Villemain
Né en 1790.
[Notice]
Secrétaire perpétuel de l’Académie depuis 1832, M. Villemain exerce sur les lettres françaises une sorte de magistrature. Son intelligence est aussi étendue que son érudition est universelle et sa mémoire merveilleuse. Maître et initiateur d’une génération qui a conservé le souvenir ému de son enseignement, il a renouvelé la critique par l’histoire, la biographie, les détails de mœurs, et les aperçus féconds d’un esprit ingénieux dans les petites choses ou éloquent dans les grandes. Il a le premier analysé les influences produites par le milieu social sur les écrivains, et par les écrivains sur la société qui les vit naître. Il anime et vivifie tous les sujets qu’il touche ; il en cueille la fleur, et ne laisse plus guère à ses successeurs que la ressource de glaner après lui. Il excelle à tracer des tableaux littéraires où l’on admire un savoir attrayant, des vues élevées, des idées libérales, de l’indépendance, de la modération, des anecdotes racontées finement, des rencontres imprévues qui piquent la curiosité, l’art d’aiguiser en ironie la fin d’un compliment, un goût délicat et sûr, un coloris poli et nuancé, un bon sens rapide et revêtu de grâce.
C’est d’instinct qu’il juge l’éloquence. En le lisant, on croit l’écouter. Sa parole écrite semble née sans effort sur les lèvres du causeur ou de l’orateur. Élégante, pure, ornée, facile, variée de mille inflexions où l’on surprend toutes sortes de malices discrètes, elle a le mouvement animé, le courant rapide d’un discours. Habile à varier les formes de l’admiration, comme à insinuer le blâme, il expose et comprend plus qu’il ne conclut, et c’est à l’état d’épigrammes qu’il faut saisir parfois ses arrêts1.
La critique
Lorsque la critique est devenue nécessairement un genre de littérature ; souvent ceux qui l’exerçaient n’ont pas respecté dans les autres un titre qu’il portaient eux-mêmes. Ils semblaient oublier que la justice et la vérité sont la loi commune de tout écrivain, et que celui qui parle sur les livres des autres, au lieu d’en faire lui-même, n’est pas un ennemi naturel des gens de lettres, mais un homme de lettres moins entreprenant ou plus modeste1. Cette injuste amertume, cette inimitié sans motif est la cause des plus grands abus de la censure littéraire2. Que le critique commence par aimer les beaux arts d’un amour sincère ; que son âme en ressente les nobles impressions ; qu’il entre dans l’empire des lettres, non pas comme un proscrit qui veut venger sa honte, mais comme un rival légitime qui mesure sur son talent l’objet de son ambition, et qui veut obtenir une gloire, en jugeant bien celle des autres. Alors il sera juste, et sa justice accroîtra ses lumières. Il sera le vengeur et le panégyriste des écrivains distingués. Il sentira vivement leurs fautes ; il en souffrira. Mais, tandis qu’il les blâme avec une austère franchise, son estime éclate dans ses reproches, toujours adoucis par ce respect que le talent inspire à tous ceux qui sont dignes d’en avoir. Il se croira chargé des intérêts de tout bon ouvrage qui paraît sous la recommandation d’un nom déjà célèbre1 ; à travers les fautes, il suivra curieusement la trace du talent ; et, lorsque le talent n’est encore qu’à demi-développé, il louera l’espérance. Quelquefois l’enthousiasme même des lettres peut lui inspirer une sorte d’impatience et de dépit à la lecture d’un ennuyeux et ridicule ouvrage ; mais l’habitude corrigera bientôt l’amertume de son zèle ; il s’apercevra qu’il est inutile d’épuiser tous les traits du sarcasme et de l’insulte contre un pauvre auteur, dont les exemples n’ont pas le droit d’être dangereux2.
