(1811) Cours complet de rhétorique « Livre cinquième. De l’Éloquence des Livres saints. — Chapitre IV. Beautés morales et philosophiques. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre cinquième. De l’Éloquence des Livres saints. — Chapitre IV. Beautés morales et philosophiques. »

Chapitre IV.
Beautés morales et philosophiques.

Laissons encore une fois de côté tout ce qu’il y a de divin dans l’Écriture ; et si, indépendamment de cette raison, qui n’en est malheureusement pas une pour tous les lecteurs, nous y trouvons autant de vraie philosophie et de bonne morale, que nous y avons admiré jusqu’ici de poésie et de sentiment, il faudra bien convenir que la Bible est l’ouvrage le plus étonnant, la conception la plus merveilleuse dont l’esprit humain puisse se faire une idée.

Les écrits saints ont un avantage bien marqué sur ce que nous offrent de mieux les philosophes profanes : c’est qu’on n’y trouve aucun précepte de conduite, aucune leçon utile, qui ne soient incontestablement vrais, et d’une application également facile et salutaire pour tous les peuples du monde, pour tous les états de la vie. Ici, la morale est puisée à sa véritable source ; et le suprême législateur qui en donne des leçons si précieuses, par l’organe des écrivains sacrés, n’a pas voulu le bonheur seulement de telle ou telle peuplade en particulier, mais il embrasse l’univers dans l’immensité de son amour, comme il le créa et le protège par l’immensité de sa puissance. Ouvrez, au contraire, les philosophes dont l’antiquité s’honore le plus : qu’y trouverez-vous la plupart du temps ? Une morale systématique, qui avait ses partisans et ses antagonistes, comme s’il y avait, comme s’il pouvait y avoir deux manières d’être bons et vertueux. Les uns mettent la vertu à une hauteur si décourageante, qu’elle rebute les efforts du zèle le plus affermi, et ne permet son accès qu’à l’orgueil du sophiste qui cherche moins à valoir en effet mieux que ses semblables, qu’à les écraser de sa prétendue supériorité. Les autres débarrassent si complètement la morale de tout ce qu’elle pourrait avoir de sévère, ils l’accommodent si bien à la faiblesse de l’homme et à la multitude de ses passions, que l’on ne sait s’ils ont voulu faire l’apologie du vice ou celle de la vertu. Ces extrêmes ne se rencontrent point dans la philosophie divine des livres saints : la morale y est ce qu’elle doit être, douce et consolante, jamais pénible, toujours tirée de la nature de l’homme et fondée sur ses intérêts les plus chers. Ce n’est pas que quelques étincelles de cette céleste lumière ne sortent par intervalles des écrits des philosophes anciens : mais ce ne sont que des lueurs fugitives, qui éclairent un moment, pour replonger bientôt le malheureux qui les suit dans les horreurs de ténèbres inexplicables. On pourrait être étonné des nombreuses contradictions, des inconséquences multipliées qui échappent à ces précepteurs fameux du genre humain, si ce défaut même de liaison dans leurs idées et de consistance dans leur doctrine, ne prouvait la nécessité d’un maître plus habile et d’un philosophe plus éclairé. Or, si tout ce qui manque en ce genre à la doctrine philosophique des temps anciens, les philosophes sacrés le réunissent au plus haut degré, il faut bien que celui qui les a inspirés soit ce maître plus habile, ce philosophe plus éclairé, dont nous venons de parler. Cela ne peut pas plus être l’objet d’une question, que la matière d’un doute.

Un très grand poète, qui était philosophe dans le sens et avec les restrictions où il est permis et possible de l’être, Racine le fils, a fait, dans son poème de la Religion, un rapprochement très ingénieux de ce que les anciens ont dit de mieux et pensé de plus juste en fait de morale.

« De Jupiter partout l’homme est environné.
» Rendons tout à celui qui nous a tout donné ;
» Jetons-nous dans le sein de sa honte suprême :
» Je suis cher à mon Dieu beaucoup plus qu’à moi-même.
» ………………………………………………………
» Un cœur juste, un cœur saint, voilà ce qu’il demande.
» À l’un de ses côtés, la Justice debout
» Jette sur nous sans cesse un coup d’œil qui voit tout ;
» Et le glaive à la main demandant ses victimes,
» Présente devant lui la liste de nos crimes.
» Mais de l’autre côté la Clémence à genoux,
» Lui présentant nos pleurs, désarme son courroux ».
(Religion, ch. 6).

Voilà certes une des plus grandes idées de la morale, présentée sous une des plus belles formes que la poésie ait jamais employées. Mais le psalmiste avait dit tout cela, et l’avait dit avec cette énergique concision qui caractérise le sublime de pensée, et qui, écartant nécessairement de l’esprit du lecteur toute idée de recherche dans les figures, et d’ambition dans la manière de les exprimer, ne donne et ne laisse que l’idée simple, mais vraie, d’une image presque au-dessus de la pensée, et inaccessible aux efforts de la diction la plus étudiée, ou la plus naturellement pittoresque : Justitia et judicium correctio sedis ejus (Ps.)

