans un camp tout le luxe d’une cour efféminée, auront bien de la peine à égaler ces héros qui faisoient leur cuisine eux-mêmes. On peut se moquer de la princesse Nausicaa, qui, suivie de toutes ses femmes, va laver ses robes et celles du roi et de la reine. Cela n’empêchera pas qu’une simplicité si respectable ne vaille bien la vaine pompe, la mollesse et l’oisiveté dans lesquelles les personnes d’un haut rang sont nourries.

Madame Dacier a fort bien traduit les deux poëmes d’Homère, et y a joint d’excellentes remarques, qui décèlent une grande connoissance de l’antiquité. Divers écrivains de nos jours les ont aussi rendus en notre langue, soit en prose, soit en vers. Nous en avons quatre ou cinq traductions, toutes très-estimées, et parmi lesquelles les connoisseurs n’ont pas unanimement marqué celle qui a une supériorité décidée sur les autres.

Virgile n’est pas moins universellement admiré qu’Homère. Il l’a imité en beaucoup d’endroits ; mais bien des censeurs éclairés trouvent qu’il ne l’a imité que pour le surpasser, et regardent même l’Enéide comme le plus parfait des poëmes épiques. Il est certain qu’il est peu d’ouvrages aussi propres à former le goût. Le poëte latin n’a pas toute la vigueur, toute la sublimité, tout le feu du génie du poëte grec ; mais il a plus d’art, plus de jugement, et sait bien mieux orner la raison. Son plan est exact, sa narration rapide et jamais interrompue, sa diction toujours pure et coulante, ses images toujours vives, son coloris toujours brillant. Le merveilleux qu’il emploie, est généralement sage et sensé. Quelques critiques ont trouvé extraordinaire la métamorphose des vaisseaux troyens en nymphes de la mer. Mais Virgile n’en a parlé que selon la tradition et la croyance du peuple Romain, puisqu’il dit lui-même que c’est un événement que l’antiquité a cru, et dont le souvenir ne s’effacera jamais. Or, on sait que le poëte doit avoir moins d’égard à la vérité, qu’à ce qui est considéré comme vrai par le commun de ses contemporains. De toutes les traductions qui ont été faites de l’Énéide, celle qu’en a donnée l’abbé des Fontaines, avec des remarques, est la plus estimée.

Il nous reste encore des anciens Romains quelques poëmes que virent paroître les siècles immédiatement postérieurs au beau siècle d’Auguste. Ces poëmes sont :

La Pharsale de Lucain, né à Cordoue en Espagne, vers l’an 39 de J. C. Elle est généralement regardée comme une gazette emphatique de la guerre de César contre Pompée. On retrouve souvent dans ce poëme l’homme de génie qui s’exprime fortement, et qui peint de même ses personnages ; mais plus souvent encore le déclamateur outré, plein d’enflure, sans règle, sans frein et sans goût. La traduction en vers qu’en donna Brébeuf, est oubliée. Marmontel l’a traduite en prose.

La Thébaïde de Stace, né à Naples, vers l’an 50 de J.C. Le sujet de ce poëme est la guerre que se firent Etéocle et Polynice, fils du fameux Œdipe. Il y a un assez grand nombre de traits heureux et de morceaux de poésie vraiment beaux. Mais ils sont défigurés par une foule d’idées gigantesques, et par les emportemens d’une imagination déréglée. Nous avons du même auteur deux livres de l’Achilléïde, poëme que la mort ne lui permit pas de continuer. La Thébaïde a été traduite par l’abbé Ce.

La Guerre punique (c’est la deuxième) de Sitius Italicus, né à Rome vers l’an 55 de J. C. Ce poëme n’offre que quelques détails intéressans, quelques situations pittoresques. Il est en général dépourvu de chaleur et de coloris. La traduction est de Le.

Nous devons à l’Italie les premiers poëmes qui aient été faits dans le genre épique depuis ou lors de la renaissance des lettres. Le Roland amoureux de Boïardo fournit à l’Arioste, né à Reggio en 1474, l’idée de son Roland furieux, poëme où toutes les règles sont violées, mais admirable dans tous les détails, écrit d’un style enchanteur, et plein de tableaux tour à tour sublimes et rians. C’est l’heureux fruit de l’imagination la plus fertile et la plus brillante, qui se livre à tous ses caprices et à toutes ses ingénieuses extravagances. Nous en avons trois bonnes traductions, dont les auteurs sont Mirabaud, Dussieux et le comte dn. Celui-ci a joint à la sienne un extrait du Rx.

Le Trissin, contemporain de l’Arioste, prit pour sujet de son poëme, l’Italie délivrée des Goths par Belisaire, sous l’empereur Justinien. Le plan en est sage et régulier ; mais il n’y a presque pas de poésie. Cet ouvrage dont je ne connois pas de traduction, fut, comme je l’ai dit ailleurs, l’aurore du bon goût dans l’épopée.