Je sais qu’il est un goût acquis par l’étude, la lecture et la comparaison ; et je ne prétends pas en nier l’empire ni le mérite. C’est ce jugement pur et fin, composé de connaissances et de réflexions, que possèdera d’abord la critique ; il a pour fondement l’étude des anciens, qui sont les maîtres éternels de l’art d’écrire, non pas comme anciens, mais comme grands hommes. Cette étude doit être soutenue et tempérée par la méditation attentive de nos écrivains, et par l’examen des ressemblances de génie, et des différences de situation, de mœurs, de lumières, qui les rapprochent ou les éloignent de l’antiquité. Voilà le goût classique ; qu’il soit sage sans être timide, exact sans être borné3 ; qu’il passe à travers les écoles moins pures de quelques nations étrangères, pour se familiariser avec de nouvelles idées4, se fortifier dans ses opinions, ou se guérir de ses scrupules1 ; qu’il essaye, pour ainsi dire, les principes▶ sur une grande variété d’objets ; il en connaîtra mieux la justesse, et, corrigé d’une sorte de pusillanimité sauvage, il ne s’effarouchera pas de ce qui paraît nouveau, étrange, inusité ; il en approchera, et saura quelquefois l’admirer2. Qui connaît la mesure et la borne des hardiesses du talent ? Il est des innovations malheureuses, qui ne sont que le désespoir de l’impuissance ; il en est qui, dans leur singularité même, portent un caractère de grandeur. Le goût n’exige pas une foi intolérante3. Vous éprouverez qu’il adopte de lui-même, dans les combinaisons les plus nouvelles, tout ce qui est fort et vrai, et ne rejette que le faux, qui presque toujours est la ressource et le déguisement de la faiblesse. Quelques productions irrégulières et informes ont enlevé les suffrages ; elles ne plaisent point par la violation des ◀principes, mais en dépit de cette violation ; et c’est, au contraire, le triomphe de la nature et du goût, que quelques beautés conformes à cet invariable modèle, répandues dans un ouvrage bizarrement mélangé, suffisent à son succès, et soient plus fortes que l’alliage qui les altère. Le critique éclairé fera cette distinction ; il s’empressera d’accorder au talent qui s’égare des louanges instructives4. Pourquoi montrerait-il une injuste rigueur ?
C’est au mauvais goût qu’il appartient d’être partial et passionné : le bon goût n’est pas une opinion, une secte ; c’est le raffinement de la raison cultivée, la perfection du sens naturel1. Le bon goût sentira vivement les beautés naïves et sublimes dont Shakespeare étincelle ; il n’est pas exclusif. Il est comme la vraie grandeur, qui, sûre d’elle-même, s’abandonne sans se compromettre.
Je sais que cette pureté, et en même temps cette indépendance de goût supposent une supériorité de connaissances et de lumières qui ne peut exister sans un talent distingué ; mais je crois aussi que la perfection du goût, dans l’absence du talent2, serait une contradiction et une chimère. Donc les arts sont jugés par de prétendus connaisseurs qui ne peuvent les pratiquer. Il en est ainsi souvent de l’art d’écrire ; et nulle part l’abus n’est plus ridicule et plus nuisible. Pour être un excellent critique, il faudrait pouvoir être bon auteur. Dans un esprit faible et impuissant, le bon goût se rappetisse, se rétrécit, devient craintif et superstitieux, et se proportionne à la mesure de l’homme médiocre qui s’en sert aussi timidement pour juger que pour écrire1. Le talent2 seul peut agrandir l’horizon du goût, lui faire prévoir confusément de nouveaux points de vue, et le disposer d’avance à juger des beautés qui n’existent pas encore. Comme le sentiment de nos propres forces influe toujours sur nos opinions, le critique sans chaleur et sans imagination sentira faiblement des qualités qui lui sont trop étrangères. N’ayant que du goût, il n’en aura pas assez. C’est ainsi qu’en général les écrivains sages et froids, qui, dans leur marche compassée, affectent le goût, en manquent souvent ; ils évitent les écarts et les fautes ; mais, incapables d’un vrai sublime ou d’une noble simplicité, ils ont recours à des agréments froids et recherchés, qui ne valent pas mieux que des fautes, et sont plus contagieux, parce qu’ils sont moins choquants.