Personne n’admire plus que nous la riche profusion des allégories morales répandues dans Homère ; mais nous n’en sommes pas moins persuadés qu’une religion toute idéale, comme celle des Grecs et des Romains ; qu’une religion qui dit tout à l’esprit, sans presque jamais parler au cœur, ne peut offrir qu’un système de morale très incomplet ; et nous admettrons toujours une prodigieuse différence entre la vérité symbolique qui a tant de voiles à percer pour arriver jusqu’à nous, et la vérité première, qui s’élance de sa source avec la rapidité, et frappe avec l’éclat de la lumière.

Ce n’est pas que les esprits bien faits n’aient senti et vu dans tous les temps à peu près de la même manière, et que les grands traits, les traits primitifs de la morale universelle n’aient été exposés par eux dans toute leur native simplicité. Reprenons notre analyse poétique, et suivons, avec Racine, l’examen du code moral de l’antiquité.

« Le monde à mes regards n’offre rien que j’admire.
» Libre d’ambition, de soins debarrassé,
» Je me plais dans le rang où le ciel m’a placé :
» Et, pauvre sans regret, ou riche sans attache,
»  L’avarice jamais au sommeil ne m’arrache.
» Je ne vais point, des grands esclave fastueux,
» Les fatiguer de moi, ni me fatiguer d’eux.
» Faux honneurs, vains travaux ! vrais enfants que vous êtes !
 » Que de vide, ô mortels ! dans tout ce que vous faites » !

Rien de mieux jusqu’ici : voilà ce que l’expérience apprend tous les jours à l’homme sensé, et ce que la mauvaise humeur fait dire au philosophe, qui n’affiche souvent tant de mépris pour les honneurs et ceux qui les dispensent, que parce qu’il n’a pu ni aborder les uns, ni obtenir les autres. Aussi, à l’ambition trompée va succéder bientôt la misanthropie, qui n’est qu’un égoïsme plus ou moins déguisé.

« Dégoûté justement de tout ce que je voi,
» Je me hâte de vivre, et de vivre avec moi.
» Je demande, et saisis avec un cœur avide
»  Ces moments que m’éclaire un soleil si rapide ;
» Dons à peine obtenus qu’ils nous sont emportés ;
» Moments que nous perdons, et qui nous sont comptés.
» L’estime des mortels flatte peu mon envie :
» J’évite leurs regards et leur cache ma vie.
» Que mes jours, pleins de calme et de sérénité,
» Coulent dans le silence et dans l’obscurité.
» Ce jour même des miens est le dernier peut-être :
» Trop connu de la terre, on meurt sans se connaître.
» Je l’attends cette mort, sans crainte, sans désir :
» Je ne puis l’avancer, je ne puis la choisir, etc. »
(Ibid.)

Ainsi s’exprime le philosophe ancien, qui, détrompé des faux biens dont la poursuite lui semble trop pénible ou lui devient fastidieuse, se replie sur lui-même et se renferme dans la nullité de son indolence. Mais qui ne reconnaît à son langage, à ce mélange éternel de morgue et d’apathie, la sécheresse d’une âme absolument vide, et qui ne trouve rien en elle qui la puisse dédommager des vanités qu’elle regrette d’autant plus vivement, qu’elle affecte davantage de les mépriser ? Ah ! c’est qu’il faut en effet quelque chose de plus à l’homme pour remplir l’abîme de son cœur : c’est que les biens fragiles et la gloire périssable du monde n’y portent que du trouble, et n’y laissent que l’ennui qui suit la satiété ; c’est qu’enfin cette amertume qui les accompagne entre dans les desseins éternels de la providence, et n’a d’autre motif que de nous forcer de recourir a ce quelque chose de plus réel et de plus solide.

Il le savait bien aussi, le sage de l’Écriture ; il l’avait éprouvé, que tout est vain ou faux ici-bas : mais il savait aussi qu’il y a une compensation à tout cela, et qu’il faut bien qu’il en soit ainsi. Aussi, après avoir successivement parcouru tout ce qui peut faire sur la terre la gloire, le plaisir ou le bonheur de l’homme ; après avoir vu que toutes ces prérogatives brillantes se réduisaient au même néant : Omnia vanitas , il trouve cependant une exception à cette grande vanité des choses terrestres ; et cette exception, toute philosophique (dans le sens où la philosophie est la sagesse), établit d’un seul trait toute la différence qui existe en effet entre ce qu’un Dieu a dicté, et ce que l’homme imagine. Quelle est donc la compensation que trouve l’Ecclésiaste pour remplacer, dans un cœur fatigué de tout, le vide qu’y a laissé la jouissance de tout ce qu’il croyait capable de le remplir ? Quelle est la seule réalité, au milieu de tant d’illusions qui nous abusent et d’ombres qui nous échappent ? et quelle conclusion le philosophe sacré tirera-t-il de toutes les vérités qu’il vient d’établir ? Une seule, qui les renferme toutes par son importance : Craignez Dieu et suivez sa loi ; car voilà tout l’homme : Deum time, et mandata ejus observa ; hoc est enim omnis homo (c. 12. v. 13). Ainsi, gloire, félicité, tout l’homme enfin repose sur la conviction et consiste dans la pratique d’une seule et même vérité. Quelle doit donc être la religion fondée sur une pareille base, et qui a tellement perfectionné ce grand principe, qu’il semble impossible, même à la bonté toute-puissante, de rien ajouter maintenant à son excellence !