Le Tasse, né à Sorrento l’an 1544, amena le grand jour, en publiant sa Jérusalem délivrée. Nourri de la lecture des bons poëtes de l’antiquité, il les auroit égalés, si, comme je l’ai déjà dit, il n’avoit fait un usage excessif du merveilleux. L’ordonnance de son poëme est admirable ; l’intérêt y est vif, et va toujours en croissant ; les caractères y sont variés et toujours soutenus ; les tableaux, les peintures diversifiées, s’y succèdent avec un art infini, et le style est toujours proportionné aux différens objets que le poëte décrit. La traduction de ce poëme par Mirabaud, est très-estimée ; mais il paroît que la nouvelle l’est encore davantage.

Le Sceau enlevé du Tassoni, né à Modène en 1565, offre le mélange du sublime et du grotesque, du terrible et du comique. Il y a beaucoup de feu, d’imagination, de coloris et de gaîté ; mais cette gaîté est souvent portée jusqu’à la licence, et peut allarmer la pudeur. Heureusement le traducteur français, Cedors, a su jeter un voile sur ce qui ne doit point être vu.

Le Camoëns, né à Lisbonne en 1517, surnommé par ses compatriotes le Virgile Portugais, avoit précédé le Tasse dans la carrière de l’épopée. Celui-ci commençoit à travailler à son poëme, lorsque le Portugal vit paroître la Lusiade, qui n’est autre chose que la découverte des Indes orientales. Les fictions neuves ne sont pas rares dans ce poëme, écrit d’un style toujours énergique, toujours majestueux, et plein des plus grandes beautés de détail. Mais il faut bien se garder de le prendre pour modèle dans l’usage du merveilleux, et dans la manière d’amener les événemens. Du Perron de Castera en a été le traducteur.

Les Espagnols ont un poëme qui parut pour la première fois en 1597, et dont ils font un très-grand cas : c’est l’Araucana, nom d’une contrée qui est sur les frontières du Chili, et qui fut la dernière que les Espagnols soumirent après la découverte de l’Amérique. Don Alonzo d’Ercilla conquit ce pays, et voulut chanter cette conquête. On a remarqué dans ce poëme des morceaux, mais en très-petit nombre, qui sont très-beaux : on a trouvé le reste foible et très-souvent bas. Je n’en connois pas de traduction.

Milton, né à Londres en 1608, ne commença son Paradis Perdu qu’à l’âge de cinquante-deux ans. On ne peut disconvenir qu’il ne soit un des poëtes les plus sublimes qui aient paru. Il étonne, il transporte en mille endroits de son poëme. Mais il y en a mille autres, où il porte le déréglement de l’imagination à son comble. Ce poëme a été fort bien traduit en prose par Dupré de Saint-Maur, et mis en vers par Beaulaton, qui, en quelques beaux endroits, n’est guère audessous de l’original.

La Boucle des cheveux enlevée, par Pope, est un petit poëme plein de fictions, d’images et d’un comique riant. Il y a de l’invention et du merveilleux. L’abbé des Fontaines en a donné une traduction fort agréable.

Les poëmes les plus estimés qu’aient produits les Allemands, sont le Messie par Klopstock, et Suzanne par Morthghen. Le premier a été traduit par Anthelmy et Liébault. Il y a de l’élévation et des morceaux vraiment pathétiques. Le second a été traduit par le baron de Nauzell : on y admire de grandes beautés, mais qui sont accompagnées quelquefois d’invraisemblances.

Je dois bien nommer ici la Mort d’Abel, par Gessner, quoique cet ouvrage ne soit qu’en prose mesurée. Tout y est peint des couleurs simples et vraies de la nature. Huber en a donné une bonne traduction.

Nous avons un poëme latin, intitulé Sarcotis (la Sarcothée, c’est-à-dire, la Nature humaine), par le P. Masénius, jésuite, professeur de rhétorique à Cologne en 1640. La chûte du premier homme en est le sujet. L’auteur qui ne le composa que pour fournir des sujets propres à exercer la jeunesse dans la poésie latine, ne s’asservit point à une certaine régularité, et s’attacha principalement à semer sa narration d’images et de descriptions. Elles sont de la plus grande richesse et de la plus grande énergie. Milton a copié ce poëte dans plusieurs de ces tableaux ; et il paroît même qu’il a pris dans la Sarcothée le fond de son poëme du Pu. L’abbé Dinouart l’a fort bien traduit.

On a prétendu que le Télémaque de Fénélon n’est pas un poëme épique, parce qu’il est en prose. Qu’importe que ce soit un poëme ou un roman moral ? S’il n’a point la mesure de la poésie, il en a certainement le coloris. Quant à l’invention, au merveilleux et aux autres qualités essentielles de l’action épique, on convient généralement qu’il les a toutes. Cet ouvrage accueilli avec le plus vif empressement dans sa nouveauté, lu encore aujourd’hui avec la même avidité, et traduit dans toutes les langues de l’Europe, n’en fera pas moins à jamais les délices de l’homme de goût, par le génie qui y éclate dans toutes les parties, et les délices des àmes vertueuses par l’excellente et sublime morale dont il est rempli.