Le siècle de Louis XIV
Au dix-septième siècle, le génie de la France était mûr pour enfanter de grandes choses ; et toutes les forces du courage, de l’intelligence et du talent, semblaient, par un mystérieux accord, éclater à la fois. Mais cette activité féconde de la nature fut réglée, pour ainsi dire, par la fortune et les regards d’un seul homme. L’ordre et la majesté se montrèrent en même temps que la vigueur et la richesse ; et le souverain parut avoir créé toutes les grandeurs qu’il mettait à leur place4.
Qu’elles sont brillantes, en effet, les vingt premières années du gouvernement de Louis XIV ! Un roi plein d’ardeur et d’espérance saisit lui-même ce sceptre qui, depuis Henri le Grand, n’avait été soutenu que par des favoris et des ministres. Son âme, que l’on croyait subjuguée par la mollesse et les plaisirs, se déploie, s’affermit et s’éclaire, à mesure qu’il a besoin de régner. Il se montre vaillant, laborieux, ami de la justice et de la gloire, et lorsque l’ambition l’entraîne à la guerre, ses armes heureuses et rapides paraissent justes à la France éblouie. La pompe des fêtes se mêle aux travaux de la guerre, les jeux du carrousel aux assauts de Valenciennes et de Lille. Cette altière noblesse, qui fournissait des chefs aux factions, et que Richelieu ne savait dompter que par les échafauds, est séduite par les paroles de Louis, et récompensée par les périls qu’il lui accorde à ses côtés. La Flandre est conquise ; l’Océan et la Méditerranée sont réunis ; de vastes ports sont creusés : une enceinte de forteresses environne la France ; les colonnades du Louvre s’élèvent ; les jardins de Versailles se dessinent ; l’industrie des Pays-Bas et de la Hollande se voit surpassée par les ateliers de la France ; une émulation de travail, d’éclat, de grandeur, est partout répandue ; un langage sublime et nouveau célèbre toutes ces merveilles, et les agrandit pour l’avenir. Les Épitres de Boileau sont datées des conquêtes de Louis XIV ; Racine porte sur la scène les faiblesses et l’élégance de la cour ; Molière doit à la puissance du trône la liberté de son génie ; La Fontaine lui-même s’aperçoit1 des grandes actions du jeune roi, et devient flatteur pour le louer.
Mais un ordre social, où tout semblait animé par un homme et fait pour sa gloire, pouvait-il assez inspirer l’éloquence, cette altière élève des révolutions et de la liberté ? C’est là que nous apparaît le trait distinctif du siècle de Louis XIV, l’esprit religieux, non ce faux zèle, cette pieuse imposture, dont Molière vengeait la société, mais un esprit grave et sincère, nourri par la méditation et l’étude, illustré souvent par de touchants sacrifices, puissant même au milieu des faiblesses et des vices, et porté dans quelques âmes jusqu’à la vertu la plus sublime. La magistrature avait perdu la grande autorité qu’elle eut dans le seizième siècle : réduite au soin de la justice, elle n’opposait plus de résistance ni même de plainte ; elle était encore un exemple de probité antique ; elle n’était plus la sauvegarde des libertés que ses pères avaient défendues ; Lamoignon avait le profond savoir et la vertu, mais non le patriotisme de l’Hôpital et d’un Molé. C’était donc à la religion qu’il appartenait de faire entendre son langage ; et elle devenait le plus magnifique ornement de ce règne, dont elle était la seule barrière. Toutes les grandeurs du siècle se pressaient humblement autour d’elle. Respectée dans les cœurs, avant même d’être victorieuse par la parole, elle avait ses racines dans les mœurs publiques. Louis XIV, la première fois qu’il entendit Bossuet, jeune encore, fit écrire au père de l’éloquent apôtre, pour le féliciter d’avoir un tel fils ; il avait compris que l’orateur de son siècle1 était né. Cette voix devint la consécration la plus imposante de toutes les grandes solennités de la mort ; elle s’anima dans ses superbes mépris pour le monde, par le spectacle même d’une cour éclatante et voluptueuse. Dans les palais de Versailles, au milieu des fêtes triomphales de Louis XIV, ces accents de la muse hébraïque, ces graves enseignements de la religion retentissaient avec plus de terreur ; et lorsqu’une reine malheureuse, une princesse parée de jeunesse et de beauté, un héros longtemps vainqueur, un ministre vieilli dans l’égoïsme du pouvoir2, avaient cessé de vivre, ce mélange de splendeur et de néant, cette magnificence si triste, cette pompe si vaine consternaient les âmes avant même que l’orateur eût parlé.