Mais recueillons, il en est temps, ces hautes leçons de la bouche même de la sagesse.

176Dans ma bouillante jeunesse
J’ai cherché la volupté ;
J’ai savouré son ivresse :
De mon bonheur dégoûté,
Dans sa coupe enchanteresse
J’ai trouvé la vanité.

La grandeur et la richesse
Dans l’âge mûr m’ont flatté :
Les embarras, la tristesse,
L’ennui, la satiété,
Ont averti ma vieillesse
Que tout était vanité.

J’ai voulu de la science
Pénétrer l’obscurité.
Ô nature ! abîme immense !
Tu me laisses sans clarté ;
J’ai recours à l’ignorance,
Le savoir est vanité.

177J’ai cherché ce bonheur qui fuyait de mes bras,
Dans mes palais de cèdre, au bord de mes fontaines :
Je le redemandais aux voix de mes sirènes ;
Il n’était point dans moi, je ne le trouvais pas.

Je me suis fait une étude
De connaître les mortels :
J’ai vu leurs chagrins cruels
Et leur vague inquiétude,
Et la secrète habitude
De leurs penchants criminels.

178J’entends siffler partout les serpens de l’envie ;
Je vois par ses complots le mérite immolé :
L’innocent confondu traîne une affreuse vie ;
Il s’écrie en mourant : Nul ne m’a consolé.

179Le sage et l’imprudent, et le faible et le fort,
Tous sont précipités dans les mêmes abîmes :
Le cœur juste et sans fiel, le cœur pétri de crimes,
Tous sont également les vains jouets du sort.

Cependant l’homme s’égare
Dans ses travaux insensés ;
Les biens dont l’Inde se pare
Avec fureur amassés,
Sont vainement entassés
Dans les trésors de l’avare.

180Ce monarque ambitieux
Menaçait la terre entière :
Il tombe dans sa carrière,
Ce géant sourcilleux ;
Ce front qui touchait aux cieux,
Est caché dans la poussière.

Ainsi tout se corrompt, tout se détruit, tout passe.
Mon oreille bientôt sera sourde aux concerts :
La chaleur de mon sang va se tourner en glace :
D’un nuage épaissi mes yeux seront couverts.
181Usez, n’abusez point : ne soyez point en proie
Aux désirs effrénés, au tumulte, à l’erreur.
Vous m’avez affligé, vains éclats de la joie ;
Votre bruit m’importune, et le rire est trompeur.

Dieu nous donna des biens ; il veut qu’on en jouisse ;
Mais n’oubliez jamais leur cause et leur auteur.
Et lorsque vous goûtez sa divine faveur,
Ô mortels ! gardez-vous d’oublier sa justice.

Aimez ces biens pour lui, ne l’aimez point pour eux :
Ne pensez qu’à ces lois ; car c’est là tout votre être.
Grand, petit, riche, pauvre, heureux ou malheureux,
Étranger sur la terre, adorez votre maître.
(Voltaire).

Quel qu’ait été le motif de Voltaire en traduisant ce précis de l’Ecclésiaste, nous ne lui en avons pas moins l’obligation de lire en beaux vers des vérités aussi sublimes qu’intéressantes pour nous, et de compter, parmi les monuments distingués de notre poésie, le morceau le plus philosophique, et le plus précieux, sous ce rapport, de toute l’antiquité. Il est fâcheux seulement que les opinions du philosophe aient nui ici au talent du poète, et l’aient empêché de s’arrêter avec l’un égal intérêt sur les endroits de l’Ecclésiaste qui établissent d’une manière si positive l’immortalité de l’âme, et la certitude de son rappel au lieu de son origine. Où serait donc l’espoir et la consolation de l’homme ? Où se trouverait donc l’utilité sublime des conseils de l’écrivain sacré, si, après nous avoir si pleinement convaincus du néant de tout ce qui pourrait nous séduire ici-bas ; après nous avoir démontré si complètement que rien de tout cela ne peut être le bonheur, il ne plaçait sous nos yeux une perspective plus consolante, et encourageait la patience du juste, en lui montrant d’avance la récompense qui attend ses efforts pour les couronner ? Sans cela, n’aurait-il pas rendu à l’homme le plus déplorable des services, en lui ôtant jusqu’aux illusions qui amusent son infortune réelle ? et le livre précieux que nous venons de parcourir ne deviendrait-il pas nécessairement la théorie du désespoir et le manuel du suicide ?

Mais il n’en est point ainsi : « Souvenez-vous de votre créateur, dans les jours de votre jeunesse, dit l’Ecclésiaste, avant que votre poussière retourne à la terre, d’où elle est sortie, et que votre âme revienne au Dieu qui vous l’a donnée ». Antequàm… revertatur pulvis in terram suam unde erat, et spiritus redeat ad Deum qui dedit illum. (c. 12. v. 7).