Pour ne point passer ici sous silence le Lutrin de Boileau, je répéterai ce que j’ai déjà dit ; que ce poëme est parfait dans son genre.

La Henriade de Voltaire a éprouvé le même sort que ses tragédies : éloges d’une part, et critiques de l’autre, également outrés. Les uns n’ont pas craint de mettre cet ouvrage au-dessus de l’Iliade et de l’Enéide ; les autres ont osé lui disputer la qualité de poëme épique. Des censeurs plus modérés et plus raisonnables ont trouvé qu’en général il y a plus d’esprit que de génie, plus de coloris que d’invention, plus d’histoire que de poésie ; que les portraits quoique très-brillans, se ressemblent presque tous, l’auteur ayant puisé ses couleurs dans l’antithèse ; que le sentiment y est étouffé par les descriptions ; enfin que le plan est défectueux. Mais ils y ont admiré de très-beaux morceaux, dignes du pinceau d’un grand maître, tels que la mort de Coligny, la bataille de Coutras, le tableau de Rome, le départ de Jacques Clément, l’attaque des faubourgs de Paris, la bataille d’Ivri, l’esquisse du siècle de Louis XIV, et la plus grande partie de ce septième chant.

Le Vert Vert de Gresset est un badinage charmant qu’il seroit bien difficile d’imiter. On ne peut pas y desirer plus de richesse dans la fiction, plus d’agrément dans les détails, plus de fraîcheur dans le coloris, plus de délicatesse et de légèreté dans le style.

Imbert occupe une place distinguée parmi les bons poëtes en ce dernier genre. Son Jugement de Páris la lui a méritée. C’est un poëme plein d’agrémens, malgré quelques longueurs et quelques incorrections.

Je dois observer ici que parmi tous les poëmes que je viens de confondre ensemble dans cette courte notice, parce que j’ai suivi à-peu-près l’ordre des temps où ils ont paru ; les seuls vraiment épiques, d’après la définition même de cette espèce de poëme, sont l’Iliade, l’Odyssée, l’Enéide, l’Italie délivrée des Goths, la Lusiade, la Jérusalem délivrée, le Paradis perdu (si l’on n’en juge pas par le fond même du sujet), et le.

On a pu voir dans l’exposé que j’ai fait des règles des divers ouvrages en vers, qu’il n’est presqu’aucun genre de poésie, qui ne se propose pour but le plaisir et en même temps l’instruction du lecteur. Le poëte peut sans doute se borner au choix d’un sujet propre seulement à plaire. Mais celui qui veut enlever tous les suffrages, doit en choisir un où l’utile soit joint à l’agréable : c’est-là le plus noble et le plus digne usage qu’il puisse faire d’un art si brillant, si beau, si sublime et si pur. Malheur au poëte qui ne l’aime et ne le cultive, que pour s’avilir lui-même jusqu’à d’injustes et basses personnalités, en vomissant le fiel de la haine ou de la vengeance, et bien souvent le poison de la calomnie ! Malheur sur-tout au poëte, qui, par l’abus le plus criminel, veut le dégrader et le corrompre, en s’efforçant d’élever des autels au libertinage ou à l’impiété ! Audacieux infracteur des plus sages institutions politiques, violateur sacrilége de toutes les loix religieuses, par conséquent ennemi téméraire de la tranquillité publique, ennemi perfide du bonheur de ses semblables, il s’expose à n’être frappé du glaive de la justice humaine, que pour tomber dans les mains redoutables de la justice divine. En vain se flatteroit-il, quoiqu’en proie aux remords dévorans de la conscience, de cette conscience dont la voix terrible se fait si souvent entendre au cœur du méchant ; en vain se flatteroit-il d’acquérir quelque espèce de gloire. Jamais, non jamais, l’éclat le plus imposant du génie, toutes ses richesses, toute son étendue, toute son élévation, sa supériorité, même la plus marquée, ne mériteront au poëte licencieux ou impie le titre de grand homme, et moins encore celui d’homme estimable. Que dis-je ! ce vil et abject versificateur ne peut qu’imprimer sur son nom une tache éternelle : en devenant l’opprobre de son siècle, il voue sa mémoire à l’exécration de tous les siècles à venir.

Je ne saurois mieux terminer ces courtes réflexions, qu’en mettant sous les yeux des jeunes gens ces derniers vers d’une épître de Desmahis, où ce poëte se peint lui-même avec une vérité que ses mœurs ni ses écrits n’ont jamais démentie ; vers qui devroient être gravés dans l’âme de tous les écrivains.

Nous naissons tous, sujets d’une double puissance.
Chaque peuple a son culte, et chaque état ses lois.
Malgré l’audace impie, et l’aveugle licence,
Respectons les autels, obéissons aux rois.
Toujours vertueux par systême,
Coupable trop souvent, mais par fragilité ;
Du moins, lorsque d’Aoron (a) j’entends la voix suprême,
Fidèle Israëlite, et m’oubliant moi-même,
De ma folle raison j’abaisse la fierté,
Et laisse captiver devant un diadème
Mon impuissante liberté.