Mais si le règne de Louis XIV favorisait particulièrement ce genre d’éloquence, son goût juste et noble3, son amour naturel du grand et du beau, ne devaient pas exercer moins d’influence sur toutes les formes que prit alors le génie littéraire. Ce génie devint grave, élégant et poli. Tout, dans les inventions de l’art, fut modelé sur les exemples de point d’honneur chevaleresque, de dignité sévère, de bienséance pompeuse, qui brillaient autour du souverain ; et dans les sujets empruntés à l’histoire, la vérité des peintures souffrit souvent de cette préoccupation involontaire de l’écrivain et du poëte. Racine, élève des Grecs, réfléchit dans l’éclat de ses vers l’élégance de son siècle, encore plus que la simplicité du théâtre d’Athènes. Fénelon se souvint des triomphes du jeune roi, en retraçant la gloire et les fautes de Sésostris. Aussi rien ne fut plus original, plus sincère, que cette littérature imitée et quelquefois transcrite de l’antiquité. La liberté du pinceau se trouva jusque dans les copies qui semblaient le plus fidèles ; et La Fontaine fut le plus original des poëtes en croyant imiter Phèdre.
C’est le second caractère qui nous frappe dans le dix-septième siècle ; l’imitation y fut indépendante et créatrice. Les grands écrivains du siècle de Louis XIV avaient reçu du siècle précédent l’exemple d’étudier l’antiquité ; mais l’enthousiasme du goût remplaça pour eux l’idolâtrie de l’érudition. Élevés au milieu d’une civilisation qui s’épurait et s’ennoblissait chaque jour, ils ne se réfugiaient plus tout entiers dans les souvenirs et dans l’idiome des Romains, comme avaient fait autrefois quelques hommes supérieurs lassés de la barbarie de leurs contemporains : ils étaient, au contraire, tous modernes par la pensée, tous animés des opinions1, des idées de leur temps ; seulement leur imagination s’était enrichie des couleurs d’une autre époque, d’une civilisation, d’un culte, d’une vie différente des temps modernes. Ils rapportaient de ce commerce avec les Hébreux, les Grecs, les Romains, quelque chose d’étrange, une grâce libre et fière qui se mêlait à l’originalité native de l’esprit français. Les diverses couleurs des différents âges de l’antiquité dominaient en eux, suivant l’inclination particulière du génie de chacun. Racine et Fénelon respiraient l’élégante pureté, la douce mélodie des plus beaux temps d’Athènes ; ils choisissaient même parmi les Grecs ; ils avaient le goût et l’âme de Virgile. Bossuet, d’un génie plus vaste et plus hardi, confondait la mâle simplicité d’Homère, la sublime ardeur des prophètes hébreux, et l’imagination véhémente de ces orateurs chrétiens du quatrième siècle, dont la voix avait retenti au milieu de la chute des empires et dans le tumulte des sociétés mourantes. Massillon était inspiré par l’élégance et la majesté de la diction romaine dans le siècle d’Auguste. Fléchier imitait l’art savant des rhéteurs antiques. La Bruyère empruntait quelque chose à l’esprit de Sénèque. Madame de Sévigné étudiait Tacite ; et cette main délicate et légère, qui savait décrire avec des expressions si vives et si durables les scandales passagers de la cour, saisissait les crayons de l’éloquence et de l’histoire pour honorer la vertu de Turenne. Quelquefois une idée perdue dans l’antiquité devenait le fondement d’un monument immortel. Bossuet avait entrevu dans saint Augustin et dans Paul Orose1 le plan, la suite, la vaste ordonnance de son Histoire universelle ; et maître d’une grande idée indiquée par un siècle barbare, il la déployait à tous les yeux avec la majesté d’un éloquence pure et sublime. Mêlant ainsi les lueurs hardies d’une civilisation irrégulière et la pompe d’une société polie, il était à la fois Démosthène, Chrysostome, Tertullien, ou plutôt il était lui-même ; et des sources fécondes où puisait son génie, rassemblant les eaux du ciel et les torrents de la montagne, il faisait jaillir un fleuve qui ne portait que son nom.