Voici maintenant le commentaire poétique de ce texte consolant :

Bientôt vos yeux éteints ne verront plus le jour :
Sur vos fronts sillonnés la pesante vieillesse
Imprimera l’effroi, gravera la tristesse :
Ses frimats détruiront vos cheveux blanchissants :
Vous perdrez le sommeil, ce charme de vos sens :
Les mets n’auront pour vous que des amorces vaines :
Vous serez sourds au chant de vos jeunes syrènes :
Vos corps appesantis, sans force et sans ressorts,
Feront pour se traîner d’inutiles efforts :
La Mort, d’un cri lugubre, annoncera votre heure ;
L’éternité, pour vous, ouvre alors sa demeure.
On verse quelques pleurs, suivis d’un prompt oubli :
Le corps né de la fange y rentre enseveli ;
Et l’esprit, remonté vers sa source divine,
Va chercher son arrêt où fut son origine.
(Pompignan).

De tout temps il s’est élevé des hommes qui, mettant sans façon leur sagesse prétendue à la place de la sagesse éternelle, ont soumis sans pudeur ses œuvres à leur examen, et ses jugements à leurs jugements. L’Éternel lui-même s’est fait un jeu d’abandonner un moment son ouvrage à la puérilité de leurs discussions : Tradidit mundum disputationi eorum (Ecc.)

Veut-on savoir ce que pensait l’Ecclésiaste de cette espèce de philosophie ?

De l’être souverain nous jugeons par nous-mêmes.
Les mœurs, l’esprit, les lois, tout est mis en systèmes ;
Tout système a son cours, ses progrès, son déclin :
Une secte s’élève où l’autre prend sa fin.
Chaque chose a des mots et des sens arbitraires ;
L’univers retentit de sentiments contraires.
Le grand homme du jour rit des siècles passés.
Quels flots d’opinions l’un par l’autre chassés !
On raisonne, on dispute, on remplit les écoles
Du souffle de l’erreur et du bruit des paroles.
Cependant la mort vient ; le temps finit pour toi ;
Présomptueux sophiste ! est-ce là ton emploi ?
Tu prétends réformer les décrets de ton maître,
Tu ne te connais pas, et tu veux le connaître !

C’est d’après sa propre expérience, que parlait ainsi l’Ecclésiaste. Séduit lui-même un instant par cette ambition de tout connaître et de tout vouloir juger, il avait abordé l’école des sophistes, et en avait rapporté la conviction de leur vanité et de son insuffisance.

182Trop frappé cependant d’une fausse lumière,
J’ai longtemps ignoré cette vertu première,
Cette docilité d’un cœur humble, ingénu,
Et qui dans son néant ne s’est point méconnu.
Je voyais du méchant prospérer la malice,
Le juste abandonné périr dans sa justice,
Et ma raison prenant un vol audacieux,
Osait dans leur conseil interroger les cieux.
Terrible égarement d’un esprit qui s’oublie !
L’abus de la raison dégénère en folie.
Je jugeais la Justice et lui faisais la loi ;
Ainsi que la Sagesse elle était loin de moi.
Je me crus philosophe en cessant d’être sage.

Ce passage rappelle un morceau célèbre de Claudien, que nous allons rapporter ici, quoiqu’il se trouve partout, parce qu’il peut nous fournir quelques réflexions utiles, sur la diversité des conséquences que l’on peut tirer d’un seul et même principe, diversement envisagé. Il s’agit de Rufin, l’un des principaux ministres de l’empereur Théodose. C’était un de ces favoris insolens, qui, parvenus à force de bassesses au faîte du pouvoir, ne s’y maintiennent qu’à force de crimes et d’attentats ; et qui, après avoir fait gémir la terre de leur élévation, lui donnent par leur chute un moment de consolation.

Sæpè mihi dubiam traxit sententia mentem
Curarent superi terras, an nullus inesset
Rector, et incerto fluerent mortalia casu.
………………………………………………………
Abstulit hunc tandem Rufini pœna tumultum
Absolvitque deos. Jam non ad culmina verum.
Injustos crevisse queror : tolluntur in altum,
Ut lapsu graviore ruant, etc.
(Cl. in Ruf. Lib. i).
Dans le doute où flottait mon esprit incertain,
Je me suis demandé quelle invisible main
Dirigeait, dans leur cours, les choses de ce monde ;
Ou si rien ne réglait leur marche vagabonde,
Que le caprice vain d’un aveugle hasard.
À ce désordre affreux le ciel n’a point de part,
Et du lâche Rufin la ruine exemplaire
Prouve qu’il est des dieux, les absout et m’éclaire.
Mes yeux sont dessillés ; je saurai désormais
Des dieux sur le méchant respecter les décrets :
Ils n’élèvent si haut sa fortune trompeuse,
Que pour rendre bientôt sa chute plus affreuse.
(M. Amar).

Ainsi il faut donc nécessairement que la chute complète du méchant justifie la providence aux yeux de l’homme ; et Claudien restait invinciblement dans son scepticisme, si Rufin n’avait conspiré contre Stilicon, et si sa conspiration découverte n’eut ouvert les yeux de l’Empereur, et entraîné la ruine et la mort du favori. Où en serait le philosophe chrétien avec une pareille conséquence ? Combien de méchants vivent tranquilles et meurent après avoir insulté toute leur vie à la probité de l’homme de bien, et avoir joui, avec une apparente sécurité, du ciel même qu’ils irritaient ? Où serait donc le prix de la vertu, et que deviendraient les espérances du juste, si ce triomphe momentané du méchant n’était pas déjà un dédommagement pour l’homme vertueux, qui n’y voit autre chose que la certitude d’un avenir où tout rentrera à sa place ?

Telle est la conclusion de l’Ecclésiaste, et telle a été celle de tous les philosophes anciens qui raisonnaient d’après le cri unanime de la nature entière, et non d’après les absurdes hypothèses du matérialisme183.

Le livre des Proverbes est un monument plus curieux encore et plus étonnant que l’Ecclésiaste. L’auteur de ce dernier ouvrage ne s’est occupé que de la recherche et de la démonstration d’une seule vérité, qui, il est vrai, devient le principe de beaucoup d’autres. Ici, au contraire, c’est le code le plus complet, le plus détaillé de tout ce qu’il est indispensable de faire et utile d’éviter, pour travailler à son propre bonheur, puisqu’il est impossible qu’il se trouve ailleurs que dans l’accomplissement de ses devoirs. Il faut donc les rendre, autant que possible, d’une exécution assez facile, pour qu’ils ne rebutent point la faiblesse, et qu’ils laissent la mauvaise volonté sans excuse comme sans objection. C’est le mérite particulier de la philosophie de l’Écriture sainte : nous l’avons déjà dit, et nous allons continuer de le prouver par le livre même des Proverbes, où le charme de la forme se joint admirablement à l’utilité réelle du fond des choses.

Ce que l’antiquité nous a laissé de plus estimable en ce genre, ce sont, sans contredit, les Pensées d’Épictète et les Réflexions de Marc-Aurèle. Mais, indépendamment de différences plus importantes dont nous parlerons bientôt, qu’il y a loin de la morgue pédantesque du maître qui vous dit : « Faites cela, parce que cela est bon ; et cela est bon, parce que je l’ai fait », au style affectueux d’un père qui presse, qui conjure ses enfants de mettre en pratique les conseils qu’il leur prodigue pour leur bien ! Ce doux titre de père est celui que prend Salomon dans le livre des Proverbes, et ce titre est justifié à chaque page, à chaque mot, par la nature même des choses, et par la manière dont elles sont exprimées.

À la sécheresse habituelle et souvent rebutante de leur ton, les philosophes anciens joignent un autre genre de pédantisme, que les sophistes modernes ont fidèlement copié ; c’est la manie d’annoncer avec emphase des vérités communes, d’embrouiller les plus simples et d’obscurcir les plus claires, par l’appareil fastueux des mots ; c’est bien le style et le ton de l’importance qu’on veut se donner, mais ce n’est pas toujours le garant de celle que l’on mérite en effet ; nous en avons des preuves. La vraie philosophie n’a pas plus besoin du prestige des mots, que les idées vraiment grandes, vraiment sublimes, n’ont besoin, en poésie, du luxe et de la pompe de l’expression, pour produire leur effet. Nous retrouvons donc nécessairement ici, entre les philosophes profanes et les philosophes sacrés, la différence que nous avons remarquée entre les poètes anciens et les écrivains de la Bible. Toujours simples, parce qu’ils sont toujours grands, et cédant au besoin de se rendre utiles, bien plus qu’au désir de se voir célèbres, ils n’ont pu.voir et n’ont du nous dire que ce qu’il y avait de mieux. Aussi résulte-t-il de leur comparaison avec les moralistes les plus accrédités, que ce qui se rencontre de bon dans ceux-ci ne saurait être meilleur que ce qu’on trouve dans ceux-là, et que tout le reste leur est évidemment inférieur.

Arrêtons-nous, pour le prouver, à quelques exemples choisis dans celui de tous les anciens qui a dit le plus de grandes choses avec le moins de prétention, et qui a donné à la morale la plus sèche les formes les plus aimables. On voit bien qu’il s’agit d’Horace, et c’est annoncer l’homme qui joignait le goût le plus pur, le tact le plus fin et le plus délicat, à l’imagination la plus brillante. Avec tout cela, on peut tenir un rang distingué parmi les poètes ; mais il faut plus pour briller parmi les philosophes ; il faut un esprit essentiellement juste, un coup d’œil pénétrant, et c’est ce qu’Horace possédait dans un degré supérieur. Aussi est-il, sous plus d’un rapport, l’homme le plus étonnant peut-être de toute l’antiquité ; et nous a-t-il laissé, dans ses seuls ouvrages, des modèles achevés de plus d’un genre de poésie, des préceptes infaillibles en matière de goût, et un cours de morale d’autant plus utile, d’autant plus susceptible de le devenir, que toute l’amertume des leçons y est heureusement déguisée par la douceur du style et les grâces de l’enjouement.