Vive expression des temps modernes, et reproduction originale de l’antiquité dans ses âges divers, voilà donc les deux caractères distinctifs et dominants que nous présente le génie du dix-septième siècle.
Fragment d’un discours académique 2
Votre discours a réussi comme une de vos comédies, et vous venez de retrouver ici les applaudissements qui suivent votre nom sur tous les théâtres de la France et de l’Europe. L’Académie l’avait prévu : elle était sûre, en vous nommant, d’être juste et populaire. Dans tout genre de littérature, toute célébrité durable est un grand titre académique ; et il n’est donné à personne d’amuser impunément le public pendant vingt ans de suite.
Vainement, Monsieur, par une tradition de modestie, vous opposeriez à ce long succès la forme un peu frivole de vos ouvrages. En général, ce qui compte le plus dans les productions du goût, ce n’est pas le sujet ou le cadre, mais le talent. Il y a telle chanson qui vaut mieux qu’un poëme épique.
L’académicien célèbre que vous remplacez aujourd’hui, et que vous avez si bien caractérisé, après avoir entrepris avec ardeur, et souvent avec force, la grande œuvre de la tragédie, a marqué surtout sa verve originale par des épigrammes qu’il appelait des fables. Ce n’est pas lui, homme d’esprit autant que de talent, qui méconnaîtrait tout ce qu’il y a de création littéraire dans le genre de comédie dont vous renouvelez sans cesse les intentions ou la forme. Il ne vous reprocherait pas même vos divers et ingénieux collaborateurs à beaucoup de jolis ouvrages que vous n’avez pas faits seul, mais qui n’auraient pas été faits sans vous. M. Arnault savait que le goût qui perfectionne et qui choisit est un côté de l’invention, et qu’une idée appartient pour moitié à celui qui la fait valoir tout son prix.
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Vous avez senti et dignement loué le mérite de votre prédécesseur, vous, Monsieur, dont la carrière, toujours heureuse et facile, a été si différente de la sienne. Vous savez ce qu’on doit de respect aux muses sévères, aux pénibles études, aux succès laborieux et contestés. Vous le savez par ouï-dire1 ; pour vous, les lettres ne furent dès la jeunesse qu’amusement, célébrité, fortune. C’est une destinée bien rare, de dangereux exemple peut-être, mais que votre talent justifie, et que votre caractère fait aimer en vous.