Mais comme il faut que tout ce qui n’est que de l’homme porte inévitablement le caractère de l’insuffisance ; comme il faut bien qu’il y ait une distance sensible à tous les yeux, entre les leçons de la sagesse divine, et celles de la sagesse humaine, ce même Horace, si admirable quelquefois dans ses réflexions morales, tombe le moment d’après dans tous les excès de la dépravation la plus complète, et ce philosophe si sage n’est plus qu’un cynique effronté, sans frein, comme sans pudeur, et dont Quintilien lui-même disait qu’il serait bien fâché de le faire voir tout entier à ses élèves : Horatium in quibusdam nolim interpretari . Laissons de côté, si l’on veut, ces écarts dangereux, et ne voyons que ce qu’il a écrit de respectable, puisqu’il n’y a que cela qui puisse approcher (de bien loin encore) du texte qui nous occupe.

L’inconstance de l’homme dans ses goûts, les peines qu’il se donne pour tourmenter sa vie, pour accumuler de vains trésors dont il ne veut ou ne sait pas jouir, ont fourni à l’auteur des Proverbes le sujet et la matière de ces excellentes réflexions :

Le riche est le jouet de sa propre fortune :
C’est un tyran cruel, dont le joug l’importune.
Tourmenté de désirs, de besoins déchiré,
De rivaux, de jaloux, d’ennemis entouré,
Ses biens sont au pillage et ses jours à l’enchère ;
Sou bonheur est plus triste encore que la misère ;
Lui-même il se déchire, et devient tour à tour
De son cœur inquiet la proie et le vautour.
(Prov. ch. 13).

Voici maintenant le riche d’Horace.

                            Congestis undique saccis
Indormis inhians, etc.
(Satir. Lib. i).
Sur ces sacs entassés que jour et nuit tu gardes,
Tu dors les yeux ouverts, et tu ne les regardes
Que comme une peinture ; ils sont sacrés pour toi.
Ignores-tu de l’or et le prix et l’emploi ?
……………………………………………………
Eh quoi ! toujours veiller demi-mort de frayeur,
Redouter ses valets, la flamme, le voleur !
Si ce sont les plaisirs que l’on doit aux richesses,
Ô dieux ! épargnez-moi vos fatales largesses.
(P. Daru).

L’auteur des Proverbes s’adresse au riche :

Je déplore l’erreur où ton orgueil te livre,
Riche voluptueux ! que l’abondance enivre !
Sottement abusé, tu les crois tes amis,
Ces convives nombreux à tes festins admis :
Ce flatteur assidu de tes vagues caprices,
Qui, l’encensoir en main, courbé devant tes vices,
Caresse tes erreurs, et se croit trop heureux,
Quand lu laisses sur lui d’un regard dédaigneux
S’échapper, au hasard, la faveur passagère.
Mais ne t’y trompe pas ; il rugit de colère,
Et sous de vains dehors masquant sa lâcheté,
Percera, tôt ou tard, le cœur qu’il a flatté.
(Prov. chap. 15).

Horace :

………… Frères, sœurs, voisins, maîtresse et femme,
Tout, jusques à tes fils, te détestent dans l’âme.
Faut-il s’en étonner ? Quand tu n’aimes que l’or,
À l’amitié d’autrui peux-tu prétendre encor ?
Crois-tu la conserver sans soins ? etc.
(P. Daru. Ibid.)

Rien de plus judicieux, rien de plus raisonnable que tout cela ; et ce qui le prouve surtout, c’est l’exacte conformité entre ces passages, textuellement suivis par les deux traducteurs. Les simples lumières du bon sens indiquaient à tout le monde de pareils abus ; aussi, à la différence près du ton, qui est grave et imposant d’un côté, léger et frivole de l’autre, les deux philosophes se rencontrent-ils fréquemment. Mais c’est aux conséquences déduites de ces principes, que l’on va remarquer la différence de l’esprit qui les dictait. Horace s’arrête précisément où devait commencer l’excellence de la leçon. Il place et laisse son sage à ce point central, à ce juste milieu, qu’il est aussi rare d’atteindre, que difficile de conserver, et qui n’est après tout, que le froid repos de l’égoïsme philosophique.

                                         Non ego avarum,
Cùm veto te fieri, vappam jubeo ac nebulonem.
(Ibid.)
« N’entassez point votre or ; ne le jetez jamais ».

Qu’en faut-il faire donc, puisque vous condamnez avec autant de force que de raison la conduite insensée de l’avare, qui en paralyse l’usage ?

Panis ematur, olus, vini sextarius : adde
Queis humana sibi doleat natura negatis.
(Ibid.)
« Achète un peu de pain, de vin, et te procure
» Ces plaisirs innocents qu’exige la nature ».

Ainsi perce à travers le manteau du philosophe le courtisan adroit, qui voulait bien tonner contre le vice en général, mais qui eût été bien fâché cependant que sa morale effarouchât la mollesse ou blessât l’orgueil de ses riches et efféminés protecteurs. Sans doute Mécène et tous les grands de Rome devaient s’accommoder d’une philosophie douce et complaisante, dont la base était de vivre pour soi, et qui se proposait seulement de raffiner les jouissances, et non pas de les diminuer. La politique exigeait alors, comme elle l’a toujours exigé depuis dans les grands états, que les richesses circulassent, pour alimenter le luxe, qui excite et alimente, à son tour, l’industrie commerciale. Il fallait sans doute condamner l’avarice, qui tarit dans sa source la prospérité publique ; mais il fallait prescrire un autre cours à l’opulence, et c’est ce que va faire une philosophie bien supérieure à celle d’Horace.

Riches, soyez humains, tendres et généreux.
Quel bien vaut le bonheur de rendre un homme heureux !
C’est le plaisir du juste, et le plus digne usage
Des fragiles trésors qu’il reçut en partage.
Il prospère, il jouit des bienfaits qu’il répand.
………………………………………………
Tels ces arbres heureux et du ciel protégés,
Que l’humide Aquilon n’a jamais outragés,
Conservent la fraîcheur de leur feuille odorante ;
En vain sous les frimas la terre est expirante,
Leurs fertiles rameaux de leurs fruits sont couverts,
Et leurs riches parfums étonnent les hivers.
(Prov. ch. 11. v. 2, 4 et suiv.)

Cette comparaison est un de ces traits charmants, si fréquents et toujours si heureusement appliqués dans la Bible, et qui n’y sont jamais des ornements prodigués par l’esprit, mais une effusion nouvelle des sentiments de l’âme. Tout est chaleur et mouvement dans ces écrivains, parce que tout y est vérité et sentiment. Quelle véhémence dans cette dernière apostrophe aux riches, qui, stupidement éblouis pour la plupart de l’éclat qui les environne, ne savent pas que le premier charme du bienfait est de perdre jusqu’à l’apparence d’un don !

Ô riches de la terre ! eh ! pourquoi l’indigence
Voit-elle avec horreur votre altière opulence ?
De vos propres faveurs, cruels, vous abusez ;
Vous secourez le pauvre et le tyrannisez.
De son dur bienfaiteur l’aspect le décourage.
Malheur à tout mortel que votre main soulage :
Que vos plus doux regards sont encore rebutants,
Et que vous vendez cher vos bienfaits insultants !
(Prov. ch. 23. v. 7).

Mais ce même écrivain qui sait déployer à propos cette chaleur éloquente, sait tempérer aussi, par les images les plus douces et le coloris le plus gracieux, l’austérité de ces conseils, ou la monotonie naturellement inséparable d’une longue suite de préceptes. C’est un art absolument étranger aux sophistes, qui sont ou froidement sentencieux, ou ridiculement emphatiques. Mais ici l’âme du sage se répand, se fond insensiblement dans ses discours, et leur prête toute la variété des sentiments qu’il éprouve. S’agit-il de rappeler l’homme à l’étude de la nature, à l’admiration de ses bienfaits et à la culture de ses trésors ? le sophiste déclamera longuement des lieux communs, rebattus cent fois, sur le sort de l’habitant des campagnes, sur les charmes de la nature : il analysera les sensations qu’elle donne, et prodiguera les définitions, les descriptions, etc. ; ce qui est beaucoup plus facile, que de faire passer dans les autres le sentiment profond de la reconnaissance que le spectacle de la nature inspire pour son auteur. Le sage trouve tout cela dans son âme, et il est difficile au lecteur de ne pas ouvrir la sienne à ses discours :

Heureux qui de ses mains cultive les sillons
Où son champêtre aïeul planta ses pavillons,
Qui demande à la terre un tribut légitime,
Pour nourrir les mortels, l’épuise et la ranime,
Et par l’utile effort d’un soin toujours nouveau,
En devient l’économe et non pas le fardeau.
(Prov. ch. 28. v. 9).

Voilà ce qui se trouve partout, ce qu’Horace, Virgile et beaucoup d’autres ont dit en vers magnifiques. Mais qu’on relise avec attention ces belles descriptions qui nous enchantent, où trouvera-t-on le rapport moral et religieux qui fait un tout si sublime du grand système de la nature, parce qu’il en attache toutes les parties d’un seul et même principe, la présence et l’action d’un Dieu, que cet heureux cultivateur retrouve et adore partout :

Tantôt dans ses guérets, tantôt dans son bercail,
Il rend hommage au ciel des fruits de son travail.
(Ibid.)

C’est là précisément ce qui manque aux descriptions dont nous venons de parler, et ce qui donne un si grand avantage à la simplicité touchante du philosophe chrétien, sur toute la pompe poétique de l’écrivain profane. Le philosophe Horace fait aussi un éloge pompeux de la vie champêtre et de ses douceurs ; mais savez-vous pourquoi il soupire si ardemment après cette délicieuse retraite ? c’est pour s’y bercer voluptueusement d’idées agréables, pour s’y abandonner sans obstacle à sa chère paresse :

Ergo ubi me in montes et in arcem ex orbe removi,
Nec mala me ambitio perdit, nec plumbeus Auster,
Autumnusque gravis, Libitinæ questns acerbæ,
Quid priùs illustrem satyris, musâque pedestri ?
(Horat. Lib. 2, sat. 6).
Loin des ambitieux, de Rome et du fracas,
À l’abri de ces vents qui portent le trépas,
Retiré dans mon fort, qu’ai-je de mieux à faire
Que d’égayer un peu ma muse familière ?
(P. Daru).