Ne craignez pas, Monsieur, que je veuille vous louer longuement de cette destinée1 ; mais permettez-moi d’en chercher la cause dans une question plus générale que vous vous êtes proposée tout à l’heure, et que vous avez décidée avec plus d’esprit et de succès que de vérité. Le secret de votre longue prospérité théâtrale, c’est, je crois, d’avoir heureusement saisi l’esprit de notre siècle, et fait le genre de comédie dont il s’accommode le mieux et qui lui ressemble le plus, une comédie vive, dégagée, pressée, non pas un grand tableau d’art, qu’on aurait peu le loisir d’étudier, mais une suite de portraits expressifs qui amusent, qui passent, et dont pourtant on se souvient. Loin donc de partager l’opinion que vous venez de soutenir, loin de croire, comme vous, que le théâtre est par état en opposition avec les mœurs, qu’il est le contre-pied de la société, et que, pour plaire au public, il ne doit pas du tout lui ressembler, je m’en tiens, je l’avoue, à l’ancienne opinion, et je chargerai vos comédies de réfuter en partie votre discours.
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Les succès faciles et prompts vous séduisaient avant tout. Au lieu de concentrer la force comique sur quelque sujet d’intrigue et de mœurs longtemps médité, vous avez éparpillé la comédie dans une foule de brillantes esquisses, et reproduit l’ingénieuse fécondité de ces poëtes espagnols, dont les ouvrages et les succès se comptaient par centaines.
Au milieu d’une société placée tout entière sur le même niveau, mais mobile et agitée, vous avez mis en scène les opinions, les fantaisies, les modes, à mesure qu’elles posaient devant vous. Quand la vérité du jour ou du moment devenait difficile à aborder en face, vous l’avez quelquefois adroitement tournée, et vous avez dû prendre les nuances au lieu de grands traits, sachant faire applaudir même ce que vous ne disiez pas. Quelques-unes des petites pièces de Molière ne sont guère moins goûtées des connaisseurs que ses chefs-d’œuvre. Vous avez su être original en les imitant ; et quelquefois le souvenir ou la contre-partie d’une idée de ce grand poëte vous a fourni toute une pièce nouvelle.
Mais c’est dans notre temps surtout, dans l’horizon de Paris, sa vie d’affaires et de plaisirs, sa banque, son commerce, sa littérature, c’est autour de vous, c’est aujourd’hui, c’est hier que vous avez saisi vos modèles et reçu vos inspirations. Votre théâtre s’est rapproché de ces proverbes de salon, où la société se peint d’autant mieux qu’elle les fait elle-même, et qu’elle y met son langage. Mais en écrivant ainsi sous la dictée du public, et lui rendant ce qu’il vous donnait, que de vues heureuses et fines, que d’intentions comiques, quel vif et piquant dialogue marquaient votre part dans ce travail commun ! C’est par là, Monsieur, que vos pièces, transplantées, ont amusé toute la France, et que, passant à l’étranger, traduites, mêlées, allongées, selon le goût des peuples, elles ont défrayé les théâtres du Nord et du Midi. Partout on a ri, partout on s’est attaché à vos ouvrages ; ce qui prouve que le costume et l’à-propos ne sont pas tout dans ces pièces si parisiennes, et qu’elles ont un grand fonds d’esprit vrai et de gaieté cosmopolite.
Je me souviens qu’un critique célèbre d’Allemagne, un peu sévère pour nos poëtes classiques, et conduit au paradoxe peut-être, à force de savoir et d’esprit, préférait, en propres termes, le Solliciteur au Misanthrope. Vous n’êtes pas de cet avis, Monsieur, j’en suis sûr. Mais l’illusion même que votre piquant théâtre a pu faire à de tels juges est encore un éloge ; et cette illusion serait impossible, s’il n’y avait pas quelque chose de bien spirituel et de bien vivace dans ces scènes légères que l’on joue, et que même on commente chez l’étranger.
Sans vous louer autant, je puis remarquer l’art ingénieux et délicat de vos principaux ouvrages, le mouvement toujours vif et libre du drame, la vérité des impressions, lors même que le langage est parfois trop paré ou trop éphémère, l’habileté de l’auteur à suivre et à retourner en tous sens une donnée dramatique, la manière heureuse dont le dialogue a tour à tour de la grâce, de la simplicité, de l’émotion, et de l’esprit toujours1.