C’est pour fuir le bruit et le tracas des affaires ; et (ce qui caractérise surtout l’égoïsme le mieux prononcé), pour se dérober philosophiquement à la fatigue de faire quelque chose pour ses semblables.

… Romæ sponsorem me rapis. Eia !
Ne prior officio quisqnam respondeat, urge :
Sive Aquilo radit terras, seu bruma nivalem
Interiore diem gyro trahit, ire necesse est.
Post modò, quid mî obsit, clarè certumque locuto,
Luctandum in turbâ ; facienda injuria tardis.
Quid vis, insane, et quas res agis ? Improbus urget
Iratis precibus. Tu pulses omne quod obstat,
Ad Mæcenatem memori si mente recurras.
(Ibid.)
À Rome, il faut courir devant les magistrats,
Pour répondre de tel que je ne connais pas.
Vite, courons, de peur que l’on ne nous prévienne.
Il n’est grêle, ni vent, ni froidure qui tienne,
Et puis sitôt que j’ai prononcé sans retour
Ce grand mot, dont je dois me repentir un jour,
Il faut fendre la presse et s’entendre maudire.
« Voyez ce fou : quelle est l’affaire qui l’attire ?
» Il renverse les gens ; pourquoi ? pour arriver
» Chez son ami Mécène, à l’heure du lever ».
(P. Daru).

On conçoit que tout cela est beaucoup trop pénible, et qu’il vaut infiniment mieux s’éloigner des hommes, et se condamner à la nullité la plus absolue. De là, cette exclamation qui porte bien tous les caractères de la vérité du sentiment, parce qu’elle est le vœu bien sincère du poète à qui elle échappe :

O rus ! quando ego te aspiciam, quandoque licebit,
Nunc veterum libris, nunc sommo et inertibus horis
Ducere sollicitas jucunda oblivia vitæ !
(Ibid.)

Il y a là un charme d’abandon et de sensibilité, bien heureusement rendu par M. Delille, dans les vers suivants :

Ô champs ! ô mes amis ! quand vous verrai-je encore ?
Quand pourrai-je, tantôt goûtant un doux sommeil,
Et des bons vieux auteurs amusant mon réveil,
Tantôt ornant sans art mes rustiques demeures,
Tantôt laissant couler mes indolentes heures,
Boire l’heureux oubli des soins tumultueux,
Ignorer les humains, et vivre ignoré d’eux !
(L’Homme des Champs, ch. 4)184.

Rien de plus doux que ce style, rien de plus séduisant que cette perspective. Mais ce sommeil, ces heures paresseuses, cet oubli si complet de la nature entière sont-ils bien le rôle et le devoir de l’homme sur la terre ? et que deviendrait la société, si cette étrange philosophie était celle de tous ceux qui peuvent se rendre utiles à leurs semblables ? Où conduit-elle nécessairement ? le sage va nous l’apprendre :

Par le sommeil du cœur les yeux appesantis
N’ont pour les biens réels, pour le bonheur solide,
Qu’une vue incertaine et qu’un regard stupide.
(Prov. ch. 6. v. 9).

Et cela est rigoureusement vrai. Conclusion : rien de plus admirable, dans la spéculation, que la morale des anciens : rien de plus stérile dans la pratique ; et il fallait bien qu’il en fut ainsi, puisqu’elle se réduit à cet axiome qui met le bonheur dans l’impassibilité absolue :

« Nil admirari propè res est una, Numici,
Solaque, quæ possit facere, et servare beatum ».
(Horat. Epist.lib. i, ep. 6).

Ainsi, pour être heureux, il faudra étouffer, d’après cela, la sensibilité, le zèle et le courage qui enfantent et utilisent presque toutes les vertus… ? C’est la doctrine et le bonheur du néant. Le philosophe de l’Écriture ne ressemble guère à celui-là, il en faut convenir. C’est celui

…………………………… Dont l’activité sage
Agrandit lentement un modique héritage,
Et qui surmonte enfin sa médiocrité,
À force d’industrie et de sobriété.
Il garde sans remords ce qu’il gagna sans crime.
Sa fortune est durable autant que légitime,
Elle passe aux neveux du fortuné vieillard ;
Tandis que les enfants du crime et du hasard,
Ces hommes sans pitié que les pleurs endurcissent,
Et que les maux publics en un jour enrichissent,
Dépouillés tout à coup d’un éclat passager,
Ne sortent du néant que pour s’y replonger.

Une comparaison d’autant plus sublime, qu’elle rend plus sensible et plus vraie l’application des vers précéder, termine ce beau morceau :

Semblables aux torrents dont la fange et les ondes
Ravageaient avec bruit les campagnes fécondes,
Et qui, formés soudain, mais plus vite écoulés,
Se perdent dans les champs qu’ils avaient désolés.
(Prov. ch. 13. v. 11, ch. 28. v. 22).